La réalité religieuse dans les Lettres à Olympias de Jean Chrysostome
p. 435-448
Texte intégral
1Dans les lignes qui suivent, je tente une ébauche d’analyse des Lettres de Jean Chrysostome à Olympias1 dans l’optique d’une étude des documents historiques. Ces dix-sept Lettres privées, rédigées dans un style châtié au début du ve siècle (404-407), mais dans des circonstances fâcheuses, celles de l’exil2, ne sont pas seulement un moyen pour faire connaissance avec leur auteur. Elles contiennent également des détails sur leur temps, plus précisément sur la réalité religieuse et sociopolitique, dont elles se réclament.
2Il est vrai que la première fonction d’une lettre est d’informer et de donner des nouvelles d’ordre personnel. Elle est ensuite un moyen d’échanger des pensées, de débattre d’un sujet quand les distances ne permettent pas une rencontre réelle. Mais à côté de ces deux grandes fonctions, une lettre pourrait contenir des informations d’un autre ordre. Dans le cas de cet échange épistolaire entre Jean et la diaconesse Olympias, fort heureusement le corpus des lettres offre au lecteur des informations précieuses concernant la réalité religieuse au début du ve siècle.
3Quels sont alors les faits historiques que nous pouvons puiser dans ce corpus ? Que nous enseignent ces lettres sur le Chrysostome lui-même et sur ses relations avec son entourage ? Quels regards portent-elles sur ce christianisme lié étroitement à la destinée de l’Empire dans cette première décennie du ve siècle ?
4Il est clair que certaines lettres témoignent des conditions mêmes de l’exil, du voyage et du séjour du saint à Cucuse, alors que d’autres nous éclairent indirectement sur la situation de l’Église, sur les relations entre les évêques dont l’élection est surveillée par l’empereur (élection qui ne peut par la suite échapper aux interférences de la politique palatine) ; sur les intérêts de politique ecclésiastique et les enjeux de l’époque, le milieu et la société, notamment l’aristocratie chrétienne de Constantinople, ainsi que sur quelques événements qui ont eu lieu dans la période où ces lettres furent écrites.
5Certes, Chrysostome n’est pas un historien de son temps et ne s’intéresse guère à l’historiographie, mais il en est un témoin malgré lui. Examinons donc ses lettres comme si elles étaient des documents historiques et faisons revivre les événements, « ce fragment d’histoire » qu’elles rapportent dans sa matérialité, afin de les reconstituer dans leur réalité et de suggérer, comme le dit Tzvetan Todorov3, une « vérité de dévoilement ». Deux champs d’étude seront privilégiés :
Les données sur l’exil, le voyage et le séjour à Cucuse.
La situation de l’Église au début du ve siècle, ainsi que les relations entre les évêques.
6Notons d’emblée que ces deux champs d’étude sont tellement liés dans la correspondance qu’il est difficile au chercheur de les traiter séparément. Car si la relation de l’exil constitue un prétexte pour la direction spirituelle d’Olympias, il n’en demeure pas moins que cette même relation occupe dans la correspondance une place considérable. Quant à la vie de l’Église, il faudrait avouer que les détails maigres s’y rapportant apparaissent en marge de la méditation de Jean sur la méchanceté des hommes, l’œuvre des démons et le problème de la souffrance causée par la déposition et le bannissement.
7Voici donc les considérations qui ont commandé ma démarche : dans les lettres, il me fallait saisir le récit du voyage et du séjour en exil, ainsi que les données relatives aux relations entre les évêques, aux affinités intellectuelles et théologiques qui ont prévalu parmi les prélats de l’Église au début du ve siècle. Il ne faut donc pas s’attendre à un travail d’historien émaillé de documents exploités jusqu’au bout, mais à un rassemblement de quelques passages glanés dans les lettres, et dont le contenu est particulièrement suggestif.
