Polémique et histoire littéraire dans l’Épître à Auguste d’Horace
p. 173-192
Texte intégral
1L’Épître II, 1 d’Horace, communément appelée Épître à Auguste, a fait l’objet d’interprétations diverses1. En qualité de sermo, de composition cherchant à reproduire les accents spontanés et libres de la conversation à bâtons rompus, elle se soucie peu d’organiser la matière qu’elle traite selon un mode de progression logique et rigoureux. Au contraire, elle cultive l’art de la transition abrupte, mêle volontiers des points de vue divergents, voire opposés, et peut ainsi déstabiliser les tentatives d’exégèse. La plupart de ces tentatives ont été naturellement influencées par l’identité du destinataire, Auguste lui-même, qui, si l’on se fie au témoignage de Suétone, s’était plaint, avant l’écriture de cette œuvre, que le poète de Venouse ne lui ait encore adressé aucune de ses épîtres2. De nombreux critiques ont par ailleurs observé que la figure du Princeps affiche, au sein du texte, une étonnante polymorphie3 : Auguste est assimilé tantôt au maître de Rome4, tantôt à un dieu vivant5, tantôt à un amateur de littérature6, tantôt au patron des poètes7, tantôt à un sujet privilégié pour les auteurs d’épopées8. La composition arbore par conséquent une certaine instabilité, si l’on peut dire, directement liée à la souplesse stylistique du type de langage adopté.
2Une lecture attentive révèle néanmoins l’émergence de quelques grands thèmes, qui confèrent au texte sa cohérence, ainsi qu’une relative unité. Parce que l’épître se dote d’un soubassement polémique explicite, ces thèmes correspondent essentiellement à des couples dichotomiques entretenant, les uns avec les autres, des liens qu’il s’agira de déterminer.
3La première dichotomie est celle de l’ancien et du nouveau. Le ier siècle avant notre ère se pose, à bien des égards, comme une période de transition et de renouveau, notamment en ce qui concerne le champ de la politique9. Pour autant, Auguste n’apparaît pas comme un autocrate réformant à tort et à travers les institutions romaines existantes ; sa grande habileté politique l’invite à la modération, et il n’hésite pas à rétablir plusieurs institutions républicaines tout en menant par ailleurs des réformes administratives ou militaires10. De ce point de vue, le régime augustéen parvient donc à allier conservatisme et volonté de renouvellement. Mais, dans le domaine de la littérature, l’alliance devient antagonisme. Le clan des conservateurs, qui n’accorde de légitimité et de mérite qu’aux compositions anciennes, s’oppose aux auteurs et aux défenseurs des créations littéraires récentes. Horace fait état de ce conflit au sein de l’Épître à Auguste en prenant évidemment parti pour le second camp, dont il constitue l’un des représentants les plus éminents.
4L’orientation de son discours et l’argumentaire qu’il déploie l’amènent à incorporer à la démonstration des fragments d’histoire littéraire qui sont adaptés à la tournure que l’épître souhaite se donner. Ainsi, une seconde dichotomie, constituée de la Grèce et de Rome, relaie le couple antithétique de l’ancien et du nouveau en lui offrant un champ d’application plus concret. Le poète augustéen y décrit l’apparition et l’évolution des lettres, évoquant en particulier la genèse de certaines formes dramatiques et pointant, à l’occasion, d’autres arts que la littérature. Ces descriptions reposent sur une propension au schématisme et au modelage qui sert directement les intérêts du discours. Horace ne cherche pas à livrer une histoire de la littérature linéaire et cohérente de l’époque archaïque grecque à la fin du ier siècle avant J.-C., mais recourt à des excursus de facture historique pour légitimer la position qu’il soutient tout au long de l’épître.
5Cette position, qui s’éclaire à mesure que le texte progresse, est finalement incarnée par ce que le poète de Venouse présente comme une poésie de lecture. Il s’agit en fait de la poésie épique elle-même, dignement représentée par Virgile et Varius, dont les vers satisfont aux exigences scripturales que les auteurs augustéens ont imposées à la création poétique. Ainsi la fin de l’épître est-elle marquée par l’émergence d’une troisième dichotomie, composée de cette poésie de lecture d’un côté et de la poésie dramatique, caractérisée par l’archaïsme, la rusticité et l’exubérance, de l’autre.
La querelle des anciens et des modernes : les termes du débat
6Après un préambule d’inspiration hymnique11, où est célébrée la grandeur du souverain, vénéré comme un dieu de son vivant12, le texte progresse subtilement vers l’un de ses sujets principaux : la tendance contemporaine au culte exclusif de l’ancien en matière de littérature, et son corollaire, le rejet systématique de toute création récente :
Sed tuus hic populus sapiens et iustus in uno
te nostris ducibus, te Grais anteferendo
cetera nequaquam simili ratione modoque
aestimat et, nisi quae terris semota suisque
temporibus defuncta uidet, fastidit et odit,
sic fautor ueterum ut tabulas peccare uetantis,
quas bis quinque uiri sanxerunt, foedera regum
uel Gabiis uel cum rigidis aequata Sabinis,
pontificum libros, annosa uolumina uatum
dictitet Albano Musas in monte locutas.13
7Le discours se veut d’emblée hyperbolique ou, plus exactement peutêtre, caricatural dans la détermination du jugement que l’épître ne doit cesser de contester jusqu’à son terme. Les textes auxquels Horace fait référence datent de temps immémoriaux ou, du moins, reculés14 et se signalent surtout par leur caractère apoétique, si l’on peut dire ; ce sont des écrits solennels – comme semblent d’ailleurs l’indiquer, sur le plan de l’énonciation, les formules et le lexique emphatiques utilisés par le poète de Venouse [tabulas peccare uetantis, | quas bis quinque uiri sanxerunt (v. 23-24)] – qui n’ont aucune vocation littéraire. Horace réduit par conséquent la position adverse à un attachement inconsidéré et définitif aux uetera, aux vieilles compositions, fussent-elles extérieures au domaine de la littérature stricto sensu. Si l’auteur augustéen ridiculise15 ici un mode d’évaluation qu’il impute au populus, c’est-à-dire au public appréhendé dans une perspective large, il montre, quelques vers plus loin, que le jugement des critici, des professionnels de la critique littéraire16, suit la même logique fallacieuse17 :
Ennius, et sapiens et fortis et alter Homerus,
ut critici dicunt, leuiter curare uidetur
quo promissa cadant et somnia Pythagorea.
