Lettres et polémiques dans les périodiques du premier XVIIIe siècle : la querelle d’Inès de Castro
p. 519-533
Texte intégral
1L’évocation de la lettre fait surgir des représentations qui sont liées à la longue tradition de l’épistolaire, en particulier celle de l’échange manuscrit d’ordre privé. Pourtant, la lettre est indissociable du périodique du premier xviiie siècle, imprimé qui recherche le plus souvent un lectorat aussi vaste que possible. De fait, la caractéristique première, sinon la seule constante, des périodiques d’Ancien Régime est une publication échelonnée. C’est donc tout naturellement que la lettre et la polémique leur sont associées : la première puisque les journaux font appel aux lecteurs ou à des réseaux de correspondants pour leur envoyer participations, avis ou nouvelles ; la seconde car sa nature essentiellement dynamique leur permet de créer des séries de livraisons qui répondent au besoin paradoxal qu’a le journal d’offrir à ses lecteurs une unité en même temps qu’un perpétuel renouvellement. Il s’agira ici de comprendre, grâce à l’exemple de la querelle initiée par la tragédie d’Antoine Houdar de La Motte intitulée Inès de Castro, quelles purent être les fonctions de l’écriture épistolaire dans les polémiques du premier xviiie siècle.
2Inès de Castro fut représentée pour la première fois à la Comédie française le 6 avril 1723. La Motte est alors déjà bien connu du public ; auteur de deux autres tragédies (Les Maccabées en 1721 et Romulus en 1722), il a été élu à l’Académie Française en 1710 et s’est illustré en devenant le chef de file des Modernes dans la Querelle d’Homère, qui l’a opposé à Mme Dacier. L’intrigue d’Inès s’inspire de l’histoire de Don Pedre, prince du Portugal ; la pièce remporta un vif succès, elle fut largement applaudie et les contemporains assurent qu’on y pleurait beaucoup. Inès est secrètement mariée au prince don Pedre, ce qui a empêché ce dernier d’accepter l’union voulue par son père avec Constance de Castille. Désespérée par la décision du roi Alphonse de condamner son fils à mort pour s’être rebellé (il s’agissait pour le prince de sauver la vie d’Inès et de leurs enfants), elle se présente au roi, lui avoue son mariage et fait paraître devant lui ses petits-enfants, ce qui l’attendrit et le pousse à accorder son pardon. Inès meurt alors empoisonnée : ainsi se termine la pièce. Les critiques des opposants de La Motte portent sur la conduite de l’intrigue, qui selon eux repose sur plusieurs invraisemblances et contradictions internes, sur les caractères des personnages, là encore invraisemblables, et sur leur emploi, beaucoup n’étant pas jugés indispensables. Le dénouement est considéré comme inachevé. Enfin, la versification fait l’objet de nombreux commentaires, souvent acerbes.
3Cette querelle a été la cause de la parution d’articles de journaux comme de brochures éditées de manière autonome, ce qui permet d’étudier la manière dont se répondent dans le champ littéraire des critiques qui adoptent des modes de publication, et donc des supports, opposés par les types de lecture et de circulation qu’ils induisent, mais qui présentent des contenus, des stratégies stylistiques et argumentatives proches, et qui visent un lectorat relativement similaire. Deuxièmement, le succès de la tragédie sur la scène oblige ses détracteurs, qu’on peut certes parfois soupçonner d’écrire en raison même de ce succès et de la place privilégiée qu’occupe La Motte dans les institutions de la République des Lettres, à prendre position contre l’avis des spectateurs, qui forment une partie de leur lectorat, rendant complexe la figure du public auquel ils s’adressent.
4Nous avons relevé dans les journaux un total de vingt articles, dont douze sont parus en 1723, six en 1724 et deux en 1731, longtemps après l’extinction de la querelle ; à quoi il faudrait ajouter les nouvelles littéraires, au nombre de neuf, qui sont de simples annonces de parution des pièces. Sur ces vingt articles, douze empruntent la forme de la lettre. Les brochures indépendantes sont au nombre de dix-huit, huit en 1723 et dix en 1724, dont six seulement choisissent des modalités épistolaires – encore ne s’agit-il dans un cas que d’une épître dédicatoire, certes fictive. Dès lors, la lettre apparaît comme un choix formel efficace dans le contexte polémique, mais qu’il faut plus particulièrement mettre en relation avec le genre périodique.