8Tout d’abord, les Lettres de Jean à Olympias nous permettent de retracer dans le menu détail le récit du voyage du patriarche exilé et de connaître le quotidien de sa vie. Si l’exil devait en principe et selon la volonté de ses persécuteurs l’ensevelir dans l’oubli, grâce à la correspondance, cette période de sa vie est indéniablement, d’un point de vue historique, celle sur laquelle nous possédons le plus de renseignements.
9La première lettre qui ouvre la collection4 met l’accent sur les difficultés par lesquelles passent les deux correspondants. Jean parle de « violence », d’« épreuves », de « tourbillons et ouragans », « d’agitations », de « flots tumultueux »5. Alors que dans la VIIe, il évoque non seulement les difficultés dont il est avec Olympias victime, tels les « complots, haines, ruses, trahisons, injures, accusations, confiscations, bannissements, etc. »6, mais également les difficultés qui s’abattent sur l’Église ; difficultés d’autant plus douloureuses qu’il les compare à une « tempête sauvage et sombre »7.
10Toutefois, pour bien comprendre les mots de Jean et saisir leur sens profond, un regard du côté de son épiscopat s’impose.
De l’épiscopat du Chrysostome
11Brillant par sa conduite, son éloquence et sa « force de persuasion », Jean Chrysostome, moine et prêtre d’Antioche, accéda malgré lui au trône épiscopal de Constantinople, capitale politique de la pars orientis, sous le règne d’Arcadius, fils aîné de Théodose8. Le volume VIII de l’Histoire Ecclésiastique de Sozomène, qui lui est entièrement dédié, nous apprend que Théophile, patriarche d’Alexandrie, désireux de renforcer sa position par rapport au siège de Constantinople en y plaçant un protégé, s’opposa dès le départ à cette ordination, « car il favorisait Isidore »9, prêtre de son obédience… Mais à la cour on s’inquiéta des visées de Théophile et des pressions s’étaient faites sur Arcadius pour choisir Jean Chrysostome10.
12Entré en charge de l’épiscopat avec l’accord de l’empereur11, à un moment où une confrontation entre les institutions ecclésiastiques établies et les mouvements monastiques en pleine expansion touchait à son paroxysme, Jean dut faire face à un relâchement de mœurs général qui n’épargna ni la cour impériale, ni le clergé. Il entreprit alors, toujours selon Sozomène, une série de mesures visant à corriger la vie des clercs qui relevaient de sa juridiction. Il en chassa même quelques-uns. Aussi collabora-t-il avec plusieurs évêques, dont Théophile d’Alexandrie, à la réconciliation de toutes les églises de l’Empire qui étaient en dissentiment avec celle d’Orient.
13Par son mode de vie ascétique et ses prédications, Jean attirait à lui beaucoup de païens et d’hérétiques. « Il les soulevait tous, dit Sozomène, et les amenait à avoir mêmes opinions théologiques que lui. »12 Mais, s’il gagnait en affection auprès du peuple, il s’attirait la haine de la cour, des grands et des clercs corrompus par la richesse, la débauche et les plaisirs indignes13. Cette haine à son égard fut aggravée par plusieurs faits, dont son style de vie insolite pour un archevêque de son rang et ses conseils donnés à Olympias, noble dame née à Constantinople et qui menait une vie d’ascèse après son veuvage14.
14Ordonnée diaconesse, bien qu’elle fût toute jeune, Olympias répandait sa fortune sur tous les quémandeurs riches. Jean la poussa à accorder sa priorité aux pauvres, tout en poursuivant son combat et ses invectives contre les riches et les désordres commis par les prêtres et les moines. Ce qui lui valut les blâmes de l’impératrice. Vint s’ajouter à ces deux épisodes nombre d’incidents, dont celui de Sévérianus, évêque de Gabala en Syrie, apprécié de l’impératrice15 et chassé par lui ; et celui des Longs frères, moines origénistes persécutés par le pape d’Alexandrie et défendus par lui, sans toutefois oublier l’épisode de la statue en argent d’Eudoxie, dont l’inauguration fut l’occasion de festivités particulières que Jean, dans un sermon au peuple, attaqua violemment comme une insulte à l’Église, prononçant sa phrase célèbre : « De nouveau Hérodiade est en démence, de nouveau elle danse, de nouveau elle cherche à obtenir la tête de Jean sur un plat. »16
15Mécontents, quelques évêques sous la houlette de Théophile et avec l’aval de l’impératrice, se coalisèrent contre lui et le condamnèrent, suite au concile du Chêne, à une déposition et à un premier exil, puis à un second irrévocable ; déposition et exil qui eurent des répercussions en dehors même de Constantinople, car le siège de cette ville servait de référence à toutes les églises et exerçait des prérogatives particulières.
