Transformations en Occident (ve-xe siècle) d’après l’épistolaire
p. 279-293
Texte intégral
1Puisque la confiance positiviste en l’objectivité des documents écrits appartient désormais au passé, et qu’on assiste aussi à la crise des positions du relativisme le plus radical, nées du débat sur le linguistic turn, jusqu’à quel point peut-on considérer les lettres comme des sources utiles pour reconstruire notre passé ? Nous allons essayer de répondre à cette question en considérant deux aspects : l’impact des transformations sociales sur le rapport entre auteur, texte et recueil de lettres ; le degré de distorsion décelable entre le vocabulaire idéologique et le cadre historique et politique.
L’impact des transformations sociales
2Entre 469 et 470, Sidoine Apollinaire publie ses pièces en vers, ainsi que le premier livre de son recueil de lettres. Au début de cette œuvre, il prend exemple sur les épistoliers de l’âge classique, qu’il propose comme des modèles avec lesquels se mesurer sur le plan formel et dans le choix de textes à rassembler1. Les spécialistes et les éditeurs considèrent que d’autres Gallo-romains célèbres, comme Avit († 518) et Ennode († 534), se sont occupés du recueil et de l’édition de leur correspondance en même temps que de l’édition de leurs œuvres2. Le fait que ces auteurs considèrent leurs lettres comme partie intégrante de leur production intellectuelle dépend largement de la persistance de la notion classique de accurate scriptae litterae, l’épistolographie conçue comme « prose d’art »3. Bien qu’il reste des genres nettement distingués, lettres, carmina et traités sont assimilés quant à l’implication de l’auteur dans le processus de sélection et de révision des matériaux à publier.
3Il serait pourtant restrictif de réduire à la seule composante littéraire le sens des coutumes qu’on vient d’examiner. Il faut encore considérer la valeur que les auteurs de l’Antiquité tardive attribuaient au recueil de lettres, comme instrument capable de témoigner, dans le présent et dans le futur, du rôle qu’ils jouaient au sein de la collectivité.
4En 478, après une série d’incursions qui ont permis aux Wisigoths et aux Burgondes d’affermir leurs dominations, Sidoine écrit : nam iam remotis gradibus dignitatum, per quas solebat ultimo a quoque summus quisque discerni, solum erit posthac nobilitatis indicium litteras nosse4. Cette affirmation présente des implications significatives de caractère social. La nobilitas que Sidoine met en relation avec la connaissance des litterae a une signification et une acception précises, car elle désigne ce groupe restreint de familles sénatoriales qui « possédaient un capital de noblesse visible dans les stemmata et les imagines d’ancêtres ayant au moins exercé les magistratures les plus élevées »5. Un haut degré de culture constitue donc avec les stemmata un critère valable pour qualifier une élite, pour séparer verticalement la société en summi et ultimi. Ce passage nous permet de comprendre dans quelle mesure, dans le cadre des relations entre production culturelle et prééminence politique, la composante symbolique et représentative vise à revêtir, pendant ces décennies tourmentées, une importance grandissante : face à la crise des structures hiérarchiques impériales, l’introduction des richesses intellectuelles d’une famille dans le circuit public, non seulement confirmait la persistance des traditions romaines de culture, mais de plus remplissait la fonction la plus urgente, celle d’augmenter ce « capital de noblesse visible » qui établissait la primauté.
5Le recueil de lettres se révélait particulièrement indiqué pour répondre à cet ensemble d’exigences, car la composante cultivée de la lettre s’intégrait avec sa particularité d’approfondir l’élément le plus ouvertement biographique6. Les considérations de Ralph Mathisen sur la présence d’interlocuteurs appartenant au même rang social dans la correspondance des évêques gallo-romains et celles de Philippe Rousseau et d’André Loyen sur la reconversion dans le sens chrétien de sujets caractéristiques du modus vivendi de l’aristocratie semblent renforcer cette interprétation7. Dans cette perspective, enfin, on peut aussi reconsidérer les raisons qui poussèrent Sidoine à publier le premier livre de sa correspondance peu avant de devenir évêque : il ne s’agissait pas uniquement de confirmer la vaste compétence culturelle qui avait légitimé son élection, mais aussi de « faire le point » sur sa carrière précédente, de montrer, à travers le détail biographique, son excellence – il avait été ambassadeur, panégyriste impérial, préfet de Rome – et celle de sa famille, où pater, socer, avus, proavus praefecturis urbanis praetorianisque, magisteriis Palatinis militaribusque micuerunt8.
