Les échos de la guerre civile dans la correspondance de Cicéron pendant l’année 46
p. 159-176
Texte intégral
1Du point de vue de l’historien, l’année 46 comporte trois périodes clairement distinctes. La première, qui est marquée par la guerre en Afrique, se termine avec la victoire de César à Thapsus (6 avril 46), suivie quelques jours plus tard du suicide de Caton à Utique. La victoire de César semble alors complète, puisque Pompée et Caton – ses deux adversaires « historiques » – ont disparu : nommé dictateur pour dix ans, il rentre à Rome où il arrive, semble-t-il, le 25 juillet. En août, il y célèbre quatre triomphes1 et accorde « son pardon » à un certain nombre de Pompéiens repentis2 ; cette seconde période, pendant laquelle les tensions semblent s’apaiser, dure environ cinq mois, jusqu’au départ de César pour l’Espagne – où il va combattre Cn. Pompée – au début du deuxième mois intercalaire3.
2La dernière période de l’année voit la reprise des hostilités et est marquée par l’incertitude qui en découle et qui ne sera levée qu’après Munda (17 mars 45).
3Pendant cette très longue année, Cicéron est quant à lui en Italie et le plus souvent à Rome, dans une situation qu’il expose de façon très claire à P. Nigidius Figulus, dans une lettre qui doit dater du mois d’août4 : bénéficiant de « la très grande bienveillance » (summa humanitas) de César, il est en sécurité ; mais en même temps, il est privé de ses amis – dont il voit les biens dispersés – et de tous ses moyens d’action : il se sent par conséquent réduit à l’impuissance. La guerre civile, envisagée dans ses développements et ses conséquences, constitue donc de fait l’arrière-plan des très nombreuses lettres que Cicéron écrit pendant cette période5 et il serait illusoire de vouloir rendre compte de façon exhaustive dans le cadre de cet article de tous les événements dont elles se font l’écho. J’ai par conséquent choisi de faire porter mon analyse sur les « motifs » (au sens historiographique du terme) dont la récurrence me paraît faire système. Je m’intéresserai dans un premier temps aux échos factuels, c’est-à-dire à l’actualité de la guerre civile ; j’étudierai ensuite, en revenant sur quelques points qui m’apparaissent comme spécifiques de l’année 46, les effets des événements sur la pratique épistolaire de Cicéron à ce moment très particulier de la guerre civile.
Res et tempora : les échos factuels de la guerre civile
Les opérations militaires
4Même si l’année 46 est moins riche que d’autres en opérations militaires, elle est marquée à la fois par la fin de la guerre en Afrique et par la reprise des hostilités en Espagne. Lors de ces deux épisodes, Cicéron est à Rome, en position de spectateur ou plutôt d’observateur. La Ville apparaît, dans ses lettres, comme emplie de rumeurs, qui circulent d’autant plus qu’elles sont totalement incontrôlables6. Or il lui est indispensable d’avoir des certitudes pour adapter sa conduite à la situation7. Sa correspondance témoigne alors des efforts qu’il fait pour obtenir des informations sûres par le biais d’amis qu’il considère comme les mieux placés pour en avoir : les deux lettres qu’il écrit en septembre (ou octobre) à Q. Cornificius, qui est légat de César en Cilicie, visent ainsi avant tout à savoir ce qu’il en est de la tentative faite par Q. Caecilius Bassus pour soulever les troupes du gouverneur césarien de Syrie, S. Julius, et dont la conséquence pourrait être d’ouvrir un nouveau front8. C’est aussi sur une demande explicite d’informations concernant les opérations militaires que se conclut l’une des deux lettres à Trebonius, parti rejoindre César en Espagne9. La réponse de Trebonius ne figure pas dans notre corpus, mais il est évident que c’est grâce à la correspondance qu’il entretient avec certains Césariens que Cicéron dispose d’informations précises sur la guerre d’Espagne – comme le nombre de légions dont dispose Cn. Pompée et les circonstances de la mort de P. Curtius –, dont il fait lui-même profiter ses correspondants10. Il est inutile de s’attarder sur ce point : la recherche et la diffusion d’informations constituent les fonctions les plus courantes et les plus traditionnelles de l’épistolaire.
5Mais en fait il est rare que les lettres de 46 nous livrent des informations de cette nature : au total, on y trouve assez peu d’échos des opérations militaires et cela n’est sans doute pas entièrement dû au fait qu’elles n’occupent que le début et la fin de la période considérée et que le théâtre des opérations soit éloigné de Rome. Cet effacement des opérations militaires correspond à une position que Cicéron expose, en des termes identiques, aussi bien avant Thapsus, dans une lettre à L. Mescinius Rufus (son ancien questeur en Cilicie) qu’avant Munda, dans une lettre à A. Manlius Torquatus, et qui peut se résumer ainsi : les causes défendues par chacun des deux partis sont certes différentes, mais le parti vainqueur, quel qu’il soit, abusera de la victoire11. Dans la mesure donc où la victoire conduira, selon le cas, au massacre (caedes) ou à la servitude (seruitus)12, le déroulement et l’issue des combats ont en eux-mêmes une importance relative qu’illustre, pour ainsi dire concrètement, leur place dans la correspondance. Dans le cas de la guerre d’Espagne, ce détachement est d’autant plus remarquable qu’une lettre de C. Cassius Longinus témoigne de l’inquiétude provoquée à Rome par la perspective de la victoire de Cn. Pompée, présenté comme fou et cruel13.
La situation à Rome et en Italie : les mesures de César
6Au nombre des échos factuels de la guerre civile présents dans la correspondance, les plus nombreux sont ceux qui concernent la situation à Rome et en Italie : leur nombre est tel qu’il serait fastidieux de vouloir en faire un relevé complet. Je me bornerai donc à en donner quelques exemples qui me paraissent significatifs.
