Lucien de Samosate, Sur la mort de Pérégrinos : l’épistolaire au service de la polémique
p. 95-106
Texte intégral
1L’auteur de langue grecque Lucien de Samosate porte un regard lucide et moqueur sur ses contemporains du iie siècle après J.-C. Une partie importante de son œuvre a un caractère satirique. En effet, Lucien a de nombreuses inimitiés, et il s’attaque en premier lieu à ses collègues et rivaux, les « intellectuels » de son temps : sophistes, philosophes et autres érudits sont les cibles principales de ses œuvres. Ils sont démasqués comme des charlatans qui exploitent la naïveté et la crédulité populaires, ou comme des hypocrites qui ont de grands principes mais ne les appliquent pas pour eux-mêmes. Dans ces textes, la satire et l’ironie laissent parfois place à la polémique et à l’invective. Si ce sont souvent des « types », des comportements que Lucien dénonce, il a aussi ses « bêtes noires », des hommes avec lesquels il est en conflit personnel, comme Alexandre d’Abonouteichos ou Pérégrinos.
2Le texte Sur la mort de Pérégrinos est consacré à ce personnage historique : un philosophe cynique, qui s’est immolé par le feu aux Jeux olympiques de 165 ap. J.-C. Sous prétexte de raconter les derniers instants de Pérégrinos, Lucien entreprend en réalité une biographie de cet individu – un ouvrage de démolition qui vise à le noircir et à le discréditer entièrement : aux yeux de Lucien, Pérégrinos n’est qu’un charlatan avide de célébrité. Sur la mort de Pérégrinos est un des textes les plus discutés de Lucien, principalement pour deux raisons : il fournit un témoignage sur le christianisme au iie siècle, tel qu’il est vu par un païen (pendant une période de sa vie, en effet, Pérégrinos est décrit comme chrétien ; il dirigerait même une communauté), et il donne des informations détaillées (quoique sujettes à caution) sur la vie du cynique Pérégrinos, mal connue par ailleurs1. Si elle est abondante, la bibliographie concernant ce texte a donc principalement une visée historique : déterminer le degré de véracité du témoignage de Lucien tant sur la « question chrétienne » que sur la « question cynique ». Les études littéraires sont peu nombreuses, et la forme du traité n’a pas suscité beaucoup d’attention. Pourtant, au regard du reste du corpus de Lucien, Sur la mort de Pérégrinos adopte une forme particulière, assez inattendue : le texte se présente comme une lettre, adressée à un certain Cronios.
3Le choix de la forme épistolaire n’est pas fréquent chez Lucien, même si des lettres ou de brefs billets apparaissent de temps à autre dans ses œuvres2. Surtout, écrire une lettre à un ami pour dénoncer de manière polémique les turpitudes d’un individu, alors même que cet ami est entièrement disposé à vous croire et à adhérer à votre jugement, peut paraître paradoxal. Cela conduit en tout cas à s’interroger sur le choix de la forme épistolaire par Lucien. En prenant comme point de départ de notre analyse cette apparente distorsion entre la forme et le contenu de la lettre, nous montrerons que ce choix relève chez Lucien d’une stratégie narrative : la forme épistolaire est au service de la polémique. Nous nous pencherons donc dans un premier temps sur la lettre et son contenu. Nous verrons ensuite comment la forme épistolaire permet de jouer sur l’affectivité pour mieux convaincre, avant d’étudier finalement le rôle d’auxiliaire du destinataire Cronios.