5Dès le mois d’avril, Le Mercure1 publie un « extrait » d’Inès, c’est-à-dire un compte rendu, attendu dans la mesure où les spectacles font assez largement partie des intérêts traditionnels du journal. Comme il est de coutume, il le fait précéder d’un bref éloge qui dit que le public était pressé de découvrir la pièce et ne fut pas déçu, l’extrait lui-même consistant en un résumé acte par acte dont le but est de donner un abrégé transparent de l’œuvre. Il faut attendre trois mois pour que la querelle débute véritablement. En juillet paraissent deux critiques qui vont poser les grandes lignes de la polémique : la première est une brochure critique intitulée Sentimens d’un Spectateur François2, qui imite un des genres journalistiques alors en vogue, les Spectateurs étant des journaux moralistes qui paraissent sous forme de feuilles. La seconde est une parodie jouée aux Italiens, intitulée Agnès de Chaillot, qui conserve l’histoire d’Inès, mais l’adapte au genre de la farce ; elle semble avoir eu autant de succès que son modèle. La parodie prend place à double titre dans la polémique, parce que La Motte semble l’avoir crainte et avoir cherché à la faire interdire, et surtout parce qu’elle repose sur les mêmes critiques de la pièce que les textes sérieux. Le Mercure publie dans une même livraison les comptes rendus de ces deux pièces, sans les déléguer à un lecteur qui les ferait insérer, ce qui contribue à créer entre elles un lien supplémentaire. À partir de ce moment, on n’assiste plus à une succession de pièces critiques autonomes, mais à une réaction en chaîne dans laquelle on peut distinguer plusieurs épisodes : la première vague porte sur la pièce représentée et dure jusqu’à sa parution, en août. La seconde porte sur la pièce éditée et se poursuit jusqu’à la fin de l’année 1723. En février 1724, une nouvelle série de représentations la relance brièvement, avant la reprise ponctuelle de 1731.
6Le développement en arborescence de la querelle commence avec les Sentimens, qui provoquent à leur tour la parution de deux autres brochures, les Reflexions faites par Mr. de *** sur les sentimens d’un Spectateur François et la Réponse à Mr. *** sur les Sentimens du Spectateur François3, et d’un article, ce qui illustre de manière évidente l’étroite corrélation qui unit les deux formes de publication, en dehors même des comptes rendus des journaux. L’article consiste en la réponse de Marivaux, alors représentant en France du genre spectatorial, et qui dans sa vingtième feuille défend à la fois son privilège et son ami La Motte. Comme l’auteur de la Réponse, et selon des modalités proches, Marivaux fait le choix de la forme épistolaire pour critiquer Inès. Il avait déjà fait l’éloge de la tragédie Romulus dans sa troisième livraison ; peut-être échaudé par les reproches qui lui avaient alors été faits de déroger aux règles du genre spectatorial en écrivant une critique excessivement laudative4, il ne choisit pas de discuter lui-même de la pièce : il récuse la brochure en disant qu’il ne veut pas se voir attribuer les défauts ou les mérites d’un autre et délègue sa critique à une lettre que lui aurait envoyée un ami pour satisfaire sa demande, car il se trouve à la campagne. L’auteur n’utilise donc pas ici la fiction de la lettre du lecteur de périodique, mais celle de l’exil à la campagne, qui dote sa critique d’un statut ambivalent en n’en faisant pas la publication d’un amateur éclairé, mais celle d’une correspondance privée, qui vient alors permettre l’énoncé d’éloges sans nuances, et sans construction. Le « je » et le « vous » de l’énonciation épistolaire donnent une force de conviction supplémentaire, quand bien même le destinataire supposé de la lettre laisse insensiblement place au spectateur qu’a sans doute été le lecteur réel, susceptible de partager l’enthousiasme du rédacteur, au moment même où il semble rejoindre les critiques :
[...] mais à propos de Constance, de cette princesse rejetée du prince qu’elle aime, et qui ne sert, pour ainsi dire, qu’à mettre le holà partout ; qui, de quelque côté qu’on la considère, fait un personnage comme disgracié, d’ailleurs assez uniforme, et qui ne semble pas lui devoir attirer grande attention, avez-vous rien de plus piquant qu’elle dans cette tragédie, perdez-vous un instant ses intérêts de vue ? Combien ne vous les recommande-t-elle pas, par le sacrifice qu’elle en fait elle-même, par la douleur qu’il lui en coûte en les négligeant, par la contrainte où elle tient cette douleur [...] ? Oui, je l’avoue, Constance m’a charmé, c’est un caractère absolument neuf, on oublie de l’admirer à force de l’aimer.5