Naeuius in manibus non est et mentibus haeret
paene recens? adeo sanctum est uetus omne poema.
Ambigitur quotiens uter utro sit prior, aufert
Pacuuius docti famam senis, Accius alti,
dicitur Afrani toga conuenisse Menandro,
Plautus ad exemplar Siculi properare Epicharmi,
uincere Caecilius grauitate, Terentius arte.
Hos ediscit et hos arto stipata theatro
spectat Roma potens; habet hos numeratque poetas
ad nostrum tempus Liui scriptoris ab aeuo.18
8Dans ce passage à l’ironie palpable, Horace évoque un procédé de caractérisation que la critique littéraire grecque avait déjà pris l’habitude de mobiliser19 ; la κρίσις ποιηµάτων telle qu’elle se trouve ici déterminée attribue à chaque grand auteur une qualité qui lui sera, par la suite, indéfectiblement liée. Ce procédé se maintient à Rome, notamment par l’intermédiaire de Varron20, mais aussi de rhétoriciens tels que Quintilien, qui, au livre X de l’Institution oratoire, affirme qu’Homère est à la fois iucundus et grauis, qu’Hésiode, malgré la leuitas de ses poèmes, n’en demeure pas moins utilis ou encore qu’Antimaque allie uis et grauitas21. Les poètes archaïques romains sont donc à leur tour associés de façon mécanique à une ou deux vertus à la lumière desquelles on croit pouvoir éclairer et définir l’ensemble de leurs œuvres. Il est évident qu’Horace déprécie ce système d’évaluation, à ses yeux sclérosant et réducteur, d’autant plus que l’attribution arbitraire et définitive d’une qualité intrinsèque s’accompagne dans certains cas d’une σὐγκρις22, c’est-à-dire d’une mise en parallèle avec un illustre auteur grec : ainsi d’Ennius avec Homère, d’Afranius avec Ménandre ou de Plaute avec Épicharme. Ce type de critique littéraire favorise un immobilisme incompatible avec la conception horatienne de la création poétique23 et, d’une manière plus générale, avec la littérature augustéenne elle-même.
9Avant d’examiner en détail les références qu’Horace fait à l’histoire littéraire de la Grèce et de Rome dans le but d’étayer sa propre démonstration et de battre en brèche la méthode critique qui vient d’être décrite, il convient de citer également les vers 79 et suivants, dans lesquels le poète de Venouse continue de nourrir le débat en prenant l’exemple de la comédie :
Recte necne crocum floresque perambulet Attae
fabula si dubitem, clament periisse pudorem
cuncti paene patres, ea cum reprehendere coner
quae grauis Aesopus, quae doctus Roscius egit,
uel quia nil rectum, nisi quod placuit sibi, ducunt,
uel quia turpe putant parere minoribus et, quae
inberbes didicere, senes perdenda fateri.
Iam Saliare Numae carmen qui laudat, et illud
quod mecum ignorat solus uolt scire uideri,
ingeniis non ille fauet plauditque sepultis,
nostra sed inpugnat, nos nostraque liuidus odit.24
10Les adversaires du poète correspondent bien, en définitive, à des hommes appartenant à la génération précédente, sans nul doute issus de la haute société romaine et attachés à la tradition littéraire du iie siècle avant J.-C. Comme le signale Antonio La Penna25, Horace reprend en fait les termes d’une polémique qui, plusieurs années auparavant, avait déjà opposé Cicéron et les poetae noui, ces auteurs latins prompts à revendiquer un idéal poétique fondé sur le raffinement et l’élaboration formelle, dans la lignée de Callimaque et des νεώτεροι de l’époque hellénistique. Il s’agit donc d’affronter le spectre de la grande poésie nationale, incarnée par le drame archaïque et les Annales d’Ennius26, et, autant qu’il est possible, d’en faire vaciller l’édifice.
11La tâche est délicate, car la polémique engage aussi la personne d’Auguste. Certes, le Princeps, si l’on se fie au témoignage de Suétone27, appréciait les compositions au style sobre et clair. De ce point de vue, il devait sans doute recevoir l’approbation tacite d’Horace28, qui avait appliqué cette ligne de conduite stylistique au premier livre de ses Épîtres. Mais, dans un passage sur lequel nous reviendrons tout à l’heure, le poète de Venouse fustige les mauvaises habitudes qu’a prises le théâtre contemporain, bien plus soucieux de faire parader sur la scène bataillons de soldats et créatures insolites que de transporter l’âme du spectateur en suscitant chez lui des émotions et des sentiments contraires29. Or, Auguste se délectait de ces spectacles plébiscités par la foule et accordait une prédilection particulière à l’ancienne comédie latine, à l’inverse d’Horace, agacé par la négligence dont Plaute fait preuve dans ses pièces30.
12Le cadre polémique dans lequel s’inscrit l’Épître à Auguste impose donc à son auteur l’adoption d’une stratégie discursive habile, qui doit lui permettre de déployer un solide argumentaire en faveur de la position défendue et de ménager dans le même temps la susceptibilité du souverain. Les allusions à l’histoire littéraire de la Grèce et de Rome vont œuvrer, nous allons le voir, au développement d’une telle stratégie.
La grèce et rome : une histoire de la littérature modelée par les enjeux du discours
13Comme nous avons pu l’observer, le premiers tiers de l’épître est dévolu à l’exposition de la querelle des Anciens et des Modernes et délivre une première série d’arguments destinés à soutenir l’idée que la nouveauté est nécessaire dans le domaine de la création poétique. Sans pour autant perdre de vue le couple antithétique de l’ancien et du nouveau, la démonstration décide soudain, aux vers 90 et suivants, de s’appuyer sur une autre dichotomie, celle de la Grèce et de Rome. Les deux pôles culturels sont appréhendés, dans une perspective historique, à l’aune de leur relation aux arts ; Horace commence naturellement par la Grèce, avant de se tourner vers Rome :
Quodsi tam Graecis nouitas inuisa fuisset
quam nobis, quid nunc esset uetus? aut quid haberet
quod legeret tereretque uiritim publicus usus?
