Les lettres d’un témoin désabusé : Grégoire de Nazianze
p. 419-433
Texte intégral
1Grégoire de Nazianze (ca 330-390) est l’auteur d’une œuvre intimement liée à l’histoire politico-religieuse d’un siècle troublé par de vives querelles doctrinales. Il n’a pas été avare de confidences dans la plupart de ses écrits sur son rôle et ses positions à cet égard, de commentaires élogieux ou critiques sur ses amis, de propos véhéments sur ses adversaires à l’occasion d’événements dont il a été le témoin ou l’acteur. Amoureux des belles-lettres, il ne s’est pas contenté d’exprimer cela en usant d’un seul genre littéraire, mais il a évoqué de façon très personnelle l’histoire religieuse de son temps, à travers sa propre histoire, dans des discours, des poèmes, des lettres, et d’une façon spécifique à chacun des genres.
2À première vue, les lettres de Grégoire1 n’apportent pas un éclairage très précis sur l’histoire contemporaine, malgré les thèmes abordés et la qualité de la plupart de ses correspondants : évêques de premier plan, hauts fonctionnaires… Si l’on veut connaître un peu de son histoire, de celle de son temps, ou de l’Église d’Orient, il est préférable d’avoir recours à d’autres textes, qui racontent des faits précis et suivent un schéma chronologique : ses poèmes, surtout le Poème sur ses épreuves et le Poème sur sa vie2, ainsi que ses grands discours d’éloge (en l’honneur d’évêques tels Athanase d’Alexandrie, Grégoire l’Ancien, Basile de Césarée, ou de laïcs comme sa sœur Gorgonie ou son frère Césaire3). Il est préférable également d’avoir recours, pour l’histoire des doctrines, aux grands « discours théologiques » qu’il a prononcés à Constantinople et qui lui ont valu l’appellation de « théologien4 ». Sa vie nous est donc bien connue. Elle est très tôt et constamment liée à celle de l’Église, d’abord celle de Cappadoce, puisqu’il est fils de l’évêque de Nazianze, Grégoire l’Ancien, qui avait été membre d’une secte judéo-païenne avant d’être converti au christianisme par son épouse Nonna. Grégoire de Nazianze, qui reçut l’ordination sacerdotale après bien des hésitations, a été l’adjoint de son père, son porte-parole, avant d’être élevé lui-même à l’épiscopat, contre son gré, répète-t-il, à l’instigation de Basile, évêque de Césarée, pour des raisons de politique religieuse. Il n’a jamais rejoint son siège, Sasimes, une obscure bourgade qu’il dénigre. Mais, après avoir été appelé en 379 à Constantinople pour en diriger, dans des conditions difficiles, en cette ville qui était aux mains des ariens depuis 331, la petite communauté, dite « orthodoxe », c’est-à-dire fidèle au symbole de foi proclamé à Nicée, lors du premier concile œcuménique en 325, il devint pour une courte période archevêque de la capitale et président, en 381, du deuxième concile œcuménique, charges dont il démissionna et qui lui laissèrent un goût amer.
3Cette intimité précoce avec l’Église, sa grandeur et ses remous, et précisément avec le personnel ecclésiastique, en particulier épiscopal, lui a donné sans doute non seulement une autorité incontestée dans le domaine de la doctrine, une réelle influence, mais aussi une grande lucidité, et de la méfiance envers les affaires et le pouvoir, que celui-ci soit assumé ou subi. C’est cet aspect que révèlent essentiellement les lettres, qui éclairent moins le déroulement des événements, la personnalité, l’action des hommes en présence, leurs positions, à préciser par d’autres textes, que l’ambiance de ces événements et leur impact sur le sentiment de Grégoire à propos des acteurs de l’histoire5.
4L’intérêt biographique et historique motive en général les lecteurs de correspondances. Le premier d’entre eux est l’éditeur même, qui est ou se veut historien, et tente généralement, en rassemblant des lettres dispersées dans divers manuscrits, d’établir un ordre chronologique, voyant dans ces lettres des auxiliaires de l’histoire de leur auteur et de la grande histoire. Cet ordre ne correspond pas nécessairement à celui qui a été voulu par l’auteur quand celui-ci semble avoir réalisé lui-même, tel Grégoire, un recueil de ses propres lettres, comme en atteste une lettre à son neveu Nicobule qui lui avait réclamé de « composer un recueil de ses lettres aussi complet que possible »6. En ce qui concerne le nombre et la classification de celles-ci, dont la grande quantité de manuscrits nous révèle la célébrité, nous dépendons du travail des bénédictins de Saint-Maur, suivis en général par leur plus récent éditeur, Paul Gallay, qui en a publié 245. Ces savants ont pu attribuer une date assez précise à un certain nombre de lettres, qui sont donc classées par ordre chronologique, suivies par les lettres de date indéterminée.
