Les polémiques dans la correspondance de Pline le Jeune
p. 195-205
Texte intégral
1Pline est certes un homme qui par tempérament recherche le consensus plutôt que la polémique. Il essaie d’instaurer un mode de relations sociales reposant sur la confiance, il a la volonté d’éviter le dénigrement (cf. VIII, 22), sans doute parce qu’il voit un lien entre la malveillance et les périodes de tyrannie ; et quand il critique quelqu’un, directement ou indirectement, il préfère ne pas le nommer (VIII, 22, 4 ; IX, 12, 1 ; IX, 27, 2). Néanmoins Pline n’était pas un faible, et il a été amené parfois à prendre parti énergiquement. Deux séries de lettres manifestent une vive hostilité. La première vise Pallas, la seconde Regulus.
2Les deux lettres sur Pallas sont VII, 29 et VIII, 6, datables de 107 et 107-108. La seconde, particulièrement longue, est explicitement la suite de la première, et elle est logiquement adressée au même destinataire, Montanus. Elles ont pour objet, la première l’épitaphe de Pallas sur son tombeau sur la route de Tibur, la seconde le détail du sénatus-consulte dont il est question dans l’épitaphe : il s’agit des honneurs conférés à l’affranchi de l’empereur Claude par le Sénat, qui lui accorde en 52 les insignes prétoriens et une somme de quinze millions de sesterces, et décide l’affichage de cette décision devant la statue cuirassée de Jules César ; Pallas cependant refuse l’argent et se contente des insignes prétoriens1. On laissera de côté les questions historiques, si ce n’est pour préciser que Pline ignore les circonstances et les causes directes de l’événement2. La lettre se concentre sur ses propres réactions, à savoir une indignation virulente :
Imaginare Pallantem uelut intercedentem senatus consulto moderantemque honores suos et sestertium centies quinquagies ut nimium recusantem, cum praetoria ornamenta tamquam minus recepisset ; imaginare Caesarem liberti precibus uel potius imperio coram senatu obtemperantem (imperat enim libertus patrono, quem in senatu rogat) ; imaginare senatum usquequaque testantem merito libenterque se hanc summam inter reliquos honores Pallanti coepisse decernere et perseueraturum fuisse, nisi obsequeretur principis uoluntati, cui non esset fas in ulla re repugnare.3
3Et Pline conclut : Quam iuuat quod in tempora illa non incidi, quorum sic me tamquam illis uixerim pudet4 ! La violence du vocabulaire est remarquable : la décision du Sénat est qualifiée de dedecus (VIII, 6, 3 et 14) et de turpitudo (VIII, 6, 15), les sénateurs sont devenus des esclaves (serui, VIII, 6, 4), il aurait fallu après un tel acte purifier la Curie (5 : nec expiata postea curia est, VIII, 6, 5) ; quant à Pallas, il est traité de caenum, sordes, furcifer, « pendard, coquin » (VII, 29, 3), et son ancienne condition servile est plusieurs fois rappelée (seruus, VIII, 6, 4 et 16 ; mancipium, VIII, 6, 14).
4Que stigmatise finalement Pline ? Une situation aberrante et scandaleuse qui résulte de l’orgueil du parvenu Pallas, de la lâcheté du Sénat, de la faiblesse de Claude (cf. VIII, 6, 15 : ut uellent in oculis omnium figi Pallas insolentiam suam, patientiam Caesar, humilitatem senatus). Un affranchi reçoit des éloges qui ne lui reviennent pas, à la fois en raison de son statut social et de son absence de mérites. De plus, au mépris de toute hiérarchie ou plutôt par une sorte d’inversion des valeurs, les sénateurs et l’empereur sont allés jusqu’à s’humilier devant lui en le suppliant d’accepter le don de quinze millions de sesterces que, comble d’arrogance (VIII, 6, 9), il a dédaigné.
