Chapitre VII. Du calcul mental à la résolution de problèmes numériques
p. 111-124
Texte intégral
I. Un jeu original entre simple et complexe
1Nous avons vu dans le cas du problème de l’autobus (chapitre 4) qu’une progression comportant une étape de familiarisation avec le problème dans le cas de petits nombres, puis une seconde étape fondée sur l’existence d’un saut informationnel1, favorisait la construction de nouvelles connaissances.
2Ce schéma est-il généralisable à tous les problèmes ? Nous montrons à propos de l’activité pédagogique qui suit que ce n’est pas le cas. Plus particulièrement, nous précisons à quelles conditions le recours à de petits nombres peut s’avérer bénéfique pour un certain type de problème.
1. Un premier exemple : la résolution d’un problème de combinatoire2
3Les élèves de l’école primaire sont confrontés à des problèmes de calcul du cardinal du produit cartésien de deux ensembles dès le CP. Les cardinaux de chaque ensemble sont assez petits.
4Cette familiarité permet-elle aux élèves de CM2 de déterminer le cardinal d’un produit cartésien de trois ensembles pouvant comporter plus de dix éléments ?
5Maury et Fayol montrent3 que, quand les cardinaux des ensembles sont petits, les élèves de ce niveau commencent par s’engager dans une recherche exhaustive de toutes les solutions possibles avant de produire éventuellement un codage adéquat.
6Dans notre étude, nous allons répondre aux questions suivantes :
7Dans quel domaine numérique les élèves de CM2 peuvent-ils calculer le cardinal d’un produit cartésien de trois ensembles ? Quelles procédures mettent-ils en œuvre ? Quelles représentations du problème produisent-ils ? Quel est l’impact des variables numériques (nombre d’ensembles intervenant dans le produit, taille des cardinaux) sur ces représentations et ces procédures ?
8Afin de répondre à ces questions, nous avons analysé les productions d’élèves de CM2 tenus de calculer le cardinal du produit cartésien de trois ensembles A, B et C. Le dispositif expérimental suivant nous a permis de recueillir les données nécessaires.
9Ce scénario comporte deux périodes : une période d’observation et d’enseignement et une période d’évaluation des apprentissages effectués par les élèves.
10Nous avons défini deux domaines numériques. Dans le domaine D1, les cardinaux des ensembles A, B, C sont tous choisis entre 0 et 5. Dans le domaine D2, les cardinaux sont compris entre 6 et 30.
11Les problèmes relevant du domaine D2 seront considérés comme complexes tandis que ceux relevant du domaine D1 seront tenus pour simples.
1.1. Le dispositif d’enseignement
12Le dispositif d’enseignement comporte trois phases. Il est fondé sur un schéma du type : complexe/simple/complexe. Dans un premier temps, le professeur demande aux élèves de résoudre un problème faisant intervenir des données numériques appartenant au domaine D2. L’énoncé est le suivant :
E1 : Problème de menu (domaine D2) | |
Une entrée au choix | Un plat au choix |
– Carottes à l’orange | – Raviolis gratinés |
Un dessert au choix | |
– Mousse au chocolat | |
Combien peut-on composer de menus différents comprenant 1 entrée, 1 plat et 1 dessert ? |
13Les élèves doivent résoudre le problème individuellement. En cas de difficulté, le professeur leur demande de produire des représentations (« Fais un dessin pour t’aider »).
14Au cours de la deuxième phase, après avoir dressé un premier bilan des productions des élèves portant sur les tentatives de calculs et les essais de représentation, le professeur aide à surmonter les difficultés rencontrées en proposant un énoncé simplifié : il réduit d’abord le nombre de données en posant la question intermédiaire : « Combien de menus peut-on constituer avec l’entrée carotte ? », après quoi il conseille de nouveau de faire un dessin.
15Lors de la troisième phase, le problème initial fait l’objet d’une nouvelle recherche. En dressant un nouveau bilan et en s’appuyant sur les élèves qui ont trouvé le bon résultat ou en ont produit une bonne représentation (complète), le professeur amène la classe à comprendre les démarches qui permettent de trouver le résultat intermédiaire et propose de résoudre le problème général : la majorité des élèves de la classe s’aperçoivent alors qu’il suffit de multiplier celui-ci (42) par le nombre d’entrées.