5Ce classement chronologique peut en cacher d’autres, mais il nous permet d’extraire facilement du recueil quelques « dossiers », en quelque sorte, concernant des événements dont Grégoire a été acteur ou témoin : successivement, la visite de l’empereur arien Valens en Cappadoce en 365 (Lettres 16-19) ; l’élection de Basile au siège de Césarée de Cappadoce en 370 (Lettres 40-46) ; l’élévation de Grégoire à l’épiscopat ou « l’affaire de Sasimes » en 372 (Lettres 47-50). Une petite série de lettres postérieures, plus disparates, est liée aux événements de Constantinople (379-382) ; mais ces lettres, qui ne relatent pas les faits, n’en sont pas vraiment contemporaines, car pour la plupart elles ont été écrites après sa démission.
6Si les lettres n’apportent pas des détails précis sur les personnages et les événements, elles nous révèlent les grands enjeux de l’époque pour un homme tel que Grégoire de Nazianze, essentiellement la lutte pour l’orthodoxie, et nous font visiter un peu des coulisses de l’institution ecclésiale, dans un siècle très marqué par les choix doctrinaux des empereurs, tous chrétiens, de Constantin à Théodose – si l’on excepte bien sûr Julien, dit l’Apostat –, et, par conséquent, par les options des évêques des grandes métropoles, très influents.
Un choix doctrinal
7L’un des idéaux majeurs de Grégoire est la concorde. Cette concorde, dont il voit l’image dans la Trinité, se réalise très précisément dans l’accord sur la doctrine, celle de la formule de foi proclamée en 325, sous l’empereur Constantin, au concile de Nicée, qui affirme que le Fils est consubstantiel au Père, contre l’arianisme pour lequel il n’est qu’une simple créature. Ceux qui s’opposent à cette doctrine, dite « de vérité », et à ses défenseurs sont donc des hérétiques, les ariens, divisés en différentes tendances, mais aussi des « nicéens » plus tièdes. Les lettres qui nous intéressent ne contiennent pas de définitions doctrinales, à la différence des discours qui en font un leitmotiv et les développent. Elles évoquent ces adversaires de l’orthodoxie, sans les décrire vraiment, sinon collectivement et de façon imagée, en s’attachant à mettre en valeur la perversité et la brutalité de leur action, mais sans qu’aucun d’entre eux ne sorte vraiment de l’anonymat ou qu’on puisse deviner les options théologiques, le camp dans lequel les uns ou les autres se rangent. En allant de la tendance extrême à la plus modérée, s’ils sont anoméens, affirment-ils que le Fils est dissemblable en tout au Père ? S’ils sont homéens, qu’il lui est semblable, et s’ils sont homoiousiens, qu’il y a similitude de substance entre les deux ? Eh bien, les lettres nous privent de ces détails !
8En 365, Grégoire cherche à convaincre Basile de quitter sa retraite du Pont pour venir prêter main-forte à l’évêque de Césarée, Eusèbe, dont l’Église est menacée par l’assaut des hérétiques : « Viens donc… à cause des circonstances : en effet une coalition d’hérétiques se précipite sur cette Église ; les uns sont déjà là et causent des troubles et d’autres, dit-on, vont arriver. »7 Ce sont des « bêtes féroces qui se sont ruées sur les Églises »8. Il précise, par un appel plus clair : « Il y a lieu de redouter que ne soit ravagée la doctrine de vérité, si de toute urgence ne se met en branle l’esprit de Béséléel, le sage architecte de ce genre de discussions et de formules dogmatiques. »9 Pour comprendre les circonstances de la série de lettres (16 à 19) concernant cet épisode, il convient de lire l’éloge de Basile qui rappelle les faits qui les suscitent10. Il s’agit de la visite de l’empereur arien Valens en Cappadoce, considérée comme une grande menace pour l’orthodoxie et ses défenseurs, tel Eusèbe, qui avait écrit à Grégoire pour obtenir un soutien. Celui-ci, jugeant que Basile, simple prêtre alors, comme lui-même, mais à ses yeux plus compétent, était mieux placé que lui pour ce service, cherche à convaincre cet homme qu’il admire et dont il est l’ami depuis leur commune jeunesse estudiantine à Athènes, de venir soutenir Eusèbe, sans refuser finalement à ce dernier son aide personnelle.