6À partir du viie siècle, on assiste à un changement significatif de la manière avec laquelle les épistoliers se mesurent avec leur production épistolaire. Grégoire le Grand († 604), un auteur toujours méticuleux quant à la conservation et diffusion de ses écrits, ne semble avoir manifesté aucun intérêt pour le recueil de ses lettres personnelles9. C’est une attitude qui semble persister par la suite. Pour Alcuin de York († 804) on a relevé au moins trois typologies sur la base desquelles il a rassemblé et diffusé ses lettres : un registre personnel, des anthologies conservées à Saint-Martin de Tours, des anthologies envoyées à d’autres monastères10. Dans aucun de ces recueils, dont certains nous sont parvenus à travers des copies fidèles aux originaux, il n’a été possible de repérer un ordre systématique, ou des témoignages directs ou indirects (épîtres ou préfaces accompagnant l’envoi des recueils, allusions présentes dans d’autres sources) qui indiquent la présence de critères différents de la simple juxtaposition des textes. Dans d’autres cas, la construction d’un dossier épistolaire n’a eu lieu qu’après la mort de l’auteur et dans des buts différents : politiques et religieux pour les lettres de Boniface de Mayence († 754), didactiques et administratifs pour les lettres d’Éginhard († 840), de Frotaire de Toul († 847) et de Loup de Ferrières († v. 86211). Ce ne sera qu’avec Rathier de Vérone († 974) et Gerbert d’Aurillac († 1003) qu’on retrouvera des traces sûres de l’intervention de l’auteur visant à la création d’un corpus épistolaire, mais on n’arrive pas à relever une volonté analogue à celle qui a guidé les évêques galloromains ou celle qui va guider, plus tard, les magistri de l’ars dictaminis12.
7Les exemples cités montrent le manque d’intérêt croissant des épistoliers du haut Moyen Âge envers les recueils de correspondance structurés par eux-mêmes et leur introduction dans les circuits de lecture. Il faut maintenant évaluer combien les changements socio-culturels ont pu influencer cette évolution. Il est bien connu que, à partir du vie siècle, la situation relative à la production et à la diffusion de la culture écrite s’était progressivement modifiée selon trois lignes directrices : la baisse nette et généralisée des compétences culturelles, impliquant l’analphabétisme presque général des laïcs de n’importe quelle extraction sociale ; le rétrécissement, dans le sens ecclésiastique, de l’accès et de la possession du savoir écrit ; la conséquente hégémonie ecclésiastique sur la production littéraire et documentaire, y compris celle d’origine laïque13.
8La première de ces composantes semble toutefois avoir eu très peu d’influence sur l’idée de lettre et de recueil de lettres en tant que produits ayant une importance culturelle. Entre la fin de l’Antiquité et les premiers siècles du haut Moyen Âge, on remarque en effet une certaine continuité en ce qui concerne la diffusion de modèles de niveau élevé (recueils de lettres d’auteurs classiques, patristiques et des évêques gallo-romains14), la persistance d’une nette distinction, au niveau du genre, entre l’épistolographie et les autres formes de composition littéraire, et l’habitude de rédiger des lettres accurate scriptae15.
9La consolidation du monopole ecclésiastique sur la production documentaire eut, par contre, des conséquences bien plus considérables, car cela entraîna la nécessité, de la part d’individus déjà habitués à rédiger des textes doués de valeur culturelle, de se confronter avec les formes d’écriture épistolaire répondant à des exigences de caractère administratif, économique et juridique. Cela se produisait soit au niveau institutionnel, car le haut degré de dissémination du patrimoine des organismes religieux rendait l’emploi de la lettre indispensable pour une liaison entre le centre et ses dépendances, soit au niveau politique, suivant les exigences du pouvoir séculier. Il arrivait assez souvent que des rois ou des laïcs confient la rédaction de leurs lettres à des intellectuels vivant à la cour, et il ne s’agissait pas d’un événement concernant des situations occasionnelles : une partie considérable des documents promulgués par la chancellerie royale se présentait en effet sous la forme épistolaire, forme que, bien que plus rarement, pouvaient aussi présenter les documents privés16.
10À la fin de l’Antiquité, les lettres remplissaient des fonctions semblables, mais ce type d’écriture était délégué à des professionnel, et cela favorisait la persistance d’une distinction nette entre l’épistolographie cultivée, caractéristique d’une élite de gens de lettres, et celle qui avait d’autres contenus. Plus tard, au contraire, la simplification des organismes administratifs et les processus de superposition fonctionnelle, que nous venons d’exposer, déterminèrent l’effritement progressif de cette distinction. Cela n’entraîna pas la disparition d’une production de grande envergure, mais plutôt l’affirmation d’une idée plus homogène de l’écriture épistolaire, qui mettait surtout en valeur sa composante efficace et communicative d’instrument apte à transmettre des informations d’un expéditeur à un destinataire, indépendamment du contenu.