16Quant à la noble Olympias, que l’empereur Théodose voulait voir mariée de nouveau et qui refusait de prendre pour second mari un parent à lui, préférant consacrer sa vie à l’Église, elle s’était vue, par un ordre impérial, séquestrée et dépossédée de tous ses biens, voire interdite de s’entretenir avec les évêques et d’assister aux offices.
17C’est donc sur ce fond particulièrement sombre de la vie des deux correspondants que les lettres furent écrites.
Le récit de l’exil et les malheurs de l’église au ve siècle
18Accompagné de quelques fidèles et de gardes exécutant l’ordre d’exil, Jean quitta donc Constantinople le 20 juin 404 pour commencer un périple douloureux de soixante-dix jours et qui devait le conduire aux confins de l’Empire, à Cucuse, petite ville d’Arménie seconde tout à fait « isolée »17, célèbre par le séjour de Paul, archevêque de Constantinople, qui y fut exilé et étranglé sur l’ordre de Constance II.
19Selon quelques indices fournis par les lettres, nous apprenons que Cucuse est une bourgade « en terre étrangère »18, séparée du reste du monde19, sans marché, sans commerce et sans agrément d’aucune sorte20. L’hiver y est presque perpétuel et la terre plutôt inculte, si bien que ses habitants pouvaient à peine se procurer les choses de première nécessité. N’empêche que la ville était tout le temps ravagée par les Isauriens, qui, des gorges du mont Taurus où ils étaient cantonnés, s’échappaient au moment où on les attendait le moins et portaient de toutes parts le ravage et la mort21. La présence d’un grand nombre de soldats « très bien armés contre eux »22, comme le fait remarquer Jean dans la VIe lettre, explique en quelque sorte, la violence des attaques dont la ville était victime.
20En effet, les Isauriens, au même titre que d’autres Barbares, profitaient au début du ve siècle de la situation politique et militaire fragile à l’intérieur de l’Empire pour attaquer les frontières vulnérables.
21Pour arriver à Cucuse, Jean dut suivre la voie romaine qui traversait de l’est à l’ouest l’Asie Mineure et qui conduisait en Mésopotamie. Le premier arrêt devait avoir lieu à Nicée en Bithynie et le deuxième à Césarée en Cappadoce23. Les lettres rapportent (la IIIe, par exemple) que lors de son passage dans les différentes contrées, les « foules d’hommes et de femmes24 » en pleurs accouraient de partout à la rencontre du patriarche. Le respect des différentes provinces le consolait et le dédommageait en quelque sorte de sa fatigue, décrite dans le menu détail. Jean parle à plusieurs reprises de la générosité de ce patricien Dioscoros, qui « n’a qu’une seule préoccupation : « (son) repos » et qui a courageusement envoyé un serviteur à Césarée pour lui proposer de demeurer dans sa maison25. Il parle aussi de la sympathie que lui témoignaient certains médecins26, amis27, évêques et prêtres nommés expressément dans le corpus tels Pergamios, Constantios28, Paeanios29, Évéthios30, Maximos et Cyriaque, lesquels s’efforcèrent d’adoucir son sort d’exilé. La première lettre nous apprend que Pergamios assurait le cheminement du courrier destiné à l’exilé, alors que d’autres lettres citent les noms des deux évêques Maximos et Cyriaque et nous apprennent que lesdits prélats furent eux aussi arrêtés et persécutés avec d’autres confrères pour avoir accompagné Jean lors de son départ en exil. Le patriarche nomme aussi le prêtre Tigrios de Constantinople, qui lui était très attaché31, tout en insistant, comme dans la première lettre, sur les attentions et les soins prodigués par les soldats chargés de l’accompagner32.
