Une controverse théologique dans une lettre de Bossuet
p. 321-331
Texte intégral
1Le 21 mai 1687, Bossuet rédige une lettre destinée au marquis d’Allemans1, disciple et ami de Malebranche. Il tente de désabuser le destinataire sur le Traité de la nature et de la grâce2, publié quelques années plus tôt. Le marquis avait fait parvenir à Bossuet un mémoire de défense de Malebranche le 30 mars de la même année. Dans sa missive, l’évêque de Meaux entreprend de ruiner complètement les raisons qui fondent l’admiration du marquis pour l’oratorien. Allemans, qui connaissait les réserves de Bossuet à l’égard du traité de Malebranche, lui aurait écrit pour lui prouver que le système du philosophe n’était nullement en contradiction ni avec l’Écriture ni avec la théologie de saint Augustin. Or, Bossuet, fervent lecteur de ce Père de l’Église, se trouvait toutefois, sur la matière de la grâce, plus proche de saint Thomas.
2La réponse de Bossuet est cinglante, ironique et sans concession3. La doctrine de Malebranche lui semble dangereuse et lui paraît ouvrir la voie à l’hérésie, voire, et c’est ce qui l’inquiète le plus, à « un grand combat contre l’Église », c’est-à-dire, de son point de vue, contre la religion chrétienne elle-même.
3Certains ont émis l’hypothèse que cette lettre n’a pas été envoyée, puisque Allemans se plaint, le 1er juin suivant, de n’avoir point reçu de réponse de Bossuet. Sans doute les lenteurs du courrier de l’époque peuvent-elles expliquer qu’une dizaine de jours après la lettre ne soit pas encore parvenue à destination. Si Bossuet l’a rédigée sans l’envoyer, quelles pourraient en être les raisons ?
4Première hypothèse : il a pu lui sembler inutile d’attaquer un disciple de second ordre, dont il pense que, malgré son excellente réputation d’homme érudit, il n’est vraiment ni philosophe, ni théologien influent. Mieux vaut alors s’adresser à Malebranche lui-même, ou encore s’en remettre à des théologiens chevronnés comme Arnauld, lui aussi adversaire de Malebranche, qui a critiqué le premier grand ouvrage de l’oratorien, La Recherche de la vérité (paru en 1674), et qui, Bossuet ne l’ignore pas, se prépare à partir en guerre contre le TNG, dont le succès a de quoi l’effrayer4.
5Deuxième hypothèse : Bossuet envisage peut-être de préparer une critique plus approfondie du malebranchisme et qui soit à la hauteur des œuvres du philosophe, ce qui n’est pas aisé. Or la lettre du 21 mai 1687 exprime un mouvement d’humeur, et l’argumentation qui s’y déploie pourrait paraître à certains trop légère, sans compter que Bossuet sait très bien que sa lettre sera lue par d’autres, qu’elle fera le tour du monde des lettrés, et il ne veut pas prendre le risque de se ridiculiser. Des lecteurs plus avertis que lui, non point en théologie où il se sent en terrain solide, mais en philosophie métaphysique, peuvent le critiquer, tel Chevreuse, qui ayant lu une ébauche d’un livre de Bossuet sur le TNG, fit entendre à l’auteur qu’il n’avait pas exactement compris la pensée de Malebranche5.
6Autant de raisons susceptibles d’expliquer la prudence de Bossuet. Quoi qu’il en soit, et que la lettre soit ou non parvenue à son destinataire, sa rédaction fut pour Bossuet l’occasion de mettre au point son argumentation.
7Il faut préciser que Bossuet n’est pas fondamentalement anti-carté-sien, et qu’un philosophe disciple de Descartes, tel que l’est Malebranche, ne lui paraît pas a priori suspect. Bien au contraire, Bossuet pense que le cartésianisme bien compris est un allié de la doctrine chrétienne contre l’esprit libertin. Aussi la Recherche de la vérité n’avait-elle rien pour lui déplaire ; en tout cas, il ne semble pas avoir émis de vives critiques sur cet ouvrage.