Vt primum positis nugari Graecia bellis
coepit et in uitium fortuna labier aequa,
nunc athletarum studiis, nunc arsit equorum,
marmoris aut eboris fabros aut aeris armauit,
suspendit picta uoltum mentemque tabella,
nunc tibicinibus, nunc est gauisa tragoedis;
sub nutrice puella uelut si luderet infans,
quod cupide petiit mature plena reliquit.
Quid placet aut odio est, quod non mutabile credas?
Hoc paces habuere bonae uentique secundi.
Romae dulce diu fuit et sollemne reclusa
mane domo uigilare, clienti promere iura,
cautos nominibus rectis expendere nummos,
maiores audire, minori dicere per quae
crescere res posset, minui damnosa libido.
Mutauit mentem populus leuis et calet uno
scribendi studio; pueri patresque seueri
fronde comas uincti cenant et carmina dictant.31
14Une telle description de la Grèce et de son passé artistique n’a pas laissé de surprendre les commentateurs32 : comment justifier en effet une peinture si légère et détachée de la part d’un poète qui, à de multiples reprises, s’est plu à souligner la grandeur et la respectabilité des modèles grecs33 ? L’Épître aux Pisons, par exemple, oppose aussi Grecs et Romains dans leur approche respective de la poésie, mais d’une manière beaucoup plus tranchée, les premiers apparaissant comme des hommes entièrement dévoués à l’art des Muses, les seconds comme des individus uniquement préoccupés par la conservation de leur patrimoine :
Grais ingenium, Grais dedit ore rotundo
Musa loqui, praeter laudem nullius auaris.
Romani pueri longis rationibus assem
discunt in partes centum diducere. «Dicat
filius Albini: si de quicunce remota est
uncia, quid superat? Poteras dixisse.» «Triens.» «Eu.
Rem poteris seruare tuam. Redit uncia, quid fit?»
«Semis.» An haec animos aerugo et cura peculi
cum semel imbuerit, speremus carmina fingi
posse linenda cedro et leui seruanda cupresso?34
15Dans l’Épître aux Pisons, la comparaison se fait, sans aucune contestation possible, à l’avantage de la Grèce ; Rome, au contraire, essuie la réprobation du poète augustéen, car elle n’offre pas les conditions propices à l’expansion d’une poésie aspirant à l’excellence. Les deux termes de l’opposition sont donc engagés dans un rapport du positif et du négatif particulièrement net. Le propos est beaucoup plus nuancé, en revanche, au sein de l’Épître à Auguste. La Grèce et Rome sont toujours impliquées dans un jeu de contraste marqué, mais la détermination de l’élément positif de la dichotomie – et, ipso facto, de son élément négatif – n’est plus chose aussi aisée. L’éloge et la stigmatisation ont laissé place à une autre forme d’antithèse, celle de la leuitas et de la grauitas35. Au cours de la reconstitution historique qu’Horace nous propose ici, la Grèce est assimilée à une puella infans, une jeune enfant insouciante, volage, qui se plaît à des « bagatelles », se laisse aller à la « corruption » et a tôt fait de délaisser un art au profit d’un autre. Les Romains, au contraire, s’adonnent de manière stable et continue à des activités sérieuses, tels le droit et l’économie. Pourtant, c’est bien au populus Romanus qu’est associé l’adjectif leuis, au vers 108 de l’épître ; Horace présente ainsi l’engouement romain pour l’art des Muses comme un effet de mode, alors que les vers précédents laissaient entendre que la Grèce, attachée aux formes artistiques les plus diverses depuis la fin des guerres médiques36, a toujours manifesté une inclination naturelle à la pratique de la poésie37.
16Le poète augustéen continue de traiter la Grèce avec déférence ; si l’on suit la progression logique de l’argumentation, on note d’ailleurs que l’attrait des Grecs pour la nouveauté soutient la conviction horatienne selon laquelle il importe de renouveler le champ de la littérature par des créations originales38. Mais, d’un autre côté, Horace ne peut concéder ici à la Grèce l’autorité qu’il lui octroie au sein de l’Épître aux Pisons, car sa prise de position le contraint, sinon à remettre en cause, du moins à relativiser le caractère nécessairement irréprochable et excellent de ce qui est ancien, c’est-à-dire, pour un Romain, de ce qui est grec. À y bien regarder, il fait preuve d’une grande habileté, dans la mesure où il vise moins les modèles littéraires et artistiques grecs eux-mêmes qu’il ne pointe une tendance culturelle générale dans laquelle il perçoit une forme d’immaturité. Ainsi parvient-il, à l’aide de ce court excursus historique, à ménager un compromis entre le respect que lui inspire la Grèce dans sa relation avec les arts et le positionnement qu’il adopte au sein de la querelle des Anciens et des Modernes39.
17À l’inverse, la description des mœurs romaines se veut ici plus « indulgente40 » qu’à l’intérieur de l’Épître aux Pisons, où Horace condamne l’intérêt exclusif pour l’épargne, cette « rouille » qui entrave l’esprit des jeunes Romains et les empêche de s’atteler à la composition de vers dignes de ce nom. Dans l’Épître à Auguste, le ton est toujours dépréciatif, mais plusieurs éléments viennent atténuer la sévérité du poète à l’égard de ses compatriotes. D’abord, les activités auxquelles les Romains se vouaient auparavant sont décrites avec une relative bienveillance, comme l’attestent les formules maiores audire et minori dicere per quae crescere res posset des vers 106 et 10741. Surtout, la référence à cette fièvre de l’écriture qui s’est subitement emparée de toutes les franges sociales et de tous les individus sans distinction d’âge, si elle rejoint le propos de l’Épître aux Pisons en induisant l’idée d’un dilettantisme romain dans le domaine de la création poétique, a ceci de particulier qu’elle engage Horace lui-même :
Ipse ego, qui nullos me adfirmo scribere uersus,
inuenior Parthis mendacior et prius orto
sole uigil calamum et chartas et scrinia posco.42
18Le plus grand poète du régime se laisse gagner par une inclination collective – puisqu’elle touche à la fois les indocti et les docti43 – propre à l’hic et nunc de la Rome augustéenne. Une consultation des Satires, par exemple, révèle qu’Horace a déjà consenti, par le passé, à reconnaître certains de ses défauts44 ; mais cette concession répondait à une stratégie discursive définie, visant à réhabiliter l’image négative traditionnellement assignée au satiriste45. De même, l’autoréférence à laquelle procède ici le poète de Venouse s’intègre à une démonstration qui doit aboutir, nous allons le voir, à l’éloge d’un type de poésie déterminé, en prise directe avec le contexte, idéologique notamment, dans lequel s’inscrit l’épître. Aussi le présent romain, au sein duquel a pris forme et doit encore s’épanouir ce type de poésie idéal, se trouve-t-il, d’une certaine façon, revalorisé par rapport au passé grec. En Grèce comme à Rome, Horace laisse entrevoir une sorte d’ambivalence, la première étant à la fois éprise de nouveauté et immature46, la seconde permettant à des ignorants tout autant qu’à des auteurs aguerris de s’adonner à l’art des Muses.