22La collection des lettres nous fait également savoir qu’une démarche pour changer le lieu de résidence de l’exilé fut entreprise par tous ceux qui le soutenaient, mais, hélas, ne put aboutir33 ; que la diaconesse Sabiniana, sa vieille tante paternelle, était elle aussi arrivée à Cucuse pour partager le dur séjour de son neveu34 et que d’autres amis de Jean attendaient son accord pour venir auprès de lui…
23Dès le début de la lettre IXe, rédigée vers la fin de l’an 404, Jean décrit l’accueil extraordinaire dont il fut l’objet lors de son arrivée à Césarée de la part des dignitaires, de l’administration, de l’armée, bref du peuple tout entier qui le voyait chaque jour, l’entourait, le gardait « comme la prunelle de leurs yeux »35… Mais est-il opportun de rappeler que le bon accueil et la bienveillance ne furent pas l’apanage de l’ensemble du clergé, de la population et des soldats chargés d’escorter le patriarche lors de son voyage jusqu’au lieu de son exil ?
24En fait, les lettres laissent entrevoir l’enchevêtrement des amitiés et des sympathies nouées autour de la personne de l’archevêque, ainsi que les divisions qui tiraillaient la société à son sujet et qui allaient jusqu’à toucher les soldats chargés de l’escorter ; car si les premiers étaient à ses petits soins, ceux qui avaient pris la relève pour l’accompagner jusqu’au lieu de son exil furent d’une brutalité excessive.
25Selon les lettres, Jean Chrysostome quitta Nicée le 4 juillet 404, conduit par une troupe de soldats prétoriens qui, loin d’avoir pour lui les égards des premiers, le traitèrent sans pitié. Malade, exténué, l’« âme broyée »36, il relate dans sa correspondance le mauvais accueil et les maux dont il fut accablé pendant son voyage jusqu’à son arrivée à Cucuse ; maux qui l’ont amené, dit-il, « aux portes mêmes de la mort »37. D’ailleurs, dans la lettre VI Jean s’étale sur le sujet et écrit à Olympias ce qui suit :
Pendant presque trente jours et même davantage, je n’ai cessé de lutter contre des accès de fièvre très pénibles, en faisant ce long et pénible voyage, assailli par d’autres malaises d’estomac très pénibles. […] Sans médecin, sans bain, sans le nécessaire, sans la moindre détente, assailli de tous côtés par la crainte des Isauriens, par d’autres maux qu’engendre d’ordinaire la difficulté des voyages, inquiétude, souci, absence de gens pour nous soigner.38
26Et la lettre IX de poursuivre, elle aussi, la relation de son arrivée à Césarée, en disant :
Lorsque j’entrai enfin à Césarée, à bout de forces, exténué, dévoré d’une fièvre dont l’ardeur était à son comble, hors de moi, souffrant de maux extrêmes […] presque réduit à l’état de cadavre, je parvins jusqu’à la ville. Alors arrivèrent tout le clergé, le peuple, les moines, les moniales, les médecins […] À la fin, le mal se calmait un peu et cédait. De Pharétrios point. Il attendait notre départ… Je ne sais quelle était sa pensée.39
27Pharétrios est l’évêque de Césarée. La lettre IX révèle ses machinations contre l’archevêque lors de son passage dans sa ville. Hostile à Jean, il est à l’origine de l’envoi de cette horde de moines en fureur qui arriva vers l’aurore dans la maison où était le patriarche à Césarée. Ceux-ci, dit la lettre IX, menaçants, avaient sommé Jean de quitter incessamment sa demeure, au risque de l’incendier. Si bien que les « gardiens étaient eux-mêmes saisis de crainte. »40 Ils suppliaient Jean de les délivrer de ces « bêtes féroces », leur préférant le joug des Isauriens !