7En réalité, le lecteur n’est pas seulement ici le spectateur qui a déjà fait l’expérience du pathétique et du sublime de la pièce, il est aussi le lecteur averti des critiques parues dans le cadre de la querelle, puisque, si celles-ci prennent des formes très variées, ce sont les mêmes arguments qui reviennent sans cesse, l’une des principales attaques étant l’inutilité et l’inconsistance de la majorité des personnages de la pièce, au premier rang desquels l’Infante Constance. La lettre apparaît donc comme un moyen argumentatif commode, par la liberté qu’elle confère dans la composition comme dans le ton, loin des formes canoniques de l’extrait ou de la dissertation. Critiquer la pièce par l’intermédiaire d’une lettre envoyée à un journal, c’est redoubler cet avantage par le choix d’un positionnement décalé, auquel cette liberté accorde une forme de vraisemblance : c’est montrer qu’on agit en lecteur (et en spectateur) et non en auteur, conformément à ce que permettent les journaux, en mettant à distance les caractéristiques de l’intervention auctoriale, afin de prouver qu’on n’écrit pas pour des raisons personnelles, en évitant ce qui pourrait ressembler à la satire odieuse comme au panégyrique intéressé. On en trouve un exemple dans l’introduction de la « Lettre critique écrite à un Provincial » publiée dans Le Mercure d’octobre 1723 :
MONSIEUR,
La tragedie d’Inès de Castro a fait naître ici depuis peu une petite guerre dans la Republique des Lettres. On a écrit en faveur de cette Piece, on a écrit contre ; mais comme M. de la Motte a depuis long-temps le privilege bizarre de ne rencontrer que les Critiques les plus ameres, ou les Adulateurs les plus outrez, sa Tragedie a été attaque et défendu [sic], avec un excès également condamnable.6
8L’expression « petite guerre » signale à la fois la violence dont les auteurs peuvent faire preuve et le caractère ridicule de semblables échanges. En se plaçant à égale distance des uns et des autres, avant d’entamer une revue critique des pièces parues, le scripteur ne s’exclut pas seulement du monde des auteurs, il se place en position de juge, d’arbitre, et donc cherche à incarner le « lecteur-public » dont le périodique a pour mission de faire entendre la voix. Écrire une brochure suppose de se constituer auteur, d’affirmer sa propre légitimité au discours critique, d’en maîtriser les codes. L’article qui adopte la forme épistolaire met en scène la réaction du public au nom de laquelle les uns comme les autres parlent de la pièce, tout en mettant à distance les caractéristiques de l’intervention auctoriale. En retour, ouvrir leurs pages aux interventions des lecteurs permet aux journaux de sortir de l’impartialité, de varier les formes et les tons, selon l’esthétique qui est la leur. On en trouve un exemple dans la Bibliothèque Françoise :
Vous m’avez demandé, Monsieur, une Dissertation sçavante, et je vous envoye quelques couplets : trouvez-vous le dédommagement suffisant ? pour moi, j’ai de la peine à croire qu’il ne vous agrée pas. Il paroît par les premiers Volumes de vôtre Journal, que vous n’avez pas résolu de garder toûjours vôtre gravité, et que vous y donnez place aux bagatelles ingenieuses, avec le même Plaisir que certains Pedans pourroient avoir à régaler le Public d’une piéce érudite, et aussi farcie d’injures que de Grec et de Latin.
[Le scripteur encourage la variété des tons et la conservation des pièces fugitives.]
Ce sort [la disparition] est d’autant plus à craindre pour les Chansons qu’Ignez de Castro a produites, que quoi que les paroles en soient fort jolies en elles-mêmes, on ne sauroit disconvenir qu’elles doivent une partie de leur succez à l’air sur lequel elles ont été composées. On ne chante que des mirlitons depuis près de trois mois, et on a crû que c’étoit assurer la réussite de la critique d’Ignez de Castro que de la mettre sur ce ton. L’Auteur n’y a pas été trompé, il la fit chanter à la fin d’une Piéce intitulée Parodie, et qui a attiré la foule chez les Italiens.7
9Les justifications semblent ici démultipliées. Le scripteur assure que sa décision d’envoyer une pièce au journal n’a été qu’une réponse à une sollicitation de l’auteur ; l’envoi de vers parodiques là où l’on attendait une dissertation est rendu légitime par l’esthétique du journal et par son rôle de conservation des pièces, commentés de manière positive. La chanson est ensuite vantée à deux titres, pour son mérite propre, et par la peur que La Motte aurait eue de l’impression d’Agnès de Chaillot, à la fin de laquelle les vers sont chantés, contribuant ainsi à son succès. Le scripteur promet à la fin de son article d’envoyer des passages de la comédie si elle s’imprime, donnant ainsi un prolongement aux justifications préliminaires, puisque le lecteur a l’impression d’avoir accès à une pièce non seulement éphémère mais rare et dont la place dans la querelle n’est pas à négliger, puisque les commentaires ont étroitement associé la chanson et la parodie. En l’occurrence, la grande place réservée aux justifications peut aussi s’expliquer par l’intérêt relatif qu’offre le résumé d’Agnès en trois actes et seize scènes, chacune constituée de trois à cinq quatrains de mirlitons, dont le procédé est un peu répétitif. Dans tous les cas, le brouillage entre les statuts de l’auteur et du lecteur est accentué par cette expansion du métadiscours grâce auquel le lecteur adopte le masque du journaliste, allant jusqu’à annoncer les extraits à venir.