7Il faut évidemment signaler tout d’abord une mention qui revient comme un leitmotiv : c’est celle du trouble et de la confusion qui touchent l’État (uis et mutatio omnium rerum atque temporum14), présenté comme étant « sens dessus dessous » (at in perturbata re p. uiuimus. – Quis negat ?15) ou bien « en miettes », plongé dans les ténèbres et réduit à des décombres (Dices : « quid me ista res consolatur in tantis tenebris et quasi parietinis rei publicae ? »16) ; le droit n’y est plus respecté (a iure discessum est17) et il en résulte que l’on ne peut savoir ce que l’avenir réserve. Par delà ces déclarations générales, toutes marquées du sceau de la déploration mais qui restent – volontairement – extrêmement vagues, une lettre à Paetus nous donne un exemple concret de la manière dont fonctionnent les institutions romaines en cette période : sur un ton mi-indigné, mi-amusé, Cicéron s’y plaint que les familiers de César rédigent des décrets sans consultation du Sénat et n’hésitent pas, au besoin, à les signer de son nom, alors qu’il en ignore tout, ce qui lui vaut des lettres de reconnaissance de roitelets orientaux dont il ignorait jusqu’à l’existence18.
8Les mesures prises par César au cours de son séjour à Rome sont évidemment évoquées dans nombre de lettres et en particulier celle dont les conséquences sont les plus sensibles, à savoir le lotissement de certaines parties du territoire italien en faveur des vétérans. Cicéron ne peut manquer de s’y intéresser de près puisque, comme il le dit à Paetus19, cette mesure touche les territoires de Véies et de Capène qui ne sont pas très éloignés de Tusculum. Mais les échos les plus nombreux résultent des liens que Cicéron entretient, en tant que patron, avec un certain nombre de municipes ou d’individus. C’est ainsi qu’il intervient auprès des légats chargés de l’opération par César au nom des habitants de Volterra20 ou de ceux d’Atella21, ou encore pour soutenir les revendications d’un certain nombre de personnages, comme ce C. Curtius qui possède des terres à Volterra22. Il est à noter que dans l’ensemble de ces lettres le principe des distributions de terres aux vétérans n’est jamais remis directement en cause. Une telle modération peut étonner, mais elle tient d’une part au fait que Cicéron voit la mesure comme l’une des concessions que César, en tant que vainqueur dans une guerre civile, est contraint de faire à ses partisans23, d’autre part au genre des lettres en question : il s’agit de lettres de sollicitation, expression habituelle des officia épistolaires, dans lesquelles il vise l’efficacité, ce qui exclut la critique. Il y développe donc les arguments juridiques qui lui paraissent de nature à obtenir qu’une exception soit faite au profit de ceux pour lesquels il intervient.
9Deux autres mesures de César, les dispositions prises pour régler la question des dettes et la loi somptuaire promulguée pour limiter les frais de table, sont évoquées sur un ton beaucoup plus léger. Les dispositions prises en faveur des débiteurs24 constituent un sujet de plaisanteries entre Cicéron et Paetus. Tandis que son ami, nous le comprenons par les réponses qui lui sont faites, se plaint d’avoir été ruiné par la mesure de César, Cicéron le menace de venir dîner chez lui pour le ruiner plus encore ou l’invite au contraire, feignant la compassion, à venir le rejoindre à Rome pour y faire bombance25. La loi somptuaire fait, quant à elle, l’objet de la très célèbre lettre dans laquelle Cicéron raconte par le menu (si l’on me permet ce jeu de mots) à M. Fabius Gallus comment les plats à base de légumes, sur lesquels se sont rabattus les gourmets pour ne pas dépasser le plafond des dépenses fixé par la loi, lui ont valu des nausées et une mémorable diarrhée26. Ces lettres sont souvent citées comme des exemples d’humour cicéronien ; mais l’humour est en l’occurrence une façon de masquer la critique et évite de se prononcer sur le fond.
10Reste la question des quatre triomphes célébrés par César au mois d’août. Cicéron, qui évoque au moins les deux premiers dans le Pro Marcello27, n’y fait dans ses lettres aucune allusion en dehors de la reprise parodique de la formule ueni, uidi, uici sous la forme uidi, cognoui, interfui28 ; et encore est-ce pour annoncer à T. Ampius Balbus que César lui a pardonné. À la différence des discours officiels, la correspondance donne à Cicéron la liberté de ne pas évoquer un événement sur lequel il aurait sans aucun doute beaucoup à dire, mais à propos duquel tout commentaire impliquant une prise de distance critique, même avec humour comme c’est le cas pour les Ludi Victoriae Caesaris29, serait considéré comme une attaque contre César. Dans un certain nombre de cas, c’est dans le silence de Cicéron que se trouve l’écho de la guerre civile.
Les spécificités des lettres de l’année 46
Les exposés rétrospectifs
11L’une des spécificités, depuis longtemps notée, des lettres de l’année 46 est la fréquence avec laquelle Cicéron, dans le cadre d’exposés rétrospectifs, ramène ses correspondants à l’époque de Pharsale30, voire à celle du déclenchement de la guerre civile31. Ces exposés rétrospectifs lui permettent bien entendu de s’expliquer sur les choix qu’il a faits alors et de les justifier. La conclusion du premier en date de ces exposés – celui qui se trouve dans une lettre à M. Marius et qui contient la description, devenue célèbre, de l’atmosphère délétère qui régnait dans le camp pompéien avant Pharsale32 – ne laisse aucun doute sur ce point : haec tecum coram malueram, sed quia longius fiebat, uolui per litteras eadem, ut haberes quid diceres, si quando in uituperatores meos incidisses33. Dans une période qui voit le retour d’un certain nombre d’exilés, Cicéron a évidemment le souci de ne pas apparaître comme un « traître à la cause du Sénat »34 : on le voit clairement lorsque son fils envisage de rejoindre César en Espagne et qu’il marque sa réticence en imaginant ce que l’on pourrait dire : non satis esse si haec arma reliquissemus ? etiam contraria35 ? Mais, ce qui me semble significatif c’est qu’il traite ces passages en historien, c’est-à-dire en fondant son auctoritas en la matière sur son expérience des affaires publiques – comme le veut Polybe36 – et en suivant à la lettre les règles du genre historique telles qu’il les fait définir par Antoine dans le De oratore37. Le fait est particulièrement évident pour qui lit, à la lumière de ces lois, l’exposé rétrospectif contenu dans la fameuse lettre écrite à A. Caecina pour l’assurer que César lui pardonnera38. Le respect de la première loi de l’histoire – ne rien dire de faux et oser dire tout ce qui est vrai39 – est garanti par la nature même de la relation épistolaire, puisque les événements sont proches et que le destinataire comme les témoins des faits peuvent attester de la véracité d’un exposé dont le but annoncé est de prouver que Cicéron a un don de divination supérieur à celui que Caecina tient de ses ancêtres étrusques40 ; l’ordre chronologique des événements est strictement respecté41 ; pour chaque fait sont mentionnés les intentions, la réalisation et les effets42 ; les faits et les protagonistes sont soumis au jugement de l’auteur43, qui prend bien soin d’écarter par avance tout soupçon de bienveillance ou de haine envers l’un des deux camps44 ; enfin, le style même du passage correspond aux critères du style historique45. Le choix d’un tel traitement s’explique évidemment par le désir qu’a Cicéron d’assurer sa propre place dans l’histoire46 et, dans la même lettre à A. Caecina, il ne manque pas de souligner combien, depuis le début, il a vu juste47. Mais il s’agit aussi pour lui, me semble-t-il, de donner, de par la distanciation qu’impose la méthode historique, une lisibilité aux événements des années antérieures afin d’être en mesure de mieux supporter le présent et l’avenir : une fois définie la cause première de la catastrophe qui s’est abattue sur Rome – avoir voulu décider par les armes d’un problème de droit public48 – les malheurs qui en découlent vous touchent moins parce qu’ils sont prévisibles et l’histoire participe de la consolatio49.