11L’enracinement de cette sensibilité nouvelle est vérifiable, soit à un niveau formel, car au ixe et xe siècles les épistoliers ont tendance à composer en style concis même les lettres traitant des thèmes élevés17, soit au niveau de la valeur qu’on attribuait aux recueils de lettres, qui n’étaient plus conçus comme des ouvrages sélectifs, où la composante biographique et représentative jouait un rôle important, mais comme de simples cadres où réunir les matériaux épistolaires. C’est un changement qu’on peut déjà remarquer auprès des expéditeurs qui, comme pour les documents ordinaires, conservaient les brouillons et les originaux des lettres en folia ou en schedae non reliés, en les mettant aux archives selon un ordre approximativement chronologique, sans distinction de typologie ou de contenu18, et qui détermina d’ailleurs la disparition progressive d’initiatives en ce qui concerne l’introduction dans le circuit public de recueils épistolaires et le manque d’intérêt, de la part des auteurs, d’accompagner de préfaces leurs recueils adressés à des interlocuteurs externes. L’abandon de la notion de recueil de lettres comme œuvre d’auteur et l’accentuation du caractère autonome de chaque lettre rendaient superflu le recours à des techniques qui se maintinrent au contraire bien vivantes dans les traités ou dans les textes narratifs19.
12Toutes ces considérations semblent être confirmées par la transmission des recueils de lettres : d’un côté, on peut observer une considérable asymétrie quantitative, au niveau du recopiage et de la circulation, entre les lettres isolées et les recueils ; d’un autre côté, on assiste à la tendance des compilateurs à privilégier, pour les recueils d’écrits d’un auteur, les textes ayant un contenu plus concret. Cette dernière tendance semble montrer la redécouverte de la valeur sélective du recueil de lettres, mais avec l’exigence de transférer la composante biographique de l’auteur à l’administration, de l’histoire de l’individu à celle de l’institution, dans la mesure où le recueil permettait de reconstruire, et éventuellement de rétablir ou de réitérer, des relations de caractère administratif, juridique et économique20. Vers la fin du ixe siècle, un scribe de Saint-Bavon transcrivit soixante-dix lettres où Éginhard, qui était à l’époque l’abbé de ce monastère, demandait la concession de beneficia, réclamait la perception des impôts, sollicitait l’envoi de briques, de cire, de chaussures. Le compilateur fit en sorte d’abréger ou d’omettre le nom de l’envoyeur et du destinataire, et donna au recueil le titre de Libellus epistolarum. Le fait qu’il s’agisse de l’œuvre du célèbre auteur de la Vita Karoli Magni n’avait apparemment pour lui aucune importance.
La distorsion entre le vocabulaire idéologique et le cadre historique et politique
13Après avoir examiné les lettres en tant qu’« objets », nous allons aborder le problème des contenus dans une double perspective : celle de l’influence d’un système de valeurs et de modèles culturels sur la représentation de la christianitas du roi et celle de l’importance qu’on attribue à cette influence, au sein d’une reconstruction historiographique, au fur et à mesure que varient les perspectives de recherche et la progression de notre connaissance du passé.
14Pendant l’année 601, Grégoire le Grand envoya en Angleterre un groupe de moines, guidés par l’abbé Mellitus, afin qu’ils soutiennent l’œuvre de conversion des peuplades anglo-saxonnes, commencée cinq ans plus tôt par la volonté du pape21. Les missionnaires apportaient avec eux une liasse de lettres destinées aux acteurs principaux de cet événement : le sommet du clergé franc, les princes mérovingiens et la reine Brunehilde, Augustin évêque des Angles, Berthe et Aethelberth, souverains du Kent.
15Dans la lettre adressée à ce dernier, qui vers 597 s’était converti au christianisme, Grégoire indique quels sont les devoirs du roi chrétien et comment les remplir. Aethelberth doit répandre la foi chrétienne parmi les peuplades et les rois qui lui sont soumis soit par l’exemple, soit par l’emploi de la force :
idolorum cultus insequere, fanorum aedificia everte, subditorum mores in magna vitae munditia exhortando, terrendo, blandiendo, corrigendo et boni operis exempla monstrando aedifica.22
16De cette manière, il sera comparable à Constantinus quondam piissimus imperator.