8Mais le TNG l’inquiète au plus haut point, plus encore par les conséquences que certains pourraient en tirer contre le christianisme que par le contenu intrinsèque du livre. Dans la lettre dont nous parlons, il déclare au marquis d’Allemans, s’adressant du même coup indirectement à Malebranche :
Je parle sous les yeux de Dieu, et dans la vue de son jugement redoutable, comme un évêque qui doit veiller à la conservation de la foi. Le mal gagne : à la vérité je ne m’aperçois pas que les théologiens se déclarent en votre faveur ; au contraire, ils s’élèvent tous contre vous.6
9Si donc les choses peuvent en rester là en ce qui concerne la controverse, le danger d’une progression du mal n’est pas écartée, car, ajoute Bossuet,
[…] vous apprenez aux laïques à […] mépriser [les théologiens] : un grand nombre de jeunes gens se laissent flatter à vos nouveautés.
10Et il renchérit sur ses craintes en termes prémonitoires :
En un mot, ou je me trompe bien fort, ou je vois un grand parti se former contre l’Eglise ; et il éclatera en son temps, si de bonne heure on ne cherche à s’entendre, avant qu’on s’engage tout-à-fait.
11Arnauld et Bossuet, informés des idées de Malebranche, avaient tout fait pour dissuader ce dernier de publier son traité. Malebranche n’en fera rien et les efforts de Bossuet pour en arrêter ensuite la diffusion n’aboutiront pas, tandis que le succès est tel que quatre éditions paraissent entre 1680 et 1684, avec des additions, des commentaires, des éclaircissements, etc.
12Quand Bossuet rédige sa lettre en mai 1687, le débat est engagé depuis sept ou huit ans. Or Bossuet ne parvient pas à obtenir gain de cause, d’où son irritation et ses inquiétudes croissantes, d’autant plus que toutes les entrevues avec le père Malebranche se sont assez mal terminées. Avant même la parution du TNG, Arnauld, accompagné du père Quesnel et du comte de Tréville, avait rencontré Malebranche, en mai 1679, chez un ami commun, le marquis de Roucy. La conversation s’engage sur la grâce, la prédestination, sur saint Augustin. Le père Malebranche se déclare, comme ses interlocuteurs, grand admirateur de saint Augustin. Tous se disent augustiniens, mais personne ne s’accorde sur l’augustinisme. Malebranche tente de replacer le débat sur le plan historique : esprit « moderne », il refuse la dévotion systématique envers l’Antiquité et explique que, si l’évêque d’Hippone fut si ferme sur la question de la grâce, c’est qu’il devait combattre des hérétiques, notamment Pélage, mais que les temps ont changé.
13Selon le père André (16751764), - jésuite, ami et biographe de Malebranche7, l’oratorien commença « avec son air tranquille et modeste à exposer ses sentiments […] Mais à peine avoit-il ouvert la bouche pour dire une parole, que la vivacité de M. Arnauld ne lui permettoit point de passer outre. » Et le biographe poursuit ainsi, éclairant du même coup ce qui inquiète tant les théologiens comme Arnauld et Bossuet : « Le principe de son système étoit que Dieu agissoit presque toujours dans l’ordre de la grace aussi bien que dans celui de la nature par des lois générales. » Arnauld, à grand renfort de questions et de citations, réduisit Malebranche à n’être plus qu’auditeur passif, « dans une conférence, souligne le père André, qui n’avoit été résolue que pour le faire parler. » Désormais sans issue, la discussion s’interrompt, tandis que Malebranche promet à Arnauld de lui envoyer une version manuscrite de son traité et d’attendre son assentiment.