10À l’inverse, certaines brochures reprennent le procédé de la lettre insérée pour renforcer leur positionnement critique. Dans la mesure où le succès de la pièce sert aux défenseurs de La Motte de principal argument – peu importerait le respect des règles tant que la pièce émeut les spectateurs – certaines critiques cherchent à remettre en cause la représentation d’un public unanimement élogieux. On en trouve un exemple dans les interventions de Gacon. Celui-ci fait paraître en septembre 1723 une brochure intitulée Le Secretaire du Parnasse8, violente satire contre la pièce. L’introduction (conformément au privilège) laisse entendre que ce premier imprimé pourrait connaître une suite périodique, dont elle adopte les caractéristiques de manière troublante : son titre pourrait aisément être celui d’un journal ; son introduction est générale et imite le tour des préfaces de journaux en évoquant les changements intervenus sur le Parnasse français, sur lesquels l’auteur se propose de donner de temps en temps ses réflexions si elles plaisent au public ; il insère de nombreuses pièces de vers dont une épître critique mystérieusement trouvée au réveil d’un songe ; il écrit sa critique sous la forme d’une lettre à La Motte, suivie d’une lettre adressée à l’auteur du Secretaire du Parnasse, à laquelle il répond ; il termine par une parodie d’offre de souscription à un ouvrage savant. La Suite du Secretaire du Parnasse, publiée en mars 1724, s’ouvre sur une approbation ambivalente de l’abbé Richard :
J’ai lû par Ordre de Monseigneur le Garde des Sceaux la Suite du Secretaire du Parnasse, par le Poete sans fard. Il m’a semblé d’abord que cet Auteur alloit imiter ces doctes Journalistes qui nous apprennent tous les mois ce qu’il y a de nouveau dans la République des Lettres : cependant il n’en fait rien ; et j’ai remarqué qu’il ne le remplit que de ses ouvrages, au lieu que ces Héros des Belles Lettres ne composent leurs Journaux que des extraits des Livres qui s’impriment dans toute l’Europe : ce sont là les véritables Sécretaires du Parnasse. Notre Versificateur a donc tort de prendre une qualité qu’il ne remplit pas : il n’est Secretaire que de lui-même. Mais après avoir condamné la témérité qu’il a de prétendre aller de pair avec les beaux Esprits, je ne puis m’empêcher de louer la vivacité du sien, et la fécondité de son imagination. S’il continue à nous donner des piéces aussi curieuses que celles que je viens de lire, le Public qui aime la critique, trouvera beaucoup de plaisir dans la lecture de celle qui sort de sa plume, toujours un peu trop vive, mais qui a pourtant cela d’heureux, qu’elle n’attaque que les ouvrages, et jamais les mœurs. Cette réserve en a donné une si belle idée, que les Hollandois gens de bon goût, viennent d’en faire imprimer la premiere partie. Une preuve si éclatante de sa bonté, autorise l’approbation de la seconde qu’ils attendent avec impatience.9
11Seuls certains journaux érudits, composés sur le modèle du Journal des Sçavans, promettent de rester dans les bornes de l’extrait sans donner de critique. Les autres font également de la critique l’objet principal de leurs publications et parmi les topoi de leurs préfaces – et souvent des approbations – se retrouvent les promesses de vivacité et de variété, accompagnées de celle de n’attaquer toujours que les ouvrages, sans tomber dans la satire. Ainsi, l’abbé Richard refuse au Secretaire l’appellation de journal selon des critères génériques qui sont ceux mêmes des journaux. La dernière allusion n’est pas plus éclairante, puisque les ouvrages hollandais constituent une part importante de la production