V. Marx, La critique de l’économie politique
p. 81-135
Texte intégral
1À Londres, où il va vivre (à partir de fin août 1849) à la suite de l’échec du mouvement révolutionnaire de 1848, Marx se trouve au cœur du pays le plus industrialisé. Il fréquente assidûment la bibliothèque du British Museum où il peut accéder à une masse d’ouvrages théoriques (économie, histoire, technologie…), mais également à des données plus concrètes livrées par les enquêtes et documents officiels. En particulier les informations fournies par les rapports des inspecteurs des fabriques1 qu’il utilisera largement dans Le Capital, pour étayer ses analyses consacrées aux formes concrètes de l’exploitation de la classe ouvrière anglaise et ses développements ayant trait à l’essor du machinisme.
2Satisfait de la progression de ses recherches, il écrit à Engels le 2 avril 1851 :
« Je suis si avancé que, dans cinq semaines, j’en aurai terminé avec toute cette merde d’économie. Et cela fait, c’est chez moi que je rédigerai l’Économie politique, tandis qu’au Museum je me lancerai dans une autre science. Ça commence à m’ennuyer. Au fond, cette science, depuis A. Smith et D. Ricardo, n’a plus fait aucun progrès, malgré toutes les recherches particulières et souvent extrêmement délicates auxquelles on s’est livré »2…
3Mais d’une part « cette merde d’économie », de façon plus ou moins intense selon les périodes, va l’occuper en grande partie jusqu’à la fin de ses jours. D’autre part la critique de l’économie politique annoncée depuis plusieurs années déjà (1845) ne verra le jour qu’avec la parution de la Contribution en 1859.
4De cet écart entre les anticipations et la réalité les causes sont multiples. La situation pécuniaire difficile (parfois dramatique) de Marx, ainsi que ses ennuis de santé récurrents viennent entraver le développement de son œuvre théorique. Conduisant même à de longues parenthèses : « De l’été 1852 à l’automne 1856 le travail de Marx sur la Critique de l’économie politique fut interrompu par son activité rémunératrice de journaliste. Ce qui ne signifie naturellement pas que les études que Marx poursuivit à cette fin aient été sans importance pour son œuvre économique. […] Il suffit de signaler ses nombreux articles sur la conjoncture économique, les questions de la politique commerciale, le mouvement ouvrier et les grèves en Angleterre »3. Mais outre la production des articles destinés au New York Daily Tribune (pour laquelle il était fortement secondé par Engels qui est l’auteur d’une partie des articles signés par Marx), les polémiques et les tâches politiques exigeaient elles aussi une partie de son temps.
5À la conjonction de ces différents facteurs viennent s’ajouter, pour éclairer plus largement l’inachèvement de son œuvre certains traits de la personnalité de l’auteur du Capital tels qu’ils ressortent à travers sa correspondance. Ainsi intervient le niveau d’exigence théorique de Marx, le perfectionnisme que lui reprochait Engels, qui lui imposait de s’assurer que le dernier ouvrage paru sur une question donnée n’apportait rien de neuf, exigence qui s’est traduite par les diverses rédactions du futur livre I du Capital. Ce perfectionnisme le conduisait aussi (non sans une certaine complaisance avouée) à poursuivre le travail d’investigation et à repousser le travail de rédaction (si la soif de connaissance chez Marx paraît inextinguible, le travail de restitution semble lui être plus fastidieux)4.