9Cinq ans plus tard, Valens étant toujours empereur, au moment où il faudra élire un nouvel évêque à Césarée à la suite de la mort d’Eusèbe, Grégoire écrit plusieurs lettres en faveur de l’élection de Basile, dont trois au nom de son père, Grégoire l’Ancien, appelé, comme évêque d’une ville du diocèse de Cappadoce, Nazianze, à participer à l’élection de l’évêque de sa métropole11. Il confie à un autre Eusèbe, évêque de Samosate, en Commagène, sa crainte de l’action des hérétiques : « Nous avons peur que ceux qui épiaient jadis l’Église de notre métropole et qui voulaient la remplir d’ivraie hérétique ne saisissent immédiatement l’occasion pour déraciner par leurs enseignements pervers la piété qui a été semée dans les âmes des hommes avec de multiples fatigues et pour déchirer l’unité de cette Église ainsi qu’ils l’ont fait dans beaucoup d’autres. »12 Dans l’éloge funèbre qu’il consacre à Basile, Grégoire rappelle, encore une fois sans donner de nom, à propos de l’élection de son ami, que celui-ci a accédé à l’épiscopat « non sans difficulté sans doute, ni sans jalousie et sans lutte de la part de ceux qui occupaient les sièges de notre patrie ainsi que des pires individus de la ville rangés à leurs côtés »13.
10Ces ennemis, ces « bêtes féroces » mues par l’Envie14, se déplacent en quelque sorte en meute et rameutent des troupes agitées et violentes, tel le groupe, à Césarée, des « pires individus de la ville », ou, contre Grégoire lui-même et ses ouailles orthodoxes de Constantinople, en 379, celui de personnages surprenants dont il précise la condition : des pauvres, des moines et même des vierges qui se sont livrés à des lapidations15 ! La caractéristique principale des meneurs est cette « démangeaison de parler »16, contre laquelle Grégoire s’élève inlassablement dans ses discours en suggérant que seule une élite peut se permettre de discuter à propos de Dieu. « Tout le monde enseigne au lieu d’être enseigné par Dieu », écrit-il dans l’un de ses premiers discours, lié à son ordination sacerdotale17. Le prosélytisme de ces groupes d’hérétiques, qu’il compare souvent à des bêtes sauvages, mais aussi à des lépreux18, provoque la ruine de ce qu’il défend avec le plus d’ardeur : l’unité de l’Église.
Le personnage de l’évêque
11En évoquant les mauvaises actions de certains de « ceux qui occupaient les sièges » de sa patrie, la Cappadoce, Grégoire indique que les pires ennemis se recrutent en réalité dans les rangs des évêques. L’évêque ayant le devoir de dispenser la doctrine, celui qui a choisi l’hérésie ou ne défend pas l’orthodoxie avec force est donc un mauvais pasteur, l’une des cibles préférées de Grégoire. Nous touchons là à l’un des thèmes récurrents de son œuvre, tout spécialement dans ces dossiers épistolaires : grandeur et faiblesse de l’épiscopat.