17Le problème de l’action à l’égard des païens se retrouve aussi dans une autre lettre adressée à Mellitus, qui allait partir pour le Kent. Ici, toutefois, les indications données sont différentes. On devra en effet agir avec discrétion : on ne devra pas détruire les temples, mais se borner à remplacer les idoles païennes par des symboles chrétiens23. Selon Robert Markus, la lettre envoyée à Mellitus témoigne d’un profond changement d’avis en ce qui concerne l’activité missionnaire, et cela impliquerait le renversement des indications données à Aethelberth : le conseil de procéder avec la stratégie plus modérée de l’oblitération corrigerait fondamentalement le premier, instinctif, appel à l’emploi de la force24.
18Cette interprétation est efficace, car elle montre la souplesse de pensée de Grégoire le Grand ; mais sa cohérence rigide isole en effet les conseils donnés à Aethelberth de leur contexte le plus direct. En effet, dans l’ensemble des lettres envoyées au-delà des Alpes en 601, les princes mérovingiens sont incités à « amputer aux racines les mœurs corrompues du clergé » et « à combattre les adversaires de l’âme de la même manière que les ennemis extérieurs »25. D’autre part, le fait que, dans d’autres occasions, Grégoire pût assumer des positions moins directes, ne doit pas nous faire oublier les nombreuses occasions où il a eu recours à l’emploi de la force par l’intermédiaire de ses administrateurs et des fonctionnaires publics26. Pour Grégoire, l’exhortation à l’emploi de la coercition dérivait de la constatation lucide des fondements concrets du pouvoir et de la prééminence à son époque. L’extension aux reges gentium de l’Occident de prérogatives jusque là réservées uniquement à l’empereur, par exemple le droit et le devoir de distringere même en matière de religion, ne dérivait pas de l’application mécanique d’un modèle, mais de la conscience que les deux pouvoirs avaient un fondement commun, de type militaire et coercitif27.
19Dans le cas du Kent, en outre, le problème de la définition des responsabilités des rois vis-à-vis de leurs sujets se croisait avec celui de l’évaluation de l’impact que la conversion d’Aethelberth pourrait avoir sur le plan de la politique intérieure et internationale28 : démontrer au roi que la foi en le Christ assurait non seulement le salut de son âme, mais aussi une base idéologique cohérente et politiquement efficace, signifiait garantir la continuité de son engagement dans le processus d’évangélisation. L’assimilation d’Aethelberth à Constantin, avec le thème de l’intervention royale en matière de religion, commun aux lettres de 601, constituait une démarche ultérieure dans cette direction. Sur le plan de la politique intérieure, l’allusion au premier empereur chrétien présentait un aspect « exotique », très intéressant pour les puissants anglo-saxons, et qui se mêlait au passé romain dont persistait encore le souvenir : pour Aethelbert, nouveauté et tradition fusionnaient en lui permettant de dépasser le principe de royauté de son lignage et de se distinguer, pour sa gloire, de tous ses prédécesseurs29. Sur le plan des relations internationales, le royaume du Kent sortait d’un isolement séculaire, comme Grégoire l’écrivait à la reine Berthe l’écho des événements était arrivé jusqu’à la cour de Byzance30, et surtout dépassait la subordination par rapport à d’autres regna. En tant que nouveau Constantin, Aethelberth acquérait un prestige qui égalait celui dont avaient joui les autres novi Constantini de l’Occident : le Franc Clovis et le Wisigoth Reccared.
20C’est surtout entre le viiie et le ixe siècle que l’implication du roi en matière de religion se met particulièrement en évidence, bien qu’elle reste un sujet central au sein des relations entre le royaume et l’Église même dans les décennies précédentes. Sous les Carolingiens, toutefois, l’engagement à corriger les institutions ecclésiastiques se manifeste d’une manière décidément plus directe et concrète. En effet, Charlemagne intervient personnellement, soit dans les débats théologiques, soit dans les aspects les plus courants de la vie spirituelle de ses sujets. Tout cela se coordonne avec une vaste réflexion idéologique au sein de laquelle ces aspirations sont légitimées, soit en ayant recours à des modèles différents de ceux du passé – les rois bibliques Josias et David –, soit en soulignant l’aspect moral et pastoral du pouvoir royal. C’est en particulier dans les écrits d’Alcuin d’York qu’on assiste à une juxtaposition des compétences traditionnellement liées à l’exercice de la potestas royale et de l’accomplissement de fonctions qui appartiennent habituellement au clergé. Dans ses lettres, Charles est désigné avec les épithètes de legis Dei eximius praedicator, de rex in potestate et pontifex in praedicatione.