La lettre et son contenu
4Quels éléments mettent en évidence le caractère épistolaire de Sur la mort de Pérégrinos ? Le texte s’ouvre sur l’intitulé d’une lettre : Λουκιανὸς Κρονίῳ εὖ πράττειν, « Lucien à Cronios, salut ». L’auteur de la lettre est clairement identifié ainsi que son destinataire. Lucien parle pour lui-même : il se nomme et emploie la première personne3. Il ne recourt donc pas à un masque4 comme ailleurs dans son œuvre. La formule de salutation employée εὖ πράττειν a été perçue comme étant platonicienne5. Lucien attribue son origine à Platon6, et il l’utilise effectivement pour s’adresser au philosophe platonicien Nigrinos7. De ce fait, certains critiques ont voulu voir en Cronios un philosophe platonicien mentionné par Porphyre8. En réalité, cette expression est simplement caractéristique de lettres adressées à des philosophes, ou de lettres dont des philosophes sont l’auteur, sans implication d’une école en particulier9. L’identification de Cronios comme un personnage historique n’a donc rien d’assuré. S’agit-il alors d’une vraie lettre, réellement envoyée par Lucien ? Il est possible d’en douter. On observe en effet qu’il n’y a pas de clôture à cette lettre : une fois le récit achevé, elle prend fin abruptement. Par ailleurs, la lettre ne contient pas d’éléments personnels, sur l’auteur ou le destinataire, relatifs au moment de l’écriture ; elle est tout entière centrée sur le récit de la mort de Pérégrinos. Ainsi, le caractère épistolaire du texte ne paraît pas être une fin en soi et rien ne permet de prouver qu’il s’agit d’une lettre à un destinataire réel et non fictif.
5Par ailleurs, le titre de l’opuscule est explicite quant à son contenu : Sur la mort de Pérégrinos est le récit fait par Lucien des derniers moments du philosophe cynique, auxquels il annonce avoir assisté. Après deux paragraphes introductifs, le texte se développe en trois parties, qui correspondent aux lieux successifs où Lucien s’est rendu, à l’occasion des Jeux olympiques :
§ 3-31 : à Élis, au moment de l’ouverture des Jeux, Lucien entend deux discours sur Pérégrinos ;
§ 32-34 : à Olympie, Pérégrinos entre en scène et revient sur sa vie ;
§ 35-42 : à Harpina, Pérégrinos s’immole par le feu.
6Les trois derniers paragraphes contiennent trois anecdotes finales sur la vie de Pérégrinos racontées par Lucien, qui achèvent de discréditer le personnage.
7La première partie est de loin la plus longue (elle occupe les deux tiers du texte). Lucien rend compte du récit fait par un inconnu de la vie de Pérégrinos (§ 7-30). Ce discours vise à rétablir la vérité après un éloge hyperbolique et ridicule du philosophe réalisé par son disciple Théagénès (§ 4-6). Si l’on fait la somme du récit de la vie de Pérégrinos mené par l’orateur inconnu et du récit de sa mort opéré par Lucien, la lettre présente une biographie complète du personnage. Cette biographie est entièrement à charge : il s’agit de noircir la vie et les actes de Pérégrinos. Le ton est celui du pamphlet, les attaques sont violentes ; elles portent en particulier sur les mœurs. L’ironie laisse souvent la place à l’invective. L’orateur inconnu reproche notamment à Pérégrinos d’avoir eu une jeunesse débauchée et immorale (accusations d’adultère et d’homosexualité, § 9) ; il aurait ensuite assassiné son père, qui vivait trop longtemps à son goût (§ 10), et aurait fait preuve d’un opportunisme certain en devenant chrétien (§ 11-16) puis cynique en fonction de ses intérêts. Le portrait qui se dégage de Pérégrinos est très sombre : il est présenté comme un charlatan de mauvaise vie, peu scrupuleux ; il ne serait mû que par le désir de célébrité. L’orateur inconnu, dans sa biographie, fait aussi preuve de mauvaise foi : il laisse entendre, par exemple, que Pérégrinos a changé d’avis et qu’il cherche à annuler sa crémation en ne voulant pas s’immoler sur le lieu même des Jeux olympiques (alors que le caractère sacré du sanctuaire d’Olympie justifie que Pérégrinos installe son bûcher à Harpina, à quelques kilomètres de là) ; le même orateur prétend ensuite que ce type de mort est trop rapide, car « il suffit d’ouvrir la bouche et l’on meurt aussitôt » (§ 21) ; et il ajoute finalement que Pérégrinos pourrait en ressortir vivant, à moitié brûlé (§ 25). En fait, l’image qui est donnée de Pérégrinos par Lucien est tout à fait polémique. Aulu-Gelle le présente au contraire comme un philosophe austère et respectable, et laisse percer son admiration (Nuits attiques, XII, ii) :
Philosophum nomine Peregrinum cui poeta cognomentum Proteus factum est, uirum grauem atque constantem, uidimus, cum Athenis essemus, deuersantem in quodam tugurio extra urbem. Cumque ad eum frequenter uentitaremus, multa hercle dicere eum utiliter et honeste audiuimus.
