Formes et fonctions de l’impolitesse dans les Lettres d’Alciphron
p. 51-71
Texte intégral
1Tout ce que l’on sait d’Alciphron provient de l’analyse de son œuvre. Auteur relevant de la Seconde Sophistique (son œuvre se situerait entre 170 et 220 de notre ère), il a été qualifié dans l’Antiquité de rhéteur et d’atticiste1. Atticiste par sa langue, il emprunte son cadre et ses thèmes à l’Athènes du IVe siècle dans le cadre d’une correspondance inventée entre des personnages fictifs, dans la tradition des exercices de rhétorique de son temps ; on a pu parler d’ἠθοποιΐα épistolaire pour qualifier son approche.
2Le recueil de 122 lettres qui nous est parvenu sélectionne de petites scènes significatives. Quelques lettres seulement sont accompagnées d’une réponse et aucun récit surplombant ne permet de réunir l’ensemble des lettres2 : c’est un tableau par petites touches de l’Athènes du IVe siècle, selon le point de vue de ceux que l’on entend peu dans la littérature, les petites gens, ce que Patricia Rosenmeyer nomme « the uneducated underworld »3. Les quatre livres du recueil sont définis d’après les origines sociales de leurs auteurs, qui sont des pêcheurs (livre 1), des paysans (livre 2), des parasites (livre 3) ou des courtisanes (livre 4). Le texte qui en résulte est donc totalement artificiel : il donne à entendre le monde rural ou les marges de la société urbaine, mais dans une langue atticisante nourrie de références mythologiques et littéraires. Cet artifice est d’ailleurs assumé : comme le souligne P. Rosenmeyer4, ce recueil n’est pas l’œuvre d’un anonyme et même si nous ne savons rien d’Alciphron, celui-ci a souhaité attacher son nom à ce recueil, le désignant ainsi comme un objet littéraire5.
3Parmi ces lettres, certaines expriment un conflit et donnent parfois le sentiment de manifester de l’impolitesse. Il s’agira de définir ce que l’on peut entendre par « impolitesse » et de s’interroger sur les raisons pour lesquelles ces formes de l’impolitesse apparaissent dans un recueil de lettres fictives.
Formes de l’impolitesse
Précautions théoriques
4Nous avons sélectionné 21 lettres qui sont caractérisées par un conflit et qui donnent le sentiment d’un écart entre la lettre écrite et la lettre à laquelle on aurait pu s’attendre dans le cadre d’une relation apaisée entre les deux participants6. Ce critère de sélection, nécessairement subjectif, se justifie car nous ne disposons pas d’une définition immédiatement applicable de l’impolitesse. Ce relevé nous fournit cependant un ensemble de lettres exprimant un conflit, qui peut nous permettre de définir un sous-ensemble mettant en scène de l’impolitesse.
5Les théories linguistiques de la politesse sont relativement récentes (les premiers travaux qui cherchent à développer une théorie datent des années 1980) ; il n’existe pas actuellement de théorie unifiée et aucun des trois grands courants existants ne s’est imposé7. Dans un article récent consacré au latin, E. Dickey (2012) a ainsi montré que lorsque l’on cherche à évaluer ces théories dans l’examen précis des faits, aucune d’entre elles ne suffit à expliquer l’ensemble des données, et que certaines théories semblent mieux rendre compte de certains faits que d’autres. Dans une langue ancienne, la difficulté théorique se double de difficultés pratiques : on ne dispose que des textes qui nous ont été transmis, et il est impossible de procéder à une évaluation en tenant compte du sentiment des locuteurs natifs. Dans le cas des Lettres d’Alciphron, ajoutons qu’il s’agit d’une langue artificielle et littéraire, soigneusement travaillée, et que dans ce recueil de lettres fictives, le fait que les lettres soient dans l’ensemble isolées nous interdit de nous appuyer sur les réactions du destinataire.
Approche à partir de la politesse
Critères de la politesse
6On peut cependant tenter de tirer profit des nombreuses recherches linguistiques sur la politesse pour préciser en quoi consiste l’impolitesse des Lettres d’Alciphron. Dans le travail fondateur de P. Brown et S. Levinson (1987), trois critères sont mis en évidence pour juger du degré de politesse d’un énoncé ou d’un échange. Deux d’entre eux concernent les relations extra-linguistiques entre les participants de l’échange : d’une part le degré d’intimité entre le locuteur et son allocutaire (« social distance ») et d’autre part l’existence d’une hiérarchie entre eux (« power »). Le troisième critère concerne la nature des actes de langage exprimés (« ranking of impositions »), qui peuvent s’avérer plus ou moins menaçants pour l’interlocuteur : une requête n’est pas aussi menaçante qu’un ordre ou qu’un reproche, qui sont eux-mêmes moins menaçants qu’une malédiction ou une menace physique, par exemple8. L’idée de P. Brown et de S. Levinson est que ces trois critères ont un certain poids qui s’additionne pour contribuer à la politesse d’un énoncé, ce que l’on peut représenter ainsi :
Distance [± intimité] + Pouvoir [± pouvoir] + Type d’acte de langage [± menaçant] = Évaluation du degré de politesse nécessaire à une relation harmonieuse
7Plus les participants sont intimes, plus les actes de langage qu’ils formulent peuvent être exigeants sans être pour autant impolis ; il en va de même s’il existe une forte dissymétrie hiérarchique en faveur du locuteur9.
Application au corpus
8Lorsque deux participants de l’interlocution sont intimes et que le locuteur est dans une position dominante par rapport à l’allocutaire ([+intimité] + [+pouvoir]), l’acte de langage peut être plus menaçant sans cesser d’être poli : il faut donc des actes de langage particulièrement brutaux pour qu’ils soient ressentis comme impolis10. Inversement, lorsque les deux participants ne sont pas intimes et que le locuteur est dans une position hiérarchique inférieure à son allocutaire ([–intimité] + [–pouvoir]), il n’est pas nécessaire que les actes de langage soient particulièrement agressifs pour être impolis. Cette situation concerne dans notre corpus les lettres qui mettent en scène deux personnes de même rang qui ne sont pas des intimes11, et des femmes repoussant les avances d’hommes qui ne sont pas des intimes (2.7 encore que la lettre soit ambiguë, voir infra et 2.25). Toutes les autres situations sont entre ces deux extrêmes, qu’il y ait intimité sans pouvoir (une femme à son mari en 1.6, 2.22 et 2.31, une mère à son fils en 2.13, une courtisane à un homme en 4.7, 4.9, 4.12 ou 4.15), ou qu’il y ait pouvoir sans intimité (un homme à une femme qu’il courtise en 2.24).