6Après l’interruption évoquée, le retour de Marx à la critique théorique de l’économie politique se concrétisera par l’élaboration entre juillet 1857 et fin mai 1858 d’un ensemble de manuscrits désignés aujourd’hui sous le titre de Grundrisse. Dans une lettre à Engels du 8 décembre 1857 il écrit : « Je travaille comme un fou des nuits entières à condenser mes études économiques, de façon à en avoir mis au net les linéaments (die Grundrisse) essentiels avant le déluge. », de même le 18 décembre suivant il parle de l’« élaboration des Traits fondamentaux de l’Économie politique (il est absolument nécessaire d’aller au fond de la chose pour le public et pour moi personnellement, de me débarrasser de ce cauchemar) ». Il semble que pour une bonne part ce soit la crise économique (« le déluge ») qui l’ait convaincu de la nécessité d’exposer sans tarder le résultat de ses analyses. Dans une lettre à F. Lassalle du 22 février 1858 (afin que celui-ci s’enquière d’un éditeur) il précise ainsi la nature de ses travaux économiques : « c’est la critique des catégories économiques, ou bien si tu veux, le système de l’économie bourgeoise présenté sous une forme critique. C’est à la fois un tableau du système, et la critique de ce système par l’exposé lui-même »5. Mais cette période de travail intense n’aboutit pas à l’établissement d’un texte achevé, propre à la publication6. Si l’on considère que la critique de l’économie politique développée dans les Manuscrits de 1844 reste encore largement extérieure à son objet, que dans Misère de la philosophie Marx pour l’essentiel s’appuie sur Ricardo, les Grundrisse constituent le premier exposé global de la critique marxienne, avec ses concepts propres et ses thèses essentielles, du « système de l’économie bourgeoise ».
7Dans l’introduction initialement prévue à l’exposé proprement dit (texte désigné aujourd’hui comme Introduction de 1857) Marx dénonce de nouveau, « la manière des économistes qui effacent toutes les différences historiques et voient dans toutes les formes de société celles de la société bourgeoise » (I, p. 40)7. Ainsi le travail « semble être une catégorie toute simple », apparaissant comme base universelle de l’existence humaine à travers ses échanges avec la nature, condition de l’appropriation des productions de la nature aux besoins humains, de toute acquisition des moyens d’existence indispensables.
8Mais par-delà le travail en tant qu’activité qui traverse les âges, il s’agit d’appréhender ses formes spécifiques propres à la société bourgeoise : « Conçu du point de vue économique sous cette forme simple, le « travail » est une catégorie tout aussi moderne que les rapports qui engendrent cette abstraction simple. […] L’indifférence à l’égard d’un genre déterminé de travail présuppose l’existence d’une totalité très développée de genres réels de travail dont aucun n’est plus absolument prédominant. […] une forme de société dans laquelle les individus passent avec facilité d’un travail à l’autre et où le genre déterminé de travail est pour eux contingent, donc indifférent. Là, le travail est devenu, non seulement comme catégorie, mais dans la réalité même, un moyen de créer la richesse en général, et a cessé de ne faire qu’un en tant que détermination avec les individus au sein d’une particularité » (I, p. 38-39).
9S’affirmant à l’encontre de l’ancienne concrétude des métiers, la simplicité apparente de la catégorie de « travail en général » s’impose avec l’effacement des qualifications laborieusement acquises et mises en œuvre dans le cadre de la production artisanale, au profit du travail simple généralisé par la grande industrie, l’indifférence de l’individu à la nature d’un travail qui lui fournit simplement les moyens de subsister, son salaire ; la catégorie de travail s’avère elle-même le « produit de rapports historiques » (I, p. 39). Marx considère comme un apport important d’A. Smith le fait d’envisager « le travail tout court », « l’universalité abstraite de l’activité créatrice de richesse » et non ses formes particulières. C’est la transformation des activités productives, l’uniformisation des conditions d’existence des travailleurs et des contraintes qu’ils subissent, entraînées par le développement du capitalisme, du machinisme, mais c’est également l’indifférence du capital préoccupé par la seule valorisation de la valeur quelle que soit la valeur d’usage produite, qui fondent la mise en œuvre de la catégorie de « travail tout court » dans le discours des économistes. Dépassant les remarques contradictoires opposées à Proudhon, ces développements de l’Introduction de 1857 représentent une première approche du concept de travail abstrait que nous envisagerons plus loin.