Quand nous étions à Athènes, nous avons vu le philosophe nommé Pérégrinus auquel on a donné par la suite le surnom de Protée, homme plein d’autorité et de constance, habiter une chaumière hors de la ville. Et comme nous venions souvent le voir, nous l’avons entendu tenir bien des propos utiles et beaux, ma foi. (éd. et trad. René Marache, Paris, Les Belles Lettres, 1989, p. 52-53)
8L’image de Pérégrinos renvoyée par le texte de Lucien est loin de refléter l’opinion commune.
9Souligner le caractère polémique du texte permet de mettre en évidence plusieurs difficultés logiques, des distorsions entre la forme épistolaire qu’il revêt et son contenu. Au sein de cette lettre, le long discours de l’inconnu paraît problématique : si la missive a pour objet de raconter à Cronios la mort récente du philosophe Pérégrinos, pourquoi donner tant de place à ce discours qui retrace la biographie de Pérégrinos ? En outre, ce discours contient les attaques les plus violentes portées contre Pérégrinos mais, curieusement, ces accusations sont mises dans la bouche d’un orateur qui reste anonyme. Pour certains commentateurs, l’allusion est évidente : cet orateur qui monte à la tribune sans être nommé est Lucien lui-même10. Mais si tel est le cas, pourquoi déléguer à d’autres ces attaques ? Si, comme Lucien l’affirme, Cronios est un ami, pourquoi tant de précautions ? Enfin, Cronios est présenté non seulement comme un ami de Lucien, mais aussi comme quelqu’un qui partage ses vues. Quel besoin alors d’être si virulent ? Pourquoi monter une machine de destruction aussi violente et démonstrative si son destinataire est conquis d’avance ? Les moyens mis en œuvre à l’encontre de Pérégrinos semblent disproportionnés au regard du projet annoncé – à moins que Cronios ne soit qu’un prétexte et que le texte ne soit destiné à un public beaucoup plus large. Mais dans ce cas, quel est l’intérêt de la forme épistolaire ? Pourquoi s’adresser à un destinataire individuel et identifié ? Notre hypothèse est la suivante : qu’un Cronios ami de Lucien ait ou non existé, cette lettre est une construction littéraire. Le texte a la forme d’une lettre, mais il n’en remplit pas les fonctions ; il a d’autres visées. L’emploi de la forme épistolaire relève en réalité d’une stratégie narrative, au service de la polémique. Et en premier lieu, Lucien utilise les ressources affectives propres à la production épistolaire.
Jouer sur l’affectivité pour mieux convaincre
10Passer par la lettre permet de jouer sur l’affectivité pour mieux convaincre son auditoire.
11L’emploi de la forme épistolaire fait entrer dans l’intimité d’une relation. De la lettre adressée par Lucien à Cronios on peut déduire que les deux hommes se connaissent bien, et de longue date. Ils partagent des connaissances et des souvenirs communs. Ainsi Lucien n’ignore pas que Cronios connaît bien Pérégrinos :
Τὸν μὲν ποιητὴν οἶσθα οἷός τε ἦν καὶ ἡλίκα ἐτραγῴδει παρ’ὅλον τὸν βίον.
Tu sais quel poète il fut et quels spectacles tragiques il a donnés durant toute sa vie (§ 3).
12Lucien présume aussi que Cronios ne sera pas étonné par le discours hyperbolique de Théagénès, car il sait que ce dernier connaît bien les cyniques :
Σὺ δὲ γνωριεῖς δηλαδή, πολλάκις αὐτοῖς παραστὰς βοῶσιν.
Tu reconnaîtras le genre, toi qui t’es souvent tenu près d’eux lorsqu’ils poussent leurs cris (§ 3).