19D’ailleurs, le discours tire ensuite parti de cette seconde dichotomie pour s’acheminer vers son dénouement. S’appuyant à nouveau sur un mode de représentation schématique auquel il recourt, en fait, depuis le début de l’épître, Horace oppose à une poésie latine grossière et inélégante un modèle de poésie où rayonnent maîtrise et élévation ; si l’on y regarde bien, on retrouve, en filigrane, l’antithèse de l’ancien et du nouveau qui sous-tendait les premiers développements du texte. Le type de poésie décrié trouve en effet son point d’ancrage dans un passé caractérisé par une profonde rusticité en matière d’art :
Graecia capta ferum uictorem cepit et artes
intulit agresti Latio; sic horridus ille
defluxit numerus Saturnius, et graue uirus
munditiae pepulere; sed in longum tamen aeuum
manserunt hodieque manent uestigia ruris.
Serus enim Graecis admouit acumina chartis
et post Punica bella quietus quaerere coepit,
quid Sophocles et Thespis et Aeschylos utile ferrent.
Temptauit quoque rem si digne uertere posset, et placuit sibi, natura sublimis et acer;
nam spirat tragicum satis et feliciter audet,
sed turpem putat inscite metuitque lituram.47
20La démonstration reprend une tournure historique et fait de nouveau référence à la Grèce et à ses liens avec les arts. La perspective s’avère cependant plus diachronique, l’auteur augustéen soulignant l’influence grecque sur la littérature latine. Il n’est plus question, désormais, de confronter la Grèce et Rome dans le cadre d’un diptyque dont les volets seraient dépeints de manière contrastée. Il s’agit à présent de stigmatiser le manque de rigueur stylistique des œuvres romaines archaïques, au sein desquelles l’ars, le travail sur la forme et le soin accordé à l’harmonie d’ensemble, fait cruellement défaut. Aussi la Grèce recouvre-t-elle pleinement son statut de modèle, que la description des vers 93 et suivants avait quelque peu estompé. Dans la nouvelle reconstitution historique à laquelle il se livre, Horace recourt à une formulation paradoxale, fondée sur le polyptote capta / cepit du vers 156. Si l’on adopte le point de vue des arts, et en particulier celui de la littérature, affirme le poète de Venouse, ce n’est pas Rome, mais bien la Grèce qui est sortie vainqueur de leur affrontement et a imposé son autorité. Mais, comme la démonstration a ici pour but de dénoncer la rugosité stylistique des productions littéraires de la Rome archaïque48, l’accent est mis sur le caractère tardif de l’action d’une influence grecque sur les auteurs romains ; Charles Oscar Brink, grand commentateur moderne des Épîtres horatiennes, emploie le terme d’ὀΨιµαθία pour désigner cet intérêt tardif à l’égard des sources grecques49. Horace trace par conséquent une ébauche d’histoire littéraire, dépourvue du moindre effort de datation précise et privilégiant des expressions vagues telles que in longum aeuum (v. 159) ou post Punica bella (v. 162)50. La phrase Graecia capta ferum uictorem cepit et artes | intulit agresti Latio met elle-même en jeu un spectre temporel large, qui s’étend de la prise de plusieurs cités grecques de Sicile au cours de la première guerre punique (dès 264 avant J.-C.) au sac de Corinthe en 146 avant J.-C.51. La formule post Punica bella vient tout de même restreindre la portée du champ chronologique envisagé. Ainsi que l’attestent les références à Sophocle, Thespis et Eschyle, qui, au vers 163, sont présentés comme les parangons du drame grec, le discours s’attache ici aux origines du théâtre romain, et, les noms d’Ennius et de Pacuvius ayant été cités en amont52, on peut légitimement considérer qu’Horace pointe dans ces quelques vers les années suivant la fin de la seconde guerre punique, c’est-à-dire 201 avant J.-C.53. La chronologie demeure toutefois imprécise, voire nébuleuse54, ce qui porte à croire que l’épistolier n’a certainement pas voulu, au sein de ce passage, faire acte d’historien. Il a tenu, comme il l’avait fait, en réalité, aux vers 93 et suivants, à souligner une tendance, une caractéristique générale, en l’occurrence la rusticité des compositions romaines archaïques, qu’il explique à la fois par l’ὀΨιµαθία des premiers poètes latins et par leur réticence à user de la lime55, à corriger les imperfections de leurs œuvres. C’est d’ailleurs sur ce point, capital aux yeux d’Horace56, que s’appuie la dernière partie de l’épître, prompte à offrir du panorama littéraire contemporain une image soumise, elle aussi, à l’orientation et aux enjeux du discours.