12Dans l’éloge funèbre de Basile, Grégoire dépeint ce mauvais pasteur19, pour mettre en valeur l’évêque modèle, objet de sa louange, donnant ainsi un éclairage sur les personnages qui se pressent pour être candidats à l’épiscopat, ainsi que sur le processus d’élection des évêques de son temps : « [Basile] n’a pas été élevé à ce rang à l’improviste, il n’a pas reçu la sagesse en même temps qu’on le décrassait20, comme il arrive à la plupart des aspirants au premier rang : c’est dans le respect de l’ordre et des lois de l’ascension spirituelle qu’il a été revêtu de cet honneur. » La virulence de Grégoire à cet égard n’a pas attendu son accession à l’épiscopat, comme le montrent plusieurs passages de son œuvre, et particulièrement son long discours sur le sacerdoce : « Ils sont presque plus nombreux que ceux qu’ils tiennent en leur pouvoir, ces misérables révérends, ces pitoyables éminences, au point qu’avec le temps et les progrès du mal ils n’auront même plus personne à commander. »21
13Une définition de l’évêque idéal est donnée dans la lettre que Grégoire envoie en 370, au nom de son père, l’évêque de Nazianze, à l’Église de Césarée, en faveur de l’élection de Basile : « La lampe du corps, c’est l’œil, ainsi que nous l’avons appris (Mt 6, 22), non pas seulement l’œil qui voit et qui est vu corporellement, mais encore l’œil qui contemple et qui est contemplé spirituellement. Or la lampe de l’Église, c’est l’évêque. »22 Il précise plus loin la grande importance du choix de l’évêque en poursuivant la métaphore : « De même que, si l’œil est net, le corps est bien guidé, et s’il n’est pas net, le corps est mal guidé ; de même l’Église est absolument compromise avec son chef ou sauvée avec lui suivant ce qu’il est. »23
14L’ascension progressive, respectant les étapes spirituelles, la pureté de vie, l’enseignement et la défense de la piété (au sens de « doctrine orthodoxe ») qui garantit la concorde définissent l’évêque idéal, incarné en particulier par un grand évêque modèle, Athanase d’Alexandrie (ca 298373), dont Grégoire a composé le panégyrique24, mais principalement par Basile de Césarée. D’autres, parmi ses correspondants, seront loués de façon appuyée pour ces qualités, tel Eusèbe de Samosate25.
15Cependant, après son élévation au trône épiscopal, le meilleur des hommes, qui ne peut être exempt de défauts, n’évite pas toujours les comportements critiquables, dangereux. Grégoire ne cesse de constater que l’accès au pouvoir, au premier plan, et à la renommée, même s’il est justifié, rend l’homme prétentieux, remuant, autoritaire, peu soucieux de la liberté des autres, même de celui qui est un ami, et exacerbe finalement les rivalités. « Nous ne nous remuons pas comme un évêque », écrit-il de façon ironique à Basile de Césarée, qu’il vénère pourtant26. Il utilise ici l’adverbe ϵπισκοσπικῶς, qui n’est attesté qu’une seule fois en dehors de ce texte, dans un ouvrage d’Athanase d’Alexandrie27. Basile lui-même, comme d’autres, est devenu à ses yeux tributaire des enjeux politiques, comme le montre son attitude envers Grégoire lors de « l’affaire de Sasimes », à laquelle il est fait allusion dans les Lettres 47-50, mais plus précisément dans d’autres écrits28.
16Basile, métropolitain de Cappadoce depuis 370, a une dizaine d’évêques sous son autorité. Dans l’hiver 371-372, l’empereur Valens décrète le partage de la Cappadoce en deux provinces, Césarée devenant métropole de la Cappadoce I, Tyane métropole de la Cappadoce II. Un suffragant de l’évêque de Césarée, Anthime, évêque de Tyane, en profite pour être reconnu métropolitain de la Cappadoce II. Basile décide alors d’augmenter le nombre des évêchés de son diocèse et impose notamment le siège de Nysse à son frère Grégoire, et le siège de Sasimes à Grégoire de Nazianze, qui n’en prit jamais possession malgré sa consécration peu avant Pâques 372. Grégoire, qui apporte d’abord son soutien à Basile au moment de la division de la Cappadoce (Lettre 47), justifie ensuite son refus de prendre possession du siège qui lui est imposé en exposant son idéal de vie.
17Les lettres adressées à Basile montrent la colère du nouvel évêque : « Nous accusons le trône épiscopal qui t’a subitement élevé au-dessus de nous. »29 « Si tu as par trop de prétention ou de fierté et si tu nous interpelles du haut de ta supériorité comme un évêque de métropole parlant à des évêques de petite ville ou même à des évêques sans ville, nous avons nous aussi quelque hauteur à t’opposer. »30 Au comportement de son ami, Grégoire oppose non seulement sa « hauteur » (ὀϕρύς), mais sa liberté (έλϵυθηρία), et réclame le recours à la franchise (παρρησία). Il n’a cependant pas attendu d’être évêque pour les revendiquer devant les plus haut placés. Ainsi, dans une lettre de l’année 365 à Eusèbe, évêque de Samosate, il déclare qu’il s’estime libre de refuser d’obéir à une injonction, d’être un pion : « Si par la dignité tu l’emportes, tu nous accorderas bien quand même un peu de liberté et de légitime franchise. »31 Il redoute qu’on le considère comme un « serviteur » devant baisser la tête.