10Le travail étant considéré dans la société bourgeoise comme une marchandise, il est acquis depuis Misère de la philosophie que comme toute autre marchandise il relève de la théorie de la valeur-travail : « La valeur (la valeur d’échange réelle) de toutes les marchandises (y compris le travail) est déterminée par leurs coûts de production, en d’autres termes par le temps de travail requis pour leur production. Le prix, c’est cette valeur d’échange qui est la leur, exprimée en argent » (I, p. 71). En tant que propriétaires d’une marchandise les travailleurs participent au procès de circulation simple où s’échangent des équivalents, ils « ne sont déterminés que comme simples échangistes » (I, p. 181) et comme tels s’affirment comme des individus-sujets libres et égaux. Avec la généralisation des relations marchandes, « Non seulement […] l’égalité et la libertés sont respectées dans l’échange qui repose sur des valeurs d’échange, mais l’échange de valeurs d’échange est la base réelle qui produit toute égalité et toute liberté. En tant qu’idées pures, elles n’en sont que des expressions idéalisées ; en tant qu’elles se développent en relations juridiques, politiques et sociales, elles ne sont que cette base à une autre puissance » (I, p. 185). Dans l’exaltation de la trinité - propriété, liberté et égalité - Marx soulignera le rôle des économistes des XVIIe et XVIIIe siècles, mais aussi plus largement de celui de la philosophie politique moderne8. La circulation simple constitue la base où s’ancre pour les agents de la société bourgeoise comme pour les économistes une part des formes idéologiques, entre autres la confusion entre travail et force de travail qui empêche de comprendre que dans l’échange avec le capital « c’est justement […] l’effectuation de l’égalité et de la liberté, qui se font connaître en se manifestant comme inégalité et absence de liberté » (I, p. 188-189). Espace de la circulation qui s’offre à l’appréhension immédiate des individus, où les « socialistes ricardiens » restaient également enfermés.
11Mais pour que les travailleurs interviennent comme simples échangistes, encore faut-il qu’ils aient été affranchis des liens de dépendance (esclavage, servage) propres aux modes de production antérieurs. Ce qui « présuppose des procès historiques qui ont placé une masse d’individus d’une même nation, etc., d’abord dans la situation de travailleurs réellement libres, du moins de travailleurs qui le sont potentiellement dont la seule propriété est leur puissance de travail et la possibilité de l’échanger contre des valeurs existantes ; des individus en face desquels toutes les conditions objectives de la production se présentent comme propriété d’autrui, comme leur non-propriété » (I, p. 439-440). De cette double liberté (séparation des conditions de la production et possibilité de choisir à qui se vendre) suit la distinction effective de la puissance de travail et du travail.
12Dans une page plutôt spéculative aux accents fortement hégéliens Marx explique que dans cet échange entre capital et travail dont le présupposé est « la séparation de la propriété et du travail » (I, p. 234), la position et la nature du travail s’affirment de manière contradictoire. Le travail se trouve « posé comme le non-capital en tant que tel ». Ainsi le travail non objectivé (i.e. avant son appropriation par le capital) saisi négativement « est non-matière première, non-instrument de travail, non-produit brut », abstrait, séparé des conditions de travail il se révèle comme « la pauvreté absolue […] comme exclusion totale de la richesse objective ». Cette existence purement subjective du travail, non objectivé, se réduit à la « corporéité immédiate » du travailleur. Mais ce même travail non-objectivé saisi positivement « non comme objet, mais comme activité » apparaît comme « la source vivante de la valeur », comme « la richesse universelle face au capital ». Cette nature contradictoire du travail qui est « d’un côté, la pauvreté absolue en tant qu’objet, de l’autre, la possibilité universelle de la richesse en tant que sujet et qu’activité », tout à la fois est présupposée par le capital et le présuppose dans la mesure où le travail salarié est séparé de ses conditions d’objectivation qui lui font face comme capital. Ainsi l’antagonisme entre capital et travail se trouve encore ici saisi dans une perspective anthropologique qui joue d’une large gamme d’oppositions de forme dialectique entre sujet et objet.
13(Cette analyse se trouvera reprise dans les Manuscrits de 1861-1863, mais de façon plus concise, plus sobre (p. 175), notons par ailleurs que le « travail non objectivé » s’y trouve alors nommément désigné comme puissance de travail. Ce type de développement au lyrisme hégélien débridé n’aura plus guère sa place dans Le Capital.)