9Cette approche classique de la politesse linguistique fournit des critères fiables pour classer les occurrences, mais elle ne permet pas d’affirmer nettement que telle lettre est polie ou impolie. Elle se heurte à un problème majeur : l’évaluation de la troisième variable, le degré de menace contenu dans un acte de langage. En fait, cette question ne serait déjà pas évidente dans une société contemporaine, ne serait-ce que parce qu’une société n’est pas un tout homogène : comme l’a souligné S. Mills (2009), les jugements stéréotypés sur ce qui est approprié ou poli dans une circonstance donnée dépendent en partie, au sein d’une même culture, du genre ou de la position sociale du locuteur. Faute de pouvoir décider au cas par cas de cette variable, il est difficile de progresser dans l’évaluation de l’impolitesse d’un échange si l’on en reste à ce niveau descriptif.
Approche à partir de l’impolitesse
Critères de l’impolitesse
10Pour contourner en partie cette difficulté, on peut partir non de la politesse mais de l’impolitesse. C’est un phénomène bien connu que l’impolitesse est plus facile à localiser et à décrire que la politesse. La raison de ce paradoxe est liée au fait que, comme l’ont souligné J. Culpeper, D. Bousfield et A. Wichmann (2003), l’impolitesse n’est pas simplement le miroir de la politesse ou son absence, elle suppose une intention blessante qui doit être reconnue comme telle par l’interlocuteur. Même s’il n’est pas aisé de repérer les intentions du locuteur dans une lettre d’Alciphron, on peut cependant en repérer des traces dans le discours, en partant de la définition de D. Bousfield :
[Impoliteness] is the issuing of intentionally gratuitous and conflictive verbal FTA [i. e. face-threatening acts] which are purposefully performed
– unmitigated when mitigation is required and/ or
– with deliberate aggression.12
11Les deux critères de D. Bousfield permettent de caractériser en quoi l’acte verbal agressif est intentionnel : d’une part, il n’est pas accompagné de procédés d’adoucissement, de réparation, ce qui montre qu’il est parfaitement assumé par le locuteur ; d’autre part, l’agression est délibérée, ce qui se reconnaît chez Alciphron au fait que le locuteur désire rompre par sa lettre toute correspondance ultérieure13.
12Ainsi on peut exclure des lettres impolies celles qui tentent de remédier au caractère agressif ou menaçant de leurs propos par différents procédés argumentatifs : par exemple en 2.8, le mari présente l’attitude de sa femme (qu’il a condamnée) comme une maladie dont il l’incite à guérir ; ou en 2.13, la mère demande à son fils de revenir à la maison en mettant en avant le profit qu’il pourrait en retirer. On peut au contraire retenir les lettres qui visent à rompre toute relation entre les deux épistoliers, comme 1.18, 2.7 ou 2.14, qui contiennent des indices d’une agressivité délibérée. La lettre 1.12 présente un cas de figure particulier :
(Ex. 1) 1.12. Χαρόπη Γλαυκίππῃ
Μέμηνας, ὦ θυγάτριον, καὶ ἀληθῶς ἐξέστης. Ἐλλεβόρου δεῖ σοι, καὶ οὐ τοῦ κοινοῦ τοῦ δὲ ἀπὸ τῆς Φωκίδος Ἀντικύρας, ἥτις, δέον αἰσχύνεσθαι κορικῶς, ἀπέξεσας τὴν αἰδῶ τοῦ προσώπου. Ἔχε ἀτρέμα καὶ τὴν κατὰ σεαυτὴν ῥάπιζε, τὸ κακὸν ἐξωθοῦσα τῆς διανοίας. Εἰ γάρ τι τούτων ὁ σὸς πατὴρ πύθοιτο, οὐδὲν διασκεψάμενος οὐδὲ μελλήσας τοῖς ἐναλίοις βορὰν παραρρίψει σε θηρίοις.
Charopè (Bleutée) à Glaukippè
Tu es folle, petite fille. En vérité tu divagues ; il te faut de l’hellébore, et non de l’espèce commune, mais de celle qui vient d’Anti-kyra en Phocide. Alors que tu devrais avoir honte comme il sied aux jeunes filles, tu as dépouillé de ton visage toute pudeur. Tienstoi tranquille, rentre en toi-même et chasse de ton esprit ces idées mauvaises. Car si ton père en entend parler, sans réfléchir et sans attendre, il te jettera en pâture aux monstres de la mer.14
13Cette lettre d’une mère à sa fille est une réponse à la lettre 1.11 où la fille annonce à sa mère qu’elle refuse le pêcheur auquel elle est promise, car elle est tombée amoureuse d’un homme de la ville : la réponse de la mère se termine sur une alternative, soit sa fille cesse immédiatement, soit elle peut s’attendre à se faire assassiner par son père. Dans les deux cas, il n’est pas question de poursuivre l’échange épistolaire.
Définition d’un corpus de lettres impolies
14Ces deux critères permettent de dégager, parmi les vingt et une lettres conflictuelles que nous avons relevées, neuf lettres que l’on peut considérer comme impolies car elles ne comportent aucun adoucissement des actes de langage menaçants et se terminent sur une volonté de rupture de l’échange avec le destinataire :
15– 1.6 : une femme à son mari pour qu’il revienne auprès d’elle et abandonne sa maîtresse
16– 1.12 : une mère à sa fille pour qu’elle obéisse à ses parents (ex. 1)
17– 1.18 : un pêcheur à un voisin pour lui refuser un filet de pêche que celui-ci s’est arrogé
18– 2.7 : une jeune femme à un vieil homme pour repousser ses avances (ex. 3 infra)
19– 2.14 : un homme à une femme pour qu’elle cesse de le séduire (ex. 2 infra)
20– 2.25 : une servante à son maître pour repousser ses avances
21– 4.5 : lettre de jalousie entre deux courtisanes
22– 4.12 : une courtisane à un homme au sujet de sa fiancée
23– 4.15 : une courtisane à un homme pour qu’il paie ses faveurs et cesse de l’importuner par ses lettres (ex. 4 infra).