Poésie dramatique et poésie de lecture : tension vers l’hic et nunc de la rome au gustéenne
21Le théâtre occupe une place majeure dans l’Épître à Auguste. Il avait déjà manifesté sa présence, encore allusive, au sein des passages sur lesquels nous nous sommes penché au cours des précédentes analyses. Les grands auteurs de la tradition gréco-latine cités aux vers 50 et suivants sont, pour beaucoup, des dramaturges ; en outre, parmi les arts vers lesquels se tourne la Grèce, dépeinte sous les traits d’une jeune fille volage aux vers 93 et suivants, se trouve mentionnée la tragédie, seule représentante du domaine de la littérature dans l’extrait57. On observe, à travers ces différents exemples, qu’à l’intérieur de l’épître, le drame a partie liée avec le passé. Cette corrélation est maintenue au moment où le regard d’Horace se porte sur la comédie de Plaute :
Creditur, ex medio quia res arcessit, habere
sudoris minimum, sed habet comoedia tanto
plus oneris, quanto ueniae minus. Aspice, Plautus
quo pacto partis tutetur amantis ephebi,
ut patris attenti, lenonis ut insidiosi,
quantus sit Dossennus edacibus in parasitis,
quam non adstricto percurrat pulpita socco;
gestit enim nummum in loculos demittere, post hoc
securus, cadat an recto stet fabula talo.58
22Conformément à la ligne de conduite argumentative qu’il s’est fixée, le poète augustéen continue de remettre en cause les qualités stylistiques des compositions anciennes, et cette nouvelle référence au passé littéraire romain donne lieu, une fois encore, à un dénigrement du manque d’art qui caractérise, en l’occurrence59, les pièces plautiniennes. L’expression habere sudoris minimum des vers 168 et 169 relève en effet du champ référentiel de l’ars60 et prépare l’énonciation du grief adressé à Plaute.
23S’ensuit une description du théâtre romain contemporain, à la lumière de laquelle s’éclairent, rétrospectivement, les excursus historiques que nous avons soumis à l’analyse :
Verum equitis quoque iam migrauit ab aure uoluptas
omnis ad incertos oculos et gaudia uana.
Quattuor aut pluris aulaea premuntur in horas,
dum fugiunt equitum turmae peditumque cateruae;
mox trahitur manibus regum fortuna retortis,
esseda festinant, pilenta, petorrita, naues,
captiuum portatur ebur, captiua Corinthus.
Si foret in terris, rideret Democritus, seu
diuersum confusa genus panthera camelo,
siue elephans albus uulgi conuerteret ora;
spectaret populum ludis attentius ipsis,
ut sibi praebentem nimio spectacula plura,
scriptores autem narrare putaret asello
fabellam surdo. Nam quae peruincere uoces
eualuere sonum, referunt quem nostra theatra?
Garganum mugire putes nemus aut mare Tuscum,
tanto cum strepitu ludi spectantur et artes
diuitiaeque peregrinae: quibus oblitus actor
cum stetit in scaena, concurrit dextera laeuae.
Dixit adhuc aliquid? nil sane. Quid placet ergo?
lana Tarentino uiolas imitata ueneno.61
24Il apparaît que les fragments d’histoire littéraire et culturelle qui ont jalonné la démonstration jusqu’à ce point de l’épître étaient en fait engagés dans un mouvement de tension vers le présent de la Rome augustéenne62. Une lecture herméneutique invite en effet à considérer que la présentation schématique d’une Rome préoccupée par le droit et l’économie et ne n’inspirant que tardivement des modèles de la tradition grecque préfigure cette peinture, pour le moins dévalorisante, du théâtre contemporain. La rusticité romaine à l’époque archaïque, d’abord, se reflète dans la nature et le comportement du public venu assister à la représentation : c’est une foule63 désordonnée et bruyante, qui manifeste un désintérêt total pour les paroles prononcées sur scène. L’absence d’art, ensuite, est incarnée par le recours exclusif à des artifices visuels ; il est bien plus aisé de séduire l’œil en faisant parader sur les planches toutes sortes d’objets grandioses et de créatures exotiques que de captiver l’esprit à l’aide d’une dramaturgie minutieusement élaborée64. La poésie dramatique, telle qu’elle se trouve ici caractérisée, fait donc figure de repoussoir, d’antimodèle, à l’aune duquel se dessine, a contrario, une poésie en parfaite conformité avec la conception horatienne et, plus largement, augustéenne de l’art des Muses ; il s’agit d’une poésie de lecture, remarquable par son élévation et le soin qu’elle apporte à la forme et au style :
Verum age et his, qui se lectori credere malunt
quam spectatoris fastidia ferre superbi,
curam redde breuem, si munus Apolline dignum
uis complere libris et uatibus addere calcar,
ut studio maiore petant Helicona uirentem.
Multa quidem nobis facimus mala saepe poetae
(ut uineta egomet caedam mea), cum tibi librum
sollicito damus aut fesso; cum laedimur, unum
siquis amicorum est ausus reprehendere uersum;
cum loca iam recitata reuoluimus inreuocati;
cum lamentamur non apparere labores
nostros et tenui deducta poemata filo;
cum speramus eo rem uenturam ut, simul atque
carmina rescieris nos fingere, commodus ultro
arcessas et egere uetes et scribere cogas.65
25Et ce sont précisément les poèmes (épiques) de Virgile et de Varius, deux figures de proue de la littérature contemporaine, qui incarnent cet idéal poétique, destiné à accueillir en particulier l’éloge et la glorification du Princeps :
At neque dedecorant tua de se iudicia atque
munera, quae multa dantis cum laude tulerunt
dilecti tibi Vergilius Variusque poetae;
nec magis expressi uultus per aenea signa,
quam per uatis opus mores animique uirorum
clarorum apparent.66
26En définitive, le maniement horatien de l’histoire culturelle et littéraire au sein de l’Épître à Auguste répond à une stratégie discursive bien définie. Le texte se dote d’un soubassement polémique sur la base duquel se forment plusieurs couples dichotomiques, celui de l’ancien et du nouveau, de la Grèce et de Rome, de la poésie dramatique et de la poésie de lecture67. Au cœur de ce réseau, où les dichotomies évoquées ne cessent de se croiser et d’interagir, Horace insère de courts excursus de facture historique, adaptés à l’orientation du discours. Ces excursus, de fait, ne sont pas à considérer pour eux-mêmes, dans l’idée que l’épistolier se serait plu à restituer les éléments d’une tradition historique établie ; au contraire, ils doivent être appréhendés comme des constructions rhétoriques, des moyens de persuasion œuvrant au déploiement d’une perspective téléologique. En effet, l’épître tout entière, à travers la démonstration qu’elle mène, exhibe une tension constante vers le présent de la Rome augustéenne et vers le type de poésie idéal qui s’y réalise, type idéal car il parvient à concilier l’élévation des grandes œuvres archaïques latines – notamment en prenant pour sujet la figure d’Auguste elle-même – et la rigueur stylistique que les Augustéens ont imposée à la création poétique.