13Enfin, Lucien rappelle que Cronios connaît depuis longtemps certaines anecdotes sur Pérégrinos, car il a eu l’occasion de lui raconter comment lui, Lucien, a fait une traversée en mer avec le philosophe cynique, depuis la Troade, alors qu’il revenait de Syrie :
Ἐκεῖνα μὲν γὰρ πάλαι οἶσθα, εὐθὺς ἀκούσας μου ὅτε ἥκων ἀπὸ Συρίας διηγούμην ὡς ἀπὸ Τρῳάδος συμπλεύσαιμι αὐτῷ.
En effet ces autres détails tu les connais depuis longtemps, pour m’avoir entendu dès mon retour de Syrie raconter comment depuis Alexandrie de Troade j’avais navigué avec lui (§ 43).
14Leurs rapports sont fondés sur l’estime et l’amitié. Lucien s’adresse ainsi à Cronios en l’appelant ὦ καλὲ Κρόνιε, « mon bon Cronios » (§ 37) ou « mon ami » (il emploie alors soit le mot ἑταῖρε § 38 et 39, soit le terme φιλότης § 45), et il le considère comme « un homme de goût » (τινα χαρίεντα § 39). Il lui écrit avec familiarité pour le mettre au courant des dernières frasques de Pérégrinos et il n’hésite pas à donner son avis sans détours sur ce qu’il faut penser de cette immolation. Par le biais de la forme épistolaire, Lucien rend compte d’une relation de confiance et de connivence avec son destinataire désigné, Cronios. De ce fait, et par « effet domino », une relation privilégiée s’instaure également entre l’auteur et son destinataire réel. Pénétrant comme par effraction dans cette intimité partagée entre Lucien et Cronios, l’auditeur ou le lecteur du texte est conduit à assumer la même position : si Cronios a confiance en Lucien, il peut lui aussi avoir confiance. La présence de Cronios au sein du texte encourage ainsi à la bienveillance envers l’auteur.
15Or ce jeu sur l’affectivité n’a rien de gratuit ou d’anecdotique. La confiance, l’intimité ont une fonction narrative : elles permettent de légitimer le discours ; elles garantissent son authenticité. Dans la mesure où Lucien s’adresse à un ami, il n’a (pense-t-on) aucune raison de mentir. Lucien, d’ailleurs, insiste sur sa visée informative : Ἡ δὲ πᾶσα τοῦ πράγματος διασκευὴ τοιάδε ἦν (« voici tous les détails de l’affaire », § 3). Il souligne à plusieurs reprises sa position de témoin oculaire et auditif, et rappelle à son destinataire qu’il lui raconte les faits nus, tels qu’ils sont :
Εἰ μὲν οὖν ἴδοιμί τινα χαρίεντα, ψιλὰ ἂν ὥσπερ σοὶ τὰ πραχθέντα διηγούμην.
Lorsque je remarquais un homme de bon goût, comme à toi, je lui racontai simplement les faits (§ 39).
16Parce qu’il s’adresse à un ami, Lucien prétend faire une narration objective – il va de soi que cette insistance à souligner la véracité de son récit doit être lue comme un artifice narratif, qui révèle la manipulation à l’œuvre dans le texte.
17Lucien va même plus loin en utilisant le personnage de Cronios pour authentifier son récit. Dire que Cronios « sait quel poète [Pérégrinos] a été et quels spectacles tragiques il a donnés durant toute sa vie » (§ 3) permet à Lucien de justifier et d’authentifier aux yeux de son lecteur la description très théâtrale qu’il donne de Pérégrinos et de ses actions. En outre, si Cronios est capable de reconnaître dans le discours de Théagénès tel que Lucien le retranscrit les diatribes habituelles des cyniques (§ 3), c’est que ce discours est adéquat et qu’il doit être authentique. De la même manière, si Cronios a entendu longtemps auparavant le récit de la traversée que Lucien a effectuée avec Pérégrinos depuis la Troade (§ 43), c’est que cette traversée elle-même a bien existé tout comme les événements qui se sont produits au cours du trajet. Cronios sert alors de garant à la vérité des faits racontés.