21Selon une ligne interprétative qui s’est affirmée au cours des premières décennies du siècle passé, ces exhortations et la pratique politique et législative de l’époque accentuèrent le caractère sacré et sacerdotal de la royauté carolingienne et donnèrent ainsi naissance à une domination où l’idée d’État fusionnait et se confondait « dans la haute magistrature religieuse exercée par Charlemagne »31. La longévité de cette approche interprétative semble aussi être confirmée dans une époque plus récente par des publications qui, tout en refusant les conjectures les plus exubérantes, en acceptent toutefois les idées de base. Le royaume carolingien a été défini à plusieurs reprises comme une théocratie32 et, dans des études spécialisées, on a voulu démontrer que les allusions à Josias et à David, ainsi que le thème du roi-prédicateur, contribuèrent à développer « la dimension quasiment sacerdotale de la royauté franque »33, et que l’intervention royale dans les débats théologiques se fondait sur l’application consciente à Charlemagne du modèle biblique du rex et sacerdos34. La conviction partagée par ces deux courants de recherche est que ces élaborations étaient destinées à légitimer la construction d’un Empire chrétien à travers un parcours commencé avec la promulgation de l’Admonitio Generalis (789), et aboutissant au sacre de l’an 80035.
22Ces recherches sont certainement valables en ce qui concerne leurs aspects spécifiques, mais cela n’empêche pas qu’elles présentent quelques limites dans leurs prémisses générales et dans les conclusions auxquelles elles aboutissent.
23La première limite consiste dans la considération des développements des années 80-90 du viiie siècle exclusivement en rapport avec ce qui se passerait à Rome l’an 800. Le droit de Charlemagne d’intervenir dans des questions religieuses avait au contraire des racines beaucoup plus anciennes, qui remontaient à l’assimilation progressive entre les compétences impériales et celles des reges gentium qui s’étaient convertis au christianisme36. Il est bien vrai que les princes carolingiens ont appliqué ce mandat avec une efficacité sans précédent, mais cela s’était déjà fait à partir de l’époque de Pépin III, dans un contexte où l’apport idéologique du clergé soutint une restructuration des relations entre la royauté et l’Église, restructuration qui fut tout d’abord institutionnelle, axée sur le rétablissement de la nature publique des structures ecclésiastiques, et par conséquent sur le contrôle que le roi pouvait et devait exercer dans sa qualité de garant du bon fonctionnement du royaume37. Théodulphe d’Orléans expose clairement en quels termes il faut interpréter cette convergence de prérogatives. En réponse à une série de quaestiones formulées par Charles sur le rite du baptême, il affirme que
quaestiones interea istae […] a regali celsitudine non sunt factae necessitate discendi, sed studio docendi […] ut alii de somno desidiosi torporis ad rerum absolvendarum utilitatem valeant excitari. Quippe cui hoc semper familiare est, ut exerceat praesules ad sanctarum scripturarum indagationem […] monachos ad religionem, omnes generaliter ad sanctitatem.
24et ces formes d’intervention sont les mêmes que celles à travers lesquelles le roi incite
primates ad consilium, iudices ad iustitiam, milites ad armorum experientiam; praelatos ad humilitatem, subditos ad oboedientiam, omnes generaliter ad prudentiam, iustitiam, fortitudinem, temperantiam atque concordiam.38
25La sollicitude de Charles s’applique donc de la même manière au clergé et aux laïcs, sans que cela n’entraîne aucune prééminence des compétences, et encore moins l’absorption de la civilis administratio dans la gestion des res ecclesiae39.
26Il faut avancer avec autant plus d’attention quand on considère les prémisses et les conséquences du sacre impérial, qui fut avant tout le fait de reconnaître les qualités de Charles comme chef militaire,
qui ipsam Romam tenebat, ubi semper Caesares sedere soliti erant, seu reliquas sedes quas ipse per Italiam seu Galliam nec non et Germaniam tenebat.40
27lui dont la pietas consistait avant tout dans le rôle de défenseur manu armata du pape et dans la contribution à la diffusion du christianisme grâce à ses conquêtes41. Le passage cité, écrit par l’abbé Richbod de Lorch, est d’autant plus significatif qu’il exprime une conviction partagée aussi par d’autres « démiurges » du soi-disant projet sacerdotal-impérial. Dans une lettre envoyée à l’évêque Arn, Alcuin salue Charles comme pius princeps triumphator magnus et gloriosus imperator42 ; et il ne s’adresse pas à son souverain en l’appelant pour la première fois empereur sur la base d’arguments culturels ou doctrinaux, mais pour invoquer sa clémence envers quelques moines de Saint-Martin coupables d’avoir participé à une émeute43.