14Ayant composé son ouvrage en un temps record durant l’été de la même année, il tient parole et envoie une copie à Roucy à l’intention d’Arnauld, dont il a promis de recueillir l’avis. Or Arnauld a dû s’exiler momentanément, car le roi, sensible aux conseils des jésuites, lance une offensive contre les jansénistes et Port-Royal. Calomnié à la cour, Arnauld en est averti par son neveu, le ministre Pomponne, et se réfugie en Flandre. Le père Malebranche, qui ne connaît pas les déboires d’Arnauld, lequel est au surplus contraint de changer fréquemment d’adresse, ce qui ne facilite pas l’acheminement du courrier, interprète mal son silence. Ses amis le pressent de publier le traité. Après avoir longtemps attendu et tenté de reprendre contact avec Arnauld par l’intermédiaire de Roucy, mais sans succès, de guerre lasse, l’oratorien se résout à satisfaire ses partisans et le traité paraît à la fin de l’année 1680, remportant l’immense succès que l’on sait, mais déchaînant les foudres de nombreux théologiens, tous pourtant d’obédiences diverses.
15En effet, selon Malebranche, Dieu a des volontés générales, il est la Cause première et veut parvenir par les moyens les plus simples aux effets les plus nombreux8. On comprend que, malgré l’engouement d’un certain public, dont le marquis d’Allemans faisait partie, la nouveauté d’une telle conception ait provoqué un tollé parmi les théologiens traditionnels. L’originalité de la thèse malebranchienne semblait à certains égards bouleverser la tradition interprétative des Écritures, des Pères, des conciles, mais elle plaisait à une partie de l’opinion, séduite en outre par l’élégante fermeté du style, ce qui aurait amené Bossuet à émarger un exemplaire du TNG de façon laconique : pulchra, nova, falsa. Il se sert en tout cas de termes assez proches dans une lettre latine adressée le 23 juin 1683 à l’évêque hollandais Neercassel : après avoir évoqué la réplique d’Arnauld dans Des vraies et fausses idées au système général de Malebranche, il déplore que ce dernier ait publié son TNG malgré les avertissements qu’il a reçus et estime que sa théorie de la grâce contient des choses tam falsa, tam insana, tam nova, tam exitiosa. Il espère d’ailleurs vivement que le livre sera réfuté vigoureusement9.
16Or il se trouve que le père de Sainte-Marthe, général des oratoriens, lui aussi hostile au TNG, suscite à Malebranche des adversaires, parmi lesquels Bossuet, dont il admire la science dans toutes sortes de domaines, la solidité théologique, le bon sens et le style. C’est ainsi que Bossuet s’est trouvé ouvertement engagé dans la polémique. Il veut écrire contre Malebranche et en parle au duc de Chevreuse, qui, pourtant ami de l’oratorien, ne l’en dissuade pas, mais lui propose une entrevue préalable avec l’auteur du TNG, auquel ils rendent visite à l’improviste. Selon le père André, Bossuet aurait d’emblée déclaré à Malebranche qu’un bon catholique qui parle de la grâce doit sur ce point embrasser la doctrine de saint Thomas « et que c’étoit pour l’y amener qu’il vouloit avoir avec lui une conférence sur le nouveau système qu’il avoit donné sur cette matière ». Malebranche, surpris et embarrassé, hésite à répondre, car il constate que Bossuet n’a pas l’intention de fléchir, sans pourtant avoir pris la peine de bien approfondir les thèses du TNG. D’autre part, il ne veut à aucun prix manquer de respect à un prélat de renom, bien considéré en haut lieu, propre à déchaîner contre lui de redoutables adversaires, capables de décrier dans un large cercle les idées contenues dans ses œuvres. Il se serait contenté de répliquer que tous les « thomistes » ne sont pas nécessairement « disciples » de saint Thomas, que les matières « de la prédestination et de la grace étoient trop difficiles à débrouiller dans une conversation » improvisée et qu’il préférait s’expliquer par écrit, après mûre réflexion. C’est alors que Bossuet se serait écrié : « Vous voulez que j’écrive contre vous : hé bien ! il sera aisé de vous satisfaire », à quoi Malebranche aurait rétorqué : « Vous me ferez beaucoup d’honneur », et le père André conclut ainsi son récit : « Après quoi on se quitta dans les dispositions que l’on peut juger. »