14Dans le procès de circulation simple (avec l’argent comme médiation) tel qu’il se manifeste à la surface de la société bourgeoise, chacun des participants est propriétaire d’une marchandise qui n’a pas de valeur d’usage immédiate pour lui-même mais seulement pour d’autres échangistes qui se trouvent dans une position symétrique. Ainsi, « L’échange du travailleur avec le capitaliste est un échange simple ; chacun obtient un équivalent ; l’un de l’argent, l’autre une marchandise dont le prix est rigoureusement égal à l’argent payé pour elle ; ce que le capitaliste obtient dans cet échange simple est une valeur d’usage : la disposition du travail d’autrui » (I, p. 223). Comme dans tout échange marchand, le capitaliste obtient contre son argent une marchandise dont la valeur d’usage sera à sa disposition.
15Mais la propriété dont jouit le travailleur s’avère singulière :
« La valeur d’usage que peut offrir le travailleur face au capital, donc celle qu’il peut offrir d’une manière générale à d’autres, n’est pas matérialisée dans un produit, n’existe pas, tout simplement, en dehors de lui, n’existe donc pas réellement, mais seulement potentiellement, comme faculté. Elle ne devient réalité effective qu’à partir du moment où elle est sollicitée, mise en mouvement par le capital […] Dès qu’elle a été mise en mouvement par le capital, cette valeur d’usage existe comme telle activité productive déterminée du travailleur » (I, p. 207).
16Dans l’espace de la circulation, à la différence des autres marchandises, la marchandise qu’offre le travailleur se caractérise par l’inexistence de sa valeur d’usage au moment de la vente, d’emblée apparaît sa nature particulière au sein de l’univers marchand. La relation d’échange entre le travailleur et le capitaliste se déroule comme toute autre relation marchande entre des individus censés libres et égaux9, même si la marchandise offerte par le travailleur s’avère d’une nature singulière - son existence seulement potentielle - qui conduit à soupçonner l’originalité de cet échange au sein de l’univers marchand.
17Malgré cette mise au jour du caractère spécifique de la valeur d’usage offerte par le travailleur, l’exposé de Marx est loin en d’autres lieux des Grundrisse d’être toujours dépourvu de flottements. Il n’y a pas sur ce point d’emblée rupture franche avec les discours de l’économie politique mais dans un premier temps repérage de traits singuliers par eux méconnus :
« Si nous examinons l’échange entre capital et travail, nous découvrons qu’il se divise en 2 procès distincts, non seulement formellement, mais aussi qualitativement et même opposés : 1) Le travailleur échange sa marchandise, le travail, qui a une valeur d’usage, et qui, en tant que marchandise, a aussi un prix comme toutes les marchandises, contre une somme déterminée de valeurs d’usage, contre une somme déterminée d’argent que le capital lui cède. 2) Le capitaliste obtient en échange le travail même, le travail en tant qu’activité qui pose de la valeur, en tant que travail productif ; i.e. il reçoit en échange la force productive qui conserve et multiplie le capital et devient par là-même la force productive et la force reproductrice du capital, force qui appartient au capital lui-même.
[…] Dans l’échange simple, dans la circulation, ce procès dédoublé ne se produit pas. […] le deuxième acte [dans l’échange entre capital et travail] étant précisément le procès particulier de l’appropriation du travail de la part du capital – est exactement la différence entre l’échange du capital et du travail et l’échange entre les marchandises tel qu’il est médiatisé par l’argent. Dans l’échange entre le capital et le travail, le premier acte est un échange, il entre totalement dans la circulation ordinaire ; le second est un procès qualitativement différent de l’échange et ce n’est qu’abusivement qu’on pourrait le qualifier d’échange d’une quelconque espèce. Il est directement opposé à l’échange ; c’est une catégorie fondamentalement différente » (I, p. 215-216).
18Avec ce texte Marx distingue clairement la marchandise ordinaire destinée à la consommation qui une fois l’échange réalisé contre l’argent s’émancipe du rapport économique, « qui ne traduit plus qu’un rapport de l’individu, pris dans sa naturalité, à un objet de son besoin singulier », de l’échange entre capital et travailleur où l’objet échangé quitte également l’espace de la circulation mais pour se voir soumis à d’autres formes du rapport économique, celles du procès de production. En revanche, n’est pas clairement prise en compte ici et ailleurs la distinction opérée par le passage précédemment cité concernant le caractère « simplement potentiel » de la valeur d’usage cédée par le travailleur, le fait que ce dernier ne peut vendre quelque chose qu’il ne possède pas, le travail, et dont les conditions d’existence (en acte) ne dépendent pas de lui mais lui font face en tant que capital : d’où la persistance de l’usage de la notion « irrationnelle » (selon Le Capital) de prix ou de valeur du travail tout au long des Grundrisse10.