28Toujours est-il que le gouverneur de la province voulut lui porter secours. Il entreprit alors une médiation avec l’évêque Pharétrios « le priant de faire trêve quelques jours, à cause de la maladie et du danger qui menaçait »41 l’archevêque et ses gardiens. Et Jean de dire que la médiation n’avait pas abouti, que le lendemain les moines étaient encore plus violents que la veille et qu’aucun prêtre n’osait ni l’assister ni lui porter secours, « car, écrit-il, ils disaient que cela se passait avec l’assentiment de Pharétrios – ils se cachaient, se dérobaient et, appelés par nous, ne répondaient pas. »42 Dans cette même lettre, Jean Chrysostome va jusqu’à citer un membre du clergé qui l’aimait beaucoup et qui l’exhortait à quitter incessamment Césarée, préférant même le voir tomber aux mains des Isauriens, apparemment plus cléments que cette horde de moines enragés43 ! S’agit-il du prêtre Helladios dont Jean s’était acquis l’amitié lors de son passage dans la ville ? Dans l’état actuel des choses, on ne peut le confirmer. Toutefois Jean dut, malgré sa maladie, prendre la fuite et accepter de se réfugier dans la propriété située à cinq milles de la ville appartenant à Séleucia, femme de Rufios, qui envoya elle-même des hommes pour l’éloigner de ses agresseurs, tandis que la population impuissante gémissait et se lamentait sur le sort du patriarche44. La suite de la lettre nous apprend que la fuite ne mit pas un terme aux menaces et que ni Jean ni Séleucia n’avaient échappé au complot tissé par Pharétrios. Si bien que la dame, ne pouvant plus supporter la haine et les menaces que l’évêque exerçait contre elle, fut obligée d’avoir recours à une ruse, à savoir l’arrivée des Barbares, pour faire sortir le patriarche de sa demeure. Et Jean de décrire son départ précipité durant la nuit45.
29Il est clair d’après cette lettre que le clergé était divisé au sujet de la politique ecclésiastique du Chrysostome, que des complots étaient tissés contre lui et que la haine des évêques à l’égard de sa personne, de ses partisans et de ce qu’il représentait, inspirait à Jean les plus grandes craintes. N’a-t-il pas écrit à sa noble dame : « Je ne crains désormais personne autant que les évêques, à quelques exceptions près »46 ? N’a-t-il pas écrit aussi dans la lettre VIII, qui nous renseigne expressément sur la douloureuse situation des différentes communautés chrétiennes au début du ve siècle et sur le jugement que Jean portait sur quelques membres du clergé :
[…] Parmi les Églises, l’une a sombré, l’autre est ballottée, une autre est abattue par les flots redoutables, une autre a subi des dommages irréparables, l’une ayant reçu un loup pour berger, l’autre un pirate comme pilote, l’autre un bourreau comme médecin […] ?47
30faisant allusion aux différentes hérésies qui sévissaient et à la corruption de certains prélats capables, contrairement à lui, de subterfuges habiles et de compromis.
31Sozomène vient à l’appui de ces affirmations chrysostomiennes et dit dans le Livre XVIII de son Histoire Ecclésiastique que « les Églises de la province d’Asie et des régions avoisinantes étaient gouvernées par des évêques indignes qui vendaient les sacerdoces, poussés les uns par des profits et la vénalité, les autres par le favoritisme. »48 L’histoire nous fait également savoir que Jean déposa plusieurs évêques et nomma d’autres à leur place.