5Pline est conservateur, on le sait, et ne supporte pas que les distinctions fondamentales de la société soient bouleversées. Il déplore par ailleurs l’indignité et l’abaissement du Sénat. Mais il les connaît. Dans la lettre VIII, 14, il évoque à propos du Sénat la priorum temporum seruitus (VIII, 14, 2), c’est-à-dire celle de l’époque de Domitien, et il précise :
Iidem prospeximus […] curiam trepidam et elinguem, cum dicere quod uelles periculosum, quod nolles miserum esset, […] cum senatus aut ad otium summum aut ad summum nefas uocaretur, et modo ludibrio modo dolori retentus numquam seria, tristia saepe censeret. Eadem mala iam senatores, iam participes malorum multos per annos uidimus tulimusque.5
6Ce qui est donc étonnant, c’est que Pline tempête à ce point pour une affaire vieille de plus de cinquante ans. Manifestement, l’enjeu doit être plus important. À travers Pallas, c’est l’ensemble du règne de Claude qui est l’objet de sa critique. Les deux lettres servent donc à faire connaître l’hostilité de Pline à un règne qui a été marqué par la toute-puissance des affranchis. De même, la lettre V, 5, consacrée à la mort de Gaius Fannius, qui écrivait un ouvrage sur les crimes de Néron, exprime clairement l’opinion qu’a Pline de cet empereur.
7La deuxième série de lettres porte sur Regulus. Aquilius Regulus est moins connu que Pallas. Délateur sous Néron, il continua ses activités sous Domitien (I, 5, 1 : sub quo non minora flagitia commiserat quam sub Nerone, sed tectiora). C’était un des protecteurs de Martial, qui évidemment lui décerne des éloges (cf. I, 111), et un ennemi farouche du parti stoïcien. Tacite nous fait indirectement de lui un portrait peu flatteur (Histoires IV, 42), mais ne lui nie pas le talent oratoire (Dialogue des orateurs 15, 1)6.
8Regulus est le sujet de cinq lettres (I, 5 ; II, 20 ; IV, 2 ; IV, 7 ; VI, 2)7. Ce poids quantitatif exceptionnel dans la correspondance de Pline confère au personnage un relief particulier. La lettre II, 20 présente Regulus dans une de ses activités favorites, la chasse aux testaments, au cours de trois épisodes ; c’est ainsi que ce personnage ex paupere et tenui ad tantas opes per flagitia processit (II, 20, 13), ce qui n’a rien d’étonnant dans une ville où depuis longtemps le vice est plus récompensé que la vertu, in ea ciuitate, in qua iam pridem non minora praemia, immo maiora nequitia et improbitas quam pudor et uirtus habent (II, 20, 12).
9La lettre IV, 2 relate les réactions de Regulus à la mort de son fils et rappelle à cette occasion plusieurs de ses manœuvres indignes. La lettre IV, 7 continue sur le même sujet, critique l’excès des démonstrations de chagrin de Regulus et suggère de l’affectation de sa part ; Pline dérive ensuite et passe à ses faibles qualités comme orateur ; il cite Herennius Senecion, qui disait de lui, en détournant le mot de Caton : orator est uir malus dicendi imperitus, « cet orateur est un méchant homme qui ignore l’art de la parole » (IV, 7,5).
10La lettre VI, 28, qui date de 106-107, doit être de peu postérieure à la mort de Regulus. Pline y déclare que dans les procès celui-ci lui manque parfois, parce qu’il aimait son sérieux ; il indique au passage quelques étranges pratiques judiciaires de Regulus. Il ajoute néanmoins qu’il a bien fait de mourir, même si sous le prince actuel (Trajan) il n’aurait plus eu l’occasion de nuire.