28Il faut encore ajouter que cette association entre le titre d’empereur et le droit d’intervention sous une forme coercitive pour maintenir l’ordre n’est nullement le fruit des circonstances. Une année plus tard, en offrant au roi son traité sur la Trinité, Alcuin enchaîne sur la sapientia du roi, mais après avoir expliqué que, si l’on pouvait se consacrer à la spéculation doctrinale, cela était possible parce que dans le royaume la potestas de Charles persécutait les hautains et protégeait les humbles, et que le terror de sa puissance avait poussé même les peuples les plus obstinés à se soumettre volontairement à son autorité44. Il s’agit d’affirmations pleinement cohérentes avec le tissu des relations qu’Alcuin avait laborieusement tissées en l’espace de vingt années, et à l’intérieur desquelles la conscience du caractère violent du pouvoir royal avait toujours été présente. Le terror que Charles inspirait, en effet, ne frappait pas seulement les peuples limitrophes, mais aussi les conseillers ecclésiastiques qui auraient pu contrevenir à ses ordres, et l’engagement dans la praedicatio des préceptes divins avançait parallèlement à l’emploi du gladius triumphalis potentiae45.
29Définir la domination carolingienne comme une théocratie ou postuler la supériorité de la composante théologique et pastorale dans le domaine du gouvernement du royaume, signifie au moins simplifier d’une manière draconienne une réalité qui est franchement plus complexe. Cette simplification est d’autant plus injustifiée face à la clarté avec laquelle s’expriment les sources contemporaines. Le rappel persistant de la grandeur de Charles comme chef militaire ne constituait pas la survivance d’un hommage à ce qui avait été la base de la souveraineté barbare enrichie de signification chrétienne, mais naissait plutôt de la constatation « sur-le-champ » de l’efficacité de l’apport idéologique harmonisé avec les instruments concrets de l’exercice du pouvoir. Mais il s’agissait aussi d’observations qui naissaient, pourrait-on dire, du bon sens. Un souverain qui prétend gouverner un imperium rien qu’en ayant recours à la prédication, n’aurait pas été un rex et sacerdos, mais un rex inutilis.
30Carlo Dionisotti affirme que « chacun, à n’importe quelle époque, ne fait que l’histoire de ce qu’il sait »46. C’est une considération valable pour ceux qui cherchent à reconstruire un passé très éloigné, mais aussi pour ceux qui produisirent les documents sur lesquels se basent aujourd’hui nos recherches.
31Pendant ces dernières décennies, probablement en réponse aux critiques du déconstructionnisme le plus radical, on a assisté au rapprochement progressif entre études historiques et archéologiques. C’est un rapprochement qui a produit des résultats de grande envergure, mais qui n’a pas été exempt de désaccord là où les fouilles, l’observation et la découverte d’objets semblaient contredire ce qu’il y a dans les documents écrits. La présence d’un objet tangible apparaît inévitablement plus significative qu’un compte rendu, qui est toujours une représentation, donc une déformation plus ou moins volontaire d’une certaine réalité. Avec l’examen des rapports entre lettre et recueil de lettres, nous avons voulu montrer que même une écriture comme celle de Sidoine, certainement imbue de formalisme et de modèles littéraires, peut remplir une fonction qui n’est pas différente de celle remplie par une inscription sur marbre ou par des objets funéraires : elle peut témoigner, dans le présent et à la postérité, du status de celui qui l’a produite ou commandée. En tant qu’acte social, l’écriture, et aussi l’écriture épistolaire, bien entendu, reflète toujours la société qui l’a produite. Cela est démontré, au cours des siècles suivants, par le changement de l’attitude des épistoliers vis-à-vis des formes de conservation et de publication du matériel qu’ils ont composé. Mais cela est démontré aussi par la profonde interconnexion entre l’utilisation de certains modèles et leur application au contexte politique et social d’une époque. Il existe, indiscutablement, un certain degré de déformation entre la réalité et sa représentation, mais il reste toujours à évaluer attentivement dans quelle mesure cette déformation dépend du système de valeurs et des intérêts de celui qui écrit plutôt que du point de vue qu’on a choisi d’adopter.
Notes de bas de page
1 Ep. I, 2, dans Sidoine Apollinaire, Lettres, t. I, (dorénavant Sidoine, Ep.), A. Loyen éd., Paris, Les Belles Lettres, 1970, p. 8.
