Une joute épistolaire « homérique » entre Basile de Césarée et Grégoire de Nazianze
p. 259-270
Texte intégral
1L’œuvre épistolaire de Basile de Césarée (ca. 329-379) et plus encore celle de Grégoire de Nazianze (ca. 330-390)1 témoignent d’une amitié entre les deux hommes qui restera légendaire. On compte dans leur correspondance six lettres de Basile à Grégoire, dix-sept lettres de Grégoire à Basile. Leur amitié est née vers 350 à Athènes, où les jeunes gens, tous deux originaires de Cappadoce, étaient venus poursuivre de longues études (huit ans environ) commencées dans d’autres villes universitaires2. Grégoire évoque ce lien privilégié, souvent avec nostalgie, non seulement dans ses lettres, mais dans ses poèmes et ses discours, particulièrement, à propos de la période estudiantine, dans la longue oraison funèbre qu’il consacra à celui qu’il appelle le « grand Basile », mort en 3793.
2À Athènes, les deux étudiants se forment à la rhétorique, tout naturellement en ce qui concerne Basile, qui était fils de rhéteur. Ils y acquièrent un excellent bagage culturel dont témoigne leur œuvre. Grégoire a souvent rappelé son amour des lettres et de « cette ville d’Athènes qui fut pour moi, dit-il, plus que pour quiconque un trésor et une dispensatrice de bienfaits4 ».
3Ils ont aussi reçu tous deux dans leur patrie la même éducation chrétienne et découvrent qu’ils ont un idéal de vie commun. Ils souhaitent vivement le réaliser ensemble à leur retour en Cappadoce, que Basile rejoint le premier, à la grande déception de Grégoire.
4Dès la première séparation, on voit apparaître entre les deux amis quelques divergences qui devinrent même parfois, au fil du temps, de vrais affrontements, surtout à partir du moment où Basile fut appelé au siège épiscopal de Césarée (370). Comme ces relations orageuses ont été évoquées lors de précédents colloques5, je m’attacherai donc non pas à ces conflits souvent relatés, mais à un échange épistolaire de leur jeunesse, que l’on date au plus tôt de 358, au plus tard de 361. Celui-ci met en quelque sorte en scène, sur le mode de l’humour et du badinage culturel, sous l’aspect d’une joute tout amicale, un affrontement des personnalités dû à un désaccord apparemment profond concernant le choix et le lieu de vie. Il s’agit de la Lettre 14 de Basile, et des Lettres 4 et 5 de Grégoire, auxquelles il convient de joindre, pour une meilleure compréhension de cet échange, les Lettres 2 et 7 de Basile, les Lettres 1, 2 et 6 de Grégoire, en considérant que certaines lettres liées à cet échange précis nous manquent, et sans oublier que l’ordre traditionnel des éditeurs peut être différent de l’ordre chronologique.
5L’une des caractéristiques intéressantes de cet échange est qu’il s’appuie sur l’utilisation subtile, par chacun des correspondants, d’un exercice rhétorique auquel les deux amis ont dû avoir souvent l’occasion de se livrer lors de leurs études athéniennes, la description (ekphrasis), que le théoricien Aélius Théon définit dans ses Progymnasmata (Exercices préparatoires) comme « un discours qui présente en détail et met sous les yeux de façon évidente ce qu’il donne à connaître. On a des descriptions de personnes, de faits, de lieux et de temps6 ».
6C’est un lieu qui est au cœur de cet échange, dont le nom est cité ailleurs et traduit en français par Annisa ou Annesi7, situé dans la province du Pont, près du fleuve Iris, un domaine appartenant à la riche famille de Basile, où celui-ci, après s’être livré quelque temps à la rhétorique à Césarée, avait décidé de se retirer et de créer une communauté monastique à proximité de celle qu’avaient établie sa mère Emmélie et sa sœur Macrine8. À plusieurs reprises, il avait tenté d’y attirer et d’y fixer son ami Grégoire, sans grand succès, comme le laisse entendre le début de la Lettre 2, où il expose longuement son idéal de vie ascétique et défend les mérites de la solitude et de la « tranquillité » (ἡσυχία), qui est pour lui « le commencement de la purification pour l’âme ». Grégoire, à son retour d’Athènes, n’avait fait dans cette retraite que de brefs passages, car il était désireux de rester auprès de ses parents à Nazianze, en particulier pour répondre à une demande d’aide à son père, Grégoire l’Ancien, évêque du lieu, mais, surtout, par goût de la même solitude et de la même « tranquillité », qu’il souhaitait trouver quant à lui le plus souvent possible dans son propre domaine familial d’Arianze, près de Nazianze, où il aurait aimé que Basile vînt le rejoindre.