32La lettre IX nous est donc d’un grand secours pour obtenir des renseignements au sujet de la situation de l’Église et des luttes internes auxquelles celle-ci se trouvait en proie. Son contenu est confirmé cependant par les récits des deux historiens ecclésiastiques, à savoir Socrate et Sozomène. Jean y cite nombre de dignitaires, fait allusion à plusieurs événements et utilise plusieurs métaphores pour qualifier certains prélats49. Il parle de Maruthas, l’évêque de Martyropolis et des affaires de l’Église de Perse ; de son protégé Héraclide, disciple d’Évagre le Pontique, consacré par lui évêque d’Éphèse50 et dont la consécration fut condamnée par le même concile du Chêne qui avait voté sa propre déposition. Il parle aussi des moines Goths qui lui avaient fait savoir qu’un diacre nommé Moduarios était venu porter une lettre du roi des Goths demandant qu’après le décès d’Unilas un évêque leur soit envoyé dans cette région de l’Empire tombée aux mains des Ariens depuis 341. Le message revêt donc une grande importance51. Et Jean d’exprimer sa crainte qu’une élection ait lieu de la part des évêques qui lui sont hostiles, ceux qui « font tant de mal »52, mais qui sont supposés en son absence gérer l’Église.
33Mais, malgré cette situation, les lettres nous font savoir que les partisans de Jean le sollicitaient et continuaient à réclamer son conseil, voire ses décisions quant aux affaires de l’Église. N’est-il pas l’évêque, celui qui est censé pour toujours « veiller sur » ? Jean parle de l’évêque Hilarios, qui lui avait écrit « pour lui demander de lui permettre de repartir vers son Église, d’y remettre tout en ordre et ensuite de revenir », et qui exprime de la peine au sujet de l’hérésiarque Pélage53.
34Par ailleurs, la lettre XIII nous fournit aussi quelques indices concernant les problèmes intérieurs auxquels l’Église de Constantinople faisait face. Le vocabulaire utilisé par Jean est à ce titre révélateur : des « instigateurs de maux », des « complices »54 de « calomnie » et « d’accusation grave »55, faisant allusion aux poursuites intentées à Olympias et aux johannites à la suite de l’incendie de Sainte-Sophie, allusion justifiée par le récit de Sozomène56 et par la XIVe lettre de la collection57.
35Toutefois, le séjour du saint difficilement acclimaté dans cette bourgade isolée et de laquelle ses amis n’avaient pas réussi à le faire sortir malgré tous les efforts déployés, était devenu avec le temps synonyme de « tranquillité », de « calme » et de « beaucoup de loisir », malgré les hauts et les bas de sa santé fragile58, décrits dans le menu détail dans la XIIe lettre, rédigée au printemps de l’année 405, ainsi que dans la XVe lettre, rédigée dans la forteresse d’Arabissos, à 80 km de Cucuse durant l’hiver de l’année 405-406, où le saint s’était abrité. Dans cette lettre Jean évoque la famine et la peste qui sévissaient dans cette ville isolée de l’Empire. Il parle aussi « des attaques continuelles des brigands » Isauriens ; attaques d’autant plus violentes qu’elles créaient une situation difficile. Car les agresseurs coupaient les routes de toutes parts et suscitaient de ce fait un grand danger aux voyageurs59. Il va même jusqu’à citer Andronicos, un courrier d’Olympias comme l’une de leurs nombreuses victimes.