2 Peiper, 1883, p. XIX-XXVIII ; Constable, 1976, p. 27-30 ; Mathisen, 1981, p. 95-97.
3 Loyen, 1970, p. VIII-IX, p. XLII-XLV et infra n. 6.
4 Sidoine, Ep. VIII, 2, p. 83-84 : « En effet, maintenant que les degrés des dignités grâce auxquelles on avait l’habitude de distinguer les grands des humbles ont été abolis, le seul signe de noblesse sera désormais la connaissance des lettres. »
5 Le Jan, Bougard, 2008, p. 8.
6 Cugusi, 1983, passim ; Id., 1998, p. 380-383 ; Loyen, 1943.
7 Mathisen, 1981, p. 95-109 ; Rousseau, 1976, p. 356-377 ; Loyen, 1970, p. XXIV-XXVII.
8 Sidoine, Ep. I, 3, p. 9-10 : « Le père, le beau-père, le grand-père, l’arrière grand-père ont eu l’honneur de gérer les Préfectures de la Ville et du Prétoire, des commandements en chef au Palais et à l’Armée. »
9 Norberg, 1986, p. 489-497. Sur l’attention de Grégoire à la diffusion de ses oeuvres, voir Arnaldi, 2004, p. 53-65 ; Boesch Gajano, 2004, p. 16, p. 41-42, p. 77-78.
10 Bullough, 2002, p. 43-102.
11 Palmer, 2005, p. 251-258 ; Morelle, 1998, p. 57-79 ; Ricciardi, 2005, p. 23-34 ; Ysebaert, 2009, p. 41-73.
12 Weigle, 1937, p. 147-194 ; Riché, 1993, p. XI-XXXII. Sur les dictatores : Constable, 1976, p. 31-38 ; Ysebaert, p. 57-72.
13 Banniard, 1989 ; Cammarosano, 1991, p. 39-111.
14 Munk Olsen, 1991, p. 117-122 ; Loyen, 1970, p. XLIX-LIV ; Peiper, 1883, p. XXVIII.
15 Ricciardi, 2005, p. 89-117.
16 Paoli, 1947, p. 33-35, p. 47-48 ; Bautier, 1984, p. 8-30, p. 41-67 ; Guyotjeannin, Pycke, Tock, 1993, p. 104-105.
17 Ricciardi, 2005, p. 119-137 ; Riché, 1993, p. XXXII.
18 Bullough, 2004, p. 45, p. 49, p. 101-102 ; Stratmann, 1992, p. 67-81 ; Ricciardi, 2005, p. 24-27 ; Ysebaert, 2009, p. 57-61.
19 Passalacqua, 2003, p. 405-420 ; Ricciardi, 2010, p. 729-749.
20 Hoffmann, 1994, p. 145-148 ; Stratmann, 1994, p. 127-144 ; Parisse, 1998, p. 6. Mais dans le cas de Loup de Ferrières, l’attention de ses élèves se fixa sur les épîtres à contenu administratif autant que sur celles à contenu culturel.
21 Markus, 2001, p. 205-216 ; Dalle Carbonare, 2008, p. 29-57.
22 Grégoire le Grand, Ep. XI, 37, dans Gregorio Magno, Lettere (dorénavant Grégoire, Ep.), t. 4, éd. V. Recchia, Roma, 1999, p. 118 : « Poursuis le culte des idoles, détruis les temples, forme les mœurs des sujets, en exhortant, en menaçant, en attirant, en corrigeant, en donnant l’exemple d’une grande pureté de vie. »
23 Grégoire, Ep. XI, 56, p. 162. C’est la pratique que Jacques Le Goff, 1977, p. 201, a appelée celle de l’oblitération.
24 Markus, 2001, p. 210-213.
25 Grégoire, Ep. XI, 47, p. 138-140 ; voir aussi Ep. XI, 49, p. 144, et Ep. 50, p. 144-146.
26 Voir par ex. Grégoire, Ep. III, 1, p. 372-374 ; Ep. IX, 205, p. 432. Considérations importantes sur le pragmatisme de Grégoire : Boesch Gajano, 2004, p. 124-133.
27 Tabacco, 1950 ; Werner, 2000, p. 168-178, p. 197-208, p. 228-235.
28 Wood, 1994, p. 5-10 ; Azzara, 1997, p. 128-158 ; Dalle Carbonare, 2008, p. 45-48.
29 Ep. XI, 37, p. 118 : Et nunc itaque vestra gloria cognitionem unius Dei patris et filii et spiritus sancti regibus ac populis sibimet subiectis festinet infundere, ut et antiquos gentis suae reges laudibus ac meritis transeat, « alors maintenant, que votre gloire répande avec zèle la connaissance du seul Dieu, du Père, du Saint-Esprit parmi les rois et les peuples assujettis de façon à dépasser grâce aux éloges et aux mérites les anciens roi de son lignage ». Voir Azzara, 1997, p. 130, 140-142 ; Brown, 2003.
30 Grégoire, Ep. XI, 35, p. 108-110.
31 Arquillière, 1934, p. 110.
32 Fouracre, 1999, p. 141, p. 164 ; Bührer-Thierry, 2001, p. 74-78, et les études signalées dans de Jong, 2003, p. 1247-1257.