19Marx peut déclarer fort clairement :
« Le salaire exprime sans doute la valeur de la puissance de travail vivante, mais en aucun cas la valeur du travail vivant qui s’exprime au contraire dans le salaire + le profit. Le salaire est le prix du travail nécessaire » (II, p. 60).
20Poursuivre à la page suivante en disant que « les salaires n’expriment que le travail payé, jamais le travail fait » mais écrire encore que « ce salaire constitue la valeur du travail (le travail lui-même posé comme marchandise) » (II, p. 61, souligné par Marx ici aussi).
21Mais en dépit de l’impossibilité lexico-conceptuelle où se trouve encore Marx de rompre radicalement avec cette notion empruntée aux économistes, la distinction entre puissance de travail et travail apparaît on ne peut plus nettement en plusieurs passages du manuscrit. Ainsi Marx indique par exemple que « la puissance de travail se comporte à l’égard du travail vivant comme à l’égard d’un étranger » (I, p. 401) puisque le travail effectif est mis en œuvre sous la domination du capital. De façon beaucoup plus explicite il précise plus loin :
« Ce que le capitaliste acquiert dans l’échange, c’est la puissance de travail : la valeur d’échange qu’il paye c’est ça », ou encore, « Ce n’est pas du tout le travail proprement dit qu’il paie, mais seulement la puissance de travail » (II, p. 51 et 84).
22La distinction ne saurait guère être formulée plus clairement. Mais il peut également de façon plus confuse, dans une même page souligner que la puissance de travail n’est pas égale au travail vivant qu’elle peut engendrer et parler encore de « cette valeur spécifique qui constitue la valeur du travail, le salaire » (II, p. 67) qui se distingue de la valeur de son produit. Plus globalement, quoique non formalisée, non stabilisée au niveau lexical la distinction court de façon plus ou moins souterraine, plus ou moins explicite, au long des Grundrisse :
« D’un point de vue général, la valeur d’échange de sa marchandise ne peut être déterminée par l’usage que fait l’acheteur de la marchandise, mais uniquement par la quantité de travail objectivé qu’elle recèle ; donc, ici, par la quantité de travail qu’il faut dépenser pour produire le travailleur lui-même. Car la valeur d’usage qu’il offre sur le marché n’existe que comme aptitude, comme capacité de son être physique ; elle n’a aucune existence en dehors de ce dernier. Le travail objectivé qui est nécessaire pour conserver en vie la substance générale qui donne vie à sa puissance de travail [Arbeitsvermögen], donc pour le conserver lui-même physiquement, aussi bien que pour modifier cette substance générale en vue de développer cette puissance particulière, c’est le travail objectivé dans cette substance générale. C’est lui qui mesure d’un point de vue général la quantité de valeur, la somme d’argent qu’il obtient dans l’échange » (I, p. 224).
23Cette « aptitude », cette « capacité de son être physique » ne peut se manifester, passer de la virtualité à la réalité, devenir « activité effective posant de la valeur, une activité productive » (I, p. 236) qu’à travers sa mise en œuvre par le capital. Dans l’échange simple de marchandises se trouvent confrontées des quantités de travail objectivé, alors que dans l’échange entre travailleur et capital le premier obtient du travail objectivé quand le capitaliste s’approprie du travail vivant. Il s’agit bien ici et là de travail mais sous deux modes différents, ainsi en dépit de l’égalité apparente de l’échange, l’ouvrier « abandonne, pour sa capacité de travail comme grandeur donnée, la force créatrice de cette capacité de travail, tout comme Esaü abandonna son droit d’aînesse pour un plat de lentilles […] la force créatrice de son travail s’établit face à lui comme force du capital, comme pouvoir d’autrui. Il aliène son travail comme force productive de la richesse ; c’est en tant que telle que le capital se l’approprie » (I, p. 246). Comme dans tout échange, celui-ci effectué, le capitaliste obtient le pouvoir de consommer, d’utiliser la marchandise acquise, dans ce cas, la capacité de travail, valeur d’usage singulière dont le propre est d’être productrice de valeur (d’échange).