11Mais la lettre la plus importante sur Regulus est la lettre I, 5. Nous sommes en janvier 97, donc après l’assassinat de Domitien. Regulus est devenu craintif et humble (timidiorem, humiliorem, I, 5, 1). Pline rappelle combien il s’était acharné contre le stoïcien Junius Arulenus Rusticus, condamné et exécuté en 939, avec quelle hargne il déchire encore Herennius Senecion, qui avait subi le même sort (mais cette fois le délateur était Mettius Carus, dont nous reparlerons, non Regulus). Il s’étend plus longuement sur le fait que Regulus avait mis sa vie à lui en danger en lui demandant dans un procès public ce qu’il pensait de Mettius Modestus, un personnage alors relégué par Domitien (is tunc in exsilio erat, a Domitiano relegatus, I, 5, 5). Les temps ayant changé, Regulus maintenant cherche à se réconcilier avec Pline. Celui-ci ne s’engage pas, il veut rester libre de ses mouvements et attend le retour de son ami Junius Mauricus (frère de Junius Arulenus Rusticus), exilé par Domitien et qui reviendra en effet en 97 (cf. I, 14). Pline veut donc (ou feint de vouloir) prendre l’avis de son ami Junius Mauricus, pour savoir s’il engagera une action contre Regulus. On ignore s’il l’a finalement fait, mais en tout cas Regulus ne fut pas condamné puisqu’il mourut tranquillement, avant 106-107.
12Au cours de l’année 97, Pline intervint au Sénat contre le sénateur Publicius Certus10, qui avait contribué à la condamnation d’Helvidius Priscus le Jeune en 93 (IX, 13). Celui-ci avait composé sous Domitien un ballet sur Pâris et Oenone où l’empereur vit une allusion à son divorce avec Domitia. Accusé devant le Sénat, il avait été condamné à mort. Pline, qui était l’ami d’Helvidius (Fuerat alioqui mihi cum Heluidio amicitia, quanta potuerat esse cum eo, qui metu temporum nomen ingens paresque uirtutes secessu tegebat, IX, 13, 3), n’avait rien pu ou rien osé faire pour le défendre. Plus tard cependant il chercha à obtenir le châtiment de Publicius Certus, à la fois pour venger les victimes et se mettre lui-même en avant (materiam insectandi nocentes, miseros uindicandi, se proferendi, IX, 13, 2). Or le Sénat refusa catégoriquement d’engager des poursuites contre le délateur. Deux raisons, au vu de la lettre, justifiaient ce refus. D’abord, une volonté de tourner la page et d’oublier le passé : Salui simus qui supersumus, dit un sénateur11. Ensuite, le pouvoir et les appuis que conservait Publicius Certus, qui était apparemment consul désigné (IX, 13, 10-11). Lacessis hominem iam praefectum aerarii et breui consulem, praeterea qua gratia, quibus amicitiis fultum !, fait remarquer à Pline un consulaire de ses amis. Finalement Pline obtint un succès surtout moral dont il fut satisfait : on le félicita, et Publicius Certus fut remplacé dans la préfecture de l’aerarium Saturni12 et n’obtint pas le consulat (IX, 13, 21 et 23). Par la suite Pline reprit et amplifia le texte de son discours et le publia, c’est le De Heluidii ultione (libellos meos de ultione Heluidii, VII, 30, 5 ; libros quos de Heluidi ultione composui, IX, 13, 1). L’anecdote est en tout cas significative. Dans la pratique peu de délateurs furent inquiétés, même si Pline dans le Panégyrique de Trajan (34-35) affirme le contraire.
13La lettre IV, 22 nous le confirme. À un dîner avec l’empereur (Trajan), en 104-105, la conversation tombe sur Catullus Messalinus, un délateur du règne de Domitien mort peu avant l’assassinat de celui-ci13. L’empereur demande ce qui lui serait arrivé s’il vivait encore (Quid putamus passurum fuisse, si uiueret ?), et Junius Mauricus, un des convives, répond : « Il dînerait avec nous » (IV, 22, 6). Les problèmes d’épuration (en l’occurrence son absence) sont de tous les temps.
14Un dernier délateur intervient dans la correspondance et la vie de Pline, Mettius Carus14. C’est lui qui causa la perte d’Herennius Senecion et l’exil de Fannia, femme d’Helvidius Priscus (VII, 19). Et il avait ou aurait transmis à Domitien une dénonciation visant Pline lui-même, qu’on trouva dans les papiers du tyran après sa mort (VII, 27, 14). La chose n’est pas invraisemblable, dans la mesure où Pline avait des amis, on l’a dit, dans le groupe de l’opposition stoïcienne à Domitien (cf. III, 11, 3).