18Ainsi, la forme épistolaire permet à Lucien de faire passer pour vraies ses allégations sur Pérégrinos. Les rapports amicaux entre l’auteur de la lettre et son destinataire créent un climat favorable à l’acceptation du point de vue exprimé dans celle-ci. Jouer sur l’affectivité est une technique ingénieuse : dans un pamphlet, dans une attaque ouverte contre Pérégrinos, Lucien prenait le risque d’une réaction hostile de son auditoire, du rejet de sa position qui pouvait être perçue comme un parti pris à l’encontre d’un personnage respectable ; inversement, en faisant le choix de la lettre destinée à un ami, sa subjectivité passe pour de la sensibilité et la justesse de son point de vue n’est jamais mise en cause – le discours paraît vrai. La stratégie narrative mise en œuvre souligne combien l’inscription dans un genre conditionne la réaction de l’auditoire : la forme épistolaire adoptée confère plus de crédibilité au récit de Lucien, là où l’emploi d’une forme plus traditionnelle de la polémique risquait de susciter la controverse.
19De ce point de vue, il n’est pas absurde de penser que Cronios, le destinataire de la lettre, ait pu réellement exister et qu’il ait été connu des premiers cercles d’auditeurs de Lucien : son existence, si elle était avérée, devait donner plus de force au récit, en l’ancrant encore davantage dans la réalité.
Cronios comme auxiliaire
20Si le destinataire Cronios participe du processus d’authentification du récit, il occupe également des fonctions plus importantes au sein du texte. Son rôle n’est pas limité au domaine affectif ; il est un des rouages – subtil mais essentiel – de l’argumentation. En effet, Cronios apparaît comme un relais de la pensée de l’auteur. L’inscription de ce dernier au sein du texte permet à Lucien de renforcer sa position : Lucien ne rappelle pas seulement l’amitié, la confiance, la connivence qui le lient à son destinataire, il souligne aussi leur communauté de pensée. Ce point de vue commun sur le monde est exprimé dès le § 2 par l’emploi de la première personne du pluriel ; en apprenant la crémation de Pérégrinos, Lucien imagine la réaction de Cronios :
Πολλὰ τοίνυν δοκῶ μοι ὁρᾶν σε γελῶντα ἐπὶ τῇ κορύζῃ τοῦ γέροντος, μᾶλλον δὲ καὶ ἀκούω βοῶντος οἷά σε εἰκὸς βοᾶν, Ὢ τῆς ἀβελτερίας, ὢ τῆς δοξοκοπίας, ὢ τῶν ἄλλων ἃ λέγειν εἰώθαμεν περὶ αὐτῶν.
Je te vois bien rire, ce me semble, de la stupidité du vieillard, ou plutôt je t’entends même t’écrier, comme il est naturel que tu le fasses : « Oh quelle sottise, oh quelle soif de gloire, oh » – et tous les autres qualificatifs que nous avons coutume d’employer à ce propos.
21En faisant allusion, sans les nommer, à « tous ces qualificatifs » que Cronios et lui ont coutume d’employer, Lucien cherche à montrer qu’en cette occasion, concernant Pérégrinos, comme en d’autres occasions, son destinataire et lui partagent le même point de vue, ont la même réaction. Et cette réaction est présentée comme normale et légitime : Lucien la qualifie d’εἰκός, « naturelle ». Surtout, le premier mouvement de Cronios à l’annonce du dernier acte d’audace de Pérégrinos est le rire ; en cela, il ne fait que reproduire la réaction qui a été celle de Lucien sur les lieux mêmes du bûcher, à Harpina (§ 37) : οὐδὲ κατέχειν ἠδυνάμην τὸν γέλωτα, « je ne pus retenir mon rire ». Par son rire, Cronios corrobore le point de vue de Lucien sur Pérégrinos. Tous deux partagent à tel point les mêmes idées qu’ils savent les moments où l’autre va rire : Lucien imagine le rire de Cronios (§ 2 δοκῶ μοι ὁρᾶν σε γελῶντα, « je te vois bien rire, ce me semble » ; § 37 αὖθις ὁρῶ γελῶντά σε, « à nouveau je te vois rire ») et Cronios est doté de la même capacité (§ 34 εἰκάζεις, οἶμαι, πῶς ἐγέλων, « tu te figures, je pense, combien je riais »). Le reste du récit de Lucien vise même à provoquer le rire de Cronios – toujours en se moquant de Pérégrinos :
Ἓν ἔτι σοι προσδιηγησάμενος παύσομαι, ὡς ἔχῃς ἐπὶ πολὺ γελᾶν.
