Introduction
p. 13-29
Texte intégral
1Traditionnellement, les lettres sont associées à l’amitié : la célèbre formule de Cicéron, qui les définit comme des « conversations entre amis séparés » (amicorum colloquia absentium), a été volontiers reprise au fil des siècles1. La lettre est un moyen d’entretenir l’amitié en transcendant l’absence, une sorte de présent à l’ami. Mais n’y trouve-t-on pas aussi à l’œuvre l’autre principe qui selon Empédocle gouverne le monde, la Haine, la Discorde ? Lieu privilégié d’échange, de dialogue amical, la lettre peut également offrir un espace d’affrontement – malentendus, différends personnels, âpres controverses. C’est à cet aspect qu’a choisi de s’intéresser dernièrement le groupe de recherche sur « l’épistolaire antique et ses prolongements européens », animé par les latinistes de l’Université de Tours.
2Sous le terme « épistolaire », nous entendons un vaste ensemble qui comprend aussi bien des missives personnelles que des épîtres composées pour une large audience. La lettre n’est pas aisée à définir. Pour les Anciens, elle est apparentée au dialogue2, à la conversation (colloquium, sermo)3, dont elle imite le ton et l’allure de manière plus ou moins prononcée, et s’oppose ainsi au style du discours public. Mais il y a aussi la correspondance officielle et les « lettres ouvertes ». Se pose donc la question du « genre » littéraire : peut-on situer une frontière entre message privé et « lettre d’art » destinée à la publication, avec l’intention de faire œuvre, ou lettre rédigée par une autorité (évêque, monarque par exemple) à l’intention des contemporains et de la postérité ? Certaines lettres qui n’étaient pas conçues pour être diffusées ont été publiées après coup ; et il est difficile de considérer des lettres ordinaires comme entrant dans un « genre », c’est-à-dire impliquant un projet littéraire conscient4 – même si elles comportent des constantes formelles et des motifs topiques5. Pour ne pas préjuger d’un type de lettre, nous préférons donc à l’expression « genre épistolaire », restrictive et insuffisamment fondée6, l’emploi substantivé de l’adjectif « épistolaire », qui permet d’inclure toutes sortes de lettres, réelles ou fictives. Nous considérons qu’on a affaire plutôt à un mode d’écriture qui, reposant sur une situation de communication particulière, s’adresse à un destinataire absent7 et peut se prêter à des usages fort variés (correspondance privée ou épîtres publiques, missives d’instructions, lettres de recommandation, de consolation, d’édification et de direction spirituelle, lettres philosophiques, roman épistolaire, etc.), jusqu’à certains écrits qui empruntent la forme épistolaire pour suppléer à l’impossibilité d’une persuasion en face à face (traités polémiques, sermons, etc.). Même la brièveté n’est pas une norme absolue, et l’on ne peut que souligner l’extrême plasticité du mode épistolaire8. En revanche, pour délimiter le corpus d’étude, nous retenons les critères formels du salut initial ou inscriptio (qui ne se réduit pas au stéréotype X Y salutem dat, mais peut donner lieu à de multiples variations et recouvrir des formulations plus élaborées, par recherche stylistique ou pour des motifs protocolaires), et de la salutation finale ou subscriptio (χαῖρε en grec, uale / ualete en latin)9 ; cela marque la différence avec les écrits qu’on peut par ailleurs rapprocher de la lettre, en raison d’un « je » adressé à un « tu » (épigrammes, invectives, poésies lyriques, pièces élégiaques ou œuvres didactiques)10. La présence de ces formules initiales et finales atteste positivement l’intention épistolaire ; toutefois leur absence n’exclut pas que l’écrit soit une lettre, car elle peut s’expliquer par la volonté d’abréger les formalités ou de celer les identités, ou encore par la négligence de copistes.
3La notion de « conflit », que nous avons choisi d’étudier en rapport avec la lettre, est large, elle aussi, et délicate à cerner : lutte armée entre peuples, affrontement entre personnes, antagonisme intellectuel, moral, affectif ou social, combat contre soi-même parfois (« conflit intérieur »). Elle a justement fourni le thème d’un récent et riche recueil d’études interdisciplinaires, de l’Antiquité jusqu’au Moyen Âge11, utile à la fois pour discerner l’essentiel et envisager les multiples implications et manifestations de ce que nous appelons conflit – expérience humaine fondamentale, au cœur de l’histoire et de la vie en société, objet de diverses représentations mythiques, poétiques et tragiques, de réflexion philosophique ou d’analyse psychologique. On peut caractériser globalement le conflit comme une situation qui oppose deux parties, un rapport antagoniste qui implique la conscience de l’altérité, car la volonté de défendre une position – au sens militaire, mais aussi intellectuel et discursif – impose à chacun de prendre en compte la position de l’autre12. Certaines formes de conflit entraînent l’usage de la force physique et les comportements violents, mais d’autres passent par la parole, le discours : disputes, affrontements politiques, actions en justice, débats d’idées. La lettre figure parmi les moyens d’expression verbale du conflit : propos adressé à un destinataire particulier, elle implique une relation duelle qui peut soit mettre directement aux prises deux adversaires, soit prendre le correspondant à témoin d’un antagonisme où l’épistolier se trouve engagé.