15Le délateur cristallise certes ce que Pline abhorre. Mais il est possible aussi qu’il insiste sur les délateurs pour faire oublier son propre comportement passé. Pline est très discret sur ses relations avec Domitien. Il ne nous a laissé aucune lettre antérieure à 96. Il ne précise pas non plus quelle a été son attitude lorsque le Sénat décida de condamner la mémoire de Domitien. Il dit seulement ceci, dans le Panégyrique de Trajan 95, 3-4 :
cursu quodam prouectus ab illo inuidiosissimo principe, antequam profiteretur odium bonorum, postquam professus est, substiti ; quum uiderem, quae ad honores compendia paterent, longius iter malui.15
16On peut se demander où Pline place le tournant : en 89, puisque, si l’on en croit Suétone (Vies des douze Césars, « Domitien » 10), la révolte d’Antonius Saturninus accrut la férocité du prince, ou plutôt en 93, quand Domitien fit exécuter Junius Arulenus Rusticus, Herennius Senecion, Helvidius Priscus le Jeune et bannit de Rome les philosophes ? Mais la chose n’a pas beaucoup d’importance, parce que de toute façon Pline ment.
17Même s’il y a des divergences sur sa carrière, on peut la reconstituer ainsi pour la période concernée : il obtint la questure en 89, sans doute comme candidatus Caesaris (la lettre II, 9, 1-2 le suggère), le tribunat en 92, la préture en 93 avec remise d’une année par dispense impériale (VII, 16, 2), et la préfecture de l’aerarium militare de 94 à 96, peut-être jusqu’à la mort de Domitien. Pline ne s’est donc nullement arrêté dans la carrière des honneurs et n’a pas cherché à se dérober à la faveur du prince. Qu’il ne soit pas passé directement de la préture au consulat n’a rien d’étonnant, puisque c’était un privilège réservé aux seuls patriciens16. Mais il a continué sa carrière normalement. Significatif en revanche, on y reviendra, même s’il ne faut pas abuser des arguments a silentio, le fait que la charge de praefectus aerarii militaris, mentionnée par une inscription (CIL V, 5262), soit passée sous silence dans le Panégyrique et les Lettres : Pline ne tenait pas à rappeler qu’il avait été au service de Domitien jusqu’à la fin de son règne ou presque. En revanche, il souligne avec complaisance qu’il fut chargé en 93 par le Sénat de soutenir en justice les intérêts de la Bétique contre l’ancien gouverneur de la province, Baebius Massa, délateur proche de Domitien (VII, 33)17, et revient sur les dangers qu’il a courus en cette circonstance, en les exagérant peut-être (III, 4, 6). Il rappelle que la même année, malgré les risques et alors qu’il était menacé lui-même (cum… tot circa me iactis fulminibus quasi ambustus, mihi quoque impendere idem exitium certis quibusdam notis augurarer), il a aidé le philosophe Artémidore, au moment où l’empereur expulsait de Rome les philosophes (III, 11). Il laisse entendre que son éloquence et son amitié pour les gens de bien lui ont fait du tort et l’ont mis en danger (IV, 24, 4-5, voir aussi V, 1, 7 et V, 14, 6).
18Pline nous dit lui-même (III, 11, 2) qu’il était préteur quand il a aidé Artémidore, au moment où les philosophes étaient chassés de Rome. C’est donc pendant ou avant sa préture que les opposants stoïciens ont été persécutés et condamnés. Cela ne l’a pas empêché d’être préfet de l’aerarium militaire ensuite. Mais cela explique qu’il ressente une dette à l’égard de Fannia, la veuve d’Helvidius Priscus, et de sa mère Arria la Jeune, elle aussi condamnée à l’exil en 93 et également rappelée par Nerva, et qu’il souhaite avoir le temps de s’en acquitter (Ego solacium relegatarum, ego ultor reuersarum ; non feci tamen paria atque eo magis hanc cupio seruari, ut mihi soluendi tempora supersint, VII, 19, 10). Tacite aussi éprouvait une gêne pour sa conduite passée18.