17Bossuet, très irrité, prépare une réponse écrite qu’il montre au duc de Chevreuse. Ce dernier, fort expert en matière de théologie et de philosophie, déclare à l’évêque de Meaux qu’il n’a pas tout à fait compris la position de Malebranche, ce qui explique que Bossuet, pour sauvegarder sa réputation, préfère renoncer, d’autant plus qu’il sait qu’Arnauld est de taille à se mesurer à Malebranche et qu’il prendra la relève. Cependant il ne cessera de décrier le TNG, dont il parvient à faire saisir les exemplaires. Il veut obtenir de Malebranche une seconde entrevue, vœu qu’il exprime très clairement dans la lettre au marquis d’Allemans. Mais, dans le courant de l’été 1687, Malebranche opposera à ce souhait une fin de non-recevoir, apparemment humble et respectueuse, mais qui, en réalité, témoigne son intention de ne pas lâcher un pouce de terrain à l’adversaire :
Monseigneur, je ne puis du tout me résoudre à entrer en conférence avec vous sur le sujet que vous sçavez. J’appréhende, ou de manquer au respect que je vous dois, ou de ne pas soutenir avec assez de fermeté des sentimens qui me paroissent, et à plusieurs autres, très veritables et très edifians.10
18C’est surtout la théorie des volontés générales, établie au nom de la simplicité des voies, qui heurte Bossuet et Arnauld ; Bossuet tient au contraire à l’idée que Dieu veille par une volonté particulière sur le moindre de ses enfants. Il aperçoit les dangers que présente pour la tradition la philosophie de Malebranche : la voie lui paraît ouverte au déterminisme, au mécanisme, au panthéisme ou encore (horribile dictu) au spinozisme, en tout cas au libertinage matérialiste. Et que devient la liberté de l’homme, la relation personnelle entre le fidèle et Dieu ? C’est cela qui tourmente Bossuet, d’autant plus que cette thèse vient de naître au sein même de l’Église !
19Dans sa lettre au marquis d’Allemans, Bossuet rappelle d’abord qu’il a bien lu et bien examiné le Discours de son correspondant. Mais n’observant aucun changement aux théories soutenues précédemment, il note que les difficultés demeurent :
[…] ce n’est au contraire qu’une répétition, pompeuse à la vérité et éblouissante, mais enfin une pure répétition de toutes les choses que j’ai toujours rejetées dans ce nouveau système ; en sorte que plus je me souviens d’être chrétien, plus je me sens éloigné des idées qu’il nous présente.
20C’est en somme accuser clairement les malebranchistes d’hérésie. Le ton employé à l’égard du disciple de l’oratorien vire au pamphlet satirique et au persiflage, après une feinte aménité :
Et afin de ne vous rien cacher, puisque je vous aime trop pour ne vous pas dire tout ce que je pense, je ne remarque en vous autre chose qu’un attachement, tous les jours de plus en plus aveugle, pour votre patriarche : car toutes les propositions que je vous ai vu rejeter cent fois, quand je vous en ai découvert l’absurdité, je vois que par un seul mot de cet infaillible docteur, vous les rétablissez en honneur.
21Et il enchaîne, en abordant les questions de fond, avec sa clarté habituelle, sans s’attacher aux détails stériles :
Tout vous plaît de cet homme, jusqu’à son explication de la manière dont Dieu est auteur de l’action du libre arbitre comme de tous les autres modes, quoique je ne me souvienne pas d’avoir jamais lu aucun exemple d’un plus parfait galimatias. Pour l’amour de votre maître, vous donnez tout au travers du beau dénouement qu’il a trouvé aux miracles dans la volonté des anges ; et vous n’en voulez pas seulement apercevoir le ridicule.11
22Et comment conserver la possibilité même des miracles, si l’on cherche à tout rendre naturel, comme Allemans prétend que Malebranche veut le faire ?