4Il est éclairant d’examiner au préalable le vocabulaire du conflit et de l’affrontement dans les textes anciens, au fondement de notre réflexion13. En grec πόλεμος et μάχη désignent les conflits armés, στάσις la division politique, la sédition14. De ἔρις « querelle, contestation », qu’on peut considérer comme le terme générique du conflit, dérive le nom de l’éristique, technique de contestation verbale. Νεῖκος « discorde, dispute » est le terme qu’emploie Empédocle par opposition à φιλία, l’amitié. Ἔχθρα « inimitié » envisage la haine en tant que rapport interpersonnel d’hostilité, relation réciproque entre ennemis (ἐχθροί)15. Ἀγών « lutte, compétition » renvoie à une notion essentielle à la civilisation hellénique ; de là, avec préverbe ἀντι- « en face, contre », ἀνταγωνίζομαι signifie « lutter, disputer contre » et ἀνταγωνιστής l’adversaire, le rival ou l’émule. Dans ἀμφισβητέω « contester » et son dérivé ἀμφισβήτησις « contestation » (politique ou judiciaire), le préverbe ἀμφι-« de part et d’autre, des deux côtés » souligne l’engagement de deux parties autour d’un objet de conflit. Dans διαφορά « différence » d’où « différend, désaccord », et dans διάστασις « écart » d’où « divergence, dissentiment », le préverbe δια-indique la division, l’intervalle qui sépare une position d’une autre, deux parties en présence. En latin, le préfixe dis– (qui semble apparenté au grec δια-16) marque la séparation, la direction contraire, dans discordia « désaccord, discorde », dissentire « être d’un avis différent » et dissensio « dissentiment », ou disputare « discuter une question, en examinant le pour et le contre » et disputatio « discussion ». Bâti sur contro– (doublet de contra– « en face »), controuersia désigne fondamentalement l’antagonisme, la situation de conflit entre deux parties, et en rhétorique s’applique à la dispute portée devant une autorité qui tranchera, c’est-à-dire au « duel judiciaire », puis sous l’Empire à un exercice de déclamation où l’on soutient successivement deux positions antithétiques17. D’autres mots exprimant la notion de conflit sont formés avec con-(cum), pour représenter les adversaires aux prises l’un avec l’autre : conflictio « heurt, affrontement » d’où « débat » (de confligere « heurter ensemble, faire s’entrechoquer »)18, ou contentio « tension, lutte, rivalité » en général, entre deux compétiteurs ou combattants19 (de contendere « prétendre, rivaliser », qui peut précisément servir à traduire le grec ἐρίζειν, comme certare dans certains contextes20). On doit signaler aussi simultas « rivalité, concurrence » (d’où au pluriel simultates, « différends »), construit sur l’adverbe simul « en même temps » (racine * sem-exprimant l’unité ou l’identité21), qui implique qu’on se mesure sur le même terrain et qui exprime un double rapport à l’objet. Altercari et altercatio, formés sur alter (« l’un » ou « l’autre » de deux), désignent proprement l’échange vif et rapide d’attaques et de ripostes entre les parties adverses22. Il y a enfin les termes qui peuvent être employés métaphoriquement à propos d’un affrontement discursif : ceux qui renvoient au modèle judiciaire du litige, de la confrontation en justice (lis, litigare) ; ceux qui, comme plus haut conflictio suggérant le heurt violent, contiennent l’image du combat : certare « se mesurer », certamen « lutte, joute » d’où « rivalité, conflit » et concertatio « dispute, débat », bellum « guerre »23 ou pugna « bataille » et pugnare « combattre »24.
5De cet aperçu on peut conclure que les Anciens conçoivent le conflit non seulement en termes de division, d’opposition (voir le jeu des préfixes amphi-, anti-, dia- en grec et dis- ou contra-en latin, ainsi que les métaphores guerrières et judiciaires), mais aussi de relation dynamique entre contraires réunis pour la confrontation (con-, simul- en latin) : dualité des personnes et bipolarité des positions, mais unicité de l’objet contesté ou de la fin recherchée. Ainsi, la langue dessine intuitivement ce que des analyses récentes ont explicité : la nécessité pour qu’il y ait affrontement de partager à la base un domaine commun25, au point même que le pire adversaire est justement le plus proche (le « frère ennemi », l’« ennemi intérieur »), ou bien, comme l’a montré Georg Simmel, l’existence d’une « synthèse » supérieure et souvent constructive, à l’œuvre dans toute interaction conflictuelle. Contre la représentation immédiate et commune des conséquences destructrices d’un conflit, le sociologue allemand tenait en effet à souligner des aspects positifs, féconds à terme pour la communauté – mais déjà Hésiode avait signalé, à côté de la lutte funeste, une forme profitable de la discorde (eris), l’émulation qui pousse au travail et s’avère facteur de progrès26.