19Pline a été confronté aux incertitudes des changements de régime. Après l’assassinat de Domitien, il a peut-être connu une brève mise à l’écart. En tout cas en 97 il n’est titulaire d’aucune charge. Lui-même, pour différents motifs mais notamment pour faire oublier son passé, attaquait le délateur Publicius Certus ; on comprend alors que le Sénat ne l’ait pas suivi. Et surtout, dressant ensuite dans ses Lettres son portrait pour la postérité, il a laissé de côté tout ce qui pouvait rappeler sa compromission avec le tyran et a réécrit sa carrière. Mais contrairement à ce qu’il affirme dans le Panégyrique (95, 4 : inuisus pessimo [principi] fui), il n’était nullement mal vu sous Domitien.
20Cependant on aurait tort de reprocher à Pline d’avoir servi Domitien. Souvent, nous qui vivons à l’abri de l’arbitraire dans des démocraties, nous exigeons des autres, du haut de notre bonne conscience, qu’ils soient des héros ou regrettons qu’ils ne l’aient pas été. Mais tant qu’on n’a pas été confronté à l’épreuve, on ne peut être sûr d’être courageux. Et à l’époque de Pline, un grand personnage qui n’était pas satisfait par le régime politique ne pouvait partir en Suisse ou aux États-Unis. Il n’y avait pas de choix. Le retrait dans l’otium était assimilé à une forme d’opposition, au reste stérile ; quant aux provocations stoïciennes, elles ne nuisaient qu’à leurs auteurs. Tacite n’a pas agi différemment et a fait lui aussi carrière avec l’appui de Domitien, qui semble même avoir accéléré sa carrière19. Et d’une certaine façon, comme Tacite, Pline avait raison de collaborer. Car les empereurs peuvent avoir leurs fantaisies, l’administration reste, et elle assure la stabilité. En assumant des charges publiques, même sous un tyran, Pline, qui avait des qualités de gestionnaire, était donc fidèle au rôle traditionnel des élites dans l’Antiquité.
21Ce qui est certain, c’est que Pline, bien en cour sous les Antonins, a cherché, comme Tacite20, à minimiser le rôle qu’il avait joué sous Domitien. Pour cela il s’en est pris violemment à Regulus et aux autres délateurs qui sévissaient sous son règne (voir Panégyrique de Trajan 34-42), en faisant d’eux les symboles odieux d’une époque révolue. Cette insistance est à mettre en rapport avec le silence sur la praefectura aerarii militaris. S’il ne dit pas qu’il a exercé cette charge avant d’être préfet de l’aerarium Saturni à partir de 98, c’est, comme l’a excellemment montré Adalberto Giovannini21, qu’il a voulu cacher à la postérité qu’il a mis au service de Domitien son expérience et son autorité en matière de droit successoral. En effet les successions représentaient une part importante des ressources du Trésor22. Or Pline possédait de grandes compétences dans ce domaine grâce à son activité au tribunal des centumuiri, qui s’occupait précisément des affaires de succession. Adalberto Giovannini va plus loin. De par sa fonction, Pline a accepté de dénoncer les inévitables tentatives de fraude sur les successions, et d’examiner les délations faites au nom de la loi Papia Poppaea sur le droit de tester et d’hériter. Car on associe toujours les délateurs à la lex maiestatis. Mais Pline dans le Panégyrique de Trajan (34, 1) lie explicitement l’action des délateurs aux héritages : à cause d’eux, nulla iam testamenta secura (erant). Et plusieurs sources antiques nous attestent que les délateurs intervenaient à ce propos. Par ailleurs, le crime de lèse-majesté pouvait s’appliquer à toute sorte de délits qui n’étaient pas nécessairement politiques, et il s’ajoutait souvent à d’autres accusations relevant du droit commun23.
22Pline est-il condamnable pour avoir agi comme il l’a fait ? Cela dépend de la manière dont on juge la politique de Domitien, comme l’a montré Adalberto Giovannini24. Si Domitien a arbitrairement persécuté la classe dirigeante pour alimenter le Trésor tout en se débarrassant de ses ennemis, Pline, en se faisant son complice, est autant à blâmer que Regulus ou Publicius Certus. Mais si Domitien a été un empereur avisé, particulièrement attentif à l’équilibre des finances et à l’application de la justice, sans se soucier de déplaire à la classe dirigeante (ce qui ne signifie pas qu’il n’ait pas eu de torts), Pline n’a pas démérité en collaborant loyalement avec lui. La seconde solution semble la plus plausible, si l’on garde à l’esprit combien nos sources sont partiales. Après la mort de Domitien, Pline l’a dénigré, par un opportunisme sans doute peu élégant mais que les circonstances imposaient : tout autre discours était alors exclu.