24Notons qu’à l’exception notable de 1.12 (ex. 1), aucun des locuteurs n’est dans une position hiérarchique supérieure à son interlocuteur. L’épistolier de 2.14 est certes un homme qui s’adresse à une femme, mais le contenu de sa lettre même montre bien qu’il est incapable de lui résister, ce qui inverse la relation de pouvoir. À l’exception de 1.12 toujours, aucun de ces locuteurs n’est à la fois intime de son interlocuteur et supérieur à lui, situation où il faudrait des actes de langage particulièrement menaçants pour être impolis15.
Des formes ou des contextes impolis ?
25Nous distinguerons trois niveaux auxquels se manifeste l’impolitesse de ces lettres : l’agression verbale, qui serait impolie dans n’importe quel contexte ; l’impolitesse qui suppose une argumentation ; l’écart par rapport à un type d’échange attendu dans une situation d’énonciation donnée.
L’impolitesse intrinsèque et contextuelle
26Parmi les formes de l’agression verbale, on peut relever le cas extrême et rare de la malédiction :
(Ex. 2) 2.14. Χαιρέστρατος Ληρίῳ
Ἐπιτριβείης, ὦ Λήριον, κακὴ κακῶς, ὅτι με τῇ μέθῃ καὶ τοῖς αὐλοῖς κατακοιμήσασα βραδὺν ἀπέφηνας τοῖς ἐκ τῶν ἀγρῶν ἀποπέμψασιν. Οἱ μὲν γὰρ ἕωθεν προσεδόκων με φέροντα αὐτοῖς τὰ κεράμεια σκεύη, ὧν ἕνεκεν ἀφικόμην· ἐγὼ δὲ ὁ χρυσοῦς πάννυχος καταυλούμενος εἰς ἡμέραν ἐκάθευδον. Ἀλλ’ἄπιθι, ὦ τάλαινα, καὶ τοὺς ἀθλίους τουτουσὶ θέλγε τοῖς γοητεύμασιν. Ἐμοὶ γὰρ ἢν ἔτι ἐνοχλοίης, κακόν τι παμμέγεθες προσλαβοῦσα ἀπελεύσῃ.
Chairestratos (Joie d’armée) à Lérion (Sornette)
Puisses-tu crever misérablement, misérable Lérion : tu m’as endormi avec tes boissons et ton aulos, et je suis arrivé en retard chez les gens de la campagne qui m’avaient envoyé faire des courses ; ils attendaient mon retour à l’aurore, avec la vaisselle en terre cuite que j’étais allé chercher. Mais moi, pauvre imbécile, bercé par ton aulos, j’ai dormi toute la nuit jusqu’au jour. Laisse-moi, misérable ! contente-toi de séduire avec tes manigances les malheureux garçons de ton pays. Si tu t’en prends encore à moi, tu ne t’en sortiras pas sans de très grands ennuis.
27Dans cette lettre d’un homme qui reproche à une femme de l’avoir détourné de sa bonne conduite, les premiers mots sont une malédiction ; la dernière phrase est une menace physique, autre acte de langage particulièrement brutal qui ne peut même pas être considéré comme neutre dans aucun contexte16.
28La plupart des expressions du conflit relèvent cependant de l’argumentation (reproches ou critiques). Ce procédé est très bien représenté dans les lettres identifiées comme impolies. Les épistoliers peuvent critiquer le comportement du destinataire (1.6 par ex.), ou son jugement (1.12 = ex. 1). La remise en cause peut être plus subtile et reposer sur le non-dit comme en 2.7, lettre d’une femme à un homme dont elle repousse les avances.
(Ex. 3) 2.7. Φοιβιανὴ Ἀνικήτῳ
Ὠδίνουσά με ἀρτίως ἥκειν ὡς ἑαυτὴν ἡ τοῦ γείτονος μετέπεμψε γυνή· καὶ δῆτα ᾔειν ἀραμένη τὰ πρὸς τὴν τέχνην, σὺ δὲ ἐξαπίνης ἐπιστὰς ἐπειρῶ τὴν δέρην ἀνακλάσας κύσαι. Οὐ παύσῃ, τρικόρωνον καὶ ταλάντατον γερόντιον, πειρῶν τὰς ἐφ’ἡλικίας ἀνθούσας ἡμᾶς ὥς τις ἄρτι νειάζειν ἀρχόμενος ; Οὐχὶ τῶν κατ’ἀγρὸν πόνων ἀφεῖσαι ἀεργὸς τὴν ἀηδίαν πορισάμενος ; Οὐ τοὐπτανίου καὶ τῆς ἐσχάρας ὡς ἀδύνατος ὢν ἐξέωσαι ; Πῶς οὖν τακερὸν βλέπεις βλέμμα καὶ ἀναπνέεις ; Πέπαυσο, Κέρκοψ ἄθλιε, καὶ τρέπου κατὰ σεαυτόν, ὦ πρέσβυ, μή σε λαβοῦσα κακόν τι ἐργάσωμαι.
Phoibianè à Anikètos (Invincible)
La femme du voisin venait d’être prise des douleurs de l’enfantement ; elle m’avait demandée. J’avais donc pris les instruments nécessaires à mon art et je m’apprêtais à partir, quand tu as surgi tout à coup et, me tirant violemment par le cou, tu as tenté de m’embrasser. Ne vas-tu pas cesser, horrible petit vieillard, trois fois plus âgé qu’un corbeau, d’essayer de nous séduire, nous autres filles dans notre fleur, comme si tu étais un tout jeune homme ? N’es-tu pas sans travail ? N’as-tu pas été renvoyé des champs, parce que tu t’es rendu odieux ? N’as-tu pas été chassé, pour incapacité, de la cuisine et du four ? Qu’as-tu donc à me regarder de ce regard languissant ? Qu’as-tu à soupirer ? Cesse, misérable singe, rentre en toi-même, vieillard, si tu ne veux pas que je me saisisse de toi pour te faire très mal.