6Dans l’ensemble que constituent toutes les manifestations verbales d’un conflit, une dimension particulière est représentée par la polémique. Très galvaudé à notre époque, ce terme tend peut-être à perdre des contours qu’il convient de préciser. Le mot commence à être attesté en français à la fin du xvie siècle : c’est un emprunt au grec πολεμικός « relatif à la guerre » et « disposé à la guerre, belliqueux » ; d’abord employé au sens propre de « guerrier » (dans chanson polémique, 1578)27, cet adjectif s’est bientôt appliqué par métaphore à la violence verbale d’une dispute, d’un débat28. De là on le voit substantivé au début du xviie siècle, avec le sens de « controverse par écrit, vive et agressive » (1619)29, lorsque les luttes religieuses entre catholiques et protestants suscitent la floraison de multiples types d’écrit : pamphlets, libelles diffamatoires, chansons satiriques, pièces de théâtre, pasquins etc., composés pour influer sur l’opinion publique30. Au xixe siècle apparaîtront les dérivés « polémiste » et « polémiquer » (1845), et au xxe siècle « polémiqueur »31. Né des conflits religieux, le terme s’est déplacé, surtout depuis la Révolution, sur le terrain politique ; et de nos jours, l’activité polémique passe moins souvent par l’écrit que par l’audio-visuel. Peut-on appliquer la notion de polémique à des écrits antérieurs au moment où elle émerge nommément ? Ne risque-t-on pas, par exemple, de plaquer sur l’Antiquité et le Moyen Âge une réalité étroitement liée aux possibilités de diffusion large et rapide, voire immédiate, qu’ont autorisées l’imprimerie puis les médias ? Un examen des traits qui définissent la polémique nous permet de voir que celle-ci n’est pas une invention des temps modernes. L’adjectif qualifie le discours produit par l’une des deux parties, en tant qu’il s’inscrit contre l’autre et se pose en « contre-discours ». Le substantif désigne un ensemble de textes successifs32, faisant série (on engage, on poursuit, on soutient une polémique) – ce qui implique à la fois une durée et un échange des places, chacun des protagonistes agissant et subissant à tour de rôle l’agression verbale33. Une polémique étant située dans le temps et correspondant à un moment historique, il se constitue une « mémoire » des polémiques antérieures, auxquelles on se réfère, que l’on réactive ou dont on reprend certaines armes (polémiques de l’Antiquité entre écoles philosophiques, entre chrétiens et païens et contre les hérésies, controverses religieuses des xvie-xviie siècles, querelle des Anciens et des Modernes, affaire Dreyfus, etc.). La polémique s’actualise dans certains genres d’écrit qui codifient littérairement l’agressivité (satire, épigramme, invective, pamphlet)34, mais ne correspond pas plus que l’épistolaire à un genre en soi : c’est un registre, un régime discursif, un style – auquel la lettre peut justement offrir un cadre formel, un dispositif d’énonciation singuliers. Or dans les ouvrages collectifs récemment parus sur la polémique, on a peu étudié jusqu’ici ce cas de la lettre.
7Par rapport à d’autres formes de conflit verbal, la parole polémique présente les spécificités suivantes : elle est liée à une actualité, souvent brûlante (on ne polémique guère avec les morts ou les générations à venir), et elle se déploie dans un contexte de passions ; elle consiste à attaquer une cible, qu’elle cherche à discréditer. L’argumentation recourt à divers procédés dévalorisants (railleries, qualifications infamantes, calomnies…) et se focalise sur le discours adverse qu’elle inclut dans le sien pour mieux le disqualifier (par un jeu de citations tronquées ou sorties de leur contexte, de reformulations et de réinterprétations)35 ; elle repose sur une conviction « à défendre », contre une autre « à pourfendre », fût-ce au prix de la mauvaise foi36, oscillant entre habileté manipulatrice et engagement sincère. L’implication personnelle est signifiée par des marques fortes d’énonciation (déictiques, termes axiologiques, modalisateurs exprimant l’adhésion à son propre discours et le rejet du discours adverse). Les attaques sont souvent personnelles, jusqu’au contenu insultant (allusions aux origines sociales ou aux mœurs de l’adversaire, comparaisons animales37, etc.), mais peuvent viser une position abstraite, une institution38. La violence verbale est un trait caractéristique mais non exclusif ; ici elle obéit surtout à une volonté de discrimination, à un besoin d’affirmer la cohérence d’une doctrine ou la cohésion d’une communauté39. Enfin le destinataire du message polémique n’est pas nécessairement la cible du discours ; souvent au contraire, c’est un tiers, qu’il s’agit de convaincre – ainsi la lettre a-t-elle pu, bien avant les possibilités de l’imprimerie et de l’audio-visuel, servir à faire à connaître les termes d’un débat et à influer sur l’opinion d’autrui (lettres philosophiques, théologiques, apostoliques, etc.). D’où certains aspects de « morceau de bravoure », de virtuosité rhétorique40. D’où aussi une dimension spectaculaire, dès lors que le dispositif de la lettre s’élargit, d’une configuration duelle, à une scénographie comprenant au moins trois « actants » : l’épistolier, son adversaire et le correspondant désigné, derrière lequel se profile l’ensemble des lecteurs.
8Croiser la notion d’épistolaire avec celle de conflit et de polémique amène ainsi à repenser avec une acuité toute particulière la signification de la lettre. Un premier aspect important concerne l’attitude de l’épistolier à l’égard de son destinataire, sa présence fortement marquée dans l’évocation d’un conflit ou la mise en scène polémique, et l’image de soi qu’il cherche à construire (ethos)41. Dans un échange amical ou poli, on se présente à l’autre avec des marques d’adoucissement. Si un différend oppose directement les correspondants, le risque de violence verbale est généralement évité, grâce à l’humour ou aux éloges42 – sauf cas exceptionnel43. Mais quand le destinataire est institué en témoin ou juge, l’épistolier donne plus libre cours à l’expression des passions, au mouere (indignation, moqueries)44, aux procédés de dévalorisation de son adversaire, tout au moins à l’ironie45. Pour affermir sa position il en réfère parfois à l’autorité supérieure d’un texte invoqué comme source de vérité46.
9Autre question que le thème du conflit nous amène à approfondir : pourquoi écrit-on des lettres ? Ce peut être pour clarifier sa pensée et réfléchir de façon plus détachée grâce à la quasi-présence d’un correspondant47, ou au contraire pour affirmer ses idées contre un autre avec d’autant plus de passion qu’il est le tiers exclu de cet entretien écrit. La lettre enfin peut aussi bien fournir un instrument de diffusion polémique48, souligner les lignes de division et exacerber les crises, qu’apporter un apaisement aux tensions, ouvrir la voie à une conciliation, œuvrer au dépassement du conflit49.
10Ce sont autant de considérations et de questionnements qui apparaissent dans les trente contributions de ce volume, qu’elles traitent de conflits entre les correspondants ou de lettres qui témoignent de conflits extérieurs. Après deux études préliminaires de sémantique et de pragmatique, nous avons choisi, dans un souci de clarté, de regrouper les articles par thèmes, selon la nature de l’antagonisme : conflits personnels, luttes politiques, controverses religieuses et théologiques, débats d’idées (rhétorique, philosophie), affrontements autour de la médecine, et enfin polémiques littéraires (esthétique et érudition). À l’intérieur de chaque chapitre, les contributions sont rangées selon l’ordre chronologique.