1.2. Le test d’évaluation
16Afin de mesurer la solidité des apprentissages effectués, le professeur teste les élèves dans un troisième temps (trois mois après) en leur demandant de résoudre deux problèmes du même type faisant intervenir des nombres de tailles différentes.
E2 : Problème des quilles (domaine D1)
Un marchand de jouets veut fabriquer des quilles
- la tête peut être ronde ou carrée
- elles peuvent être rouges, bleues, jaunes ou vertes
- elles peuvent être en plastique, en bois ou en terre cuite.
Combien de sortes de quilles le marchand pourra-t-il fabriquer ?
E3 : Problème des déguisements (domaine D2)
Devant se déguiser pour un carnaval, les élèves de l’école ont le choix entre 23 chapeaux différents, 14 pantalons et 25 vestes. Combien de déguisements différents peuvent-ils composer ?
2. Les résultats
17Analysons maintenant les procédures de résolution, classifions les différentes représentations proposées et testons leur durée de vie selon le domaine de variation des données numériques.
2.1. Résolution du problème complexe
18La première phase du dispositif d’enseignement correspondant à l’apprentissage des procédures de résolution du problème complexe permet d’affiner le diagnostic établi par Maury et Fayol. Cette première phase de recherche ne donne aucun résultat correct : les élèves ne reconnaissent pas d’emblée un problème de type multiplicatif ; ils effectuent une multiplication et une addition dans le meilleur des cas.
19Ainsi, Cécile effectue le produit card A x (card B + card C) soit 12 x 13. Daniel effectue le même produit mais en deux temps : (card A x card B) + (card A x card C). David repérant qu’il y a trois types de plats effectue : (card A x 3) + (card B x 3) + (card C x 3) soit 12 x 3 + 6 x 3 + 7 x 3. D’autres multiplient les données au hasard.
20Les élèves ne font fonctionner aucun modèle multiplicatif, même implicitement. Ce modèle fonctionne tout au plus pour deux ensembles : celui des entrées, et celui des associations de plats et desserts.
21Cette première étape génère très peu de représentations. La consigne ne l’impose pas, seul un conseil oral ayant été donné aux élèves ne produisant rien. Seuls quelques élèves tentent de dresser des listes plus ou moins organisées mettant en œuvre un codage numérique ou citent des exemples de menus pour construire des arbres ; et certains enfin produisent des dessins figuratifs (dessin de pizzas ou de steak).
2.2. La simplification
22Cette étape permet d’obtenir un certain nombre de représentations équivalentes à des tentatives plus ou moins réussies d’organisation d’une recherche exhaustive. Ainsi, des élèves font varier simultanément les deuxième et troisième éléments du triplet, d’autres amorcent quelques tentatives d’arbres peu maîtrisées débouchant sur des procédures semi-additives, débouchant sur la détermination du produit 42 = 6 x 7.
2.3. Le retour au problème complexe
23Bien que les élèves perçoivent pour la plupart la structure multiplicative du problème et effectuent le produit 42 x 12, cette conduite de l’activité ne permet pas à tous de prendre pleinement conscience des rôles symétriques joués par les trois ensembles.
24Voici deux productions :
25ou encore :
26Cette prise de conscience devient effective dès lors qu’il est demandé aux élèves de résoudre un exercice du même type durant une phase de réinvestissement.
2.4. Le test
27L’analyse des productions des élèves lors du test d’évaluation montre que les apprentissages effectués sont durables. Lorsque les cardinaux de chacun des trois ensembles sont inférieurs à 5 (domaine D1), 85 % des élèves produisent la solution du problème, la moitié de ceux-ci mettant en œuvre une procédure qui traduit la structure multiplicative du problème. Les autres dénombrent l’ensemble des solutions de manière exhaustive.
28Quand les nombres sont plus grands (domaine D2), la moitié des élèves produisent une réponse exacte sans le support d’une quelconque représentation ; et trois produisent des résultats partiels en s’appuyant sur des ébauches de listes des cas possibles.
29Nous constatons donc un net progrès par rapport à la première phase du dispositif. Les élèves (17 sur 26) ont su reconnaître un problème multiplicatif ; il est significatif que ceux qui ont répondu correctement au problème n’aient pas jugé utile de faire des représentations. Les représentations (listes ou arbres) semblent être nécessaires dans un premier temps, mais, dans le cas du domaine D2, elles peuvent devenir un obstacle en induisant une recherche exhaustive de tous les cas, trop longue pour être menée à bien.