C’est assez qu’il se vante d’avoir le premier pensé la manière d’expliquer le déluge de Noé par la suite des causes naturelles ; vous l’embrassez aussitôt, sans faire réflexion qu’à la fin elle vous conduiroit à trouver dans les mêmes causes et le passage de la mer Rouge, et la terre entr’ouverte sous les pieds de Coré, et le soleil arrêté par Josué, et toutes les merveilles de cette nature. Car si, par les causes naturelles, on veut entendre cette suite d’effets qui arrive par la force des premières lois du mouvement et du choc des corps, je ne vois pas comment le déluge y pourra plutôt cadrer que ces autres prodiges ; et s’il ne faut que mettre des anges, à la volonté desquels Dieu se détermine à les faire, par cette voie, quand il me plaira, je rendrai tout naturel, jusqu’à la résurrection des morts et à la guérison des aveugles-nés.
23Autrement dit, cette doctrine lui paraît ouvrir la voie à la destruction du christianisme et faire la part belle au naturalisme, au mécanisme, au déterminisme, malgré toutes les meilleures intentions. C’est mal comprendre le cartésianisme, pense-t-il, que de l’orienter dans une telle direction, et cela dépasse infiniment la simple querelle de la grâce :
Cela est de la dernière conséquence : car pour ne vous rien dissimuler, je vois non-seulement en ce point de la nature et de la grâce, mais encore en beaucoup d’autres articles très-importans de la religion, un grand combat se préparer contre l’Eglise sous le nom de la philosophie cartésienne. Je vois naître de son sein et de ses principes, à mon avis mal entendus, plus d’une hérésie ; et je prévois que les conséquences qu’on en tire contre les dogmes que nos pères ont tenus, la vont rendre odieuse, et feront perdre à l’Église tout le fruit qu’elle en pouvoit espérer, pour établir dans l’esprit des philosophes la divinité, et l’immortalité de l’ame.
24Une mauvaise interprétation du cartésianisme mène donc au mieux au déisme, au pire au matérialisme athée. Dans ce passage célèbre, la gravité du ton, la vision prophétique remplacent l’ironie. Bossuet semble craindre ce que sera l’époque suivante : l’effort des Lumières pour détruire le dogme, d’autant plus que le libertinage philosophique gagne du terrain en cette fin de siècle et que l’on est entré dans ce que Paul Hazard appellera « la crise de la conscience européenne ». Aux yeux de Bossuet, engager le combat contre l’Église, c’est vouloir anéantir la religion, torpiller le dogme.
25Bossuet est convaincu qu’en théologie l’on ne peut pas soutenir n’importe quelle thèse sous prétexte qu’on invoque les lumières de la raison. Il est fort louable de recourir aux arguments rationnels pour consolider la tradition et la parole biblique, mais se servir de la raison pour s’écarter de cette voie, voilà qui est périlleux : la liberté de jugement, le libre examen, rencontrent des limites quand la Révélation est en cause.
De ces mêmes principes mal entendus, un autre inconvénient terrible gagne sensiblement les esprits : car sous prétexte qu’il ne faut admettre que ce qu’on entend clairement : ce qui, réduit à certaines bornes est très-véritable ; chacun se donne la liberté de dire : J’entends ceci, et je n’entends pas cela ; et sur ce seul fondement, on approuve et on rejette tout ce qu’on veut : […] Il s’introduit, sous ce prétexte, une liberté de juger, qui fait que, sans égard à la tradition, on avance témérairement tout ce qu’on pense ; et jamais cet excès n’a paru, à mon avis, davantage que dans le nouveau système : car j’y trouve à la fois les inconveniens de toutes les sectes, et en particulier du pélagianisme.
26L’auteur du Discours sur l’histoire universelle juge incompatible sa conception d’une histoire providentialiste avec la théorie malebranchienne des volontés générales. Et il essaie d’ouvrir sur ce point les yeux du marquis, qui prétend le contraire et voit dans l’ouvrage de Bossuet une confirmation des vues de son maître :
Il m’est aisé de vous montrer que les principes sur lesquels je raisonne, sont directement opposés à ceux de votre système. […] il y a bien de la différence à dire, comme je fais, que Dieu conduit chaque chose à la fin qu’il s’est proposée, par des voies suivies, et de dire qu’il se contente de donner des lois générales, dont il résulte beaucoup de choses qui n’entrent qu’indirectement dans ses desseins.