11Le recueil s’ouvre donc sur une approche linguistique de la notion de conflit. Sur le plan sémantique tout d’abord, Laurent Gavoille étudie le terme latin contentio : désignant la lutte violente entre deux adversaires, celui-ci s’oppose à sermo, nom qui renvoie à une forme apaisée de discours dont relève, entre autres, la lettre. La polémique épistolaire pose donc le problème des rapports entre sermo et contentio : la contentio peut-elle entrer dans le sermo ? Sur le plan pragmatique ensuite, Camille Denizot s’interroge sur les formes et les fonctions de l’impolitesse dans les lettres d’Alciphron : dans ce recueil de lettres fictives (du iie ou iiie siècle après J.-C.), neuf lettres peuvent être considérées comme impolies, car elles ne comportent aucun adoucissement aux actes de langage menaçants et se terminent sur une volonté de rupture avec le destinataire.
12Le second chapitre évoque plusieurs conflits personnels. Le Contre Ibis se présente comme une longue lettre en vers qu’Ovide, exilé à Tomes, adresse à un ennemi qui a tenté de s’emparer de ses biens à Rome ; Déborah Roussel met en évidence, dans cette œuvre, les procédés multiples de l’invective et réfléchit, avec le poète, au pouvoir du langage utilisé comme arme. Autre différend : celui qui oppose Lucien de Samosate au philosophe cynique Pérégrinos. L’opuscule que Lucien consacre à ce dernier a l’aspect d’une lettre adressée à un certain Cronios, ami de l’auteur. Selon Émeline Marquis, Lucien utilise la forme épistolaire et sa dimension affective comme un outil de combat pour mieux faire passer ses attaques. Les conflits de personnes n’épargnent pas les milieux ecclésiastiques : Marlène Kanaan étudie la lettre à l’évêque Flavien où Grégoire de Nysse évoque ses rapports difficiles avec son métropolite, Helladios ; Grégoire cherche à se justifier et à déconsidérer son adversaire en utilisant l’Écriture comme arme polémique. Maxime Planude, épistolier byzantin, écrit-il des lettres polémiques ? telle est la question posée par Jean Schneider. Les textes concernés peuvent se répartir en deux séries, selon qu’ils suggèrent un différend réel avec le correspondant, formulé de manière amicale, ou bien une polémique qu’on peut tenir pour humoristique. Les codes de l’expression épistolaire font qu’on peut parfois hésiter entre ces deux interprétations.
13Dans le chapitre III, consacré aux affrontements politiques, les trois premiers articles portent sur la correspondance de Cicéron. Vrbem tu relinquas ? (« Toi, tu abandonnerais Rome ? »), cette question que Cicéron pose à Atticus en janvier 49 vise, de façon polémique, la décision prise par Pompée de quitter Rome à l’approche de César ; Jean-Pierre De Giorgio et Émilia Ndiaye montrent que, dans un conflit de soi à soi, elle s’adresse aussi à Cicéron lui-même. Étudiant les échos de la guerre civile dans les lettres de l’année 46, Gérard Salamon observe que l’évocation des opérations militaires y tient assez peu de place ; le principal écho de la guerre civile réside dans la peinture d’une Rome à l’atmosphère pesante, où il est difficile d’écrire et de parler librement. En 44-43, Cicéron s’engage dans une lutte violente contre Antoine : selon Jacques-Emmanuel Bernard, les invectives des Philippiques se retrouvent dans les lettres, mais toujours à l’égard d’un tiers, jamais à l’égard du correspondant ; pour Cicéron, la lettre peut être une arme de combat, mais elle n’est jamais le lieu de l’invective à l’encontre du destinataire.
14Après Cicéron, Pline le Jeune : celui-ci, par tempérament, recherche le consensus plus que la polémique. Cependant, selon Étienne Wolff, deux séries de lettres manifestent une vive hostilité : la première vise Pallas, affranchi tout-puissant à l’époque de Claude, la seconde Regulus, délateur sous Néron et Domitien ; un souci d’apologie personnelle n’est pas absent de ces lettres polémiques. Gernot Michael Müller s’attache ensuite aux lettres de saint Ambroise : écrivant aux empereurs Valentinien II, puis Théodose, l’évêque de Milan cherche à faire prévaloir son point de vue dans plusieurs conflits politico-religieux ; il argumente en avocat, mais aussi en directeur de conscience, préoccupé du salut de l’empereur. Le point de vue du souverain s’exprime dans les Variae (Lettres diverses) de Cassiodore (vie siècle) : Ida Gilda Mastrorosa étudie plusieurs lettres notifiant des décisions du roi ostrogoth Théodoric à propos de conflits survenus en Italie entre Chrétiens et Juifs ; de ces textes émerge la volonté de sauvegarder l’ordre public plutôt qu’une attitude réellement tolérante à l’égard des Juifs. Enfin Alberto Ricciardi s’intéresse à deux conflits du haut Moyen Âge : celui du pape Grégoire le Grand avec le patriarche de Constantinople et celui de l’évêque Hincmar de Reims avec le roi Louis le Germanique ; ce dernier ayant envahi le royaume de son frère Charles le Chauve, Hincmar lui adresse une lettre où il prolonge les réflexions de Grégoire sur les attributions et responsabilités du rector.