Notes de bas de page
1 Klingner, 1964, p. 410-411.
2 Cf. Suétone, Vita Horati, 10-11, éd. F. Villeneuve, CUF, 2002b, p. 86-87.
3 Barchiesi, 2001, p. 81.
4 Cf. Horace, Epist. II, 1, 1-4, éd. et trad. F. Villeneuve, Paris, CUF, 2002, p. 151 ; autres éditions utilisées pour cette étude : Horace on Poetry, 2, The « Ars poetica », éd. et trad. C. O. Brink, Cambridge, University Press, 1971 ; Q. Orazio Flacco. Le opere, II : Le Epistole ; L’Arte poetica, éd. et trad. Fedeli P., Rome, Libreria dello Stato, 1997 ; Q. Horatius Flaccus. Briefe, éd. et trad. A. Kiessling et R. Heinze, Berlin, Weidmann, 1961 ; Horace, Epistles (Book II) and Epistle to the Pisones (« Ars Poetica »), éd. et trad. Rudd N., Cambridge/New York, Cambridge University Press, 1989 ; Horace. Satires, éd. et trad. F. Villeneuve, Paris, CUF, 1989.
5 Cf. Epist. II, 1, 5-17, ibid.
6 Cf. Epist. II, 1, 219-228, p. 161.
7 Cf. Epist. II, 1, 245 sq., p. 162.
8 Cf. Epist. II, 1, 250 sq., ibid.
9 Syme, 1962.
10 Domaine religieux : Scheid, 2009.
11 Brink, 1982, p. 488.
12 Cf. en particulier les vers 5 à 17.
13 « Mais ton peuple, sage et juste en cela seulement qu’il te préfère à tous nos chefs et à tous ceux des Grecs, est, pour le reste, bien éloigné d’apprécier les choses selon le même principe et la même mesure : ce qui n’a pas quitté la terre, ce qui n’a pas achevé son temps, il le dédaigne et le hait, tellement féru de l’antiquité que les Tables qui défendent de faillir, ces Tables que des hommes au nombre de deux fois cinq ont établies, les traités conclus à conditions égales entre nos rois et Gabies ou les rigides Sabins, les livres des pontifes, les volumes chargés d’ans des devins sont, à l’entendre, paroles des Muses prononcées sur le mont Albain. » (Epist. II, 1, 18-27, p. 152).
14 La loi des XII Tables, en particulier, apparaît, pour reprendre les termes de Louis Harmand, comme « le premier essai romain de codification juridique et pratique », dont une tradition qualifiée de « suspecte » par François Villeneuve place la rédaction au milieu du ve siècle avant notre ère (voir Harmand, 1976, p. 43 sq. et Villeneuve éd., ibid.). De même, les vers 24 et 25 font allusion à l’époque archaïque de la royauté, le traité conclu avec la cité de Gabies renvoyant par exemple au règne de Tarquin le Superbe (voir Brink, 1982, p. 63).
15 La ridiculisation s’accentue lorsque le poète augustéen, dans un passage prenant les accents de la diatribe, demande à un adversaire fictif quel âge doit avoir une œuvre pour être considérée comme digne d’éloges (cf. Epist. II, 1, 34-49, p. 153).
16 Ce sont, la plupart du temps, des grammairiens (voir le commentaire de Richard Heinze dans Kiessling et Heinze, 1961, p. 209).
17 Similitude des jugements de la plèbe et des critiques : Brink, 1982, p. 565.
18 « Ennius, ce sage, ce vaillant, ce nouvel Homère, comme disent nos critiques, semble n’être guère en peine de ce que deviennent les promesses de ses songes pythagoriciens. Névius n’est-il pas dans toutes les mains et présent à tous les esprits, comme s’il était d’hier ? tant un vieux poème, toujours, est chose sacrée ! Toutes les fois qu’on met en question la prééminence d’un auteur sur un autre, le vieux Pacuvius emporte la palme pour la science, le vieil Accius pour l’élévation ; la toge d’Afranius eût convenu, dit-on, à Ménandre ; Plaute est vif dans l’action à l’image du Sicilien Épicharme ; Cécilius l’emporte pour la force, Térence pour l’art. Voilà ceux qu’apprend par cœur, ceux que va voir, entassée dans le théâtre trop étroit, la puissante Rome, voilà ceux qu’elle reconnaît, qu’elle compte pour des poètes, depuis le temps où écrivait Livius jusqu’à nos jours. » (Epist. II, 1, 50-62, p. 153-154).
19 Brink, 1963, p. 194.
20 Dahlmann, 1953, p. 147 et Bringmann, 1974, p. 242.
21 Quintilien, Institution oratoire X, 1, 46 sq., éd. J. Cousin, CUF, 1979, p. 83.
22 Feeney, 2002, p. 178-179.
23 Cette conception se fait jour, a contrario, dans les vers 69 à 78 de l’épître.
24 « La comédie d’Atta marche-t-elle droit jusqu’au bout à travers le safran et les fleurs ? Si je m’avisais d’en douter, presque tous nos anciens crieraient que la pudeur est morte, du moment que j’oserais critiquer ce que le vigoureux Esopus, ce que le savant Roscius ont joué : soit qu’ils ne trouvent bon que ce qui leur a plu, soit qu’ils estiment honteux de suivre le sentiment de leurs cadets et de convenir qu’il leur faut oublier étant vieux ce qu’ils ont appris avant d’avoir de la barbe. Bien mieux, cet homme qui vante le chant salien de Numa et veut se donner l’air d’être seul à savoir ce qu’il ignore aussi bien que moi, accorde moins sa faveur et ses applaudissements aux génies ensevelis qu’il n’attaque les nôtres, qu’il ne nous porte, à nous et à nos ouvrages, une haine jalouse. » (Epist. II, 1, 79-89 ; p. 154-155).