La mort de Caton et la question de l’activité littéraire en période de guerre civile
12Il est intéressant de noter que c’est dans un passage où Cicéron, sans se livrer à un véritable exposé rétrospectif, se félicite d’avoir choisi de ne pas participer aux opérations militaires que l’on trouve la seule référence explicite à un événement dans lequel les Modernes voient l’une des conséquences majeures de la guerre d’Afrique, je veux parler du suicide de Caton à Utique50 :
Quid quaeris ? me quoque delectat consilium. Multa enim consequor : primum, id quod maxime nunc opus est, munio me ad haec tempora. Id cuius modi sit nescio ; tantum uideo, nullius adhuc consilium me huic anteponere, nisi forte mori melius fuit. In lectulo, fateor, sed non accidit ; in acie non fui. Ceteri quidem, Pompeius, Lentulus tuus, Scipio, Afranius fœde perierunt. At Cato praeclare. Iam istuc quidem cum uolemus licebit ; demus modo operam ne tam necesse nobis sit quam illi fuit, id quod agimus.51
13Le jugement porté par Cicéron sur Caton est pour le moins lapidaire et manque singulièrement de chaleur : sa mort est certes glorieuse, à la différence de celles de Pompée, Lentulus, Scipion et Afranius, mais elle était inéluctable en raison du choix qu’il avait fait de suivre Pompée dans son entêtement. Cependant, au-delà du jugement lui-même, qui correspond à ce que nous savons des rapports souvent difficiles que Cicéron entretenait avec le personnage et au passage qui lui est consacré dans le De officiis52, il est significatif que Cicéron évoque la mort de Caton dans un contexte qui lui fait perdre, pour ainsi dire, tout caractère d’actualité53 : elle se trouve au contraire comme immédiatement intégrée à l’histoire pour entrer dans le cadre d’une analyse qui, en dépassant l’événement lui-même, le met à distance.
14De fait, en juin-juillet 46, Cicéron semble moins préoccupé par la mort de Caton elle-même que par la rédaction de son éloge, qui lui pose, écrit-il à Atticus, un « problème digne d’Archimède »54. P. Grimal note qu’il fallait à l’orateur un certain courage pour oser écrire en cette période un éloge de Caton55 et Cicéron souligne lui-même dans l’Orator qu’il n’en aurait pas entrepris la rédaction, « en ces temps ennemis de la vertu », sans l’insistance de Brutus56. Il est incontestable que le sujet est politiquement sensible ; pourtant ce n’est pas sur les dangers qu’il court que Cicéron met l’accent dans sa lettre à Atticus, mais, en détaillant les difficultés qu’il éprouve à écrire le Cato, sur les contraintes que la guerre civile fait peser sur l’activité littéraire. Il voudrait que les Césariens, à défaut d’apprécier son livre, puissent au moins le lire sans aigreur57 ; mais, en raison des positions prises par Caton lors de la guerre civile, cela supposerait que ne soit abordé aucun des actes ou des traits de caractère que les règles de la laudatio imposent précisément de présenter sous un jour favorable58 : c’est bien entendu impossible pour un orateur attaché aux lois du genre et qui veut écrire une œuvre de qualité.
15Il y a, me semble-t-il, dans l’exposé par Cicéron de ses difficultés à propos du Cato, bien plus que le désir d’un auteur souhaitant voir reconnue par tous, une fois l’œuvre achevée, sa virtuosité à traiter un sujet difficile – d’autant qu’il s’agit d’un travail de commande –, même si l’on ne doit sans doute pas négliger cet aspect de la question59. La lettre à Atticus sur le Cato participe en effet d’une réflexion plus générale que Cicéron mène en cette année où il manifeste à de nombreuses reprises son désir de se retirer de la vie politique pour se consacrer aux Lettres60 et où, en dehors du Cato, il écrit le Brutus, les Paradoxa Stoicorum et l’Orator : dans de telles circonstances il importe de définir le degré de liberté dont il peut disposer en tant qu’écrivain face à la situation nouvelle qui résulte de la guerre civile. Son espoir est que ses œuvres pourront être appréciées jusque dans le camp césarien, même s’il y montre, dans l’exposé de ses idées, ce qu’il appelle une assez grande audace, comme il l’écrit (vraisemblablement en septembre) à Q. Cornificius61. Cette lettre, dont la fonction est d’obtenir de Cornificius – qui était pourtant en matière d’éloquence un fervent partisan de l’atticisme – qu’il fasse la promotion de l’Orator, est très instructive : pour convaincre Cornificius, Cicéron ne cherche pas à cacher les désaccords qui existent entre eux à propos de l’art oratoire (c’est lui-même qui les rappelle) mais lui dit penser que, même s’il n’est pas d’accord avec lui sur le fond, il pourra apprécier son ouvrage et trouver du plaisir à le lire62. C’est à ce modèle de relations entre docti que Cicéron se réfère implicitement dans sa lettre à Atticus en espérant, sans aucun doute sincèrement, à la fois qu’il peut être appliqué aux controverses politiques, au moins dans leur traduction littéraire, et qu’il ne sera pas mis à mal par la guerre civile.