Je veux te raconter encore une anecdote avant de finir, afin de te faire bien rire. (§ 43)
22Ainsi, l’attitude qui caractérise le mieux Lucien et son destinataire vis-à-vis de Pérégrinos est le rire : au rire de Lucien sur les lieux, face aux actions et aux discours de Pérégrinos se joint le rire de Cronios au récit de ces mêmes faits. Le recours à la forme épistolaire permet à l’auteur de gagner un auxiliaire de poids en inscrivant son destinataire au sein du texte : Cronios se range du côté de Lucien ; il invite de ce fait à penser que le point de vue exprimé sur Pérégrinos dans ce texte est le point de vue raisonnable.
23Or, on l’a vu, l’image très négative que Lucien donne du philosophe cynique Pérégrinos est loin d’aller de soi. Lucien lui-même laisse entendre, malgré lui, que son point de vue sur le personnage était loin de faire l’unanimité. Dans l’opuscule Sur la mort de Pérégrinos, le public qui vient écouter le discours que le philosophe cynique Théagénès consacre à son maître à Élis (§ 6 τινὰ τῶν παρεστώτων, § 31 οἱ περιεστῶτες ἅπαντες), la foule qui suit Pérégrinos à Olympie (§ 32 μυρίῳ τῷ πλήθει παραπεμπόμενος, « accompagné par une immense foule ») attestent l’aura et la popularité de Pérégrinos. Surtout, Lucien conclut son texte en disant à Cronios :
Σὺ δ’οὖν, ὦ φιλότης, γέλα καὶ αὐτός, καὶ μάλιστα ὁπόταν τῶν ἄλλων ἀκούῃς θαυμαζόντων αὐτόν.
Quant à toi, mon ami, ris toi aussi, et surtout quand tu entendras les autres l’admirer (§ 45).
24Il compte ainsi Cronios parmi les « happy few » qui connaissent la vérité sur Pérégrinos, à la différence de τῶν ἄλλων, « tous les autres » : c’est reconnaître implicitement que la plupart des gens, et pas seulement le vulgaire, prenaient Pérégrinos au sérieux. Dès lors, on voit bien comment Cronios, destinataire de la lettre, a un rôle d’auxiliaire de l’auteur : il est le relais de sa pensée, qu’il conforte et conduit à présenter comme le seul point de vue acceptable sur Pérégrinos.
25Cronios fait figure de lecteur idéal : il suit attentivement le récit qui lui est fait, réagit de manière adaptée (en homme de goût qu’il est) et soutient les vues de Lucien ; il est présenté comme un homme lucide et avisé, au jugement sûr, et placé parmi les gens sensés. Lucien lui confère en définitive le rôle de lecteur modèle11 : il représente le moule à l’intérieur duquel le lecteur réel doit se couler. Le lecteur réel n’a guère le choix : refuser de s’identifier à Cronios, refuser d’occuper la position (privilégiée) qui est la sienne au sein du texte, c’est se placer du côté des imbéciles crédules qui se laissent berner par Pérégrinos et que Lucien dénonce tout au long de son récit. Ainsi, l’inscription d’un destinataire au sein de ce texte à vocation polémique permet non seulement à Lucien de renforcer sa position mais aussi de donner à voir la manière dont son récit doit être reçu par ses lecteurs : tout lecteur sensé doit réagir comme Cronios.