33 Lauwers, 2004, p. 221-243, citation p. 235.
34 Nagel, 1998, p. 75-89, 230-238 ; Mitalaité, 2007, p. 49 et n. 128, p. 449.
35 Nagel, 1998, p. 230-232 ; Lauwers, 2004, p. 231, 235-236.
36 Voir supra pour Aethelberth et Azzara, 1997, p. 128-135, 267-277.
37 Brown, 2003, p. 534-538 ; Palmer, 2005, p. 258-261, 265-268 ; Ricciardi, 2008, p. 9-16.
38 Ep. 24, dans Epistolae variorum Carolo Magno regnante scriptae, éd. E. Dümmler, Monumenta Germaniae Historica, Epistolae (dorénavant Ep.), t. IV, p. 534 : « Le roi ne pose pas ces questions pour apprendre, mais dans le but d’enseigner, afin que les autres, tirés de leur sommeil paresseux, soient capables d’accomplir leurs devoirs. C’est toujours l’habitude du roi, en effet, d’inciter les prêtres à bien connaître les Saintes Écritures, d’inciter les moines à la religion, tous les religieux aux vertus et à la pureté de vie, les nobles au conseil, les juges à la justice, les guerriers au maniement des armes, les hommes de haut rang à l’humilité, les sujets à l’obéissance, tous à la prudence, à la justice, au courage, à la tempérance et à la concorde. »
39 Loc. cit. : His et his similibus rebus ille virorum optimus […] sanctae ecclesiae fastigium adcumulare non cessat et admirabili in rerum ecclesiasticarum sive civilium administratione strenuus et sapientiae fonte redundat et virtutis exhibitione triumphat, « en faisant ainsi, cet homme illustre [Charlemagne] continue à accroître l’honneur de la Sainte Église en se montrant vigoreux dans le commandement des affaires ecclésiastiques et civiles, source débordante de sagesse, manifestation triomphante de vertu ».
40 Annales Laureshamenses, éd. G. H. Pertz, dans Monumenta Germaniae Historica, Scriptores, I, Hannover, 1826, p. 38 : « … lequel [sc. Charlemagne] régnait sur Rome même où les Empereurs avaient l’habitude de demeurer et régnait sur les autres capitales situées en Italie, en Gaule, en Allemagne. »
41 Le Liber Pontificalis. Texte, introduction et commentaire, éd. L. Duchesne, t. II, Paris, 1892 (rééd. 1957), XCVIII, p. 7 : Tunc universi fideles Romani videntes tanta defensione et dilectione quam erga sanctam Romanam ecclesiam et eius vicarium habuit [sc. Charlemagne], unanimiter […] exclamaverunt : « Karolo, pissimo Augusto a Deo coronato, magno et pacifico imperatore, vita et victoria ! » (« Alors, puisque tous les fidèles Romains avaient vu quelle protection et quel amour Charles avait pour la Sainte Église Romaine et pour le Pape, ensemble […] ils criaient : “Vie et victoire à Charles, Auguste très pieux, couronné par Dieu, éminent et pacifique empereur !” ») ; voir aussi Werner, 2000, p. 90-94 ; Hägermann, 2004, p. 313-324.
42 Alcuin, Ep. 218, dans Alcuini Epistolae (dorénavant Alcuin, Ep.), éd. E. Dümmler, Monumenta Germaniae Historica, Ep., t. IV, p. 361.
43 Alcuin, Ep. 249, p. 401, p. 403 : Dicamus et tibi […] : Si iniquitates observaveris, domne imperator, quis sustinebit ? Maxime, quia specialis virtus bonitas atque laus imperatorum semper fuit clementia in subiectos suos […]. Laetifica animos servorum tuorum per misericordiae tuae munus altissimum ; superexaltet misericordia iudicium, « Nous te disons : “Si tu observes les fautes, seigneur empereur, qui pourra se tenir face à toi ?” Surtout vu que la clémence envers les sujets a toujours été la vertu caractéristique et le bien des empereurs. Réjouis le cœur de tes serviteurs par le don sublime de ta miséricorde ; que la miséricorde soit mise au-dessus de la condamnation. »
44 Alcuin, Ep. 257, p. 414.
45 Alcuini Carmina, éd. E. Dümmler, Monumenta Germaniae Historica, Poetae, t. I, Berlin, 1881, IV, p. 222, v. 39-44 ; Ep. 41, p. 84 ; Ep. 240, p. 386 ; Ep. 249, p. 402.
46 Dionisotti, 1999, p. 125.
Auteur
Université Guglielmo Marconi, Rome
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Les écritures de la douleur dans l’épistolaire de l’Antiquité à nos jours
Patrick Laurence et François Guillaumont (dir.)
2010