16En ce qui concerne plus précisément le Cato, dont nous n’avons rien, il nous est impossible de savoir comment Cicéron avait finalement résolu son « problème d’Archimède ». Toujours est-il que dans une nouvelle lettre à Atticus, écrite peu de temps après la première, il se déclare finalement satisfait du résultat : Cato me quidem delectat, sed etiam Bassum Lucilium sua63. L’ouvrage a eu en tout cas suffisamment de retentissement pour que César, en route pour l’Espagne, juge bon de lui répondre par un Anticato64.
L’activité épistolaire et la liberté de parole
17Parmi les échos de la guerre civile que l’on trouve dans les lettres de l’année 46 certains concernent plus spécifiquement les effets du conflit sur les conditions, voire la possibilité, de l’activité épistolaire elle-même. L’exemple le plus clair en est fourni par le début de la lettre à P. Nigidius Figulus que j’ai évoquée en introduction65 : pour justifier ce qu’il présente comme un long silence66, Cicéron explique qu’aucun type traditionnel de lettres (genus… litterarum usitatum) ne lui est venu à l’esprit, définissant du même coup une sorte de typologie du genre épistolaire67. Il distingue d’abord par leur tonalité deux types traditionnels de lettres, celles des jours heureux, impossibles désormais à écrire, et celles, tristes et douloureuses, qui correspondent aux circonstances qu’il traverse ; mais, ajoute-t-il, aucun des deux types de lettres appartenant à cette dernière catégorie, les promesses d’aide ou les lettres de consolation, n’est possible à écrire dans la situation qui est la sienne. Cette typologie est intéressante dans la mesure où Cicéron y mélange deux plans différents : la première distinction relève directement de la situation générale et participe de la déploration de la guerre civile dont j’ai parlé plus haut ; la seconde distinction, entre promesses d’aide et lettres de consolation, renvoie à sa situation personnelle telle qu’il la présente dans la lettre : promettre son aide à ses amis qui sont dans la peine ou au moins les consoler sont des officia qu’il ne peut remplir et c’est ce qui l’empêche de leur écrire. C’est sur ce dernier point qu’il met l’accent dans les lettres à Trebianus et à Ligarius où l’on trouve une version simplifiée de la typologie68. Sans doute y a-t-il, au moins en partie, un « effet d’affichage » dans l’énoncé par Cicéron des difficultés qu’il éprouve à trouver un type de lettres possibles à écrire, d’autant que dans les lettres en question il promet finalement à Nigidius Figulus, à Trebianus et à Ligarius de les aider dans la mesure de ses moyens même si c’est de façon indirecte, en mobilisant ses contacts césariens69. Mais en même temps, il n’y a pas lieu de croire qu’il ne ressent pas réellement la tension qui s’impose à lui entre l’obligation de l’officium litterarum70 et la difficulté de l’exercice à ce moment précis de la guerre civile71 : dans le contexte particulier de la relation épistolaire telle que la conçoit Cicéron, ses difficultés à trouver un type de lettres adapté doivent être analysées comme résultant directement du sentiment qu’il a de ne pas avoir été pleinement rétabli dans sa dignitas, comme il l’écrit dans une lettre à Cn. Plancius qui l’a précisément félicité d’avoir conservé « sa dignité d’autrefois » (pristina dignitas) :
Ego autem, si dignitas est bene de re publica sentire et bonis uiris probare quod sentias, obtineo dignitatem meam ; sin autem in eo dignitas est si quod sentias aut re efficere possis aut denique libera oratione defendere, ne uestigium quidem ullum est reliquum nobis dignitatis…72
18Il est, me semble-t-il, significatif que Cicéron fasse ici de la « liberté de parole » l’une des composantes de la dignitas73 et des limitations dont elle fait l’objet l’un des effets tangibles de la situation qui résulte de la guerre civile. Le thème revient en effet de façon récurrente dans les lettres de 46 au point d’y devenir une sorte de leitmotiv, illustré par la formule que l’on trouve dans une des lettres adressées à M. Claudius Marcellus : à Rome, écrit Cicéron, « il n’est peut-être pas permis de dire ce que l’on pense, mais il est parfaitement permis de se taire »74. Dans la lettre à Cn. Plancius, l’expression libera oratio réfère bien entendu à la « parole politique publique »75. Mais la question dépasse largement ce cadre et vient interférer dans la sphère privée, pour autant que dans le cas de Cicéron on puisse strictement séparer public et privé : il se plaint en tout cas de ne pas pouvoir s’exprimer librement dans ses lettres, en raison du danger qu’il y aurait à aborder certains sujets76 et souligne, dans une lettre à Paetus, la prudence dont il fait preuve pour ne pas heurter, par ses paroles, César ou ses amis77. Il est cependant un droit, précise-t-il dans cette même lettre, auquel il n’entend pas renoncer : c’est celui de faire des mots d’esprit – alors même que ceux-ci visent principalement les Césariens et pourraient être interprétés comme un signe d’opposition78 – en expliquant que sur ce point il compte sur la compréhension de César, auteur lui-même de recueils de bons mots et auquel, il en est convaincu, chacune des plaisanteries qu’il fait, y compris dans le cadre de la conversation familière, est fidèlement rapportée par ceux de ses partisans qu’il fréquente79. Cicéron justifie sa position par sa volonté de maintenir coûte que coûte sa réputation de bel esprit (fama ingeni) ; mais on aurait tort de prendre cette déclaration à la légère : dans une période où la parole est contrôlée, voire contrainte, l’humour est toujours le dernier espace de liberté. En tout cas, dans le camp césarien d’autres que César lui-même appréciaient les bons mots de Cicéron. Nous apprenons, par les remerciements que celui-ci lui adresse80, que Trebonius, le gouverneur césarien de l’Espagne ultérieure, avait profité du séjour qu’il avait fait à Rome où il était revenu pendant l’été 46 après son échec contre les Pompéiens, pour rédiger un recueil des bons mots de son ami. Nous ne savons pas si ce recueil comprenait les plaisanteries anti-césariennes que nous connaissons par la correspondance81 ou si Trebonius se limitait à des bons mots moins compromettants. Mais, quoi qu’il en soit, la rédaction à ce moment-là d’un tel ouvrage par l’un des généraux de César est sans doute le plus surprenant des échos de la guerre civile que nous livre la correspondance.