7Au début de l’échange qui nous intéresse, Basile, dans la Lettre 14, cherche à attirer de nouveau dans sa retraite son ami récalcitrant. Il va donc essayer de le convaincre en faisant une description enthousiaste et poétique de ce lieu longtemps désiré, à l’écart du monde9, description qui sera contestée par Grégoire de façon méthodique et ironique en deux parties, dans les Lettres 4 et 5. À première vue cet échange épistolaire présente donc une variation descriptive sur le mode d’une joute littéraire amicale.
L’île de Basile de Césarée
8Ce lieu idéal correspond en tous points, aux yeux de Basile, à un rêve commun des deux hommes, comme il se plaît à le souligner (§ 1) :
Dieu m’a montré un endroit convenant si parfaitement à mon caractère qu’on peut y voir en réalité ce domaine que souvent, dit-il, nous avions l’habitude d’imaginer par la pensée, à nos instants de repos et d’amusement.
9Basile en entreprend ensuite une description minutieuse10 (§ 2) :
C’est une haute montagne couverte d’une épaisse forêt, arrosée au nord d’eaux fraîches et limpides. À ses pieds s’étend une plaine inclinée, continuellement engraissée par les eaux qui suintent de la montagne. Une forêt qui a poussé d’elle-même autour de cette plaine, aux arbres variés et de toutes espèces, lui tient presque lieu de clôture.
10Dès le préambule de cette présentation d’un paysage idyllique apparaît donc, en rapport avec l’idéal poursuivi, outre sa beauté naturelle, la caractéristique primordiale de l’endroit choisi, qui lui donne sa vraie valeur : son isolement. L’image de l’île, espace clos, se révèle alors naturellement comme le fil conducteur de cet échange et en donnera le ton, sous le patronage poétique d’Homère. Basile déclare en effet à propos de cette plaine que des arbres variés entourent (§ 2) :
Aussi l’île même de Calypso, qu’Homère admira11 évidemment entre toutes pour sa beauté, est-elle petite en comparaison. Et, en effet, il ne s’en faut pas de beaucoup qu’elle ne soit une île, car elle est entourée de défenses de tous côtés.
11Les « défenses » qui font de cet endroit un monde fermé, réservé à quelques-uns, sont d’abord la montagne, symbole ancien de la proximité avec Dieu, lieu idéal pour la vie ascétique, et ses ravins, qui, dit fièrement Basile, ne laissent « qu’un seul passage, et c’est nous qui en sommes maîtres », et surtout le fleuve, qui bénéficie longuement d’une véritable ekphrasis au cœur de l’ekphrasis principale12. Son cours satisfait le regard du spectateur qui l’observe, mais il suffit aussi aux besoins de ses riverains par « une quantité inexprimable de poissons »13.
12Si Basile trouve admirables également les « exhalaisons de la terre, la multitude des fleurs et des oiseaux chanteurs », éléments nécessaires à la description d’un domaine rustique, il se défend d’y appliquer son esprit. Seule compte pour lui la « tranquillité » longtemps recherchée et qu’il a trouvée dans ce lieu éloigné de toute ville, donc des hommes qui, hormis quelques chasseurs, ne chercheront pas à s’y aventurer. En ce lieu, il peut vraiment appliquer la règle de vie ascétique qu’il s’est fixée, dans un idéal cénobitique, et dont on trouve le long exposé dans la Lettre 14, adressée à Grégoire avant ou, plus sûrement, après celle-ci. On comprend que ce lieu, qui est certes réel, est surtout considéré, dans tous les détails qu’en donne Basile, comme le symbole de l’idéal monastique.