25 La Penna, 1963, p. 152.
26 La Penna, ibid.
27 Cf. Suétone, Auguste, 86, éd. H. Ailloud, CUF, 1996, p. 57.
28 La Penna, 1963, p. 153-154.
29 Cf. Epist. II, 1, 182-207, p. 159-160.
30 Cf. Epist. II, 1, 170-176, p. 159.
31 « Mais si les Grecs avaient eu autant d’aversion que nous pour la nouveauté, y aurait-il rien aujourd’hui d’ancien ? Le domaine public posséderait-il rien que chacun pour son compte pût lire et relire jusqu’à user le livre ? Quand la Grèce, ses guerres terminées, en vint à s’occuper de bagatelles et à glisser vers la corruption par l’effet de la bonne fortune, elle s’enflamma de passion tantôt pour les athlètes, tantôt pour les chevaux, elle s’éprit des hommes qui travaillaient le marbre, l’ivoire ou le bronze, elle resta le regard et l’esprit suspendus devant un tableau, elle fit sa joie tantôt des joueurs de flûte, tantôt des tragédiens. Comme une fillette en bas âge jouant sous la garde de sa nourrice, elle laissait là, vite rassasiée, ce qu’elle avait désiré ardemment : est-il aucun de nos goûts qu’on ne doive tenir pour changeant ? Voilà les effets qu’eurent les riantes périodes de paix et le souffle de la prospérité. Ce fut longtemps à Rome une douce habitude et un usage consacré de s’éveiller et d’ouvrir sa maison dès le matin, d’expliquer le droit à ses clients, de placer ses écus sous la garantie de billets faits dans les règles, d’écouter les aînés, de dire à un cadet par quels moyens on peut grossir son bien et modérer le goût ruineux de la dépense. Ce peuple inconstant a changé d’esprit et n’est plus échauffé que de la passion d’écrire : jeunes gens, pères graves, tous dînent les cheveux ceints de feuillage et dictent des poésies. » (Epist. II, 1, 90-110, 2002, p. 155-156).
32 Newman, 1967, p. 353-354.
33 Händel, 1966, p. 386.
34 « La Muse a accordé aux Grecs le génie, elle a accordé aux Grecs de parler d’une bouche harmonieuse, eux qui ne sont avides que de gloire. Les enfants romains apprennent à diviser par de longs calculs un as en cent parties : « Au fils d’Albinus de répondre : si, de cinq onces, on en retranche une, que reste-t-il ? Tu pourrais avoir déjà répondu. » – « Un tiers d’as. » – « Très bien. Tu sauras conserver ton patrimoine. On ajoute une once, qu’a-t-on ? » – « Un demi as. » Eh quoi ! quand une fois cette rouille, ce souci de l’épargne ont infecté l’esprit, nous espérons qu’il sera capable de modeler des vers dignes d’être parfumés avec l’huile de cèdre et conservés sous du bois de cyprès bien poli ? » (Ars, 323-332, Villeneuve F. éd., 2002, p. 219). Rapprochement de ce passage avec celui de l’Épître à Auguste précédemment cité : Brink, 1982, p. 142-143.
35 Bringmann., 1974, p. 239-240.
36 Ibid.
37 Feeney, 2002, p. 181, accorde une attention particulière à la tragédie : « Tragedy in Greece is presented as an offshoot of a natural predisposition which manifests itself in other, related, ways (athletics, sculpture, painting, music) ; in Rome, poetry is an unmotivated and unique cultural phenomenon, represented as being at odds with what Brink calls “the national psychology, attuned in Rome to enduring institutions of commerce and law”. »
38 Cf. en particulier les vers 90 à 92.
39 Fraenkel, 1957, p. 390, explique la dualité du rapport horatien à la Grèce dans ce passage en évoquant l’ambiguïté du philhellénisme que manifestent la plupart des poètes et des érudits romains du Ier siècle avant J.-C. Ceux-ci reconnaissent volontiers la supériorité des Grecs dans la sphère des arts en particulier, mais n’hésitent pas, lorsque le besoin s’en fait sentir, à renverser la perspective et, sous l’effet d’un patriotisme exacerbé, à porter un regard condescendant sur des hommes qu’ils présentent à d’autres moments comme des maîtres absolus.
40 Le terme est emprunté à J. K. Newman.
41 Fraenkel, 1957, p. 389.
42 « Moi-même, qui assure que je n’écris point de vers, je me trouve convaincu d’être plus menteur que les Parthes, et le soleil n’est pas levé que, éveillé déjà, je demande plume, papier, coffrets à livres. » (Epist. II, 1, 111-113, p. 156).
43 Cf. Epist. II, 1, 114-117, p. 156.
44 Par exemple dans la Satire I, 4, 103-106, éd. F. Villeneuve, CUF, 1989, p. 65, Horace évoque sa grande liberté de parole, cette libertas prompte à blesser les personnes dont le nom est parfois cité par le satiriste ; mais il la justifie en affirmant qu’il la doit à l’éducation morale que son père lui a inculquée.
45 Glinatsis, 2010, p. 463 sq.
46 Même s’il admet le maniement d’une certaine ironie de la part d’Horace aux vers 93 et suivants, Bösing, 1972, p. 32, soutient que le poète de Venouse y exprime à l’égard de la Grèce une admiration semblable à celle qu’il manifeste dans quelques-unes de ses œuvres antérieures.
47 « La Grèce conquise a conquis son farouche vainqueur et porté les arts dans le rustique Latium. Ainsi s’en est allé peu à peu le rugueux mètre saturnien, ainsi l’élégance a banni l’âcreté d’un goût sauvage. Toutefois il est resté longtemps et il reste encore aujourd’hui des traces de notre rusticité. Il était déjà tard quand le vainqueur a porté son attention sur les écrits des Grecs et a commencé, dans la tranquillité qui a suivi les guerres puniques, à s’inquiéter de ce que Sophocle, Thespis et Eschyle pouvaient offrir de bon. Il s’est essayé aussi dans la matière, cherchant s’il était capable d’adapter dignement ces poètes, et il s’y est complu, étant par nature élevé et vigoureux ; car il ne manque pas de souffle tragique et a d’heureuses audaces ; mais il tient sottement la rature pour une honte, et il en a peur. » (Epist. II, 1, 156-167, p. 158).