19Du point de vue des historiens, l’année 46 constitue comme une pause dans la guerre civile. Mais j’espère avoir montré que le faible écho des opérations militaires dans la correspondance reflète moins la réalité des préoccupations des Romains en général que la position de Cicéron qui s’en désintéresse ou du moins affecte de le faire pour insister sur les conséquences de la situation créée à Rome par la guerre civile. De ce point de vue aussi, Cicéron voit les choses à l’aune de ses préoccupations personnelles, comme c’est le cas dans les exposés rétrospectifs, et de la situation qui est la sienne : apparemment rétabli dans sa dignitas, il ne peut agir et est contraint, comme il le dit à Paetus, à mesurer ses paroles pour ne pas heurter de front les Césariens. Il n’en reste pas moins qu’en insistant dans ses lettres sur la différence entre la normalité apparente de la vie politique et sa réalité ou sur les difficultés qu’il y a à écrire et à parler librement, fût-ce dans le cadre privé, il dessine l’image d’une cité dans laquelle se fait concrètement sentir le poids de la guerre civile. C’est dans cette peinture de Rome comme d’une cité à l’atmosphère pesante et où règnent la méfiance et le soupçon que se trouve peut-être le principal écho de la guerre civile qui nous soit livré par les lettres de 46.
Notes de bas de page
1 Sur la Gaule, l’Égypte, le roi du Pont (Pharnace) et le roi de Numidie Juba.
2 C’est le moment où Cicéron prononce le Pro Marcello et le Pro Ligario.
3 L’année est en effet augmentée, entre le 29 novembre et le 1er décembre, de deux mois intercalaires qui viennent s’ajouter à l’intercalation normale de 23 jours en février afin d’annuler, avant l’entrée en vigueur du calendrier julien le 1er janvier 45, l’avance considérable que le calendrier officiel avait prise sur le calendrier astronomique (Suétone, Caes. 40, 2 repris par Censorinus, De die natali, 20, 8).
4 Fam. 4, 13. Sur cette lettre dans laquelle Cicéron commence par s’interroger sur les conditions de la pratique épistolaire en des temps troublés, voir plus loin.
5 Il est difficile de donner un décompte exact des lettres de l’année 46, dans la mesure où il y a des incertitudes sur la date de certaines d’entre elles. J’ai donc pris le parti de définir un corpus d’étude assez large (à savoir les lettres 462 à 586 de l’édition de la CUF), qui intègre un certain nombre de lettres datant sans doute de janvier 45.
6 Voir par exemple, à propos de la guerre d’Afrique, Att. 12, 2, 1 (avril 46) : Hic rumores tantum : Murcum perisse naufragio, Asinium delatum uiuum in manus militum, L nauis delatas Vticam reflatu hoc, Pompeium non comparere nec in Balearibus omnino fuisse, ut Paciaecus adfirmat. Sed auctor nullius rei quisquam. « Ici rien que des rumeurs : Murcus aurait péri dans un naufrage, Asinius serait tombé vivant entre les mains des soldats, cinquante navires auraient été emportés jusqu’à Utique par un vent contraire, Pompée ne se montrerait pas et n’aurait absolument pas été aux Baléares comme Paciaecus l’affirme. Mais personne ne garantit quoi que ce soit ». Même notation en Fam. 15, 7, 3 à propos de la guerre d’Espagne (à C. Cassius Longinus, fin 46 ou début 45).
7 Le fait est particulièrement sensible dans les lettres adressées à Varron au moment où on apprend à Rome la victoire de César à Thapsus. Cicéron attend d’en connaître les circonstances et l’ampleur exacte pour savoir quelle attitude adopter (Fam. 9, 2, 1 et 4) et choisit, une fois qu’il sait que cette victoire est totale, de « se soumettre aux circonstances » (tempori seruiendum est), donc de rester à Rome (Fam. 9, 7).
8 Fam. 12, 17, 1 et 12, 18, 2. Q. Caecilius Bassus, un chevalier qui avait combattu à Pharsale dans l’armée de Pompée, avait gardé des contacts, disait-on, avec les Pompéiens d’Afrique.
9 Fam. 15, 20, 3 : deinde, cum processeris longius, [sc. scribes] de bellicis rebus, de toto negotio, ut existimare possimus quo statu simus. Ego tantum me scire putabo quantum ex tuis litteris habebo cognitum. « Ensuite, quand tu auras poursuivi ton voyage, tu me diras ce qu’il en est des opérations militaires, de toute l’affaire, pour que je puisse me faire une idée de la situation. De mon côté je ne m’estimerai informé qu’autant que tes lettres m’auront instruit. »
10 Voir Fam. 6, 18, 2 (à Q. Paconius [ ?] Lepta). Cicéron y évoque de façon assez précise des lettres parvenues à César et diffusées par lui à ses lieutenants. Les informations que Cicéron possède ne l’empêchent d’ailleurs pas de se tromper lorsqu’il croit que la guerre sera courte, comme il l’écrit à A. Manlius Torquatus (Fam. 6, 4, 1) et à C. Toranius (Fam. 6, 21, 1) en janvier ou février 45.
11 Fam. 5, 21, 3 : Est enim res iam in eum locum adducta ut, quamquam multum intersit inter eorum causas qui dimicant, tamen inter uictorias non multum interfuturum putem ; Fam. 6, 4, 1 : Illa in dies singulos magis magisque opinio hominum confirmatur, etiam si inter causas armorum aliquantum intersit, tamen inter uictorias non multum interfuturum. Alteros prope modum iam sumus experti, de altero nemo est quin cogitet quam sit metuendus iratus uictor armatus.