13Cette tranquillité en quelque sorte insulaire est de nouveau soulignée, après d’autres allusions aux qualités esthétiques du paysage, dans la conclusion de cette lettre, où Basile annonce qu’il s’arrêtera en ce lieu, comme Alcméon le fit dans les Échinades. Ce personnage de la mythologie, poursuivi par les Érinyes, avait mis fin à ses courses errantes en se retirant dans les îles éoliennes de ce nom après le meurtre de sa mère.
14Il semble que la longue description dithyrambique que fait Basile de son lieu de retraite tend en partie, si l’on s’en tient à l’aspect biographique, à discréditer un autre lieu, sous-entendu, la région où se situe la propriété familiale de Grégoire à Arianze, en Cappadoce, où celui-ci avait cherché à l’attirer. Ainsi, les seuls animaux qui y vivent sont selon lui des ours et des loups alors que de plus charmantes bêtes sauvages (des cerfs, des chèvres, des lièvres) gambadent sur ses terres d’élection. Basile va même désigner cet endroit, peu aimablement, à la fin de sa lettre, comme « le barathre de la terre », en référence au gouffre dans lequel les Athéniens précipitaient les condamnés !
L’île selon Grégoire de Nazianze
15La réponse de Grégoire (Lettres 4 et 5) sera d’une ironie cinglante, même s’il fait mine de ne voir dans l’attaque de Basile que moquerie affectueuse destinée à le convaincre de venir le rejoindre, puisqu’il écrit : « Oui, raille et critique notre pays, soit par plaisanterie, soit sérieusement14. » Le préambule d’une des premières lettres connues de Grégoire à Basile, alors que celui-ci vivait encore la plupart du temps à Césarée, laisse supposer que les deux hommes avaient l’habitude d’ironiser sur leurs lieux de prédilection respectifs. Il proteste :
Je n’admets pas, dit-il, que tu critiques la Tibérine15, la boue de ce pays et ses hivers, toi qui es sans nulle boue, qui marches sur la pointe des pieds, qui ne foules que des parquets, ou encore toi, l’homme ailé, aérien, emporté par la flèche d’Abaris, ce qui fait que, Cappadocien, tu t’obstines à fuir la Cappadoce.16
16Grégoire, Cappadocien chatouilleux, choisit donc la dérision et donne son point de vue par une ekphrasis inverse du lieu vanté par Basile en reprenant la métaphore homérique de l’île, qui représente pour son ami, on le suppose, la beauté et l’intériorité de la vie ascétique. Cette description contestataire contredit sur un mode caustique presque point par point, à la surprise du lecteur, celle de Basile. Son auteur reprend en effet le thème de l’isolement en chargeant Annisa de couleurs fort sombres, car il en fait un lieu d’enfermement, d’obscurité, d’exil, et même de mort, un lieu évidemment inhospitalier, en réaction épidermique, à première vue, à la définition peu plaisante de son domaine d’Arianze par Basile.
17En choisissant ce ton frondeur, Grégoire fait ainsi partie de ceux qui, selon le théoricien Aelius Théon dans son chapitre sur l’ekphrasis, « jugent bon d’inclure aussi dans les exercices sur la description la contestation17 ».
18Si Basile voit dans le domaine familial de Grégoire « le barathre de la terre », Grégoire désigne celui de Basile, qui a trahi à ses yeux la patrie cappadocienne, comme un endroit méprisable. « Je vais admirer ton pays du Pont, dit-il, ta tanière pontique et ton séjour digne d’un exil18. » L’île alors perd la beauté et les vertus que lui prêtait son correspondant. Elle évoque un exil, une prison.