Les assemblées d’évêques
18Si les lettres laissent deviner la difficulté des rapports avec les puissants évêques dans une relation personnelle, dans le cadre ou non d’une hiérarchie et de leur rôle politico-religieux, elles sont encore plus éclairantes sur des événements importants concernant l’Église, qui rassemblent un plus ou moins grand nombre d’évêques de divers horizons géographiques ou doctrinaux : élections épiscopales, synodes régionaux ou grands conciles…
19Les critiques naissent en effet non seulement à propos de la qualité des candidats, mais aussi devant les pratiques électorales. Les lettres concernant la succession de l’évêque de Césarée à la suite de la mort d’Eusèbe en 365 montrent bien l’ambiance qui peut régner à l’occasion d’une élection, dans le climat des luttes doctrinales dont nous avons parlé32. La première lettre, à Basile, qui est candidat, est pleine de véhémence et d’amertume : elle évoque une manœuvre de celui-ci. Connaissant les réticences habituelles de Grégoire, Basile avait utilisé un stratagème pour faire venir son ami jusqu’à Césarée : il s’était prétendu « mourant » ! L’évêque de Césarée pensait que la présence de Grégoire lui permettrait de mettre en échec les candidatures hérétiques. Celui-ci, qui n’avait pas hésité à se rendre à la métropole car il se dit « exempt de malice », avait compris le piège en voyant « des évêques accourir à la ville » et avait rebroussé chemin. Il conseille à Basile de « fuir le tumulte présent »33.
20En cette circonstance Grégoire montre encore une fois son souci de ne pas se faire manipuler, de garder sa liberté, et suggère que même un homme aussi irréprochable et digne que Basile est capable, pour réussir à accéder à un siège épiscopal, d’utiliser des moyens contestables.
21Les trois lettres suivantes, écrites au nom de Grégoire l’Ancien, qui doit participer au vote comme évêque d’une ville faisant partie du diocèse de Cappadoce, sont au contraire des lettres que l’on pourrait appeler « de suffrage ». Deux sont adressées à des groupes de destinataires : la Lettre 41 à l’Église de Césarée, la Lettre 43 aux évêques de la province de Cappadoce, une autre (Lettre 42) à Eusèbe, évêque de Samosate34. Basile est présenté comme le meilleur candidat : « Qui donc, parmi ceux que nous connaissons, trouvons-nous de plus recommandable par sa conduite, ou plus puissant par sa parole, et complètement entraîné à une vertu éclatante ? »35 La conclusion présente cependant une réserve qui révèle le sentiment profond de Grégoire, un sentiment qui s’affermira avec l’expérience personnelle du pouvoir, celui d’une impossibilité de régler les affaires sans devoir s’affronter aux factions, aux manœuvres et aux manipulations. Il menace au nom de son père : « Si une telle question se décidait d’après les coteries et les parentés, et si la violence de la foule troublait encore la sérénité du vote, faites à votre guise ce qui vous plaît : nous, nous resterons chez nous. »36 Grégoire l’Ancien est allé à Césarée, porteur d’une lettre de son fils à Eusèbe de Samosate : « Tu as donc auprès de toi mon père, en son nom et au nôtre ; à toute sa vie et à sa vénérable vieillesse il veut donner comme épilogue glorieux ce combat livré maintenant pour l’Église. »37
22À plusieurs reprises, on voit Grégoire faire allusion à cette « foule », dont la caractéristique est la violence, et qui apparaîtra de nouveau dans ses récits concernant la période où il a lui-même exercé le pouvoir religieux dans la capitale : Constantinople38, d’abord en venant diriger, au cours de l’année 379, la communauté nicéenne de la ville, puis en présidant le deuxième concile œcuménique, convoqué en 381 par le successeur de Valens, l’empereur Théodose, pour restaurer la foi de Nicée dont il veut faire la norme dogmatique. La déception et l’amertume ne seront plus liées alors au sentiment d’être écrasé, en raison d’un statut inférieur, par le pouvoir d’autrui, fût-il un ami, mais à celui de l’incapacité d’agir, malgré la responsabilité assumée, en raison d’oppositions brutales, et même d’agressions physiques, comme celles qu’il a eu à subir dans son église au moment de la fête de Pâques 379, sans oublier les manigances plus subtiles de nombre de ses collègues au moment du concile39. Le constat de Grégoire est amer : cette concorde tant recherchée ne peut finalement être réalisée. Les conciles, ces réunions d’évêques indisciplinés et contestataires, n’aboutissent à rien aux yeux de ce témoin désabusé.