12 C’est ce qu’il écrit à Cn. Plancius (Fam. 4, 14, 1) à propos de la guerre en Espagne : quod [i.e. supporter calmement la situation] est difficile in eiusmodi bello, cuius exitus ex altera parte caedem ostentet, ex altera seruitutem. En l’occurrence l’esclavage est à prévoir en cas de victoire des Césariens, le massacre en cas de victoire des Pompéiens.
13 Fam. 15, 19, 4 (janvier 45).
14 Fam. 4, 13, 2 (à Nigidius Figulus).
15 Fam. 9, 6, 4 (à Varron).
16 Fam. 4, 3, 2 (à Servius Sulpicius Rufus).
17 Fam. 9, 16, 3.
18 Fam. 9, 15, 4 : An minus multa senatus consulta futura putas si ego sim Neapoli ? Romae cum sum et urgeo forum senatus consulta scribuntur apud amatorem tuum, familiarem meum [i.e. L. Cornelius Balbus] ; et quidem, cum in mentem uenit, ponor ad scribendum et ante audio senatus consultum in Armeniam et Syriam esse perlatum, quod in meam sententiam factum esse dicatur, quam omnino mentionem ullam de ea re esse factam. Atque hoc nolim me iocari putes. Nam mihi scito iam a regibus ultimis adlatas esse litteras quibus mihi gratias agant quod se mea sententia reges appellauerim, quos ego non modo reges appellatos sed omnino natos nesciebam.
19 Fam. 9, 17, 2.
20 Fam. 13, 4 (à Valerius Orca).
21 Fam. 13, 7 (à Cluvius). Atella est un municipe campanien dont les possessions en Gaule Cisalpine étaient concernées par le lotissement.
22 Fam. 13, 5 (à Valerius Orca).
23 L’idée revient à de nombreuses reprises. Voir par ex. Fam. 12, 18, 2 : Bellorum enim ciuilium ii semper exitus sunt ut non ea solum fiant quae uelit uictor, sed etiam ut iis mos gerendus sit quibus adiutoribus sit parta uictoria. « En effet les guerres civiles ont toujours pour résultat non seulement que se produise ce que veut le vainqueur mais aussi qu’on soit dans l’obligation d’exécuter les volontés de ceux grâce auxquels la victoire a été obtenue. »
24 La mesure de César contraignait les créanciers à accepter en règlement des dettes des propriétés estimées au prix qui était le leur avant la guerre civile alors qu’elles avaient perdu beaucoup de leur valeur.
25 Voir Fam. 9, 16, 7 et Fam. 9, 18, 3-5. Ces deux lettres datent de juillet-août 46.
26 Fam. 7, 26. La loi somptuaire est évoquée aussi dans deux lettres à Paetus : voir Fam. 9, 15, 5 (où César est présenté comme noster hic praefectus moribus) et Fam. 9, 26, 4.
27 Cicéron, Marc. 8-9. Dans un discours de ce type, Cicéron ne pouvait se dispenser d’une telle mention. Mais, même alors, il ne dit rien du dernier triomphe, celui sur l’Afrique, qui était une référence évidente à la bataille de Thapsus, donc aux guerres civiles.
28 Fam. 6, 12, 1.
29 Fam. 12, 18, 2 (à Q. Cornificius). Cicéron se glorifie d’avoir le cuir assez dur pour avoir supporté la présence de T. Plancus (l’un des partisans de César pour lequel il nourrit une très grande haine) et écouté sans broncher les vers de Labérius et de Publilius.
30 Voir par ex. Fam. 7, 3, 1-4 (à M. Marius).
31 Voir par ex. Fam. 4, 14, 2 (à Cn. Plancius).
32 Fam. 7, 3, 2.
33 Fam. 7, 3, 6 : « J’aurais préféré te dire cela de vive voix, mais comme cela retardait par trop les choses, j’ai voulu te le dire par lettre pour que tu aies de quoi répondre à mes détracteurs si tu venais à en rencontrer. » Jacques-Emmanuel Bernard voit dans cette lettre à Marius un exemple de correspondance privée « à caractère public ou semi-public » (La sociabilité épistolaire chez Cicéron, Paris, Honoré Champion, 2013, p. 121-122).
34 Ce souci est évident dans les lettres à M. Claudius Marcellus. Voir Fam. 4, 7 et 4, 9 (septembre 46).
35 Att. 12, 7, 1 : « avoir abandonné notre camp n’est pas suffisant ? aller jusqu’à rejoindre le camp opposé ? ».
36 Voir Polybe, Hist. 12, 25g et Fam. 6, 6, 3.
37 De orat. 2, 62-64.
38 Fam. 6, 6. La lettre est datée de la deuxième quinzaine d’octobre. Pour l’exposé rétrospectif lui-même, voir les § 4-6.
39 De orat. 2, 62 : Nam quis nescit primam esse historiae legem, ne quid falsi audere diceat ? deinde ne quid ueri non audeat ?
40 Fam. 6, 6, 4 : sed tamen plurimi sunt testes me et initio ne coniungeret se cum Caesare monuisse Pompeium et postea ne seiungeret. La garantie est la même pour un lecteur qui ne serait pas le destinataire : comment Cicéron pourrait-il mentir en s’adressant à quelqu’un qui pourrait le contredire ?
41 De orat. 2, 63 : Rerum ratio ordinem temporum [sc. historia] desiderat.
42 De orat. 2, 63 : uolt etiam, quoniam in rebus magnis memoriaque dignis consilia primum, deinde acta, postea euentus expectentur. Voir Fam. 6, 6, 5.
43 De orat. 2, 63 :… et de consiliis significari quid scriptor probet.
44 De orat. 2, 62 :… ne quae suspicio gratiae sit in scribendo ? ne quae simultatis ? Voir Fam. 6, 6, 4 : atque utebar familiarissime Caesare, Pompeium faciebam plurimi, sed erat meum consilium cum fidele Pompeio, tum salutare utrique.