journalistique du temps. Le début de la livraison ajoute encore à la confusion en abordant des sujets touchant aux médailles, aux éloges, aux vers latins et aux académies, tous thèmes largement plébiscités par les périodiques érudits. C’est leur conjonction et la tonalité avec laquelle il les aborde qui montrent que l’écriture est toujours parodique, ce qui ne tranche pas la question du genre puisque d’autres journaux s’amusent aussi de cette forme de presse. La suite continue sur le même ton, par exemple en insérant des vers calotins sur l’inoculation de la vérole (autour de laquelle s’est constituée à la même époque une autre polémique), ou une lettre d’un auteur qui prend la défense de Gacon en attaquant violemment le Mercure (dans lequel avait paru une critique de la première brochure), défense fondée sur des citations qui empruntent à l’autorité du Journal littéraire [de Soleure] et des Mémoires de Trévoux, périodiques savants. En réalité, c’est l’unicité thématique de la première brochure – rejointe par la fin de la seconde, où l’on comprend que le développement précédent a pour principal objectif d’ôter aux défenseurs de La Motte toute légitimité critique – qui empêche de les considérer comme des livraisons d’un journal avorté. Or dans la première partie, les lettres, qui participent à cette même stratégie d’ensemble, occupent la majeure partie du texte : épître satirique imitée de Boileau, lettre sérieuse adressée à La Motte, lettre au sujet du Secretaire du Parnasse, lettres de l’auteur à M... On remarque que l’avant-dernière lettre, adressée à un journal qui paraît pour la première fois, peut aussi être considérée comme une attaque contre cette habitude des périodiques d’insérer des lettres de lecteurs, avec la même visée : ridiculiser le Mercure, défenseur de La Motte et critique de Gacon.
12Une telle démarche entraîne une double conséquence. D’une part le brouillage entre les instances auctoriale et lectoriale se double d’un effacement de la frontière qui sépare brochures et périodiques, qui se répondent et adoptent des caractéristiques argumentatives, esthétiques et formelles semblables. D’autre part, nous assistons à un renversement d’une des représentations de l’hétérogénéité du public. Alors qu’au xviie siècle en étaient exclus ceux que leur incompétence empêchait de participer à la polémique – dans la perspective d’un public dont le modèle serait celui du théâtre, assistance mêlée, remuante et facilement manipulable10 –, ce sont désormais les doctes, représentants de la sphère légitime qui a autorité pour formuler des jugements critiques dans la République des Lettres, qui sont écartés de la sphère du débat et cantonnés aux académies, hors de l’espace public. L’extinction progressive de la querelle renforce cette impression. En effet, la troisième étape, qui suit la reprise des représentations en février 1724, se présente différemment des précédentes. L’article du Mercure précise que le succès est immense, malgré les critiques, ou peut-être grâce à elles ; le journaliste semble sous-entendre que le public a jugé, après avoir entendu tous les arguments qui pouvaient l’y aider, et que, puisque le succès demeure malgré la querelle et après l’impression, la polémique n’a plus lieu d’être. C’est peut-être le partage de cette façon de voir qui explique que les dernières brochures prennent des formes différentes, comme si leur intérêt ne résidait plus dans l’exposé d’arguments prétendument nouveaux, mais dans l’occasion offerte par la pièce de s’adonner à des genres littéraires traditionnels et amusants : arrêt burlesque et dialogues de figures diverses.