29Nous avons indiqué en gras les éléments d’impolitesse intrinsèque que sont les termes d’adresse insultants17 et la menace physique qui clôt la lettre, et nous avons souligné les éléments d’impolitesse qui relèvent proprement de l’argumentation et de l’implicite. Pour goûter l’argumentation implicite de 2.7, il faut la mettre en relation avec la lettre précédente, à laquelle elle répond. En 2.6, Anicétos se plaint de l’indifférence de Phoibianè, à qui il dit avoir fait de nombreux présents sans succès. D’après la lettre du vieil homme, on pourrait penser qu’il s’adresse à une courtisane, sans que rien ne laisse supposer une différence d’âge. La réponse de Phoibianè est éloquente et jette un jour nouveau sur la relation entre les deux personnages. Phoibianè fait tout pour contester implicitement la présentation des faits de son correspondant en le présentant comme un vieillard libidineux : il est survenu brusquement pour l’embrasser, sans qu’elle ait pu s’attendre à une telle attitude, signe qu’il ne lui faisait pas la cour comme il le prétend. L’emploi de tournures interro-négatives permet de jouer sur le présupposé que leur contenu propositionnel est un procès attendu : il est de notoriété publique qu’il a perdu son travail (ce qui l’empêche de faire les présents qu’il prétend lui avoir faits) et un incapable (y compris au sens sexuel, étant donné l’ambiguïté des termes τὸ ὀπτανίον « le rôtissoir » et surtout ἡ ἐσχάρα « le four » qui peut désigner le sexe féminin)18. De même l’ordre interro-négatif au futur s’emploie normalement pour la réitération d’un ordre qui n’a pas été couronné de succès (ce n’est donc pas la première fois que non seulement Phoibianè mais toutes les jeunes filles lui demandent d’arrêter)19. Sans contester explicitement la version des faits d’Anicétos, Phoibianè laisse donc entendre que son destinataire est un incapable et un menteur.
L’impolitesse comme conduite inappropriée
30L’impolitesse peut enfin se manifester par un écart avec ce que l’on est en droit d’attendre dans une situation discursive donnée, étant donné le statut extra-linguistique des deux participants à l’interaction verbale. Ainsi, dans le livre 1, deux lettres entre époux se terminent sur une menace de divorce, la lettre 1.4, que nous n’avons pas considérée comme impolie, et la lettre 1.6 que nous avons retenue comme impolie, parce que la première est orientée vers une poursuite de la relation tandis que la seconde se termine sur l’idée d’une rupture de tout échange. Or la lettre 1.4 est celle d’un mari à sa femme : il est dans une position hiérarchique telle qu’il n’a pas d’autre choix que de mentionner le divorce si sa femme abandonne le foyer conjugal ; son attitude ne diverge donc pas beaucoup de celle que l’on peut attendre d’un mari délaissé, et sa lettre est construite de manière à ne fermer aucune porte. En revanche, 1.6 est la lettre d’une femme à son mari, menaçant de retourner chez son père s’il continue de voir sa maîtresse, attitude masculine qui devait pourtant être socialement bien mieux tolérée. Les revendications de l’épouse sont donc dans ce contexte culturel bien plus importantes, et peut-être même excessives, et la lettre se termine sur un ultimatum, orienté vers la rupture : seule une impolitesse caractérisée peut convenir à une attitude aussi excessive20.
31L’impolitesse ne s’exprime pas seulement au niveau des actes de langage intrinsèquement agressifs ou au niveau de l’argumentation (voir supra p. 58-60) ; elle joue également un rôle dans l’exagération d’un écart par rapport à l’attitude socialement et culturellement attendue entre des individus dans une situation discursive donnée (voir supra p. 60-61). Cette distinction correspond en réalité à deux formes différentes de la politesse, ce que les études anglo-saxonnes distinguent sous le terme de polite (voir supra) et de politic (voir la présente section)21. Pour reprendre la définition de R. Watts, « Politic behaviour is that behaviour, linguistic and nonlinguistic, which the participants construct as being appropriate to the ongoing social interaction »22. Le dernier type d’impolitesse que nous avons décrit (dans cette section) pourrait donc être qualifié, dans un néologisme en anglais, d’im-politic plutôt que d’impolite.
32Cependant tous les conflits épistolaires ne s’accompagnent pas nécessairement de conduites inappropriées (d’entorses à la politesse au sens de politic). J. Hall a ainsi montré que, même dans les conflits épistolaires, Cicéron tentait de conserver au maximum les formes extérieures de la politesse, afin de préserver une forme de grauitas et de dignitas jusque dans les situations conflictuelles23. Ce n’est pas ce que nous retrouvons dans les lettres impolies du recueil d’Alciphron. On peut se demander pour quelle raison Alciphron a choisi d’insérer des lettres non seulement conflictuelles, mais même impolies dans son recueil. À quoi sert l’impolitesse dans les Lettres d’Alciphron ?
Fonctions de l’impolitesse dans les Lettres d’Alciphron
33Pour répondre à cette question, nous distinguerons deux niveaux d’analyse, qui correspondent à deux niveaux énonciatifs : d’une part dans la dynamique des lettres, au niveau énonciatif qui lie un épistolier à son destinataire, d’autre part au niveau énonciatif qui lie l’auteur à son destinataire.
Dans la dynamique des lettres
Pourquoi de l’impolitesse ?
34L’impolitesse peut surprendre dans un échange épistolaire. On sait que, d’après Démétrios (§ 223), la lettre peut être considérée comme la moitié d’un dialogue24. Dans un recueil de lettres pour l’essentiel isolées ou fonctionnant au mieux par paires, l’impolitesse semble surgir de nulle part et la fin est nécessairement laissée ouverte. Pour autant, le lecteur n’a pas le sentiment d’une impolitesse gratuite. En effet, comme le souligne S. Roesch25, la lettre est un texte monologal d’un type particulier, puisqu’il est conçu comme un élément d’une série, faisant de multiples échos aux éléments partagés entre les deux correspondants et s’ouvrant à des échanges ultérieurs26.