45 De orat. 2, 64 : Verborum autem ratio et genus orationis fusum atque tractum et cum lenitate quadam aequaliter profluens sine hac iudiciali asperitate et sine sententiarum forensibus aculeis persequendumst.
46 L’importance de l’histoire dans la construction par Cicéron de sa persona à travers la Correspondance a été soulignée pour la période de l’exil par De Giorgio Jean-Pierre et Ndiaye Émilia, « Figurer l’exil : Cicéron entre Histoire et histoire personnelle », dans Présence de l’histoire dans l’épistolaire, éd. par F. Guillaumont & P. Laurence, PUFR, 2012, p. 385-402.
47 Fam. 6, 6, 4 : cui quidem diuinationi hoc plus confidimus quod ea nos nihil in tam obscuris rebus tamque perturbatis umquam omnino fefellit.
48 Fam. 6, 1, 5 (à A. Manlius Torquatus) et Fam. 4, 14, 2 (à Cn. Plancius).
49 Le motif est explicite dans la lettre à Cn. Plancius (Fam. 4, 14, 2) à laquelle il vient d’être fait référence.
50 Il est possible qu’on ait un autre écho de l’événement dans la lettre à M. Marius (Fam. 7, 3, 3) que j’ai citée plus haut : Discessi ab eo bello in quo aut in acie cadendum fuit aut in aliquas insidias incidendum aut deueniendum in uictoris manus aut ad Iubam confugiendum aut capiendus tamquam exsilio locus aut consciscenda mors uoluntaria. Certe nihil fuit praeterea, si te uictori nolles aut non auderes committere. La mention du suicide (mors uoluntaria) peut en effet évoquer Caton, même si celui-ci n’est pas nommé. Mais si tel est bien le cas, le contexte est exactement le même que dans la lettre à Paetus.
51 Fam. 9, 18, 2 (à Papirius Paetus, fin juillet 46) : « Eh quoi ? moi aussi je suis content de ma décision. En effet j’en tire beaucoup d’avantages : d’abord, et c’est ce dont l’on a le plus besoin aujourd’hui, je m’assure contre les aléas de l’époque. Je ne sais pas exactement comment ; je vois seulement que jusqu’ici personne n’a pris de meilleure décision que moi, si ce n’est qu’il aurait mieux valu mourir. Dans mon lit, je l’admets, mais cela ne s’est pas produit ; au combat, mais je n’y ai pas participé. Tous les autres, Pompée, ton cher Lentulus, Scipion, Afranius, ont péri misérablement. Mais Caton, glorieusement. Je le pourrai quand je le voudrai ; faisons simplement attention à ce que cette solution ne s’impose pas à moi autant qu’à lui ; et c’est ce que je fais. »
52 Voir De off. 1, 112. Cicéron y souligne que Caton est resté fidèle à lui-même : sa nature voulait que, vaincu, il se donnât la mort plutôt que de tomber entre les mains du « tyran ». On notera que le terme tyrannus se trouve dans le De officiis, alors que Cicéron l’évite soigneusement dans les lettres de 46. De Caton, il n’est plus jamais question ensuite, pas plus que de Lentulus, de Scipion ou d’Afranius, morts peu après Thapsus.
53 Nous ne savons d’ailleurs ni quand, ni comment Cicéron apprend la mort de Caton et il ne nous dit rien de ses sentiments à l’annonce de cette nouvelle.
54 Att. 12, 4, 2. Le titre que Cicéron donne à cette œuvre aussi bien dans sa lettre à Atticus (Att. 12, 5, 2) que dans l’Orator (Orat. 35) est simplement Cato.
55 Grimal Pierre, Cicéron, Paris, Fayard, 1986, p. 330.
56 Voir Orat. 35 : Itaque hoc [sc. opus] sum aggressus statim Catone absoluto, quem ipsum nunquam attigissem tempora timens inimica uirtuti, nisi tibi hortanti et illius memoriam mihi caram excitanti non parere nefas esse duxissem. Sed testificor me a te rogatum et recusantem haec scribere esse ausum.
57 Att. 12, 4, 2 : non adsequor ut scribam quod tui conuiuae non modo libenter, sed etiam aequo animo legere possint, « je ne parviens pas à écrire quelque chose que tes convives puissent lire, je ne dis pas avec plaisir, mais sans mauvaise humeur ». Nous ne savons pas précisément qui sont les « convives d’Atticus » : sans doute s’agit-il, entre autres, d’Oppius et de Balbus ; dans le contexte, le terme libenter ne peut référer, me semble-t-il, qu’au plaisir que le lecteur éprouve en lisant une œuvre de qualité.
58 La laudatio est un genre strictement codifié, ce qui implique un certain nombre de topoi que Cicéron rappelle en évoquant dans sa lettre ce dont il ne devrait pas parler s’il voulait être certain de contenter les partisans de César (les interventions de Caton au Sénat, sa conception de l’État, la fermeté de son caractère et sa constance) avant de conclure : sed uere laudari ille uir non potest nisi haec ornata sint, quod ille ea quae nunc sunt et futura uiderit et ne fierent contenderit et facta ne uideret uitam reliquerit. Horum quid est quod Aledio probare possimus ? « mais il n’est pas possible de faire l’éloge de ce grand homme sans présenter sous un beau jour le fait qu’il a prévu la situation que nous connaissons, qu’il a lutté pour empêcher sa réalisation et qu’il est mort pour ne pas la voir réalisée. De tout cela que puis-je faire approuver par Aledius ? » (Att. 12, 4, 2). L’emploi du verbe ornare montre bien que la question est celle de l’écriture et du style.
59 Dans le passage de l’Orator évoqué plus haut, c’est effectivement avec une certaine affectation que Cicéron demande qu’on lui pardonne, en faisant porter le blâme sur Brutus qui l’a chargé de cette tâche, si l’on considère que dans le Cato il ne s’est pas montré à la hauteur du sujet : Volo enim mihi tecum commune esse crimen, ut, si sustinere tantam quaestionem non potuero, iniusti oneris impositi tua culpa sit, mea recepti (Orat. 35).