15De ces conflits politico-religieux nous passons aux controverses théologiques qui font l’objet du chapitre IV. Entre 358 et 361, Basile de Césarée et Grégoire de Nazianze se livrent à une joute épistolaire, où tous deux se réfèrent, en fins lettrés, aux poèmes homériques. Selon Marie-Ange Calvet-Sebasti, ce débat correspond à des divergences réelles, mais son enjeu est, semble-t-il, de faire connaître au public un genre de vie nouveau : la vie monastique. La controverse religieuse prend parfois un tour beaucoup plus agressif : saint Jérôme n’hésite pas à qualifier d’« ânons bipèdes » ceux qui ont critiqué sa révision de la version latine des Évangiles ; Benoît Jeanjean étudie les sources et la postérité de cette curieuse expression. Pierre Descotes s’intéresse, quant à lui, à la lettre 140 de saint Augustin, une « lettre-traité » où se croisent plusieurs polémiques : la polémique pélagienne, la polémique autour du sac de Rome et la polémique antimanichéenne ; répondant aux questions de son disciple Honoratus, Augustin le met en garde contre des doctrines qui pourraient l’égarer. Laurence Mellerin montre ensuite que l’épistolaire joue un rôle déterminant aussi bien dans le déroulement du conflit entre Bernard de Clairvaux et Abélard que dans sa transmission à la postérité ; Bernard a rencontré Abélard, mais ne lui écrit pas directement ; il s’adresse aux évêques, au pape, aux cardinaux de la curie, ceux qui sont ou qu’il voudrait voir devenir ses alliés. Enfin Jean-Dominique Beaudin étudie une lettre de 1687 où Bossuet critique le Traité de la nature et de la grâce de Malebranche (1680), en s’adressant à un disciple et ami du philosophe ; ici la polémique révèle une grande angoisse : Bossuet semble pressentir les critiques des Lumières contre l’Église.
16Le chapitre V traite de controverses philosophiques. Dans la Lettre 88 à Lucilius, analysée par Élisabeth Gavoille, Sénèque, en réponse à une question de son disciple, entend montrer que les « arts libéraux » (c’est-à-dire les savoirs particuliers qui composent la culture de l’homme libre) sont inutiles à la sagesse ; à cette fin il reprend une division des arts proposée par le stoïcien Posidonius, tout en la modifiant selon une stratégie qu’on peut qualifier de « redéfinition polémique ». Marie Dallies étudie le conflit de la rhétorique et de la philosophie dans deux corpus épistolaires : la correspondance de Fronton et de Marc Aurèle et les Lettres à Lucilius ; s’il y a bien divergence de vues entre le rhéteur et les philosophes, l’opposition est loin d’être totale. En 1475, Marsile Ficin adresse à des amis deux lettres « contre les détracteurs impies », où il réagit aux attaques du poète Luigi Pulci ; Sébastien Galland montre que, chez le maître de l’Académie florentine, la polémique n’est qu’une étape dans un cheminement intérieur qui doit conduire le progressant à la vérité platonicienne en accord avec la foi chrétienne.
17Autre discipline donnant lieu à controverses : la médecine, qui fait l’objet du chapitre VI. Rédigée en 1352, la Lettre familière V, 19 de Pétrarque contient de vives attaques contre les médecins de la cour papale, attaques qui se retrouvent amplifiées, quelques années plus tard, dans les Invective contra medicum ; Véronique Abbruzzetti s’intéresse aux modalités stylistiques de cette polémique et à ses enjeux politiques. Le conflit peut avoir lieu aussi entre les médecins eux-mêmes. En 1539, André Vésale publie la Lettre sur la saignée, adressée à son mentor, le médecin Nicolaus Florenas ; selon Jacqueline Vons, Vésale utilise la lettre comme « banc d’essai » pour aiguiser une argumentation qui s’affirmera lors de la dispute orale et pour tester la valeur de ses arguments auprès d’une oreille amicale. Magdalena Koźluk montre ensuite qu’au xvie siècle, dans les épîtres dédicatoires des traités de médecine, se manifeste un art de la controverse lié aux bouleversements qu’introduit la nouvelle rivale de la médecine universitaire : la médecine paracelsiste ; deux exemples sont fournis par André du Breil (1580) et Claude Dariot (1589), l’un adversaire, l’autre partisan de Paracelse. Concetta Pennuto se penche, de son côté, sur les épîtres médicales de Johann Lange (1589) : le médecin allemand y dénonce les charlatans qui n’ont pas reçu une formation médicale sérieuse ; s’il a écrit ses épîtres, c’est pour sauver les malades des imposteurs en montrant la manière correcte de soigner.
18Enfin un dernier chapitre est consacré aux polémiques littéraires et rivalités d’érudits. Dans l’Épître II, 2, Horace s’adresse à Julius Florus, jeune poète qui lui a reproché de ne pas lui avoir envoyé les vers lyriques promis ; il recourt aux procédés et aux thèmes de la satire, nous dit Robin Glinatsis, à la fois pour se justifier et pour désamorcer le conflit par l’humour. Thomas Penguilly analyse la querelle, à la fois méthodologique et personnelle, qui oppose Guillaume Budé à un autre spécialiste des textes juridiques latins, le Milanais Alciat : de 1520 à 1530, elle s’exprime dans des lettres qu’ils s’adressent l’un à l’autre ou adressent à des tiers ; aux critiques ils mêlent toujours des éloges, dans le souci de ne pas apparaître trop polémiques. Lucie Claire met en lumière une autre rivalité d’érudits, celle qui oppose Juste Lipse et Marc-Antoine Muret autour de l’édition des œuvres de Tacite : elle s’exprime dans des lettres échangées entre les deux humanistes, puis dans des lettres à des amis communs ; Muret fait tout pour exacerber le conflit, alors que Lipse, qui publie régulièrement ses lettres, cherche à garder la mesure dans sa correspondance. Nous retrouvons Juste Lipse dans l’étude que Jeanine De Landtsheer consacre à la polémique du cicéronisme (Cicéron doit-il être un modèle de style exclusif ?) : elle prend naissance dans l’Italie du Quattrocento avec une lettre d’Ange Politien et se poursuit au siècle suivant dans la correspondance de Juste Lipse. Le recueil se clôt sur une étude traitant du xviiie siècle français : Céline Lamy s’intéresse à la querelle autour d’Inès de Castro, tragédie d’Antoine Houdar de La Motte (1723) ; cette querelle donne lieu à des articles de journaux et des brochures, dont bon nombre adoptent la forme de la lettre ; celle-ci apparaît comme un choix formel efficace, qu’il faut plus particulièrement mettre en relation avec le genre périodique.