19En réponse à l’admiration de son ami pour la montagne, pourtant premier et fort symbole spirituel suggéré par Basile, Grégoire refuse de louer « ces hauteurs suspendues au-dessus de nos têtes…, cette couronne de monts escarpés qui point ne vous couronnent, mais vous emprisonnent » (§ 4). En réponse à l’éloge du merveilleux point de vue sur la plaine et le fleuve que réserve l’habitation monastique, Grégoire définit celle-ci comme une « souricière, avec ses noms pompeux de phrontistère, de monastère et d’école » (§ 3), mettant ainsi étonnamment en cause l’entreprise même de Basile, dont le désir était de fonder une école de philosophie chrétienne. La forêt « aux eaux fraîches et limpides » de Basile est pour Grégoire composée d’arbres sauvages (§ 3), la « plaine continuellement engraissée par les eaux » qu’admire son ami est perçue comme un désert par Grégoire : l’air y est mesuré, le soleil en est absent, aperçu « comme par une cheminée » (§ 4). Il voit dans Basile et ses compagnons, au souvenir du chant XI de l’Odyssée, des Cimmériens19, qu’il qualifie ironiquement de « pontiques » (§ 4), comme il l’avait fait pour la maison. Les Cimmériens sont en effet un peuple fabuleux vivant aux confins du monde dans un pays sans soleil où Ulysse invoque les morts. Le passage unique menant à l’habitation des moines, et dont Basile dit qu’il est avec ses compagnons le seul maître, est certes comparé par Grégoire à la voie « étroite et resserrée » de l’Évangile de Matthieu20 (§ 5). Mais s’il conçoit qu’il puisse mener comme elle au Royaume, il n’exclut pas qu’elle conduise au séjour des morts justement, l’Hadès. Loin d’être l’Éden évoqué par Basile, cet endroit présente une nature terrifiante et dangereuse qui ne peut séduire celui dont il réclame la visite (§ 5-6). Ainsi, par exemple, à la description idyllique du fleuve répond un tableau parallèle effrayant (§ 7-9) :
Il roule moins de poissons que de pierres […] (§ 7). Il est énorme, ce fleuve, il est terrifiant et il retentit plus fort que les psaumes chantés par ceux qui sont au-dessus. Ce ne sont rien auprès de lui que les Cataractes et les Catadoupes, tant il hurle contre vous nuit et jour […] (§ 8).
20Pour finir, il se moquera de l’admiration même de Basile pour un lieu qui, à son avis, ne la mérite pas et qui ne peut être qu’un séjour réservé aux morts, comme il l’a suggéré avec l’allusion insistante au désert, à l’Hadès, au pays des Cimmériens, comme il le suggère enfin en l’assimilant aux îles des Bienheureux. Ces îles mythologiques où des hommes vertueux jouissent de la vie éternelle ne sont évidemment pas faites pour les vivants.
Grégoire de Nazianze, nouvel Ulysse
21Si l’île homérique est le plus souvent perçue comme l’image d’un port secourable, elle représente aussi, on le sait, un séjour imposé qui évoque la fin d’un parcours, une prison à vie, comme aurait pu l’être Ogygie, l’île de Calypso, pour Ulysse, sans l’intervention d’Athéna et d’Hermès, et comme pourrait l’être pour Grégoire, s’il y rejoignait son ami, Annisa, ce domaine tant vanté. On devine donc sous les traits de Grégoire un nouvel Ulysse, que semble vouloir retenir indéfiniment son correspondant, autre Calypso.