35Or l’impolitesse ne survient pas sans raison : on peut toujours localiser un antécédent agressif. Il est ainsi révélateur que quatre des neuf lettres identifiées comme impolies appartiennent aux huit groupes de lettres du recueil qui fonctionnent par paire ou par triplet : elles sont d’ailleurs toutes des réponses27. Même dans des lettres isolées, on peut toujours localiser un antécédent agressif, qui n’est pas nécessairement verbal. Comme le souligne D. Bousfield28, l’apparition de l’impolitesse est liée au sentiment d’une menace : l’impolitesse porte donc sur « any (at least perceived) aggressive antecedent, event (intentional or otherwise) which offends, threatens or otherwise damages the face of the interlocutor »29.
36Les lettres impolies que nous avons relevées sont des réponses à ce qui est perçu comme un tort fait au locuteur : une femme écrit à son mari qui dilapide la fortune familiale pour une courtisane (1.6), une mère écrit à sa fille qui désobéit de manière extravagante (1.12), un pêcheur s’estime volé par un de ses collègues (1.18), une femme est harcelée par un homme (2.7 et 2.25), etc. Ces éléments d’offense antérieure à la lettre peuvent être révélés par des bribes de récit, mais ils sont le plus souvent évoqués de manière allusive. Dans ces conditions, lorsque rien dans la lettre ne laisse supposer un antécédent agressif, le lecteur est amené à faire des suppositions : en 4.12, une courtisane écrit une lettre à un homme, en dressant le portrait peu flatteur de sa fiancée ; le lecteur est ainsi amené à reconstituer une trame narrative, dont le texte ne garde aucune trace, selon laquelle la courtisane vindicative a été délaissée au profit de la plus respectable fiancée.
Pourquoi des lettres ?
37Les lettres présentent donc une justification interne pour l’impolitesse, mais pourquoi avoir choisi la forme épistolaire pour la mettre en scène ? L’apparition de l’impolitesse dans une lettre peut paraître étonnante par rapport à ce que l’on connaît des usages sociaux de la lettre dans l’Antiquité : la lettre est considérée comme un cadeau par Démétrios (§ 224) et on sait qu’une lettre est perçue comme un témoignage d’amitié attendu par les protagonistes. Le lien entre lettres et relations amicales, et même entre lettres et politesse30, est suffisamment bien attesté dans l’épistolaire antique, pour qu’une lettre impolie puisse paraître paradoxale, si bien que, comme le dit M. Trapp, « a letter with hostile contents risks appearing an abuse of the medium »31. On s’attend donc à trouver une justification interne à l’emploi de la forme épistolaire dans le recueil d’Alciphron. Une raison fondamentale pour employer une lettre est la séparation physique entre les deux épistoliers, et certaines lettres conflictuelles s’expliquent ainsi. Si la femme écrit à son mari en 1.6, en 1.22 ou en 1.31, c’est que celui-ci a quitté le domicile familial pour fréquenter une courtisane ; les maris qui écrivent à leur femme en 1.4 ou en 2.8 sont eux aussi séparés de leur épouse partie à la ville.
38Parmi les neuf lettres impolies, les justifications internes à l’emploi d’une lettre sont beaucoup plus minces. En dehors de 1.6 que nous venons de signaler, les autres lettres ne se justifient pas par l’éloignement. En 1.18 (un pêcheur à son voisin) ou en 2.25 (une servante à son maître), comme en 1.12 (ex. 1, une mère à sa fille), il s’agit d’une réponse à une lettre dont l’emploi n’est pas davantage justifié par la séparation physique des deux personnages. Comme le souligne O. Hodkinson32, notamment à propos de 1.11 (la lettre de la fille à sa mère), la lettre présente l’intérêt de pouvoir développer un propos abouti et construit dans une situation conflictuelle sans être interrompu. Au vu de la réaction de la mère en 1.12, la fille n’aurait probablement pas pu prononcer deux phrases pour exposer ses sentiments sans être interrompue et vertement rabrouée par sa mère. Rédiger une lettre hors de la présence du destinataire permet donc à l’épistolier de trouver le courage nécessaire pour tenir des propos qui risquent d’être mal accueillis. La forme épistolaire se met alors au service de l’impolitesse.
39La lettre peut également être une forme de réponse lorsque les relations entre les deux personnages sont tellement dégradées que l’épistolier ne souhaite pas rencontrer son destinataire, comme en 2.7 et en 2.25, les deux femmes qui répondent aux avances d’un homme, ou en 4.15 (ex. 4 infra) la courtisane qui refuse de rencontrer à nouveau son admirateur tant qu’il n’aura pas payé. Une situation intéressante apparaît en 2.14 (ex. 2), où un homme reproche à une femme de l’avoir retenu chez elle alors qu’il était simplement venu chercher de menus objets : tout donne à penser que cet homme qui se déchaîne contre sa destinataire, mais se montre incapable de faire preuve de volonté en sa présence, ne pouvait pas tenir de tels propos oralement et avait besoin de la médiation de la lettre pour exprimer sa rancœur33.
40La lettre peut ainsi devenir un moyen privilégié pour exprimer l’impolitesse, puisqu’elle ouvre des possibilités que ne permettrait pas la mise en présence des protagonistes dans un échange oral. Si Alciphron nous donne à comprendre pourquoi tel personnage est amené à écrire une lettre impolie dans telle situation, il reste à comprendre les raisons qui l’ont incité, en tant qu’auteur, à insérer des lettres impolies dans un recueil.
Dans l’œuvre d’Alciphron
41Le choix de la lettre révèle un usage de l’époque d’Alciphron plutôt que de ses personnages fictifs, situés dans l’Athènes classique du IVe siècle34. Comme l’a bien souligné A. -M. Ozanam35, le texte d’Alciphron repose sur un artifice délibéré : il fait évoluer ses personnages dans une Grèce disparue depuis plus d’un demi-millénaire, ses pêcheurs et ses paysans parlent un attique sans faute nourri d’allusions littéraires. Dans ces conditions, en quoi pouvait consister le plaisir des auditeurs ou des lecteurs des lettres d’Alciphron ?