19Au terme de ce parcours, nous mesurons toute la place que les conflits et polémiques, sous leurs diverses formes, occupent dans l’épistolaire. Cependant, nous l’avons vu, il est relativement rare que l’épistolier s’adresse directement à son adversaire et, s’il le fait, il s’efforce le plus souvent d’atténuer la violence de ses attaques. Il écrit plus volontiers à un ami qu’il prend à témoin, un disciple qu’il cherche à convaincre ou encore une autorité qu’il veut rallier à sa cause. Dès lors, même si la lettre fait écho à la violence, elle ne se départ pas de cette humanitas, dont, selon Cicéron, nous devons faire preuve en chaque circonstance de la vie50.
Notes de bas de page
1 Cicéron, Philippiques II, 4, 7. Saint Ambroise emprunte l’expression sermo absentium à plusieurs reprises dans sa correspondance, voir par ex. Ep. 47, 4 : Interludamus epistulis, quarum eiusmodi usus est, ut disiuncti locorum interuallis affectu adhaereamus, in quibus inter absentes imago refulget praesentiae et collocutio scripta separatos copulat, in quibus etiam cum amico miscemus animum et mentem ei nostram infundimus. « Jouons de temps à autre grâce aux lettres, qui servent à ceci que, séparés par la distance des lieux, nous restons attachés par l’affection, et où resplendit entre les absents l’image de la présence, où la conversation écrite unit les êtres éloignés, où enfin nous mêlons notre âme à celle de l’ami et lui infusons notre pensée. » La Barre, auteur d’un Art d’écrire en français (1662), évoque une « aimable communication de pensée entre deux amis absents » (cité par Haroche-Bouzinac Geneviève, L’épistolaire, Paris, Hachette, 1995, p. 88).
2 Voir la définition d’un certain Artémon (sans doute un bibliographe du iie s. av. J.-C.) que cite Démétrios : « la lettre est semblable à l’une des deux parties du dialogue », εἶναι γὰρ τὴν ἐπιστολὴν οἷον τὸν ἕτερον μέρος τοῦ διαλόγου (Du style, 223).
3 Cf. Cicéron, Phil. II, 4, 7 ; Ad Atticum VI, 1, 24 (colloqui per litteras) ; Ovide, Héroïdes, XXI, 20 (colloquii uices), Pontiques, II, 4, 1 (accipe conloquium gelido Nasonis ab Histro). Pour le rapprochement entre epistula et sermo, cf. Sénèque, Lettres à Lucilius, 75, 1 et Quintilien, Institution oratoire, IX, 4, 19-20.
4 Pour une discussion nuancée du concept de « genre » littéraire, voir notamment Todorov Tzvetan, « L’origine des genres », dans Les genres du discours, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1978, p. 44-60 (repris dans La notion de littérature et autres essais, Paris, Seuil, coll. « Points », 1987, p. 27-46) ; Schaeffer Jean-Marie, « Du texte au genre. Notes sur la problématique générique », Poétique, 53, 1983, p. 4-18 (repris dans Théorie des genres, Paris, Seuil, 1986, p. 179-205), et Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1989.
5 Nous ne pouvons ici que renvoyer à des études de référence sur la topique de la lettre dans l’Antiquité, en particulier Thraede Klaus, Grundzüge griechisch-römischer Brieftopik, München, C. H. Beck, 1970 ; Roller Otto, Das Formular der paulinischen Briefe. Ein Beitrag zur Lehre vom antiken Briefe, Stuttgart, 1933.
6 Pour les arguments contre l’idée d’un « genre épistolaire », voir Lanson Gustave, Choix de Lettres du xviiie siècle, Paris, Hachette, 1909, p. 260 ; Lejeune Philippe, Le pacte autobiographique, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1975, p. 315 ; Constable Giles, Letters and Letter-Collections, Turnhout, Brepols, 1976, p. 11-41 ; Diaz Brigitte, L’épistolaire ou la pensée nomade, Paris, PUF, 2002, p. 8 sqq. (« Une forme en transit »).
7 Sur ce trait essentiel à la définition de « l’épistolarité », cf. Koskenniemi Heikki, Studien zur Idee und Phraseologie des griechischen Briefes bis 400 n. Chr., Helsinki, 1956, p. 53 et 155-160 ; Constable G., op. cit., p. 13 sqq. ; Stowers Stanley K., Letter Writing in Greco-Roman Antiquity, Philadelphia, Westminster Press, 1986, p. 27.
8 Voir la formule fameuse de Derrida, selon laquelle la lettre « n’est pas un genre, mais tous les genres, la littérature même » (La Carte postale. De Socrate à Freud et au-delà, Paris, Flammarion, 1980, p. 54).
9 Sur la pertinence de cette caractérisation minimale par la salutation et la souscription, voir Constable G., op. cit., p. 17-18 ; Stowers S. K., op. cit., p. 19-26 (mais l’auteur précise que ces marques formelles ne retenaient guère l’intérêt des théoriciens anciens, et que de telles formules pouvaient être abrégées voire omises, un critère plus fondamental restant la communication entre personnes séparées) ; Haroche-Bouzinac G., op. cit., p. 3-4. Sur les formules de salutation elles-mêmes, cf. Landham C. D., Salutatio Formulas in Latin Letters to 1200 : Syntax, Style, and Theory, Münchener Beiträge zur Mediävistik und Renaissance-Forschung 22, München, 1975.