3. Conclusion
30Revenons à notre problématique de la dévolution d’un problème complexe.
31Si le produit cartésien fonctionne de manière implicite quand il s’agit de deux ensembles de cardinaux petits, ce n’est plus le cas quand on augmente les cardinaux ni même, dans une plus faible mesure, lorsqu’on passe de deux à trois ensembles.
32Cela nous semble lié aux représentations mises en jeu et aux procédures qui les sous-tendent. En effet, les représentations produites par les élèves induisent une recherche exhaustive des différents cas possibles : parce qu’elles privilégient de ce fait même l’emploi d’une démarche additive pour dénombrer le cardinal de l’ensemble produit (débouchant sur une addition réitérée dans le meilleur des cas), elles ne sont plus valides sitôt que les cardinaux ou le nombre des ensembles intervenant dans le produit augmentent notablement. Le saut informationnel ne produisant pas une évolution des procédures, les élèves doivent abandonner la recherche exhaustive. Dans le même temps, ils doivent “épurer” les représentations sous-jacentes à cette recherche afin d’en dégager la structure multiplicative (c’est surtout le cas de la représentation en arbre).
33La familiarisation avec le problème dans le cas de petits nombres ne débouche que sur une reconnaissance du type de problème concerné. Pour que cette familiarisation ne se limite pas à une recherche exhaustive de toutes les solutions, il est nécessaire d’adopter une progression qui permette de surmonter les difficultés liées à la structure du problème d’une part et à la taille des nombres d’autre part, à savoir :
problème complexe avec le produit cartésien de trois ensembles de cardinaux assez grands,
simplification éventuelle de structure avec le passage de trois ensembles à deux ensembles (recherche d’un produit partiel),
simplification éventuelle portant sur la taille des nombres en donnant trois ensembles de cardinaux petits,
retour au problème initial.
34Signalons toutefois que ce dispositif s’avère moins performant dans le cas des autres problèmes de combinatoire que nous avons étudiés4 : ce type d’activité reste si difficile pour des élèves de CM qu’il semble relever davantage du premier cycle des collèges. Il nous paraît toutefois nécessaire d’essayer de dépasser dès le CM la phase de recherche exhaustive en jouant sur les variables de la situation.
35Les scenarii adoptés pour analyser les conditions qui permettent d’intervenir sur les procédures mises en œuvre lors de la résolution du problème de l’autobus (chapitre 5) ou du problème des menus sont différents. Le passage du simple au complexe dépend de la nature du problème et de la familiarité des élèves avec les opérations sous-jacentes.
36Dans les deux cas, des contraintes incitent l’élève à se charger lui-même de la résolution.
37Dans le cas du problème de composition de deux transformations additives, un saut informationnel et une résolution mentale consécutives à une phase de familiarisation favorisent la diffusion de la procédure la plus experte (composition des transformations) ; celle-ci se révèle en effet plus économique quand la résolution est mentale.
38Dans le cas du problème de calcul du produit cartésien de trois ensembles, une recherche en CM2, initialisée dans le cas complexe, puis suivie en cas d’échec d’une simplification portant sur l’une des variables numériques, permet d’obtenir un résultat analogue.
39Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de dévoluer à l’élève des conditions nécessaires pour apprendre. Un jeu sur les variables de la situation le contraint à abandonner des procédures sécurisantes mais inadaptées à ces nouvelles valeurs au profit de procédures plus expertes dont la mobilisation nécessite d’adopter un nouveau point de vue sur le problème. Par exemple, l’élève confronté au problème de l’autobus, doit renoncer au point de vue des états et de leurs transformations successives pour le remplacer par celui des transformations : il lui est pour cela indispensable de se construire une nouvelle représentation du problème5. Certaines données doivent être privilégiées par rapport à d’autres (celles relatives aux transformations plutôt qu’aux états), seul un traitement différent pouvant conduire au bon résultat.