13L’imbrication entre les brochures et les journaux est également due à une stratégie d’auteurs qui montre que les périodiques sont devenus incontournables dans le processus polémique : lorsque la querelle paraît languissante, les auteurs de brochure la relancent en publiant des articles qui prennent la forme de lettres adressées aux périodiques. On en trouve un exemple avec Desfontaines qui avait fait publier les Paradoxes litteraires11, brochure satirique après l’impression de la pièce. À la synthèse des critiques parues après les représentations, il ajoutait une litanie de remarques concernant la versification qui ouvrirent une nouvelle étape dans la querelle. Un mois et demi plus tard, seule une autre brochure, intitulée Lettre d’un gentilhomme de Province à un de ses amis12, était venue s’ajouter aux pièces de la querelle, probablement écrite par Philippe Le Febvre, jeune auteur qui tentait de se faire connaître. Mais le masque du gentilhomme de province lui permettait de justifier une méconnaissance des autres publications critiques pour n’aborder que la pièce elle-même. Desfontaines fit alors paraître, toujours anonymement, une seconde brochure, intitulée Antiparadoxes13, qui se présentait comme une critique de la première pour mieux attaquer La Motte. Là encore, son texte n’eut pas d’écho immédiat. En octobre, Le Febvre, sans doute soucieux d’emprunter une voie qui le fît mieux connaître, envoya au Mercure une « Lettre critique écrite à un provincial », dans laquelle il commentait cette fois les pièces de la querelle, et qui connut le mois suivant deux suites : une seconde lettre sur le même modèle et une réponse de Desfontaines à la première, sous la forme d’une « Lettre aux Auteurs du Mercure ». Le choix de l’épistolaire permet d’une part aux auteurs de justifier leurs interventions, et le fait qu’elles ne répondent qu’à tel ou tel aspect de la querelle, d’autre part d’emprunter des masques différents grâce auxquels ils peuvent publier tantôt sur le ton de la satire, tantôt sur celui de la critique mesurée. Or cela contribue à plusieurs titres à donner à la querelle une dynamique nouvelle : les intervenants font ainsi la publicité de leurs propres brochures, et de celles de leurs concurrents qu’ils critiquent ; ils initient de nouvelles séries d’articles qui annoncent leurs pièces ; ils peuvent varier les approches critiques et les sujets abordés, évitant la répétition lassante des mêmes reproches faits à La Motte ; ils aboutissent à l’émergence de querelles dans la querelle – dans notre exemple il finit par être ainsi question de la définition du paradoxe chez les Anciens, ou de savoir si Desfontaines se cite lui-même avec éloge (ce qui renvoie à une publication précédente du même, redoublant l’effet de publicité).
14La résurgence inopinée de la querelle en 1731 montre de quelle manière la lettre influence de manière décisive le caractère dynamique des périodiques. L’attribution des Sentimens d’un Spectateur François demeure aujourd’hui incertaine. Gacon écrit dans la Suite du Secretaire du Parnasse, que les Sentimens sont de « M. Tierrieau [sic], le Pollux de M. de Voltaire14 ». L’absence de reprise de cette affirmation dans les autres textes conduit à la relever avec prudence. Elle a dû cependant circuler, comme en témoigne cette quatrième partie de la querelle, relancée par Desfontaines. Celui-ci fait de la dixième lettre du Nouvelliste du Parnasse15 une critique des discours de La Motte sur le théâtre, parus avec la publication de ses œuvres – critique à l’occasion de laquelle il cite de longs passages de ses propres Paradoxes. Il est difficile de savoir si Desfontaines espérait relancer la querelle ou s’il ne cherchait qu’à profiter de nouveau de ses retombées, en reprenant les mêmes armes que quelques années auparavant. La dix-huitième lettre est écrite par Granet et elle présente une lettre envoyée au périodique par « un homme d’esprit, que l’estime et les liens du sang interessent à la memoire de M. de Campistron16 ». En effet, le scripteur s’adresse aux rédacteurs du journal comme à des défenseurs de Voltaire, et il leur rappelle leur promesse d’insérer les lettres en ajoutant que la sienne contient de justes plaintes qu’il est équitable de publier. Il se déclare révolté par les procédés de Voltaire qui attaque en toute occasion feu M. de Campistron, que dans une brochure il appelle « le pauvre M. de Campistron17 ». La suite est consacrée à la défense de la mémoire du dramaturge. Cette lettre ravive la querelle d’Inès puisque c’est dans les Sentimens que l’expression était employée, laquelle avait d’ailleurs largement été commentée dans les pièces qui contre-attaquaient cette critique18. Le déploiement de cette nouvelle étape est d’autant plus sensible que l’éloge de Brutus paru dans la quatrième lettre du Nouvelliste était justement introduit comme le pendant de la critique d’Inès : l’impression de la pièce vient prouver ses beautés, que le peu de succès des représentations a laissées cachées. Or Voltaire, quel que fût son mépris des journaux, et en particulier des feuilles périodiques, n’a pas cru inutile de se défendre d’une telle attaque. La vingt-sixième livraison, cette fois rédigée par Desfontaines, introduit sa lettre en rappelant qu’elle répond à un parent de M. de Campistron. Il assure que sa surprise fut vive et douloureuse en lisant la lettre, qu’une telle grossièreté est étrangère à ses mœurs, qu’il n’a jamais entendu parler de cette brochure, et qu’il passe son temps loin de Paris dans la souffrance et l’étude. Il fait ensuite l’éloge de Campistron, en mettant un soin tout particulier à se rabaisser, ce qui ne l’empêche pas de proposer une critique de ses tragédies, avant de vanter les auteurs français. Desfontaines ajoute quelques lignes avant de changer de sujet :