Une impolitesse significative
42L’un des intérêts des lettres impolies repose sur le tour de force littéraire que constitue l’expression d’un conflit, qui peut même être violent et impoli, dans le cadre d’une langue soignée et érudite qui laisse très peu de place aux termes insultants ou grossiers. L’auditeur ou le lecteur apprécie donc l’exercice rhétorique brillamment mené, le jeu de lettré. Ainsi, les premiers mots blessants de la mère de 1.12 (ex. 1) à sa fille sont un écho à un vers d’Euripide (Bacch. 359), le diminutif θυγατρίον qu’elle emploie se trouve une dizaine de fois chez Ménandre, le superlatif ταλάντατον qu’utilise la jeune fille de 2.7 (ex. 3) dans une apostrophe insultante est un écho à Aristophane et à Ménandre (Ar., Thesm. 760, Pl. 684, 1060, Mén., fr. 389), et les exemples pourraient être multipliés. Ce que M. Trapp dit d’Élien s’applique tout autant à Alciphron : « it only added to the fun that there were such a gap between the low social status of the characters created, and the exquisite diction with which Aelian made them write »36.
43De fait, le statut social des personnages qui peuplent ces lettres n’était sans doute pas étranger au plaisir de la réception. On a bien remarqué que tous ces êtres sont insatisfaits de leur situation et cherchent à changer de position sociale37. C’est le cas de nombreux pêcheurs ou paysans des deux premiers livres, dont un conjoint ou un enfant est parti, attiré par la ville. Cependant nul ne semble échapper à sa condition : les personnages des deux premiers livres sont en fait profondément ancrés dans leur milieu, tout d’abord par leurs noms, qui sont le plus souvent des noms signifiants38. Ainsi, en 1.6, c’est une certaine Πανόπη (nom de Néréide qui présente en outre l’intérêt de signifier « qui voit tout ») qui écrit à son mari parti en ville pour qu’il redevienne le pêcheur qu’il est par définition, puisqu’il s’appelle Εὐθύβολος « celui qui lance droit [ses filets] »39. Dans l’échange entre la mère et la fille (1.11 et 1.12 = ex 1), la mère est bien rattachée au monde des pêcheurs, se nommant Χαρόπη (« bleue », qui peut être épithète de la mer), tandis que la fille est entre deux mondes : elle s’appelle Γλαυκίππη, nom intraduisible qui rappelle celui d’un personnage d’Aristophane, Φειδιππίδης dont le père nous apprend comment il a été choisi (Nuées v. 60-67) : le deuxième membre du composé est le nom du cheval, voulu par sa mère pour marquer une appartenance sociale aristocratique, tandis que le premier membre choisi par le père affolé par ces rêves de grandeur repose sur la racine de φείδομαι « épargner ». De même, Γλαυκίππη, jeune fille qui refuse le pêcheur qui lui est promis parce qu’elle est tombée amoureuse d’un homme de la ville, a un nom qui mêle ses aspirations élevées (-ιππη) et son appartenance réelle au monde des pêcheurs (γλαυκ-, autre terme de couleur épithète de la mer). Or les personnages sont prisonniers de leur condition : on a remarqué que la lettre de cette même Glaukippè était révélatrice de ses ambitions déçues, car pour décrire la beauté de l’homme de la ville à sa mère, elle ne cesse d’employer des métaphores marines, signe que ses rêves de vie citadine sont sans lien avec la réalité.
44Il nous semble que l’impolitesse dans les lettres d’Alciphron peut jouer le même rôle. Tous ces personnages parlent un grec parfait et érudit, mais il existe quelques conventions sociales qu’ils ne maîtrisent pas parfaitement, en particulier la fonction d’une lettre. Nous avons déjà souligné que le conflit ne s’accompagnait pas nécessairement d’impolitesse, comme le montre le travail de J. Hall sur les lettres de Cicéron. Les personnages d’Alciphron n’appartiennent pas au même type de monde qu’un Cicéron, et leur emploi de lettres impolies révèle leur condition humble. À cet égard, la lettre 4.15 d’une courtisane à un admirateur est révélatrice :
(Ex. 4) 4.15. Φιλουμένη Κρίτωνι
Τί πολλὰ γράφων ἀνιᾷς σαυτόν ; Πεντήκοντά σοι χρυσῶν δεῖ καὶ γραμμάτων οὐ δεῖ. Εἰ μὲν οὖν φιλεῖς, δός· εἰ δὲ φιλαργυρεῖς, μὴ ἐνόχλει. Ἔρρωσο.
Philouménè à Criton.
Pourquoi te fatigues-tu à écrire ? Ce qu’il faut, c’est cinquante pièces d’or ; de lettres, nul besoin. Si tu es amoureux, paie ; si tu es avare, ne m’importune pas. Porte-toi bien.
45Cette lettre lapidaire présente le paradoxe d’être un refus explicite de la convention sociale qu’est l’échange de lettres entre amis. La courtisane qui écrit un tel billet montre qu’elle ne se préoccupe pas des apparences et des conventions sociales ; pour parvenir aux mêmes fins, une tout autre lettre, feignant de comprendre les sentiments de l’admirateur, permettrait de conserver un cadre de politesse (au sens de politic, cf. supra). Le lecteur ou l’auditeur des lettres d’Alciphron ne peut qu’être amusé par ces lettres révélatrices malgré elles de ce que sont réellement leurs auteurs. Comme le souligne P. Rosenmeyer :
Of course these intimate glimpses into the lives of the common people are not really about them at all, but rather entertaining narratives tailored to the tastes of readers who can enjoy their own cultural superiority while slumming on papers.40
46Cet entre-soi des lettrés du iie siècle de notre ère se fait donc aux dépens des personnages mis en scène, et P. Rosenmeyer résume fort bien la situation : « For the most part, we are invited to laugh at his creations, not with them »41.
Un effet amplifié par la forme épistolaire
47L’effet plaisant provoqué par les lettres impolies ne vient pas seulement du sentiment de connivence et de supériorité partagées par les lecteurs et auditeurs de ces lettres. L’excès que représente l’impolitesse est également un signe qu’il faut interpréter dans ces lettres allusives. Nous nous contenterons de deux exemples.