40Dans le cas du problème des menus, l’élève doit abandonner l’impossible recherche exhaustive des diverses possibilités de menus afin d’appréhender la structure multiplicative du problème. Les étapes de ce cheminement cognitif tendent à différer en fonction des élèves. Il peut s’agir avant tout d’épurer la représentation sous forme d’arbre de calcul se traduisant par une optimisation d’une addition réitérée en terme de multiplication dans le domaine numérique le plus complexe, comme il peut être aussi nécessaire d’appréhender cette structure multiplicative plus facilement dans le cadre d’un domaine numérique plus restreint pour d’autres élèves. Le calcul d’un produit traduisant une organisation performante des données à combiner pour déterminer l’ensemble des éléments du produit cartésien, cette organisation peut là aussi s’appuyer sur une représentation en arbre ou en tableau selon la simplification privilégiée (diminution du nombre d’ensembles ou cardinaux plus petits).
41Dans le cas du problème de l’autobus, une familiarisation avec le problème opérée dans un domaine numérique plus restreint permet une première exploration des procédures mobilisables et une première explicitation. Un saut informationnel contraint les élèves déjà assez rassurés par le taux de réussite élevé à adapter et modifier leurs stratégies de calcul.
42La recherche que nous venons d’exposer dans ce chapitre ne s’est pas déroulée dans une classe très faible incluant un grand nombre d’élèves en difficulté. La classe en question était située dans un quartier scolarisant des publics hétérogènes, mais ne relevant pas d’une ZEP. Le nombre élevé d’élèves en échec dans le cas complexe nous a permis toutefois d’analyser plusieurs cheminements cognitifs et de repérer les étapes susceptibles de favoriser l’apprentissage visé.
43La reprise de ces types de scenarii dans des classes de ZEP de début de collège (6e et 5e) confirme les résultats précédents.
II. Créer et développer une mémoire collective de la classe
44Nous nous demandons dans ce paragraphe à quelles conditions une prise de distance par rapport à l’action peut être favorisée à moyen terme. Nous avons utilisé plusieurs leviers pour construire et expérimenter une situation propice à cette distanciation : une pratique régulière de bilans de savoirs, la production d’un écrit collectif et le recours au débat entre élèves.
1. Le cadre de la recherche
1.1. Bilans de savoirs et situation de rappels
45Les questions soulevées par les élèves en difficulté ont amené des chercheurs comme Bautier, Charlot et Rochex6 à repenser le rapport au savoir de ces élèves. Ces auteurs distinguent deux types de rapports au savoir : le rapport identitaire et le rapport épistémique.
46Le rapport identitaire est lié à ce que la personne fait ou croit faire des savoirs. Il renvoie le plus souvent à l’expérience et aux situations dans lesquelles il fait sens : pour l’individu qui se situe prioritairement dans ce type de rapport, le savoir sert à quelque chose et par conséquent, il est appréhendé d’un point de vue utilitaire.
47Le rapport épistémique au savoir se construit via des questions telles que :
48« Savoir, c’est quoi ? » ou « Apprendre, c’est faire quoi ? ». Il est lié à la construction du savoir comme objet, indépendamment de l’utilité qu’il peut présenter dans la vie.
49Ces deux types de rapports au savoir peuvent coexister, mais, comme le précisent ces chercheurs : « Si tout le monde a un rapport identitaire au savoir, le rapport épistémique ne semble pas toujours présent, mobilisé, tandis que le rapport identitaire au savoir n’a pas l’air de suffire pour permettre à un élève d’être en réussite scolaire. »
50D’après eux, l’école suppose que les élèves ont déjà construit un rapport épistémique au savoir alors que les enseignants ont souvent un discours plus proche du rapport identitaire. Cette ambiguïté fait que la tâche des élèves n’est pas facilitée, notamment pour les élèves en difficulté. En effet, ceux-ci vivent l’école sur le mode du “métier d’élève”. Confondant leurs conditions de travail avec le travail scolaire en tant que tel ou l’activité intellectuelle, ils privilégient un rapport identitaire au savoir parce qu’ils pensent, par exemple, que c’est l’enseignant qui leur apprend et que pour être un bon élève, il suffit d’avoir un bon enseignant et de s’acquitter consciencieusement des tâches scolaires. Ils sont dans une logique de la tâche vécue en extériorité, et non dans une logique d’apprentissage.
51Nous reprenons cette approche du concept de rapport au savoir dans nos recherches tout en l’adaptant au domaine des mathématiques. Nous admettons notamment que le rapport au savoir construit par les élèves en mathématiques relève plutôt d’un processus dialectique entre rapport identitaire et rapport épistémique : en effet, le caractère à la fois d’outil et d’objet des concepts ne permet pas d’établir une distinction aussi nette entre d’une part, le rapport identitaire lié à l’expérience et donc à l’aspect utilitaire du savoir, et d’autre part, le rapport épistémique lié au savoir en tant qu’objet.