Ne trouvez-vous pas, Monsieur, que M. de V. semble, dans sa Lettre, porter un peu trop loin l’esprit de tolerance sur le Parnasse ? […] Peut-on croire, que celui qui se rend si peu de justice, en s’abaissant, la rende aux autres, en les loüant ? Cela est, je crois, sur le même ton.19
15En jetant le doute sur la sincérité des dénégations voltairiennes, et donc sur leur valeur, Desfontaines nous oblige à nous interroger sur la véracité des propos de la lettre. Reste la possibilité qu’un auteur porté à se louer lui-même ait du mal à comprendre la modestie d’un autre – mais il est vrai que nous sommes aussi peu habitués aux protestations d’humilité de Voltaire. Or celui-ci ne s’est pas contenté de se défendre dans le périodique où il était attaqué. Il a écrit une lettre à Thiériot, qu’il commence par des excuses pour ne pas lui avoir répondu plus tôt :
Je vous envoie, mon cher ami, une réponse à des invectives bien injustes que j’ai trouvées imprimées contre moi dans les Semaines de l’abbé Desfontaines. Il me doit au moins la justice d’imprimer cette réponse, qui est, uti nos decet esse, pleine de vérité et de modestie. Je l’ai fait imprimer à Cantorbéry, afin que, si on me refusait la justice de la rendre publique, elle parût indépendamment du journal du Parnasse, où elle doit être insérée. Mandez-moi, je vous prie, ce que vous pensez de cette petite pièce. J’ai cru que je ne pouvais me dispenser de répondre, mais je ne sais pas si j’ai bien répondu.20
16Voltaire ne s’est donc pas contenté de répondre par le biais du périodique, il a fait imprimer sa réponse pour la faire circuler comme une brochure et il l’a jointe à une lettre adressée à un ami sûr pour la faire circuler selon les règles de la mondanité. Si l’on refuse de croire à ses protestations, on peut aller jusqu’à penser qu’il l’envoie justement à l’ami qui est censé lui avoir servi de prête-nom pour la brochure d’origine, voulant par là les disculper tous deux. On voit aussi dans la lettre que Voltaire prétend être encore en Angleterre alors qu’il est de retour en France, ce que Thiériot sait probablement. Cela accrédite la précédente hypothèse et montre que Voltaire prépare son retour à Paris en soignant son image, que les échos dans la presse d’une querelle vieille de sept ans peuvent encore menacer. Or cet allongement de la temporalité polémique, inattendue dans le cas d’une brochure anonyme de quinze pages, n’est permise que par la spécificité de l’écriture périodique, son ouverture aux réponses, sa capacité à prendre en charge grâce à l’insertion de lettres d’autres textes et d’autres voix, et surtout par sa perpétuelle inscription dans un espace polémique.
17Ainsi, le choix prépondérant de la forme épistolaire pour la rédaction d’articles qui prennent place dans une querelle ne s’explique pas seulement par les moyens stylistiques que la lettre offre à l’argumentation, même si la présence de cette forme dans les brochures rappelle que c’est un enjeu qu’on ne doit pas négliger. Ce choix est révélateur de la nature essentiellement dialogique des périodiques du premier xviiie siècle. Les lettres reprennent à leur compte les traits saillants de l’écriture et de la composition des journaux, révélant ainsi la tentation pour tout un chacun de se faire à son tour journaliste, tentation que les journaux eux-mêmes renforcent, dans la mesure où ils promettent explicitement de donner aux lecteurs les moyens de juger, puis de participer aux débats. En cela ils ont pour horizon l’avènement d’un public, qui n’est plus un lectorat passif. Ils le rendent possible en offrant un espace qui permet de publier sans se faire auteur, de prendre parti sans se dévoiler ni respecter les formes canoniques de la dissertation ou de l’extrait. Le jeu de réponses en cascade qu’initie la querelle, amplifié par les nouvelles littéraires, favorise cette expansion du public par son caractère centrifuge, mais aussi parce que les similitudes de formes, stylistiques et matérielles, entre les journaux et les brochures créent une unité de ton qui souligne leur appartenance à un même espace. Cette expansion des formes journalistiques dévoile aussi qu’elles sont en train de devenir inséparables de l’exercice de la critique, en même temps qu’elles empruntent elles-mêmes à des genres traditionnels (la lettre, la dissertation, la satire, l’ode, etc.). En outre la tension qui règne entre journaux mondains et journaux savants, qui s’opposent dans leur conception de ce que doit être un auteur, ne doit pas masquer qu’en se répondant ils s’inscrivent dans un même espace dialogique, et incitent leurs lecteurs à prendre connaissance des deux familles. La participation aux querelles est donc un moyen pour les journaux de remplir les différentes fonctions qu’ils se sont attribuées auprès du public : formation, extension, homogénéisation. En retour, l’analyse d’une querelle dans les journaux permet de mettre en lumière les différentes caractéristiques de l’espace périodique : ouvert, dynamique, polémique et interfacial. En effet, cet espace se présente comme une zone sans existence autonome, intermédiaire de plus en plus incontournable entre les publications et le public, instances dont il régule les échanges tout en opérant sur chacune des transformations profondes.