36Mais si les attaques des brigands étaient violentes et faisaient de nombreuses victimes parmi les innocents (et cela se comprend d’une certaine manière), les attaques excessives des adversaires de Jean, contre ceux et celles qui lui étaient restés fidèles, étaient devenues elles aussi légendaires. Jean évoque implicitement dans la XVIe lettre les persécutions, les épreuves et les supplices subis par ses partisans60. Malheureusement les lettres ne nous apportent pas des renseignements clairs et exploitables sur ce sujet. Toutefois, Sozomène vient à leur rescousse et raconte qu’une troupe de soldats attaqua un jour les admirateurs de Jean lors de leur assemblée et qu’ils furent frappés d’épieux, de cailloux et jetés en prison, et que les femmes furent dépouillées de leurs parures : « aux unes, dit-il, on ravissait colliers, ceintures d’or, chaînes et torques, à d’autres on arrachait les boucles d’oreilles avec les lobes mêmes. »61 D’ailleurs, ce n’est pas tout à fait un hasard si Jean insistait lui aussi de son côté sur ses propres épreuves et souffrances, mais les espérait rédemptrices et provisoires, car il cultivait le ferme espoir de regagner Constantinople62, comme le révèle la XVIIe lettre de la collection. Mais, il y a tant d’intrigues pour revenir…
37Les lettres nous disent que Jean ne revint jamais à Constantinople, pas plus qu’à Cucuse. Car son retour à cette petite cité apprivoisée fut en fait de courte durée, puisque vers la fin de l’année 407, le patriarche reçut à nouveau l’ordre de se mettre en route pour un exil plus lointain et qui se solda par son décès à Comane près de la mer Noire.
38Il est évident que le nouveau voyage mit un terme à la correspondance et qu’au-delà des incidences spécifiques à celle-ci, les quelques données historiques de fond qu’elle évoque semble contribuer de manière convergente à mieux faire comprendre certains événements liés à la réalité religieuse en ce début du ve siècle.
Notes de bas de page
1 Chrysostome Jean, Lettres à Olympias, éd. et trad. A.-M. Malingrey, Paris, Cerf, Sources Chrétiennes 13 bis, 1968. Voir aussi Migne, Patrologia Graeca, t. 52, 1859. L’ordre des lettres dans la Patrologie de Migne n’est pas celui suivi par les éditions de Sources Chrétiennes. La lettre XIII par exemple correspond à la lettre VII de la Patrologie : il s’agit des colonnes 601-607 ; la lettre IX correspond aux colonnes 612-619, etc. La présente étude se réfère à l’édition des lettres dans la collection « Sources Chrétiennes ».
2 Voir Kanaan, 2010.
3 Todorov, 2000, p. 134 et 141.
4 Il s’agit encore une fois de l’ordre établi par l’édition des lettres dans la collection « Sources Chrétiennes », et qui diffère sensiblement de celui des manuscrits.
5 I, op. cit., p. 107.
6 VII, op. cit., p. 137.
7 Ibid.
8 L’évêque Nectaire de Constantinople meurt en 397. Une agitation autour de sa succession commence alors. Des prêtres intriguent auprès du pouvoir, le peuple présente des requêtes à l’empereur.
9 Sozomène, Histoire Ecclésiastique, Livre VIII, éd. J. Bidez et G. C. Hansen, intr. G. Sabbah, trad. A. J. Festugière et B. Grillet, Paris, Cerf, Sources Chrétiennes 516, 2008, p. 241.
10 Pallade, Dialogue sur la vie de Jean Chrysostome, éd. A. M. Malingrey, Paris, Cerf, Sources Chrétiennes 341, 1988, p. 112-113.
11 Sozomène dit qu’à l’occasion de l’élévation de Jean au trône patriarcal, l’empereur convoqua un synode qui donna plus de lustre à l’ordination et confirma le vote, lui-même issu d’un accord préalable entre les clercs, les laïcs et l’empereur : ibid., p. 241.
12 Ibid., p. 259.
13 Ibid., p. 273. Beaucoup de clercs et citoyens nobles de l’Empire témoignaient par leur mode de vie d’une fidélité aux comportements valorisés par la cité antique. Sozomène parle de train de vie trop luxueux des prêtres et en particulier de leur goût des repas collectifs.
14 Pour la vie d’Olympias, voir Vie anonyme d’Olympias, dans Chrysostome Jean, Lettres à Olympias, op. cit., p. 393-449.
15 Grand savant en matière de l’Écriture venu à Constantinople, il faisait de beaux sermons à l’église et fut honoré par les grands. Lorsque Jean partit en Asie, il lui confia l’église. Imbu de lui-même, il aurait prononcé des insultes et des blasphèmes. Blâmé, il fut chassé de la ville par Jean.