52Dans le cas particulier des mathématiques, nous avons repris l’idée de bilans de savoirs exploitée par ces mêmes auteurs ; toutefois, au lieu de l’utiliser comme outil de diagnostic, nous nous en servons pour intervenir sur le processus de conceptualisation.
53Les élèves doivent résumer ce qui a été appris d’important et ce qu’il importe de retenir lors de certaines activités mathématiques. Ce type de situation exigeant de répondre à la question : « Qu’est-ce que j’ai appris ? » devrait les conduire à se positionner comme sujets en train d’apprendre : nous voulons avant tout les inciter à un retour réflexif suffisant sur leurs activités pour qu’il leur soit permis de dépasser le stade de l’action et de prendre du recul par rapport au contexte de ces activités. Cette prise de distance par rapport à l’action devrait concourir à l’objectivation du savoir en jeu car elle tend à dépersonnaliser les notions mathématiques et les méthodes rencontrées et elle favorise une certaine décontextualisation.
54Dans une situation de type bilan de savoirs, les élèves doivent réfléchir “après coup” à ce qu’ils ont fait, à ce qu’ils ont appris. Ils sont conduits à repenser l’action en terme d’apprentissage.
55Ces situations de bilan de savoirs sont à rapprocher des deux types de situations de rappel définies par Perrin-Glorian7. Le premier type comprend les situations de rappel d’une situation d’action potentiellement propices à l’homogénéisation de la classe et à la dépersonnalisation des solutions grâce à des institutionnalisations locales. Le second type de situations vise à généraliser et à décontextualiser les formulations rencontrées à propos d’un même thème. Elles ont pour but d’ancrer des savoirs nouveaux dans des savoirs anciens. Si les situations de bilan de savoirs recoupent ces deux types de situations, elles ont été élaborées en tenant compte d’autres leviers.
1.2. L’écrit, outil de distanciation
56La distanciation par rapport au contexte de l’apprentissage se trouve renforcée par le recours à une production écrite de la part des élèves. En effet, conformément aux thèses sociolinguistiques avancées8 à propos des notions de rapport écrit et de rapport oral au monde, nous estimons que l’écrit est un outil d’objectivation du savoir et que la formulation écrite est en elle-même productrice de savoir. « Le rapport épistémique au savoir se construit plus facilement dans l’écrit… Pour apprendre, il faut être dans un rapport écrit au monde ». Nous admettons que la production d’écrits et la compréhension des notions mathématiques évoquées dans ces écrits entretiennent un rapport dialectique.
57Cette distanciation peut être consolidée par un recours au débat entre élèves finalisé par la production d’un écrit collectif.
1.3. Débat de savoir, dialectique entre apprentissage collectif et apprentissage individuel.
58Nos situations de bilan de savoirs débouchent sur un écrit collectif rédigé à la suite d’un débat entre élèves. Ce type de situation peut être producteur de savoir : non seulement il provoque une prise de distance, mais les formulations produites à cette occasion afin de traduire et parfois de synthétiser les divers points de vue émis permettent une meilleure appropriation des notions mathématiques évoquées.
59La production d’un écrit collectif vise surtout à produire des formulations qui, tout en étant plus décontextualisées et dépersonnalisées, soient solidement ancrées dans les expériences collectives et individuelles repensées à cette occasion ; nous nous situons ici dans une dialectique entre conceptualisation collective et conceptualisation individuelle dont la construction dépend des diverses formulations produites.
60Notre recherche rejoint les travaux de didactique des mathématiques menés sur le débat scientifique et sur la discussion collective en classe de mathématiques9. Néanmoins, l’objet du débat entre élèves est ici différent : il ne s’agit pas de comparer des argumentations et des éléments de preuve à propos d’un problème de mathématiques précis, mais d’échanger autour de situations concrètement vécues en mathématiques.
61Dans nos situations de bilan de savoirs, le débat contribue à installer une dialectique entre apprentissage collectif et apprentissage individuel. En effet, chaque élève doit individuellement s’approprier le texte écrit initialement par deux de ses pairs : cela suppose une décentration par rapport à son expérience personnelle. La prise en compte des propositions des autres élèves doit l’amener à une certaine décontextualisation dans la mesure où, pour être retenue, une proposition doit à la fois rendre compte des expériences individuelles et être suffisamment partagée par l’ensemble des élèves de la classe. L’élève devant ensuite s’approprier le texte collectif, il est de ce fait même tenu de visiter à nouveau les notions évoquées dans un contexte plus général et plus éloigné de celui de son propre apprentissage.