26En conclusion, Sur la mort de Pérégrinos est un pamphlet qui ne manque pas de mauvaise foi. Le texte prend la forme d’une lettre : il s’agit là d’une stratégie narrative au service de la polémique. Lucien utilise en fait les ressources du genre épistolaire pour mieux faire passer ses attaques contre le philosophe cynique Pérégrinos. Cela passe essentiellement par l’inscription au sein du texte d’un destinataire spécifique : le personnage de Cronios. Lucien joue d’abord sur la dimension affective de l’épistolaire : l’intimité, la confiance, la complicité qui unissent l’auteur et le destinataire de la lettre servent de gage à l’authenticité des faits évoqués – on ne ment pas à un ami – et contribuent à faire oublier que le point de vue de Lucien sur la vie et la mort de Pérégrinos est biaisé. Surtout, Cronios est présenté comme partageant les vues de Lucien sur Pérégrinos. Il est ainsi un relais de la pensée de l’auteur, présentant comme acceptable et accepté un point de vue discutable. Il sert de modèle au lecteur réel : il est le moule dans lequel ce dernier doit se couler. Ce lecteur réel est donc placé dans une situation affective et narrative qui l’oblige à croire : les attaques lancées contre Pérégrinos portent d’autant mieux. En définitive, la forme épistolaire est employée par Lucien comme un outil de combat, une stratégie fine et efficace pour faire accepter sa vision très négative d’un philosophe cynique qu’il exécrait.
Notes de bas de page
1 Pérégrinos est aussi mentionné par Aulu-Gelle, Noctes Atticae VIII, 3 et XII, ii ; Athénagore, Legatio de Christianis 26, 4-5 ; Tatien, Oratio ad Graecos 25, 1 ; Tertullien, Ad martyras 4 ; Philostrate, Vitae sophistarum II, 1, 33 ; Ménandre le Rhéteur (Spengel, Rhetores graeci III, p. 346, 18-19) ; Eusèbe, Ad Ol. 236, 1 (Helm, Eusebius. Werke VII : Die Chronik des Hieronymus, p. 204) ; Ammien Marcellin, Res gestae XXIX, i, 39. Pour une discussion détaillée des testimonia dont on dispose, cf. Clay Diskin, « Lucian of Samosata : Four Philosophical Lives (Nigrinus, Demonax, Peregrinus, Alexander Pseudomantis) », dans Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, II, 36, 5, Berlin, 1992, p. 3406-3450 (en part. p. 3430-3435).
2 Le Nigrinos a la forme d’une lettre ; quatre épîtres figurent dans les Saturnales.
3 Voir aussi le texte intitulé Nigrinos. Lucien apparaît également comme acteur du récit dans les Histoires vraies et Alexandre ou le Faux Prophète.
4 Par exemple Parrhésiadès ou Lykinos. Cf. Dubel Sandrine, « Dialogue et autoportrait : les masques de Lucien », dans Lucien de Samosate. Actes du colloque international de Lyon (30 septembre - 1er octobre 1993), éd. par A. Billault, Paris, De Boccard, 1994, p. 19-26.
5 Cf. Novotny Frantisek, Platonis Epistulae commentariis illustratae, Brno, Filosofická Fakulta, 1930, p. 98-100.
6 Cf. Sur une faute commise en saluant 4.
7 Cf. Nigrinos 1.
8 Porphyre, Antre des nymphes 21 : c’est le cas notamment de Bernays Jacob, Lucian und die Kyniker, Berlin, W. Hertz, 1879, p. 3-4 et Praechter Karl, « Kronios » no 3, RE, XI, 1922, col. 1978-1982.
9 Cf. Trapp Michael, Greek and Latin Letters. An Anthology, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 35.
10 Cf. notamment Harmon Austin Morris, Lucian, vol. 5, Londres / Cambridge (Mass.), W. Heinemann/Harvard University Press, 1936, p. 8-9 ; Jones Christopher Prestige, Culture and Society in Lucian, Cambridge (Mass.) / Londres, Harvard University Press, 1986, p. 119.
11 Sur cette notion de lecteur modèle et ses implications dans le texte, cf. Marquis Émeline, « Lecteur modèle et manipulation du lecteur : le rôle de Cronios dans Sur la mort de Pérégrinos de Lucien », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 2007/2, p. 112-122.
Auteur
AOROC (UMR 8546) CNRS-ENS
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Les écritures de la douleur dans l’épistolaire de l’Antiquité à nos jours
Patrick Laurence et François Guillaumont (dir.)
2010