22Dans la deuxième lettre de réponse (Lettre 5), Grégoire, en prétextant une plaisanterie que Basile à ses yeux est apte à comprendre, continue sa description ironique en s’attachant cette fois à la relation, mise sous le patronage d’Homère, de la vie quotidienne à Annisa. « C’est d’Homère que nous tirons le préambule » (§ 1), dit-il, en citant ce vers de l’Odyssée : « Allons, poursuis et chante la beauté du dedans21 », un vers qui a trait au cheval de Troie, nouvelle référence à un monde clos qui présente un certain danger. Ce « dedans » est pour Grégoire « la cabane sans toit et sans porte, le foyer sans flamme et sans fumée » qui rappelle la souricière évoquée dans la lettre précédente. Homère s’invite encore, pour exprimer le sentiment qu’a Grégoire d’avoir été piégé, au repas offert par Basile à son ami lors de son passage,
ce pitoyable et maigre banquet auquel on nous avait invité depuis la Cappadoce, non comme à une frugalité de Lotophages, mais comme à une table d’Alkinoos, nous, nouveau naufragé et infortuné ! (§ 2)
23Celui qui, tel Ulysse, a été naufragé, et qui se présente comme un « assoiffé au milieu des eaux », loin de sa patrie, serait heureux, à son égal, d’aborder à un port secourable, et de profiter d’un banquet semblable à celui qu’offrit au héros Alkinoos, roi des Phéaciens22. Il a probablement le souvenir, pour y prétendre, de l’allusion qu’avait faite Basile aux nombreuses ressources alimentaires que recèle le fleuve, avec les poissons, ainsi que les forêts alentour, avec leur gibier abondant. Or on ne lui offre que brouet et croûtons. Il s’exclame : « Je me souviendrai de mes dents qui glissaient sur des croûtons, puis s’y embarrassaient et s’en tiraient comme d’un marécage ! » (§ 3). Grégoire, toujours dans la peau d’Ulysse, compare à une « frugalité de Lotophages » (§ 2)23 ce prétendu festin auquel il ne s’attendait pas, n’ayant pas été convié clairement à un accueil de ce style. Or la nourriture de ce peuple fabuleux est le fruit du lotus, qui fait oublier à ceux qui en mangent leur pays natal. En utilisant cette image, Grégoire réplique au souhait de Basile d’arracher son ami à la patrie cappadocienne. Grégoire le naufragé prétend n’avoir résisté à ce repas que grâce à l’intervention de la mère de Basile « propice, dit-il, comme un port à des gens ballottés par la tempête ». On peut supposer que cette intervention féminine concerne la gastronomie…
Une pièce littéraire
24Cependant l’échange représenté par les descriptions des Lettres 14 de Basile, 4 et 5 de Grégoire, au sujet du lieu où Basile souhaite vivre dans l’ascèse, ne peut être dissocié de la Lettre 2 de celui-ci, où il expose très précisément sa règle de vie monastique idéale, et de la Lettre 6 de Grégoire, décrivant, avec un enthousiasme qui étonne après les lettres de dérision précédentes, la vie qu’il a connue lui-même à Annisa en compagnie de son ami. Ces descriptions successives forment à l’évidence un ensemble. Si l’on considère la définition que donne Aelius Théon de l’ekphrasis (« On a des descriptions de personnes, de faits, de lieux et de temps »), on s’aperçoit qu’à partir de la description positive, puis négative d’un lieu, des personnes ont été mises en lumière et d’une certaine façon décrites : Basile évidemment, dont Grégoire précise en quelque sorte le portrait en demi-teinte en se cachant lui-même sous la plaisanterie, et les moines réunis autour de lui, présents dans la description des faits et les temps de leur règle de vie. Cet ensemble semble représenter une pièce littéraire à quatre mains très aboutie au début de la correspondance des deux amis. La joute épistolaire qui le soutient concerne certes leur vie personnelle et leurs divergences réelles, mais l’un et l’autre, l’un avec l’autre, volontairement sans doute, font de cet échange un véritable opuscule destiné à un public cultivé qui saura en décrypter toutes les allusions, mais aussi les intentions. Ces allusions sont au service d’une habile pédagogie spirituelle concernant un mode de vie que les chrétiens de ce temps aiment à nommer « philosophie ». Le but pédagogique est dissimulé sous un affrontement apparent, à l’aide des armes rhétoriques qu’ils savent si bien manier, mais aussi à l’aide de leur propre histoire et des caractéristiques de leur personnalité. Ainsi devine-t-on dans les lettres de Grégoire l’autorité de Basile24, toujours combattue par un homme qui défendra sans cesse sa franchise et sa liberté, mais aussi sa carrure spirituelle, précisée par l’appel aux figures bibliques : Moïse et Apollos (Lettre 4), Aaron (Lettre 6). Les lettres de Basile quant à elles ne laissent percevoir de Grégoire que l’ami décevant et le fier Cappadocien.