62Ces situations de bilan de savoirs s’inscrivent dans un processus de transformations des connaissances privées en savoirs institutionnalisés10. Les élèves sont amenés à reconnaître le statut social et collectif des savoirs scolaires : ces derniers deviennent des savoirs de référence susceptibles d’être convoqués par l’enseignant comme par les élèves, qui sont dès lors redevables devant leurs pairs comme devant l’institution scolaire de la disponibilité des savoirs en question.
2. Construction d’une mémoire collective de classe
63La situation de construction d’une mémoire collective de classe que nous décrivons ici a été expérimentée dans une classe de CE2 d’un quartier défavorisé, située en ZEP et comprenant beaucoup d’élèves en difficulté.
64Chaque semaine, deux élèves sont chargés de rédiger au tableau un résumé de cinq à dix lignes relatif à ce qui a été appris en mathématiques au cours des jours précédents. Ce texte est soumis au débat de l’ensemble de la classe, qui a la possibilité de l’amender et de le préciser. La nouvelle version collectivement élaborée est adoptée par la classe puis recopiée dans un cahier commun11.
65C’est grâce à ces bilans réguliers de savoirs qu’il est possible d’accéder à ce que les élèves retiennent des activités de mathématiques, à ce qui est important pour eux. La régularité de ces séances permet de reconstruire l’histoire de l’appropriation des notions enseignées : il est ainsi possible de recueillir des indices sur le niveau de disponibilité des connaissances des élèves et l’évolution de leurs conceptions.
66Le professeur joue essentiellement un rôle d’animateur lors du débat ; il n’intervient que pour relancer la discussion, évaluer l’accord de la classe à une proposition de modification ou demander des compléments d’activités ou des explications supplémentaires, mais il ne modifie jamais les textes élaborés par les élèves quand bien même il peut lui arriver de temps à autre de corriger l’orthographe ou de rectifier certaines formulations secondaires par rapport au sens de telle ou telle proposition. Il peut aussi être demandeur de nouvelles formulations, et il intervient également chaque fois que les élèves produisent un énoncé mathématiquement erroné.
67Nous étudions plus particulièrement dans ce chapitre comment ce type de situations bénéficie aux élèves en difficulté en les aidant à prendre de la distance par rapport aux situations d’action et influe plus généralement sur leur rapport au savoir mathématique. Le chapitre huit est davantage centré sur le processus de conceptualisation des notions mathématiques.
68L’analyse de la chronologie des textes produits par les élèves montre que leur rapport aux savoirs mathématiques fréquentés et revisités à l’occasion des bilans de savoirs évolue. Nous analysons ci-dessous deux étapes significatives des changements qualitatifs que nous avons repérés.
2.1. Un premier exemple de texte collectif sur la notion de multiple
69L’analyse des premiers textes produits confirme le diagnostic de Perrin-Glorian. Les énoncés décrivent des actions et le contexte des situations. Voici un exemple portant sur des activités de mesure des masses.
On pose sur la balance… Il y a équilibre quand la flèche est au milieu.
Nous avons travaillé sur les balances. Il peut avoir des masses de 1 kg, 500 g, 200 g, 100 g, 50 g, 20 g, 10 g, 5 g, 2 g et 1 g. Le lièvre pèse 1 kg 500, je mets une masse de 1 kg et une autre de 500 g.
70Un premier moment révélateur d’une prise de distance par rapport à l’action est survenu à la quatrième séance. Les élèves chargés de préparer le texte initial ouvrant le débat proposent le texte suivant, qui évoque le travail effectué sur la fonction linéaire définie sur l’ensemble des entiers naturels : x → 7x. Le professeur de la classe désigne cette fonction par l’expression “multiplier par 7”.
Nous avons fait un tableau :
2 | 4 | 5 | 10 | 12 |
14 | 28 | 35 | 70 | 84 |
71Ce texte décrit une action tout en restituant son produit. La notion mathématique étudiée n’est pas évoquée : les élèves sollicités par le professeur recherchent collectivement le savoir en jeu dans l’activité puis identifient la notion de multiple. Le texte amendé propose deux définitions successives.