23Si les poèmes de Grégoire apportent avec véhémence maints détails concernant les événements éprouvants vécus dans la capitale, les écrits épistolaires n’en donnent guère. Nous possédons peu de lettres qui en soient contemporaines. L’une d’entre elles, à un certain Théodore, qui voulait poursuivre en justice les agresseurs de Grégoire, prêche le pardon en développant un parallèle avec l’histoire biblique40 ; la suivante, à Théoteknos, fait allusion aux outrages et aux odieux traitements qu’il a subis. Mais, après sa démission pour raisons de santé et de dépit, et son retour dans sa patrie, Grégoire peut s’exprimer librement, sans pour autant rappeler précisément les faits. Ainsi, en 381, en écrivant à Léontios, un ami de Constantinople, il s’exclame : « Oh l’heureuse maladie et les heureuses calomnies de nos adversaires ! Grâce à tout cela, nous avons été délivré du feu de Sodome et de la corruption des évêques. »41
24Au cours de l’été 382, après son retour à Nazianze, il est de nouveau sollicité pour participer dans la capitale à un concile dont il ne précise pas l’objet. Une série de lettres (130-131 et 135-13642) en témoigne. Dans une lettre à Procope, magistrat de Constantinople, qui l’invite à cette réunion, il revendique la liberté de « fuir toute assemblée d’évêques, car je n’ai vu, dit-il, aucun concile avoir une issue heureuse et mettre fin aux maux au lieu de les augmenter. Ce sont en effet des chicanes et des rivalités d’influence… qui dépassent ce qu’on peut dire »43. À Modarios, autre haut fonctionnaire, il conseille de lutter « pour que la réunion tenue actuellement par les évêques ait une issue pacifique. Car se réunir fréquemment et ne pas trouver de fin à nos maux, mais ajouter sans cesse désordre à désordre, c’est augmenter notre honte »44. Le concile de Constantinople s’est achevé pourtant, sans son premier président, sur la confirmation de Nicée et la proclamation de la divinité du Saint-Esprit, ce qui était important pour Grégoire.
Liberté et tranquillité
25Malgré son espoir de réussite à Constantinople, Grégoire est resté en 381 dans les mêmes sentiments qu’en 365 ou en 372 quand, simple prêtre ou jeune évêque, il s’élevait contre la morgue des puissants. Que le pouvoir soit subi ou exercé, rien n’est plus précieux à ses yeux, devant ses effets pesants et pervers, que la liberté, la liberté de pensée et de parole certes (παρρησία), mais aussi la liberté de fuir les affaires, pour vivre, dans la tranquillité (ασἡυχία), en philosophe. Il avait confié ironiquement à Basile en 370 : « T’indignes-tu de ce que nous sommes philosophe ? C’est là la seule chose qui soit plus élevée que ton éloquence »45, et deux ans plus tard : « Pour moi la plus grande action, c’est l’inaction (ἀπραξία46). »
26Grégoire, dans sa lettre à Procope, décline l’invitation à la nouvelle réunion d’évêques à Constantinople en demandant qu’on l’excuse et que l’empereur lui pardonne. Il met en avant « la maladie comme protectrice de sa décision »47. Mais dans une lettre au gouverneur de Cappadoce, Olympios, il ajoute pour justifier son refus : « La tranquillité sans s’occuper des affaires a plus de prix que la célébrité obtenue dans la conduite des affaires. »48
27Son amertume ne l’empêche pas cependant de penser qu’il a pu avoir dans l’exercice des responsabilités quelque utilité. En 382, il souhaite généreusement que son correspondant Sophronios, magistrat de Constantinople, ait la possibilité de contribuer, à l’occasion du nouveau concile « à la réunion des deux parties de l’univers misérablement séparées… pour de mesquines questions de personnes ». Et il lui confie : « Notre retraite serait moins amère si nous voyions que nous ne l’avons pas prise en vain, mais que nous nous sommes volontairement jeté à la mer, comme Jonas, pour que la tempête cesse et que les passagers soient sauvés et en sécurité. Et s’ils n’en sont pas moins en butte à la tempête, nous leur avons du moins apporté notre concours. »49 Le concours le plus important, dans ce cas précis, a sans doute été à ses yeux, et aux yeux de la postérité, la série de discours célèbres écrits pendant la période où il séjourna dans la capitale : les Discours 27-41, dont les grands discours théologiques (27-31).