48En 2.14 (ex. 2), nous avons souligné combien l’impolitesse de la lettre était outrée (cf. supra p. 58) et nous avons trouvé une justification psychologique à cette impolitesse (cf. supra p. 65) : cet homme est incapable de faire preuve de décision en présence de la femme à qui il écrit. Mais si l’on lit attentivement la lettre, on peut se poser quelques questions. Que venait-il faire chez cette femme en soirée ? Quelles peuvent être ses relations avec quelqu’un chez qui il va chercher de menus objets ? Et quel peut bien être le statut de cette femme capable de retenir un homme par la boisson et l’aulos ? On peut raisonnablement penser qu’il est allé chez une courtisane sous un prétexte quelconque et sa réaction excessive en paraît d’autant plus hypocrite et propre à faire sourire. L’outrance de l’impolitesse est un signe qui incite à réfléchir à la relation réelle entre les personnages.
49La situation est plus ambiguë en 2.7 (ex. 3). Nous avons signalé que cette lettre est une réponse et que les éléments de la lettre précédente ne concordent pas avec ceux que nous fournit 2.7. En 2.6, rien n’indique que l’homme soit plus âgé que la femme, il prétend l’avoir couverte de menus présents, et sa lettre se termine sur une note résignée. L’image qu’il donne de lui est donc fort éloignée de celle d’un vieillard libidineux harcelant les jeunes filles. Que faut-il penser de la relation réelle entre les deux personnages ? L’impolitesse ici est ambiguë : elle peut refléter la réaction outrée d’une jeune femme harcelée par un vieillard, mais elle peut aussi être la réaction d’une femme qui a profité des largesses du vieil homme sans vouloir accéder à ses désirs et qui répond avec tant de violence que la poursuite d’une relation devient difficile. La forme épistolaire participe à l’effet comique de l’impolitesse en permettant à deux discours de se répondre sans s’affronter directement.
Conclusion
50En nous appuyant sur les études linguistiques sur la politesse et l’impolitesse, nous avons tenté de définir la lettre impolie comme une lettre conflictuelle sans procédés d’adoucissement et qui vise une rupture du lien épistolaire. L’impolitesse elle-même s’exprime à différents niveaux, par des actes de langage intrinsèquement impolis, par des formes impolies du point de vue de l’argumentation sous-jacente, ou par une inadéquation avec les normes d’un échange dans des conditions extra-linguistiques données.
51Au sein de l’œuvre d’Alciphron, si l’on se place au niveau énonciatif qui lie les deux correspondants, les lettres impolies trouvent une justification interne, autant pour expliquer l’apparition de l’impolitesse dans une lettre que pour expliquer l’emploi de la forme épistolaire pour exprimer l’impolitesse. Si l’on se place au niveau énonciatif qui lie l’auteur au lecteur, l’existence de lettres impolies est un procédé qui contribue grandement au plaisir de cette œuvre : dans la lettre impolie, l’effet plaisant vient autant de l’impolitesse elle-même, exprimée dans une langue soignée et révélant la réelle position sociale des correspondants, que de la forme épistolaire elle-même : au plaisir littéraire et culturel s’ajoute ainsi un plaisir intellectuel devant l’interprétation des indices que laisse l’impolitesse dans des lettres globalement allusives.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Bibliographie
Benner Allen Rogers & Fobes Francis H., The Letters of Alciphron, Aelian and Philostratus, Cambridge, London, Harvard University Press, 1949.
10.1016/j.pragma.2006.11.005 :Bousfield Derek, « Beginnings, middles and ends : a biopsy of the dynamics of impolite exchanges », Journal of Pragmatics, 39, 2007, p. 2185-2216.
10.1002/9781118786093 :Brown Penelope & Levinson stephen C., Politeness : Some Universals in Language Usage, Cambridge, Cambridge University Press, 1987 (1re éd. : 1978).
Casevitz Michel, « Remarques sur les noms des correspondants dans les Lettres d’Alciphron », dans Epistulae Antiquae II, éd. par L. Nadjo & É. Gavoille, Louvain-Paris, Peeters, 2002, p. 247-258.
10.1016/0378-2166(95)00014-3 :Culpeper Jonathan, « Towards an anatomy of impoliteness », Journal of Pragmatics, 25, 1996, p. 349-367.
Culpeper Jonathan, Bousfield Derek, Wichmann Anne, « Impoliteness revisited : with special reference to dynamic and prosodic aspects », Journal of Pragmatics, 35, 2003, p. 1545–1579.
10.1075/jhp.13.1.05den :Denizot Camille, « Impolite orders in Ancient Greek ? The οὐκ ἐρεῖς ; type », Journal of Historical Pragmatics 13/1, 2012, p. 110-128.
Dickey Eleanor, « The rules of politeness and Latin request formulae », dans Laws and Rules in Indo-European, ed. by Ph. Probert & A. Willi, Oxford, Oxford University Press, 2012, p. 313-328.
10.1093/acprof:oso/9780195329063.001.0001 :Hall Jon, Politeness and Politics in Cicero’s Letters, Oxford, Oxford University Press, 2009.
10.1093/acprof:oso/9780199203956.001.0001 :Hodkinson Owen, « Better than speech : some advantages of the letter in the Second Sophistic », dans Morello R. & Morrison A. D., 2007, p. 283-300.
10.1093/acprof:oso/9780199203956.001.0001 :König Jason, « Alciphron’s epistolarity », dans Morello R. & Morrison A. D., 2007, p. 257-282.
Malherbe Abraham J., Ancient Epistolary Theorists, Atlanta, Scholars Press, 1988.
10.1016/j.pragma.2008.10.014 :Mills Sara, « Impoliteness in a cultural context », Journal of Pragmatics, 41, 2009, p. 1047-1060.
Morello Ruth & Morrison A. D. (dir.), Classical and Late Antique Epistolography, Oxford, Oxford University Press, 2007.
Ozanam Anne-Marie, Alciphron. Lettres de pêcheurs, de paysans, de parasites et d’hétaïres, Paris, Les Belles Lettres, 1999.
Roesch Sophie, « L’interaction auteur/destinataire dans la correspondance de Cicéron », dans Epistulae Antiquae II, éd. par L. Nadjo & É. Gavoille, Louvain-Paris, Peeters, 2002, p. 89-112.
Roesch Sophie, « La politesse dans la correspondance de Cicéron », dans Epistulae Antiquae III, éd. par L. Nadjo & É. Gavoille, Louvain-Paris, Peeters, 2004, p. 139-152.
Rosenmeyer Patricia A., Ancient Epistolary Fictions. The Letters in Greek Literature, New York, Cambridge University Press, 2001.