(Le tableau) sert à trouver des multiples.
Comment reconnaître un multiple de sept ? Il est dans la table de sept. On a multiplié un autre nombre par sept12.
72Le maître a effectivement proposé l’activité afférente aux opérateurs dans le but de faire travailler la notion de multiple d’un nombre. Les élèves expriment donc l’un des buts de l’activité proposée.
73On a ici un exemple de prise de conscience “après coup” du savoir mathématique en jeu. Non seulement ce savoir peut à ce stade être institutionnalisé pour certains sujets, mais cette séance initialise notre projet d’amener l’élève à penser en termes de « Qu’est-ce que j’ai appris ? » plutôt qu’en termes de « Qu’est-ce que j’ai fait ? » même si seuls les meilleurs éléments font le cheminement à ce stade. L’analyse de la participation des élèves aux débats qui suivent cette séance met en évidence une dynamique qui concerne toute la classe.
2.2. Un deuxième exemple de texte collectif sur la division
74Cette prise de conscience se confirme lorsque, trois semaines plus tard, les élèves qualifient de “préparatoire à l’apprentissage de la division” une situation de répartition.
75Les deux élèves responsables du texte initial ont proposé l’énoncé de problème suivant :
Nous allons vers la division.
Avec 35 billes, combien de sacs de 12 billes peut-on remplir ?
On a fait un tableau.
Nombre de sacs | Nombre de billes utilisées | Nombre de billes qui restent | Relations |
1 | 12 x 1 = 12 | 35 – 12 = 23 | 35 = (12 x 1) + 23 |
2 | 12 x 2 = 24 | 35 – 24 = 11 | 35 = (12 x 2) + 11 |
76Les élèves ont retranscrit un tableau qui témoigne de la recherche effectuée collectivement lors de la résolution. En fait, ils ont procédé par encadrements et écarts au but. Le titre traduit le projet d’apprentissage et la prise de conscience d’une temporalité ; toutefois, la distance prise par rapport à l’action est limitée car les élèves décrivent aussi la situation à l’aide d’un tableau, comportement qui atteste que la démarche de résolution du problème posé cette semaine-là reste très contextualisée.
77Lors de la séance qui suit, les élèves rappellent l’énoncé du problème (il s’agit toujours d’un problème de répartition d’un ensemble de n objets en paquets de p objets) ainsi que le tableau faisant intervenir le nombre de paquets, le nombre d’objets utilisés, le nombre d’objets restants et les relations correspondantes avec les nombres (cf. le tableau précédent)
On a appris à ranger 438 roses en bouquets de 12 roses. On a fait un tableau.
78La prise de conscience de la notion mathématique en jeu se poursuit puisque les élèves proposent l’amendement :
Ranger 556 fleurs par paquets de 14 sert à apprendre la division.
79Les séances suivantes ont trait à l’apprentissage de la technique opératoire de la division lorsque le diviseur a un chiffre. Les élèves décrivent systématiquement le but des activités faites en classe.
80Une pratique régulière de bilan de savoirs a donc amené progressivement des élèves de cette classe à anticiper l’institutionnalisation à venir dès la présentation d’une activité. Revenons sur l’exemple précédemment décrit de la production du titre de la séance.
Nous allons vers la division.
81Cet énoncé témoigne d’une prise de conscience de l’objectif d’apprentissage visé par la situation tout autant que de la connaissance en jeu. Pour la première fois, du moins explicitement, ces élèves semblent employer le manuel différemment. Jusqu’alors, ils l’utilisaient quotidiennement, à la demande du maître, pour avoir accès aux énoncés des exercices à effectuer. Lors de la préparation du texte qui doit être soumis à l’approbation des pairs, ces deux élèves consultent le manuel sans injonction didactique pour essayer de comprendre ce qui était en jeu dans l’activité proposée. Découvrant ainsi que le titre de la séance décrit l’apprentissage visé, ils reprennent ce titre à la fois pour désigner l’activité fréquentée et comme titre de leur propre texte.
82Cette production révèle aussi qu’une prise de conscience du temps didactique s’est effectuée. Le problème qui suit n’est plus une tâche à effectuer isolément, mais s’inscrit dans une suite d’activités qui déboucheront sur l’acquisition d’un savoir nouveau. Cette prise de conscience reste toutefois fragile, car les textes suivants ne témoigneront pas systématiquement de cette démarche.