28Grégoire continuera après ces événements à être conscient en réalité de son utilité, malgré le rappel constant de ses épreuves, et à exercer une certaine influence, comme le montre sa correspondance plus tardive, où il prodigue soutiens et recommandations. Il rappelle souvent dans son œuvre que pour la défense du Logos (le Verbe), il s’est voué au logos, cette parole, qui est son principal moyen d’action.
Spécificité de la lettre
29Dans les écrits épistolaires de Grégoire, l’histoire contemporaine est bien présente, non pas cependant dans son aspect événementiel et chronologique, qui ne peut être précisé que par comparaison avec les détails donnés dans d’autres œuvres : discours, poèmes. En lisant ces lettres, on voit l’histoire en train de se faire, en particulier dans les effets de la politique religieuse des empereurs sur une institution de plus en plus importante, l’Église, à travers ses représentants les plus ambitieux, à juste titre ou non. Dans les lettres cette politique est moins visible à travers la narration des événements qu’à travers l’évocation d’hommes dont Grégoire montre bien que la personnalité est modifiée par leur fonction, en l’occurrence par l’élévation à l’épiscopat.
30Cette histoire est évidemment visible aussi dans ce que les lettres révèlent de l’influence de l’épistolier lui-même, dans ses interventions et dans l’expression de son propre jugement sur les « affaires », né du sentiment d’impuissance et d’amertume devant les obstacles inévitables, qu’ils viennent des puissants ou de la foule. Pour Grégoire, qui exprime souvent son dépit, s’il est possible de s’affronter individuellement en toute liberté aux chefs, grands ou petits, et de les influencer parfois, presque rien ne semble réalisable quand on a affaire à un groupe, qu’il représente l’élite ou la populace.
31Ces remarques nous permettent de nous interroger évidemment encore une fois sur la spécificité du genre épistolaire. Les lettres de Grégoire de Nazianze, liées à l’histoire personnelle d’un témoin important de son siècle, histoire elle-même tributaire d’événements majeurs, de rencontres avec des personnalités de premier plan, n’ont pas été cependant considérées par leur auteur comme des documents « historiques » à livrer à la postérité. Que ce soit du fait de l’auteur ou des compilateurs, elles ont été probablement rassemblées parce qu’elles étaient des lettres significatives, de belles lettres, non pas uniquement par l’esthétique littéraire, qui est réelle et leur donne un statut de modèles, mais parce qu’elles apportent un enseignement plus large. Et cet enseignement, outre celui qui a trait, malgré elles en quelque sorte, à l’Église (« notre bercail » dit Grégoire), est universel, intemporel, comme peut l’être l’œuvre d’un moraliste ou même d’un romancier, peut-être parce que la lettre est appelée à une plus large diffusion que le discours ou le poème50.
32Si ces lettres évoquent donc une histoire particulière, celle des doctrines, des hommes et des institutions de l’Église de son temps, elles nous parlent surtout à travers cela de l’homme éternel, de l’ambition, de la lutte pour le pouvoir, de la confrontation avec les puissants, de la gestion des situations difficiles, de la difficulté à s’entendre, malgré la multiplication des réunions, et aussi de la tentation du retrait.
33Ces lettres nous parlent en fait de la grande histoire, dans ses répétitions.
Notes de bas de page
1 Grégoire de Nazianze, Lettres, t. I-II, éd. P. Gallay, Paris, CUF, 1964.
2 Grégoire de Nazianze, Œuvres poétiques. Poèmes personnels II, 1, 1-11, éd. A. Tuilier et G. Bady, trad. J. Bernardi, Paris, CUF, 2004.