Notes de bas de page
1 La Roque, Le Mercure, Paris, Cavelier, Cailleau et Pissot, 1723.
2 [Thiériot ?] Sentimens d’un Spectateur françois, sur la nouvelle Tragedie d’Ines de Castro, [Paris], [1723].
3 Reflexions faites par Mr. de *** sur les sentimens d’un Spectateur François à l’occasion d’Inés de Castro, Tragedie nouvelle, Paris, Saugrain, 1723 ; Réponse à Mr. *** sur les Sentimens du Spectateur François, au sujet d’Inés de Castro, Tragedie de M. de La Motte, Paris, Prault, 1723.
4 Camusat et al., Bibliothèque Françoise, Amsterdam, Jean-Fr. Bernard, t. II, première partie, p. 80 et sq., 1723.
5 Marivaux, Le Spectateur français, vingtième feuille, dans Journaux I, GF Flammarion, p. 219.
6 Le Mercure, op. cit., octobre 1723, p. 696-697.
7 Bibliotheque Françoise, op. cit., t. II, deuxième partie, p. 260-261. L’article est pourvu d’une note dans laquelle le scripteur explique l’origine et la mode des mirlitons. Voici à titre d’exemple un quatrain du roi : « De l’Infant daignez, Princesse,/Faire en ce jour le bonheur ;/Donnez-lui votre tendresse,/Et répondez à l’ardeur de son mirliton, etc. »
8 Le Secretaire du Parnasse, au sujet de la Tragedie d’Inés de Castro. Et souscriptions désinteressées. Paris, Fournier, 1723.
9 Suite du Secretaire du Parnasse. Par le Poete sans fard. Seconde partie, Paris, Fournier, 1724. Non paginé.
10 Voir Chartier Roger, Les Origines culturelles de la Révolution française, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Histoire », 2000 (première édition : coll. « L’Univers historique », 1990) et Merlin Hélène, Public et littérature en France au xviie siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994.
11 [Desfontaines] Paradoxes litteraires, Au sujet de la Tragedie d’Ines de Castro, Paris, Pissot, 1723.
12 [Le Febvre, Philippe] Lettre d’un gentilhomme de Province à un de ses amis, au sujet de la tragédie d’Inés de Castro, de M. de La Motte, Paris, Thomelin, 1723.
13 [Desfontaines] Anti-paradoxes ou Refutation des Paradoxes litteraires, Au sujet de la Tragedie d’Inés de Castro, Paris, Veuve Mongé, 1723.
14 Op. cit., p. 45.
15 Desfontaines et Granet, Le Nouvelliste du Parnasse, Paris, Chaubert, 1730-1732.
16 Ibid., dix-huitième Lettre, t. II, p. 39.
17 Ibid., p. 40.
18 Tous les détracteurs des Sentimens dénoncent avec la plus grande indignation la complaisance d’un critique capable de parler avec tant de hauteur d’un dramaturge reconnu, et en font la preuve du peu d’attention que mérite sa brochure. On peut cependant avancer l’hypothèse que l’expression était motivée par le récent décès de Campistron (mort en mai 1723). Il est à noter que personne n’a cherché à défendre ce passage, sans doute parce que l’auteur de la brochure n’est plus intervenu dans la querelle.
19 Le Nouvelliste du Parnasse, vingt-sixième lettre, p. 235.
20 Œuvres complètes de Voltaire, nouvelle édition, t. 33, Correspondance, t. I, Paris, Garnier Frères, 1880, p. 215.
Auteur
Université Paris VIII/Littérature et histoires (E.A. 1579)
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Les écritures de la douleur dans l’épistolaire de l’Antiquité à nos jours
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2010