83Le vocabulaire utilisé par les élèves pour désigner les opérations arithmétiques évolue. Ils avaient utilisé par exemple les expressions « on a fait les plus » ou « les moins » ou « les fois »13 pour désigner des additions, des soustractions ou des multiplications. L’emploi systématique du terme “division” montre qu’ils ont franchi une étape dans la manière de décrire les opérations ; en effet, l’expression « les plus » désigne plus l’algorithme ou même le signe opératoire que le concept d’addition. L’énoncé étudié ci-dessus « nous allons vers la division » témoigne bien d’un degré supérieur de décontextualisation et de généralisation.
84Les bilans de savoirs finalisés par un écrit collectif ont concouru à réguler l’enseignement et le processus d’institutionnalisation. Le professeur est incité à reprendre certaines activités dont l’enjeu mathématique a été insuffisamment perçu par les élèves. De plus, devant la suite des textes produits, le professeur est amené à clarifier ses objectifs et à les expliciter davantage devant les élèves. Le contrat est ainsi plus explicite. Enfin, cette situation a permis de différencier plusieurs moments de l’institutionnalisation. En effet, celle-ci ne se fait pas seulement à la suite des phases de recherche et de synthèse des productions des élèves : au cours du débat, la situation donne lieu à de nouvelles formulations de plus en plus décontextualisées et débouche par conséquent sur des moments d’institutionnalisation différée.
Notes de bas de page
1 Le saut informationnel désigne une augmentation importante de la valeur d’une variable nécessitant un traitement de l’information différent et entraînant un éventuel changement de procédures et de performance.
2 Cet exemple a déjà fait l’objet de plusieurs publications (Butlen, Pézard, 1989 et 1992)
3 Cf. Maury et Fayol, 1986.
4 Cf. Butlen, Pézard, 1989.
5 Au sens de Richard, 1990.
6 Cf. Bautier, Charlot et Rochex, 1992.
7 Cf. Perrin-Glorian, 1992.
8 Cf. Bautier, 1996 ; Lahire, 1993.
9 Cf. Legrand, 1990, pour le débat scientifique ; Bartolini Bussi, 1996 et 1999, pour la discussion collective.
10 Cf. Conne, 1992 ; Rouchier, 1996.
11 Chaque semaine, un élève responsable du cahier peut le décorer. C’est à lui que les autres élèves doivent s’adresser pour le consulter.
12 Nous analysons au chapitre suivant les textes produits par des élèves en prenant en compte un critère de décontextualisation.
13 Le maître de classe utilise fréquemment ces termes pour désigner les opérations à effectuer. Il pense ainsi mieux se faire comprendre de ses élèves.
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Le vampire dans la littérature romantique française, 1820-1868
Textes et documents
Florent Montaclair
2010
Histoires de familles. Les registres paroissiaux et d’état civil, du Moyen Âge à nos jours
Démographie et généalogie
Paul Delsalle
2009
Une caméra au fond de la classe de mathématiques
(Se) former au métier d’enseignant du secondaire à partir d’analyses de vidéos
Aline Robert, Jacqueline Panninck et Marie Lattuati
2012
Interactions entre recherches en didactique(s) et formation des enseignants
Questions de didactique comparée
Francia Leutenegger, Chantal Amade-Escot et Maria-Luisa Schubauer-Leoni (dir.)
2014
L’intelligence tactique
Des perceptions aux décisions tactiques en sports collectifs
Jean-Francis Gréhaigne (dir.)
2014
Les objets de la technique
De la compétitivité motrice à la tactique individuelle
Jean-Francis Gréhaigne (dir.)
2016
Eaux industrielles contaminées
Réglementation, paramètres chimiques et biologiques & procédés d’épuration innovants
Nadia Morin-Crini et Grégorio Crini (dir.)
2017
Epistémologie & didactique
Synthèses et études de cas en mathématiques et en sciences expérimentales
Manuel Bächtold, Viviane Durand-Guerrier et Valérie Munier (dir.)
2018
Les inégalités d’accès aux savoirs se construisent aussi en EPS…
Analyses didactiques et sociologiques
Fabienne Brière-Guenoun, Sigolène Couchot-Schiex, Marie-Paule Poggi et al. (dir.)
2018