48 C’est d’ailleurs ce qu’elle avait commencé à faire dans les vers précédents par l’entremise d’un autre excursus de facture historique (Epist. II, 1, 139-150, p. 157-158).
49 Voir Brink, 1982, p. 185.
50 Feeney, 2002, p. 181-182, fait en effet le commentaire suivant : « Again, we must recognize that Horace’s historical register does not overlap with that of many modern literary historians : commentators quite rightly stress that Horace in this second historical section does not supply definite dates, when he might easily have done so, but instead uses apparently specific but actually recalcitrant phrases such as Graecia capta (156) and post Punica bella (162). Horace is interested in very broad and tenacious cultural movements, which do not fit into neat demarcations of time… ».
51 Rudd, 1989, p. 101 et Henrichs, 1995, p. 254-255.
52 Cf. Epist. II, 1, 50 et 56, p. 153.
53 Rudd, ibid.
54 Carl Becker estime qu’il est assez vain, en définitive, de chercher à dater les événements auxquels Horace fait allusion dans ce passage (voir id., 1963, p. 215-216).
55 Le motif de la rature en tant que figuration matérielle de l’ars réapparaît au cœur de l’Épître aux Pisons (cf. Ars, 291-294, p. 217).
56 Dans son analyse de l’épître, Klingner, 1964, p. 423-424, accorde une importance toute particulière à l’expression graue uirus du vers 158.
57 Il faut ajouter qu’entre les deux passages étudiés, le genre de la comédie est évoqué par le biais d’une référence à l’œuvre de Quintus Atta (cf. Epist. II, 1, 79-83, p. 154-155).
58 « On croit que la comédie, parce qu’elle tire ses sujets de la vie courante, demande très peu d’effort ; mais le fardeau en est d’autant plus lourd qu’elle trouve moins d’indulgence. Vois de quelle manière Plaute soutient le personnage d’un éphèbe amoureux, d’un père avare, d’un rufian perfide, quel vrai Dossennus il se montre dans les rôles de parasites affamés, avec quel brodequin mal attaché il court sur les planches ; car il n’est avide que de faire aller de l’argent dans sa bourse ; après cela, il s’inquiète peu que la pièce tombe ou se tienne d’un pied sûr. » (Epist. II, 1, 168-176, p. 158-159).
59 Au sein de l’Épître aux Pisons, ce sont les pièces d’Ennius qui se voient imputer un défaut d’art (cf. Ars, 258-262, p. 216).
60 Fedeli, 1997, p. 1366.
61 « Mais déjà, chez les chevaliers eux-mêmes, tout le plaisir est passé de l’oreille aux yeux mobiles et à leurs vaines joies. Le rideau demeure baissé quatre heures ou davantage pendant que défilent des escadrons de cavaliers, des bataillons de fantassins ; puis sont traînés, les mains liées derrière le dos, des rois et leur fortune, et se hâtent des essèdes, des pilentes, des pétorrites, des navires ; on porte l’ivoire captif, Corinthe captive. Démocrite, s’il était encore de ce monde, rirait de voir l’animal qui mêle, par une double nature, la panthère au chameau ou bien un éléphant blanc attirer sur eux seuls les regards de la foule. Il contemplerait le public avec plus d’attention que les jeux mêmes, comme lui offrant un spectacle incomparablement plus varié. Et il lui semblerait que les auteurs racontent une fable à un âne sourd : car fut-il jamais voix assez forte pour dominer le bruit que font retentir nos théâtres ? On croirait entendre mugir les bois du Garganus ou la mer de Toscane ; tel est le fracas que déchaîne le spectacle des jeux, des objets d’art, de ces richesses étrangères dont l’acteur est tout enveloppé et qui, dès qu’il a paru sur la scène, provoquent le choc de la main droite contre la main gauche. A-t-il dit quelque chose ? Non, rien encore. Qu’est-ce donc qu’on admire ? Cette laine où la teinture de Tarente imite la couleur des violettes. » (Epist. II, 1, 187-207, p. 159-160).
62 Klingner, 1964, p. 424.
63 Horace, pour la désigner, emploie le terme de plebecula (v. 186).
64 Le poète augustéen expose d’ailleurs un peu plus loin sa propre conception du théâtre (cf. Epist. II, 1, 208-213, p. 160).
65 « Mais, pourtant, ceux qui aiment mieux se confier à des lecteurs que de s’exposer aux dégoûts des spectateurs altiers, méritent que tu leur donnes un instant d’attention si tu veux remplir de livres un monument qui soit digne d’Apollon et, poussant de l’éperon les chanteurs inspirés, les enlever d’un plus vif essor vers l’Hélicon verdoyant. Souvent, il est vrai, nous nous faisons beaucoup de tort, nous autres poètes (car je veux aussi porter la serpe sur mes propres ceps) en te présentant un livre alors que tu es soucieux ou fatigué, en nous blessant de ce qu’un de nos amis ait osé critiquer un seul de nos vers, en reprenant sans être priés des passages dont nous avons déjà donné lecture, en nous lamentant sous prétexte qu’on ne voit pas dans tout leur jour nos efforts et le tissu délicat de nos compositions poétiques, en espérant une heure où enfin, à peine informé que nous faisons des vers, tu feras obligeamment le premier pas pour nous appeler, nous mettre à l’abri du besoin et nous enjoindre d’écrire. » (Epist. II, 1, 214-228, p. 161).
66 « Mais toi, tes poètes de prédilection, Virgile et Varius, ne font point honte au jugement que tu as porté sur eux ni aux dons qu’ils ont reçus de toi, à la grande gloire de leur bienfaiteur. Et les statues de bronze ne reproduisent pas les traits des hommes illustres avec plus de vérité que l’œuvre du poète inspiré ne rend leur caractère et leur âme. » (Epist. II, 1, 245-250, p. 162).
67 Pour Brink, 1982, p. 492, cette dernière dichotomie sous-tend la quasi totalité de l’épître.
Auteur
Université de Lille III
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Les écritures de la douleur dans l’épistolaire de l’Antiquité à nos jours
Patrick Laurence et François Guillaumont (dir.)
2010