23De même que l’affranchi Pallas symbolisait les méfaits du règne de Claude, les délateurs symbolisent la tyrannie de Domitien. Mais Pline est beaucoup plus impliqué dans le second cas, parce qu’il présente un lien essentiel avec sa propre vie. Et sa cible principale, Regulus, à la fois délateur et captateur de testaments, concentre sur sa personne ce qu’on pouvait reprocher à Pline d’avoir fait sous Domitien, non certes dans son propre intérêt, mais dans celui du Trésor. Regulus est le double en négatif de Pline, et a été son rival jusque dans l’éloquence. On comprend que Pline ait tellement soigné son portrait.
Notes de bas de page
1 Voir sur ces deux lettres Pavis D’Escurac Henriette, « Pline le Jeune et l’affranchi Pallas (Ep. 7, 29 ; 8, 6) », Index, t. 13, 1985, p. 313-325 ; Storchi Marino Alfredina, « Tra fonti documentarie e letteratura. Il caso di Pallante : da insolens a sublimatus », dans Mathesis e Philia. Studi in onore di Marcello Gigante, a cura di S. Cerasuolo, Napoli, Pubblicazioni del Dipartimento di Filologia Classica dell’Università degli Studi di Napoli Federico II, 1995, p. 187-214 ; Méthy Nicole, Les Lettres de Pline le Jeune. Une représentation de l’homme, Paris, PUPS, 2007, p. 154-160 ; Chelotti Marcella, « I due volti di Pallante, liberto imperiale », dans La communicazione nella storia antica. Fantasie e realtà, a cura di M. G. Angeli Bertinelli e A. Donati (= Serta antiqua et mediaevalia 11), Roma, Bretschneider, 2008, p. 139-151.
2 Méthy N., Les Lettres de Pline le Jeune, op. cit., p. 156.
3 VIII, 6, 11-12 : « Imagine Pallas s’opposant en quelque sorte au sénatus-consulte, limitant les honneurs qu’on lui proposait, refusant les quinze millions de sesterces comme si c’était trop, alors qu’il acceptait les honneurs prétoriens comme si c’était moins ; imagine l’empereur obéissant aux prières de son affranchi ou plutôt à ses ordres devant le Sénat (un affranchi en effet qui prie son patron au Sénat lui donne des ordres en réalité) ; imagine le Sénat attestant d’une manière absolue que c’est à juste titre et de son plein gré qu’il a entrepris d’accorder à Pallas cette somme parmi d’autres distinctions, et qu’il aurait maintenu sa décision s’il n’avait obéi à la volonté du prince, auquel il est interdit de s’opposer en quoi que ce soit ».
4 VIII, 6, 17 : « Comme il me plaît de n’être pas tombé à ces époques dont j’ai honte comme si j’y avais vécu ! »
5 VIII, 14, 8-9 : « Nous-même nous avons regardé de loin […] la curie tremblante et muette, où dire ce qu’on voulait était dangereux, dire ce qu’on ne voulait pas lamentable, […] quand le Sénat était réduit au comble de l’inaction ou du crime et, conservé tantôt comme objet de moquerie tantôt comme souffre-douleur, ne prenait jamais de décisions sérieuses, mais souvent des décisions sinistres. Ces mêmes maux, une fois sénateur et partie prenante, nous les avons vus et subis pendant de nombreuses années ».
6 Sur Aquilius Regulus, voir Rivière Yann, Les délateurs sous l’Empire romain, Rome, École française de Rome, 2002, p. 508-509.
7 Voir sur ces lettres Méthy N., Les Lettres de Pline le Jeune, op. cit., p. 142-149, et pour la première Ludolph Matthias, Epistolographie und Selbstdarstellung. Untersuchungen zu den ’Paradebriefen’ Plinius des Jüngeren, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1997, p. 142-166.