25Quel sera le destin des deux hommes après cet échange qui aurait pu infléchir le cours de leur vie ? Basile restera moins de deux ans dans sa retraite et retrouvera le monde en recevant l’ordination sacerdotale (362), avant d’être appelé à l’épiscopat en 370, et d’occuper jusqu’à sa mort le siège de Césarée de Cappadoce. Contrairement au souhait qu’il avait émis, il ne finira donc pas sa course en cette île « pontique » idéale. Mais les règles monastiques qu’il y a rédigées avec l’aide épisodique de Grégoire, qui sont les premières connues, traverseront les siècles puisqu’elles seront à l’origine du monachisme oriental et, partant, de la Règle de saint Benoît. Grégoire présente, dans la Lettre 6 concernant la vie des moines, un mode de vie qu’il a connu, qu’il admire, mais qu’il ne choisira finalement pas, comme l’avaient laissé supposer les lettres moqueuses qui la précèdent. Comme Basile, il devint prêtre (362), puis évêque (372), malgré lui, comme il le répète souvent, hésitant toujours entre le silence et la parole. Il restera « l’éternel naufragé », nouvel Ulysse ne retrouvant son Ithaque que dans sa vieillesse, dans son domaine cappadocien d’Arianze, le « barathre » désigné sévèrement par Basile, une île dont nous n’aurons pas la description, mais dont nous savons qu’il attendit toute sa vie d’y aborder et où il continuera, toujours nostalgique d’Athènes, à cultiver les lettres tant aimées.
26Mais l’enjeu de cette joute épistolaire, au-delà de la simple biographie, est, semble-t-il, de donner à connaître, au moyen de variations descriptives, un genre de vie nouveau, presque révolutionnaire, à un public qui en est ignorant, un genre de vie si exigeant qu’il peut susciter des réactions négatives. Il convient donc probablement de les devancer, et ce sera le rôle de Grégoire dans les Lettres 4 et 5 placées sous le signe de la dérision, en réaction à la description idyllique, persuasive de Basile. Celles-ci sont sans doute à considérer, non comme le résultat d’une réaction personnelle de rejet, même si elle existe effectivement, ou comme un simple badinage amical, mais comme les lettres d’un homme qui parle au nom de ceux qui pourraient contester ce genre de vie, dans ce lieu de vie insolite. Il s’agit en fait, pour les deux amis, on peut le supposer, en jetant par écrit les affrontements oraux de leur jeunesse estudiantine, en quelque sorte de peser le pour et le contre, publiquement, comme sur une scène, au nom en réalité du public visé par ce type de lettre, ce qui instruit une fois de plus sur la souplesse et la force du genre épistolaire, qui inclut plus ou moins tous les autres genres. Grégoire ne dit-il pas, à la fin de la Lettre 4 : « Mes propos sont peut-être trop longs pour une lettre, mais ils sont plus courts qu’une comédie » ?
27L’exercice littéraire conflictuel au goût homérique amène en effet de façon surprenante à la description sérieuse, nostalgique, au goût biblique, de la vie à Annisa dans la Lettre 6 de Grégoire, qui clôt cette série avec un éloge de Basile, dont Grégoire appelle l’aide spirituelle, en insistant, comme pour gommer ses railleries des Lettres 4 et 5, sur l’amitié qu’il lui porte, qu’il soit présent ou absent. La description enthousiaste de la vie menée par les moines et par lui-même quelque temps sous la houlette de Basile, en court écho à la règle de vie exposée longuement par celui-ci dans la Lettre 2, trouve ici sa place non pour instruire Basile évidemment, mais au-delà du destinataire, le lecteur, l’auditeur potentiel, souvent incité, de façon plus ou moins directe, à une conversion.
28Ce lecteur instruit, païen ou chrétien, amateur de beau langage, sera d’autant plus attentif à cet appel qu’il aura assisté à une excellente joute littéraire, bénéficié de descriptions plaisantes, mais aussi rencontré l’un de ses auteurs favoris, Homère, et son héros universel, Ulysse.
Notes de bas de page
1 Basile de Césarée, Lettres, 3 vol., éd. et trad. Y. Courtonne, CUF ; Grégoire de Nazianze, Lettres, éd. et trad. P. Gallay, CUF, 1967.