10 Encore qu’un genre défini puisse parfois recourir au mode épistolaire, par imitation ou inclusion : voir l’exemple de la lettre d’Aréthuse à Lycotas chez Properce (Élégies, IV, 3).
11 La pomme d’Éris. Le conflit et sa représentation dans l’Antiquité, coordonné par Hélène Ménard, Pierre Sauzeau & Jean-François Thomas, coll. « Mondes anciens », Montpellier, Presses Universitaires de la Méditerranée, 2012. Depuis la tenue de notre colloque est paru un autre ouvrage collectif sur un sujet voisin : La représentation négative de l’autre dans l’Antiquité. Hostilité, réprobation, dépréciation, Queyrel-Bottineau Anne (dir.), Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2014.
12 Sur cette nécessaire considération de l’altérité dans le conflit, voir l’analyse de Georg Simmel, Le conflit, traduction Sibylle Muller, Paris, Circé, 1992.
13 Sur ce vocabulaire, nous renvoyons notamment à deux recueils d’études récents : Peigney Jocelyne (éd.), Amis et ennemis en Grèce ancienne, Bordeaux, Ausonius, 2011 ; Coin-Longeray Sandrine (éd.), L’Amour et la haine, études littéraires et lexicales, Saint-Étienne, Bouquineo, 2012. Pour le domaine latin, voir la présentation de Thomas Jean-François, « Le champ lexical du conflit en latin » dans La pomme d’Éris, op. cit., p. 91-105.
14 Cf. Bouchet (du) Julien, « Remarques sur le vocabulaire du conflit en grec ancien », dans La pomme d’Éris, op. cit., p. 61-76 ; Queyrel-Bottineau Anne, « Note sur le mot “polemos” : images et significations, de l’Iliade à Euripide et Aristophane », Études polémologiques, 53, 2012, p. 15-68.
15 Sur la distinction entre ἔχθρα et μῖσος, cf. Konstan David, « La haine et l’inimitié : les deux contraires de la philia », dans Amis et ennemis, op. cit., p. 215-221.
16 Cf. Leumann Manu, Lateinische Laut-und Formenlehre, München, C. Beck, 1977, p. 132, et Chantraine Pierre, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, 1983, s. u. δια-.
17 Cf. Desbordes Françoise, « La place de l’autre. Remarques sur quelques emplois de “ controuersia” dans la rhétorique latine », dans La controverse religieuse et ses formes, Le Boulluec Alain (éd.), Centre d’études des Religions du Livre, Paris, Éditions du Cerf, 1995, p. 29-46, repr. dans Scripta varia. Rhétorique antique & Littérature latine, Clerico G. & Soubiran J. (éds.), Louvain-Paris-Dudley MA, Peeters, 2006, p. 161-176.
18 L’autre nom conflictus, dont est tiré le français « conflit », n’a guère que le sens physique de « choc armé, collision ».
19 Pour une analyse détaillée de ce terme, voir dans ce volume la contribution de L. Gavoille.
20 Voir par ex. Lucrèce, De la nature, III, 6-7 (que peut prétendre l’hirondelle contre les cygnes ?) repris de Théocrite, Idylles, V, 136-137 (les pies ne sauraient défier le rossignol, ni les huppes les cygnes) ; Virgile, Bucoliques, VII, 18 et 69, imité de Théocrite, Idylles, V, 65 (compétition de chant bucolique).
21 Cette racine indo-européenne produit en grec le numéral εἷς, μία, ἕν « un », l’adjectif ὁμός « semblable », l’adverbe ἅμα « en même temps », et le préfixe « copulatif » ἁ-qu’on observe par exemple dans ἅπαξ « une seule fois », ἁπλοῦς « simple » ou dans ἀδελφός « frère » (litt. : de la même matrice). En latin elle donne, outre simul « en même temps », semel « une fois », similis « semblable » et simplex « simple ».
22 Cf. Ernout Alfred & Meillet Antoine, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Paris, Klincksieck, 4e éd., 1985, s. u. Voir par exemple Quintilien, Institution oratoire, VI, 3, 4 (à propos de Cicéron) : et in altercationibus et in interrogandis testibus plura quam quisquam dixit facete, « dans les passes oratoires comme dans les interrogations de témoins, il usa plus que personne de la plaisanterie ».
23 Cf. par ex. Cicéron, De oratore II, 155 (Catulus au rhéteur Antoine) : miror cur philosophiae […] prope bellum indixeris, « je m’étonne que tu aies […] presque déclaré la guerre à la philosophie ».
24 Cicéron présente ainsi la contestation portée par les Académiciens contre les Stoïciens (De finibus, II, 10) : ratio enim nostra consentit, pugnat oratio, « car notre pensée concorde, mais il y a conflit sur la manière de l’exprimer ». L’expression pugna in uerbis ou pugna uerborum est caractéristique de la langue chrétienne : on la rencontre chez Ambroise, Augustin, Hilaire de Poitiers, Bernard de Clairvaux, Bonaventure, Thomas d’Aquin (à partir de Paul, I Timothée 6, 4, employant λογομαχία à propos des hommes privés de la foi véritable, qui dans leur orgueil se perdent en querelles de mots et en discussions sans fin – la Vulgate traduit : pugna uerborum).