8 Sur cette lettre en partie ironique, voir Dangel Jacqueline, « Anaphore, cataphore et cohérence du sens : le cas particulier de la polémique en texte caché (Plin. epist. 6, 2) », dans Anaphore, cataphore et corrélation en latin, éd. par C. Bodelot, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2004, p. 143-156.
9 Voir Jones Brian W., The Emperor Domitian, London and New York, Routledge, 1992, p. 186-187.
10 Sur Publicius Certus, voir Rivière Y., Les délateurs sous l’Empire romain, op. cit., p. 540-541.
11 IX, 13, 7 : « Qu’on nous laisse saufs, nous qui avons survécu ».
12 Il y avait deux préfets de l’aerarium Saturni (voir Corbier Mireille, L’Aerarium Saturni et l’Aerarium militare. Administration et prosopographie sénatoriale, Rome, École Française de Rome, 1972) : le limogeage de Publicius Certus, et la promotion de l’autre préfet au consulat, permirent à Pline et à son ami Cornutus Tertullus d’accéder à cette charge en janvier 98 (cf. X, 3, 1). Pline bien sûr n’indique pas le lien entre ces différents événements.
13 Sur Catullus Messalinus, voir Rivière Y., Les délateurs sous l’Empire romain, op. cit., p. 514.
14 Sur Mettius Carus, voir Rivière Y., Les délateurs sous l’Empire romain, op. cit., p. 530-531.
15 Panégyrique de Trajan 95, 3-4 : « Poussé dans la carrière des honneurs par le plus odieux des empereurs avant qu’il eût affiché sa haine des honnêtes gens, je me suis arrêté après qu’il l’eut affichée ; voyant quels raccourcis ouvraient aux honneurs, j’ai préféré une route plus longue ».
16 Pline le Jeune, Lettres, t. I, texte établi, traduit et commenté par H. Zehnacker, Paris, Les Belles Lettres, 1979, p. xiv.
17 Sur Baebius Massa, voir Rivière Y., Les délateurs sous l’Empire romain, op. cit., p. 511.
18 Tacite, Œuvres complètes, textes traduits, présentés et annotés par P. Grimal, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. xxii. Il écrit en effet dans la Vie d’Agricola 45, 2 : « Bientôt, ce sont nos propres mains qui conduisirent Helvidius en prison ; c’est nous qui arrachâmes [passage corrompu, mais dont le sens est clair] l’un à l’autre Mauricus [Junius Mauricus] et Rusticus [son frère Junius Arulenus Rusticus], nous que Senecion couvrit de son sang innocent ».
19 Ibid., p. xx.
20 En rappelant les injustices dont Agricola avait été l’objet, en suggérant que peut-être Domitien l’avait fait assassiner, Tacite faisait de lui-même, par ricochet, une victime du despote assassiné, voir ibid., p. xxii.
21 Giovannini Adalberto, « Pline et les délateurs de Domitien », dans Opposition et résistance à l’Empire d’Auguste à Trajan, Entretiens sur l’Antiquité classique, t. XXXIII, Genève, Fondation Hardt, 1987, p. 219-240, notamment p. 235-239. Voir aussi Strobel Karl, « Plinius und Domitian. Der willige Helfer eines Unrechtssystems ? Zur Problematik historischer Aussagen in den Werken des jüngeren Plinius », dans Plinius der Jüngere und seine Zeit, herausgegeben von L. Castagna und E. Lefèvre, München-Leipzig, K. G. Saur, 2003, p. 303-314.
22 Giovannini A., « Pline et les délateurs de Domitien », art. cit., p. 223-224.
23 Giovannini A., « Pline et les délateurs de Domitien », art. cit., p. 225-226 et 229-230 ; Rivière Y., Les délateurs sous l’Empire romain, op. cit., p. 27-28.
24 Giovannini A., « Pline et les délateurs de Domitien », art. cit., p. 219-220 et 239.
Auteur
Université Paris Ouest/ArScAn (UMR 7041)
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Patrick Laurence et François Guillaumont (dir.)
2010