60 Nous en avons un exemple – même si le ton est celui de la plaisanterie puisque Cicéron dit vouloir imiter Denys de Syracuse qui aurait ouvert une école de rhétorique à Corinthe après avoir été chassé du pouvoir – précisément dans la lettre à Paetus (Fam. 9, 18, 1) où est évoquée la mort de Caton. Voir aussi par ex. Fam. 9, 1, 2 et Fam. 9, 2, 5 (à Varron) ; Fam. 9, 33, 2 (à P. Volumnius Eutrapelus)…
61 Fam. 12,17, 2 : Me scito, dum tu apsis, quasi occasionem quandam et licentiam nactum scribere audacius, et cetera quidem fortasse quae etiam tu concederes… « Sache que, pendant que tu étais absent, j’ai trouvé l’occasion, pour ainsi dire, et la liberté d’écrire avec une assez grande audace des œuvres auxquelles peut-être, même toi, tu pourrais trouver quelque valeur… » Parmi les œuvres « audacieuses », il y a bien entendu le Cato, qui est terminé au moment où la lettre est écrite. Sur le personnage de Cornificius – qui est, au moment où Cicéron lui écrit, légat de César en Cilicie et qui est un césarien bon teint – voir dernièrement Bernard J.-E., La sociabilité épistolaire chez Cicéron, op. cit., p. 458-460.
62 Fam. 12, 17, 2 : puto enim, etiamsi rem minus probabis, tamen in ista solitudine quicquid a me profectum sit iucundum tibi fore. De son côté Cicéron ne manque pas de souligner en conclusion de la lettre l’immense talent (summum ingenium) et la grande culture (studia tua optima) de Cornificius.
63 Att. 12, 5, 2. Nous ignorons qui est Lucilius Bassus, mais la phrase de Cicéron est celle d’un auteur satisfait de son œuvre.
64 Voir Suétone, Caes. 56, 5, selon lequel l’ouvrage de César comptait deux livres.
65 Fam. 4, 13, 1.
66 C’est là un point dont il nous est impossible de juger dans la mesure où cette lettre est la seule lettre de Cicéron à Nigidius Figulus que nous connaissions.
67 Comme on sait, les passages de ce genre sont rares dans la Correspondance. Cette lettre, ainsi que les passages similaires ont dernièrement été étudiés par Bernard J.-E., La sociabilité épistolaire chez Cicéron, op. cit., p. 26-27 et 458-460.
68 Fam. 6, 10, 4 (à Trebianus) : Antea misissem ad te litteras, si genus scribendi inuenirem. Tali enim tempore aut consolari amicorum est aut polliceri ; Fam. 6, 13, 1 (à Q. Ligarius) : Etsi tali tuo tempore me aut consolandi aut iuuandi tui causa scribere ad te aliquid pro nostra amicitia oportebat, tamen adhuc id non feceram, qui neque lenire uidebar oratione neque leuare posse dolorem tuum.
69 Dans la mesure où, comme il le dit à Nigidius Figulus (Fam. 4, 13, 2), il est personnellement bien traité et bénéficie de la bienveillance de César, on peut imaginer que ses amis aient été portés à lui reprocher d’intervenir trop mollement en leur faveur. L’obligation pour Cicéron de passer par des intermédiaires bien placés dans le camp césarien est indiquée explicitement dans une lettre à T. Ampius Balbus (Fam. 6, 12, 2).
70 L’expression litterarum officium se trouve dans une lettre à Caecina (Fam. 6, 6, 1) qui date de la deuxième quinzaine d’octobre 46.
71 Les trois lettres que j’ai citées ont été écrites entre la deuxième quinzaine d’août et le milieu de septembre 46, au moment des triomphes de César.
72 Fam. 4, 14, 1 : « En ce qui me concerne, si la dignité consiste à avoir des idées politiques saines et à les faire approuver par les hommes de bien, je conserve ma dignité ; mais si la dignité consiste dans la possibilité de mettre ses idées en pratique ou tout au moins de les défendre en parlant librement, il ne me reste pas le moindre vestige de ma dignité… » Les éditeurs datent cette lettre de la fin 46 ou du début 45.
73 Sur le terme dignitas et ses implications, voir Hellegouarc’h Joseph, Le vocabulaire latin des relations et des partis politiques sous la République, Les Belles Lettres, Paris, 1972, p. 388-411 et passim.
74 Fam. 4, 9, 2 : dicere fortasse quod sentias non licet, tacere plane licet.
75 La lettre à Cn. Plancius est postérieure à la fameuse séance du Sénat consacrée au pardon accordé à M. Claudius Marcellus et lors de laquelle Cicéron a rompu le vœu de silence qu’il avait fait desiderio pristinae dignitatis (Fam. 4, 4, 4).
76 C’est ainsi qu’il explique à P. Servilius Isauricus – qui est un partisan de César – qu’en lui écrivant il évitera les opinions et qu’il s’en tiendra strictement aux faits (Fam. 13, 68, 2). En décembre 46, il s’excuse auprès de C. Cassius Longinus de la brièveté de ses lettres par le fait qu’il serait dangereux de traiter de sujets sérieux (Fam. 15, 18, 1). Dans la mesure où une lettre pouvait toujours être ouverte, le danger est sans doute réel.
77 Fam. 9, 16, 3 : Vt enim olim arbitrabar esse meum libere loqui, cuius opera esset in ciuitate libertas, sic ea nunc amissa nihil loqui quod offendat aut illius aut eorum qui ab illo diliguntur uoluntatem.
78 Les exemples de ce genre de plaisanteries sont nombreux, comme dans la lettre à Atticus concernant les affaires d’Espagne (Att. 12, 2, 2). Voir aussi dans la suite de la lettre à Paetus (Fam. 9, 16, 7) la présentation par Cicéron d’Hirtius et Dolabella comme « ses élèves dans l’art de bien dire, mais ses maîtres dans l’art de bien dîner ».
79 Fam. 9, 16, 3-4.
80 Fam. 15, 21, 2-3.
81 Fam. 9, 16, 3.
Auteur
ENS de Lyon/HiSoMA (UMR 5189)
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Les écritures de la douleur dans l’épistolaire de l’Antiquité à nos jours
Patrick Laurence et François Guillaumont (dir.)
2010