3 À part l’éloge de Grégoire l’Ancien, Discours 18 (Patrologie Grecque 35, col. 935-1044), les éloges d’Athanase (Discours 20), de Basile de Césarée (Discours 43), de Césaire et de Gorgonie (Discours 7 et 8) ont été édités et traduits dans la collection Sources Chrétiennes (SC), Paris, Éditions du Cerf : Discours 20-23, éd. J. Mossay, SC 270, 1980 ; Discours 42-43, éd. J. Bernardi, SC 384, 1992 ; Discours 6-12, éd. M.-A. Calvet-Sebasti, SC 405, 1995.
4 Discours 27-31, éd. P. Gallay, SC 250, 1978.
5 L’étude des lettres de Basile de Césarée, contemporain de Grégoire de Nazianze, a montré leur apport, même s’il est limité, à l’histoire ecclésiastique de son temps : Gain, 1985 ; Vinel, 2007.
6 Lettre 52, t. I, p. 69.
7 Lettre 19, 5, t. I, p. 27.
8 Lettre 18, 2, à Eusèbe de Césarée, t. I, p. 26.
9 Lettre 19, 6, à Basile, t. I, p. 27. L’architecte Béséléel est le constructeur de l’arche d’alliance (cf. Exode 31, 1-6).
10 Discours 43, 28-33, p. 188-201.
11 Sur l’élection à l’épiscopat d’après les lettres de Basile, voir Gain, 1985, p. 77-86.
12 Lettre 42, 2, t. I, p. 54.
13 Discours 43, 37, SC 384, p. 207.
14 L’Envie (Phtonos) est l’un des noms du démon diviseur, le Malin, qui prend l’aspect de personnages bien réels : Calvet-Sebasti, 2010.
15 Lettre 77 à Théodore, t. I, p. 85.
16 Lettre 41, 8 à l’Église de Césarée, t. I, p. 53.
17 Discours 2, 8, dans Discours 1-3, éd. J. Bernardi, SC 247, 1978, p. 101.
18 Lettre 45, 4 à Basile, t. I, p. 58.
19 Discours 43, 25, op. cit., p. 185.
20 Allusion au baptême.
21 Discours 2, 8, op. cit., p. 101 et note.
22 Lettre 41, 4, t. I, p. 51.
23 Lettre 41, 5, t. I, p. 51-52.
24 Discours 21, op. cit.
25 Lettre 44, t. I, p. 56-57.
26 Lettre 49, 1, t. I, p. 63.
27 Apologie 2 contre les ariens, PG 25, 276 C.
28 Voir Calvet-Sebasti, 2001 et Gautier, 2002.
29 Lettre 48, 2, t. I, p. 61.
30 Lettre 50, 9, t. I, p. 66.
31 Lettre 17, 2, t. I, p. 25.
32 Lettres 40-46, t. I, p. 49-60.
33 Lettre 40, 5, t. I, p. 50.
34 Lettres 41-43, t. I, p. 51-56.
35 Lettre 43, 4, t. I, p. 55.
36 Lettre 41, 10, t. I, p. 53.
37 Lettre 44, 6, t. I, p. 57. L’épisode est rappelé dans l’oraison funèbre de son père, Grégoire l’Ancien (Discours 18, 36, PG 35, 1033 A12-B5).
38 Sur ces événements et l’activité de Grégoire à ce moment, voir Gautier, 2002, p. 357-402 (« Le divin mandat de Constantinople »), une étude détaillée qui, tout en s’appuyant sur les travaux antérieurs, particulièrement ceux de P. Gallay et de J. Bernardi, en donne une nouvelle analyse.
39 Les événements de Constantinople sont longuement rappelés dans le Poème sur sa vie, op. cit., v. 552-1949.
40 Lettre 77, t. I, p. 95-98.
41 Lettre 95, t. I, p. 114.
42 Lettres 130-131, t. II, p. 19-21 ; Lettres 135-136, p. 23-25.
43 Lettre 130, 1-2, p. 19-20.
44 Lettre 136, 3-4, p. 25.
45 Lettre 46, 6, t. I, p. 60.
46 Lettre 49, 1, t. I, p. 63.
47 Lettre 130, 3, t. II, p. 20.
48 Lettre 131, 2, t. II, p. 20.
49 Lettre 135, 4, t. II, p. 24.
50 Voir Calvet-Sebasti, 2004, p. 61-71.
Auteur
CNRS/Maison de l'Orient et de la Méditerranée, Lyon
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Les écritures de la douleur dans l’épistolaire de l’Antiquité à nos jours
Patrick Laurence et François Guillaumont (dir.)
2010