16 Voir Sozomène, Histoire Ecclésiastique, p. 321-323.
17 Jean Chrysostome, Lettre VI, p. 129.
18 Lettre III, p. 115.
19 Lettre VI, p. 129.
20 Lettre IX, p. 219.
21 Lettre IX, p. 223. Ammien Marcellin dépeint les incursions des Isauriens, qui deviennent dangereuses dès 353.
22 Lettre VI, p. 127.
23 Sozomène retrace la sortie de Jean de la basilique Sainte Sophie. Il dit qu’il monta sur une petite barque, fit aussitôt la traversée vers la Bithynie et de là prit la route : ibid., Livre XVII, 22, 2, p. 329, 331.
24 Lettre III, p. 113 ; lettre V, p. 121.
25 Lettre VI, p. 129 ; lettre IX, p. 221, p. 233.
26 Lettre IV, p. 117.
27 Tel Arabios mentionné dans la Ve lettre et qui avait proposé sa propriété de Sébaste comme lieu de résidence lorsqu’on avait songé à choisir la ville comme lieu d’exil du patriarche : p. 121.
28 Prêtre d’Antioche pieux et dévoué à Jean et qu’il a rejoint dans son exil : lettre VI, p. 131.
29 Ami de Jean très haut placé à Constantinople : lettre IX, p. 221
30 Prêtre de Constantinople qui a rejoint Jean dans son exil : lettre IX, p. 229.
31 Lettre IV, p. 117. Pallade le biographe du saint parle d’une torture infligée à Tigrios à cause de sa fidélité à Jean. Il nous fait savoir que ce dernier fut rélégué en Mésopotamie. Sozomène dit qu’il fut dénudé, flagellé sur le dos et qu’on lui rompit les membres : Sozomène, Histoire Ecclésiastique, p. 341.
32 Lettre I, p. 109.
33 Lettre IV, p. 119 ; lettre VI, p. 129-131.
34 Lettre VI, p. 131.
35 Lettre IX, p. 231.
36 Lettre V, p. 121.
37 Lettre VI, p. 129 ; lettre IX, p. 223.
38 Lettre VI, p. 127.
39 Lettre IX, p. 223.
40 Lettre IX, p. 225.
41 Ibid.
42 Ibid.
43 Ibid., p. 227.
44 Ibid.
45 Lettre IX, p. 229.
46 Lettre IX, p. 233. L’évêque de Césarée Pharétrios, l’évêque d’Ancyre Léonce figurent nécessairement parmi les dignitaires redoutés. Voir lettre IX, p. 221-223.
47 Lettre VIII, p. 161.
48 Livre XVII, p. 263.
49 Lettre XIII, p. 333.
50 On sait qu’Antoninos, évêque d’Éphèse, fut accusé de Simonie et qu’il trafiquait les sacerdoces. À sa mort, Jean se rendit alors dans la cité, pour remettre de l’ordre dans l’Église. Il désigna comme évêque Héraclide, diacre à Constantinople, originaire de Chypre et qui avait été moine dans le désert avant de rejoindre la capitale.
51 Les Goths jusqu’au milieu du ve siècle étaient ariens. La floraison d’une littérature arienne de tendance radicale le prouve clairement.
52 Lettre IX, p. 239.
53 Ibid., p. 241.
54 Lettre XIII, p. 333
55 Olympias, avec un groupe de gens, fut injustement accusée d’incendie : lettre XIII, p. 345.
56 Sozomène, Histoire Ecclésiastique, VIII, p. 339.
57 Lettre XIV, p. 355.
58 Lettre IX, p. 219.
59 Lettre XV, p. 359.
60 Lettre XVI, p. 367.
61 Ibid., p. 333-335.
62 Lettre XVII, p. 383.
Auteur
Université de Balamand. Liban
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Les écritures de la douleur dans l’épistolaire de l’Antiquité à nos jours
Patrick Laurence et François Guillaumont (dir.)
2010