10.4324/9780203964781 :Rosenmeyer Patricia A., Ancient Greek Literary Letters, London, New York, Routledge, 2006.
10.1515/jplr.2005.1.2.237 :Terkourafi Marina, « Beyond the micro-level in politeness research », Journal of Politeness Research, 1/2, 2005, p. 237-262.
Trapp Michael, Greek and Latin Letters. An Anthology with Translation, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.
Watts Richard J., Politeness, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.
Notes de bas de page
1 Rosenmeyer P., 2001, p. 257.
2 On a remarqué cependant une certaine cohérence entre les personnages du livre 4 (cf. par ex. Ozanam A.-M., 1999, p. 22-23).
3 Rosenmeyer P., 2001, p. 259.
4 Rosenmeyer P., 2006, p. 7.
5 La Seconde Sophistique a produit également des lettres pseudo-historiques, où les auteurs faisaient parler des personnes authentiques, en signant leur texte du nom du personnage célèbre mis en scène.
6 C’est-à-dire, 1.4, 1.5, 1.6, 1.12, 1.18 ; 2.7, 2.8, 2.13, 2.14, 2.22, 2.24-25 qui se répondent, 2.31 ; 3.20, 3.22 ; 4.5, 4.7, 4.9, 4.12, 4.14, 4.15. Éd. de référence : A. R. Benner et F. H. Fobes (1949).
7 Il s’agit d’une présentation simplifiée du foisonnement théorique autour de la politesse linguistique. Nous renvoyons à la présentation qu’en a donnée une des actrices du débat, M. Terkourafi (2005 notamment), reprise par E. Dickey, 2012.
8 Nous ne reprenons ici qu’une version simplifiée de la théorie de P. Brown et S. Levinson.
9 Même idée chez J. Culpeper, 1996, dans une étude centrée sur l’impolitesse. Une confirmation de cette idée dans notre corpus : seules deux lettres de parasites (3.20 et 3.22) relèvent du conflit épistolaire ; encore sont-elles adressées à des pairs et non au protecteur du parasite.
10 Un mari à sa femme (1.4 et 2.8), un maître à sa servante (2.24), une mère à sa fille (1.12) ; trois de ces lettres contiennent une menace.
11 Deux pêcheurs en 1.5 et 1.18, deux parasites en 3.20 et 3.22, deux courtisanes en 4.5 et 4.14.
12 Bousfield D., 2007, p. 2186.
13 Ces deux critères recoupent en fait la distinction de P. Brown et S. Levinson entre politesse positive et politesse négative : l’absence d’adoucissement est une entorse au principe de politesse négative, tandis que le caractère délibéré de l’agression contrevient au principe de politesse positive.
14 Traductions de Ozanam A.-M., 1999, avec le même texte de référence que le nôtre.
15 Mentionnons trois lettres qui remplissent un seul des deux critères : des menaces sans volonté de rupture (en 2.24 et en 4.9) et un souhait de rupture avec des formes atténuées (en 3.20).
16 De même en 1.12, la mère menace de mort sa fille. Dans la lettre qui précède, la fille menace de se suicider si elle ne parvient pas à épouser celui qu’elle aime. En reprenant cette menace à son compte, sa mère exprime tout son dédain pour ce chantage puéril.
17 Sur Κέρκοψ et sa traduction, cf. Ozanam A. -M., 1999, p. 181.
18 Dans leur édition, A. R. Benner et F. H. Fobes soupçonnent également un jeu de mot entre νεάζειν « être jeune » et νεᾶν « labourer » (et même « donner le premier labour à une terre en jachère »), dont l’acception sexuelle est possible.
19 Voir Denizot C., 2012, sur un corpus théâtral (Aristophane et Euripide).
20 Même écart avec la situation extralinguistique en 2.7, avec les menaces physiques d’une jeune femme à un vieil homme.
21 Les trois formes de politesse établies par J. Hall, 2009, ne se superposent qu’en partie avec les catégories que nous avons définies. On retrouve la distinction entre politic (« the politeness of respect » ou uerecundia) et polite. Mais les deux formes de politesse qu’il distingue au sein de cette deuxième acception (polite) reprennent la distinction de P. Brown et S. Levinson entre politesse positive et négative (« affiliative politeness » vs « redressive politeness »). Nous avons négligé cette distinction dans notre description au profit d’une distinction entre formes intrinsèquement impolies et formes contextuellement impolies. La distinction entre politesse positive et négative se trouve dans notre étude au niveau de la définition de l’impolitesse (voir supra « Approches à partir de l’impolitesse » p. 55-57).
22 Watts R. J., 2003, p. 20.
23 Hall J., 2009, chap. 4.
24 Cité par Malherbe A. J., 1988, p. 16.
25 Roesch S., 2002, p. 90-94.
26 Les lettres qui se terminent sur un souhait de rupture existent (cf. supra), mais font exception. Ce souhait n’est d’ailleurs pas toujours suivi d’effet (1.18).
27 En 1.12, 1.18, 2.7, 2.25.
28 Bousfield D., 2007, p. 2191-2195.
29 Bousfield D., 2007, p. 2195.
30 Sur la correspondance de Cicéron, voir par ex. Roesch S., 2002, p. 104-111, et 2004.
31 Trapp M., 2003, p. 40.
32 Hodkinson O., 2007, p. 289-292.
33 Voir infra le sens que l’on peut donner à cet excès.
34 Voir par ex. Rosenmeyer P., 2001, p. 21-34. Voir aussi König J., 2007, p. 261-266, sur l’imitation par Alciphron du style des lettres quotidiennes de son temps.
35 Ozanam A.-M., 1999, p. 11-39.
36 Trapp M., 2003, p. 32.
37 Cf. par exemple König J., 2007.
38 Même si les noms des deux premiers livres sont pour la plupart des noms attestés et non des créations d’Alciphron. Voir Casevitz M., 2002.
39 Sur ce nom, cf. Casevitz M., 2002, p. 254.
40 Rosenmeyer P., 2006, p. 7.
41 Rosenmeyer P., 2006, p. 134.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les écritures de la douleur dans l’épistolaire de l’Antiquité à nos jours
Patrick Laurence et François Guillaumont (dir.)
2010