27La lettre, ironique et parfois violente, révèle en fait une grande angoisse. Les fondements du christianisme semblent à Bossuet ébranlés de toutes parts. Et il ne se trompe pas : bientôt, beaucoup d’esprits remettront en cause l’idée d’une action de la Providence ou la possibilité des miracles, jugés incompatibles avec la sagesse de Dieu et les lois de l’univers établies par lui. Malebranche aurait été effrayé de cette descendance imprévue et il faut reconnaître à Bossuet des qualités de clairvoyance. Cette lettre sonne comme un avertissement. Bossuet avait déjà, en 1683, bien résumé sa position dans un bref passage de l’Oraison funèbre de Marie-Thérèse d’Autriche, où la pensée de Malebranche peut sembler caricaturée et déformée12 :
Que je méprise ces philosophes qui, mesurant les conseils de Dieu à leurs pensées, ne le font auteur que d’un certain ordre général d’où le reste se développe comme il peut ! Comme s’il avait à notre manière des vues générales et confuses, et comme si la souveraine Intelligence pouvait ne pas comprendre dans ses desseins les choses particulières, qui seules subsistent véritablement.13
Notes de bas de page
1 Armand Joubert du Laux, marquis d’Allemans (1651-1726), a rédigé un éloge de Malebranche ; il a souvent hébergé l’oratorien dans son château du Périgord. La lettre porte en fait l’en-tête suivant : À un disciple du père Malebranche.
2 Malebranche, Traité de la nature et de la grâce, éd. Dreyfus Ginette, Paris, Vrin, 1976. Désormais en abrégé dans la suite de l’article : TNG.
3 Une excellente présentation de cette lettre figure dans : Minois Georges, Bossuet, Paris, Perrin, 2003, p. 387-393.
4 Voir Moreau Denis, Deux cartésiens : la polémique Arnauld-Malebranche, Paris, Vrin, 1999.
5 Sur l’erreur éventuelle d’interprétation de la part de Bossuet, voir infra la note 12.
6 Nos citations reproduisent le texte de l’édition des Œuvres complètes de Bossuet, parue à Paris chez les éditeurs Beaucé-Rusand et Belin-Mandar et Devaux, en 1827. La lettre en question figure dans le tome 51, p. 401-409.
7 Sa Vie de Malebranche ne sera publiée qu’en 1886. Les épisodes de la controverse sont exposés dans l’introduction au TNG (éd. cit.). Dans cette même introduction, on trouvera des extraits importants du livre du père André, dont nous reproduisons quelques extraits dans cet article.
8 Le système de Malebranche est très clairement exposé dans Faguet Émile, Dix-septième siècle, Paris, 1903, p. 79-106, ainsi que dans le Dictionnaire des Lettres françaises, xviie siècle, Paris, Fayard, 1996, p. 794-801.
9 Bossuet, Œuvres complètes, éd. cit., tome 51, p. 156-158.
10 Cité par le père André et reproduit dans l’introduction au TNG (éd. cit., p. liv-lv).
11 Les procédés polémiques sont assez manifestes tout au long de la lettre, et notamment dans les passages que nous venons de citer : usage de déterminants faussement emphatiques et à portée dépréciative, emploi des intensifs, de la négation exceptive, de termes ironiques (« patriarche », « infaillible docteur »).
12 À cet égard, nous citerons ces lignes de Georges Minois : « [Bossuet] s’en prend à l’idée malebranchienne des idées générales, voulues par Dieu pour aboutir, avec la plus grande économie de moyens, au plus grand nombre d’effets possibles. Mais Bossuet, “qui n’en est pas à une déformation près de la pensée d’autrui”, écrit le père Yves de Montcheuil dans son ouvrage sur Malebranche et le quiétisme, affecte de croire que l’oratorien n’attribue à la providence que les causes générales, et non chaque événement particulier, ce qui est faux. Déformation consciente ou de bonne foi ? » (op. cit., p. 389).
13 Bossuet, Oraisons funèbres, éd. Jacques Truchet, Paris, Classiques Garnier, 1998, p. 209.
Auteur
Université de Paris IV-Sorbonne
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2010