25 Cf. Kerbrat-Orecchioni Catherine, « La polémique et ses définitions », dans Le discours polémique, Lyon, PUL, 1980, p. 9 (le désaccord concerne des points précis, sur un fond idéologique commun) ; Angenot Marc, La parole pamphlétaire. Typologie des discours modernes, Paris, Payot, 1982, p. 35. Voir aussi G. Simmel (op. cit.) et P. Sauzeau, dans son Introduction au volume La pomme d’Éris, sur les règles de combat et les lois de la guerre.
26 Les Travaux et les jours, v. 11-26. Voir aussi le fr. B 53 d’Héraclite sur le conflit « père de toutes choses ».
27 Blaise de Vigenère, Philostrate, fo 24 ro (GDF Compl.).
28 Jean Benedicti, Somme des pechez, 3e éd., 1595, p. 425 (Fr. mod. t. 6, p. 173).
29 Agrippa d’Aubigné, préface des Tragiques (GDF Compl.).
30 Sur l’abondante production polémique dans ce contexte historique, voir notamment Les écrits courts à vocation polémique, Ertlé Barbara & Gosman Martin (éds.), Frankfurt am Main, Peter Lang, 2006.
31 Cf. Robert historique et Trésor de la langue française, s. u. « polémique ».
32 Cf. Kerbrat-Orecchioni C., art. cit., p. 9 ; Maingueneau Dominique, art.« Polémique » du Dictionnaire d’analyse du discours, Charaudeau P. & Maingueneau D. (dir.), Paris, Seuil, 2002, p. 437.
33 Cf. Maingueneau Dominique, Sémantique de la polémique. Discours religieux et ruptures idéologiques au xviie siècle, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1983, p. 16.
34 Voir Angenot M., op. cit., p. 34, p. 59 sqq. ; Murat Michel, « Introduction », dans La parole polémique, Dangel J., Declercq G., Murat M. (éds.), Paris, Honoré Champion, 2004, p. 12-13.
35 Cela a été bien montré dans l’analyse fondatrice de Marcellesi Jean-Baptiste, « Éléments pour une analyse contrastive du discours politique », Langages, 23, sept. 1971, p. 25-56.
36 Cf. Kerbrat-Orecchioni C., art. cit., p. 17-21 (« la mauvaise foi au service de la foi »).
37 Voir le bestiaire que composent dans ce volume les contributions de D. Roussel (ibis, chien), B. Jeanjean (chiens, serpents, scorpions, cochons, truies et surtout ânes), L. Mellerin (serpent, hydre, dragon), S. Galland (chien, puce, âne), V. Abbruzzetti (chien, rat, âne, huppe), J. Vons (criquets, chiens), T. Penguilly (cigales et mouches).
38 Sur cette différence entre attaques ad hominem et ad personam, voir l’article collectif du Groupe de Stylistique latine (Marc Baratin, Frédérique Biville, Blandine Colot, Jacqueline Dangel, Anne Videau), « Pour une réception de l’écriture polémique à Rome », Euphrosyne, 26, 1998, p. 303-329 (part. p. 311) ; voir aussi Brunschwig Jacques, « La polémique philosophique en Grèce », dans La parole polémique, op. cit., p. 25-46, (part. p. 27, pour la distinction entre « invective » personnelle et « polémique réfutative » qui vise impersonnellement les arguments).
39 Cf. Gosman M., Les écrits courts à vocation polémique, op. cit., Introduction p. xiii.
40 Cf. Kerbrat-Orecchioni C., art. cit., p. 34.
41 Sur l’importance particulière de l’ethos dans la mise en scène polémique, voir l’ouvrage collectif Polémique et rhétorique, de l’Antiquité à nos jours, Albert Luce & Nicolas Loïc (dir.), Bruxelles, De Boeck-Duculot, 2010, notamment Albert L. & Nicolas L., « Introduction. Le “pacte” polémique : enjeux rhétoriques du discours de combat », p. 42 sqq.
42 Voir dans ce volume les contributions de J. Schneider, M.-A. Calvet-Sebasti, R. Glinatsis, T. Penguilly, L. Claire.
43 Voir ici le recueil fictif des Lettres d’Alciphron étudié par C. Denizot et l’invective d’Ovide Contre Ibis que D. Roussel propose de lire comme une lettre.
44 Voir les contributions de M. Kanaan, B. Jeanjean, V. Abbruzzetti.
45 Voir la contribution de J.-D. Beaudin.
46 Voir le rôle d’Homère dans l’article de M.-A. Calvet-Sebasti, et l’utilisation de la Bible comme « arme polémique » dans celui de M. Kanaan.
47 Voir les contributions de J.-P. De Giorgio & É. Ndiaye, É. Gavoille et S. Galland, qui mettent en évidence cette ressource qu’offre la lettre de discuter avec soi-même. Un enjeu profond de la polémique peut être de régler un conflit intérieur, avec « l’autre en soi » (cf. Cusin Michel, « Le désir et la parole dans le discours polémique », dans Le discours polémique, op. cit., p. 109-120, part. p. 117).
48 Comme cela apparaît clairement dans les contributions de D. Roussel, É. Marquis, É. Wolff, P. Descotes, L. Mellerin, J. Vons, M. Koźluk, C. Pennuto, C. Lamy.
49 Comme il ressort notamment des analyses de J. Schneider, I. G. Mastrorosa, S. Galland et R. Glinatsis.
50 Voir De oratore, II, 271 : sic profecto se res habet, nullum ut sit uitae tempus, in quo non deceat leporem humanitatemque uersari (« les choses sont telles qu’il n’est aucune circonstance de la vie où ni l’esprit ni la politesse ne doivent être présents »). L’humanitas est la politesse au sens fort du terme (bienveillance, douceur envers les autres hommes).
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Les écritures de la douleur dans l’épistolaire de l’Antiquité à nos jours
Patrick Laurence et François Guillaumont (dir.)
2010