2 Basile commença ses études à Constantinople, Grégoire à Alexandrie.
3 Discours 43, 14-24, dans Discours 42-43, éd. et trad. J. Bernardi, SC 384, 1992 ; Autobiographie, dans Œuvres poétiques. Poèmes personnels II, 1, 11, vers 211-262, éd. A. Tuilier, G. Bady, trad. J. Bernardi, CUF, 2004.
4 Discours 43, 14 ; cf. Autobiographie, vers 211. Voir le récit du séjour dans cette ville, ibid., vers 212-262 ; Discours 43, 15-23 ; Sur ses épreuves, Œuvres poétiques, II, 1, vers 96-99.
5 Voir Calvet-Sebasti Marie-Ange, « L’affaire de Sasimes vue par Grégoire de Nazianze », dans L’historiographie de l’Église des premiers siècles (Actes du deuxième Colloque international d’Études patristiques, Université François-Rabelais, Tours, sept. 2000), éd. par B. Pouderon et Y.-M. Duval, Théologie Historique, 114, Paris, Beauchesne, 2001, p. 481-497 ; Ead., « Les lettres d’un témoin désabusé : Grégoire de Nazianze », dans La présence de l’histoire dans l’épistolaire (Actes du colloque de Tours, Université François-Rabelais, 24-26 nov. 2010), éd. par P. Laurence & F. Guillaumont, coll. « Perspectives littéraires », Presses universitaires François-Rabelais, Tours, 2012, p. 419-431.
6 Aélius Théon, Progymnasmata 7 : La description, 120, 9-10, éd. et trad. par M. Patillon, CUF, 1997.
7 Lettre 3.
8 Voir Grégoire de Nysse, Vie de sainte Macrine, éd. et trad. par P. Maraval, SC 178, 1971.
9 Jérôme de même tente vainement d’attirer près de lui au désert son condisciple et ami Héliodore : Lettres, t. I, 14, éd. et trad. J. Labourt, CUF, 1949.
10 Voir l’ekphrasis que fait Grégoire de Nysse, frère de Basile, du domaine (Ouanôta) de son correspondant, le scholasticos Adelphios : Lettre 20, éd. et trad. par P. Maraval, SC 363, 1990.
11 L’île d’Ogygie : Odyssée V, 13-281 ; VII, 243.
12 Sulpice Sévère, auteur latin du même siècle, fait une description comparable de la retraite de saint Martin, Vie de saint Martin, 10, 3, t. I, éd. et trad. par J. Fontaine, SC 133, 2004 (1967) : « Cette retraite était si écartée qu’elle n’avait rien à envier à la solitude d’un désert. D’un côté, en effet, elle était entourée par la falaise à pic d’un mont élevé, et le reste du terrain était enfermé dans un léger méandre du fleuve Loire ; il n’y avait qu’une seule voie d’accès, et encore fort étroite. »
13 Voir, dans la Lettre 20 de Grégoire de Nysse, la description du fleuve Halys.
14 Lettre 4, 1.
15 Région de la Cappadoce où se trouve Arianze, propriété familiale de Grégoire de Nazianze.
16 Lettre 2. Cf. Sidoine Apollinaire, Lettre 8, à Candidianus (de 467), répondant à des propos humoristiques de son ami à propos de Lyon, la ville de Sidoine, par une ekphrasis très ironique, de Céséna, où vit son ami (Sidoine Apollinaire, tome II, Lettres, Livres I-V, éd. et trad. par A. Loyen, CUF, 1970).
17 Aelius Théon, Progymnasmata 7 : La description, 120, 4.
18 Lettre 4, 3.
19 Odyssée XI, 12-19.
20 Matthieu 7, 14.
21 Odyssée VIII, 492.
22 Ibid., VIII, 59-61.
23 Ibid., IX, 84-105.
24 Voir Calvet-Sebasti M.-A., « Les lettres d’un témoin désabusé », art. cit.
Auteur
HISoMA, CNRS-Université Lyon II
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les écritures de la douleur dans l’épistolaire de l’Antiquité à nos jours
Patrick Laurence et François Guillaumont (dir.)
2010