24C’est la nature particulière de la marchandise, de sa valeur d’usage, cédée par le travailleur (« sa force créatrice, productive ») qui fait qu’à l’encontre des apparences, l’échange ne met pas en œuvre de simples équivalents : « L’échange entre capital et travail, dont le résultat est le prix du travail, a beau être échange simple du point de vue de l’ouvrier, il faut qu’il soit non-échange du point de vue du capitaliste. Le capitaliste doit recevoir plus de valeur qu’il n’en a donné. Il faut que l’échange, considéré du point de vue du capital, ne soit qu’apparent, c’est-à-dire ressortisse à une autre détermination formelle économique que celle de l’échange […] Ce que le travailleur échange contre le capital, c’est son travail lui-même (dans l’échange, c’est la faculté d’en disposer) ; il l’aliène. Ce qu’il reçoit comme prix, c’est la valeur de cette aliénation. Il échange l’activité qui pose de la valeur contre une valeur déjà déterminée, indépendamment du résultat de son activité » (I, p. 260-261). Que la distinction entre travail et puissance de travail soit déjà à l’œuvre de façon inchoative même si Marx parle toujours de prix du travail, la rectification opérée par le texte entre parenthèses, « (dans l’échange, c’est la faculté d’en disposer) », le montre clairement : se trouvent implicitement distingués le moment de l’échange (de la circulation simple) et celui de l’appropriation effective, la consommation, lors du procès de travail de la valeur d’usage acquise par le capitaliste11. Distinction que les économistes dans leur perspective apologétique passent sous silence, ou plutôt qu’ils ne peuvent concevoir.
25Cette appropriation a lieu au cours du procès de production où la force créatrice, productive du travail se traduit par l’apparition d’une survaleur (Mehrwert)12, « cette survaleur signifie, si l’on s’exprime conformément au concept général de valeur d’échange, que le temps de travail objectivé dans le produit […] est plus grand que le temps de travail présent dans les éléments constitutifs originels du capital. Or cela n’est possible que si le travail objectivé dans le prix du travail est moins grand que le temps de travail vivant acheté grâce à ce travail » (I, p. 259). Ainsi le temps de travail vivant s’avère d’une part reproduction du temps de travail objectivé qu’il a fallu dépenser pour obtenir cette capacité de travail et objectivation d’un temps de travail nouveau13. S’opposent donc travail nécessaire et surtravail (Mehrarbeit) (I, p. 263). L’apparition du concept de survaleur et la formation de celui de force de travail sont bien sûr indissociables, ils marquent l’aboutissement d’un travail d’analyse du rapport capital/travail par-delà ce qui se donne immédiatement à voir. Avec eux sont acquis les pivots de la critique marxienne de l’économie politique.
26Bien que Marx tout au long des Grundrisse continue à parler de prix du travail, la distinction entre puissance de travail et travail réalisé, effectué, sous-tend les manuscrits ; en rupture avec les économistes le procès de valorisation du capital est clairement déterminé comme procès d’exploitation :
« La valeur n’est que du travail objectivé, et la survaleur (valorisation du capital) n’est que l’excédent au-delà de la partie du travail objectivé qui est nécessaire à la reproduction de la puissance de travail » (I, p. 338). En un de ces renversements propres au capitalisme le surtravail s’impose comme le présupposé du travail nécessaire : « La puissance de travail ne peut effectuer son travail nécessaire qu’à condition que son surtravail constitue de la valeur pour le capital, qu’il soit valorisable pour lui » (II, p. 99 ; I, p. 337, 361), (Idée déjà formulée par Hodgskin quoique de façon plus rudimentaire).
27La valeur, le prix de ce travail objectivé nécessaire à la reproduction du travailleur, à la reconstitution de la puissance de travail, prend bien sûr dans le système économique bourgeois, la forme du salaire. Celui-ci doit permettre à l’ouvrier d’acquérir « des moyens de subsistance, des objets destinés à le maintenir en vie, à satisfaire tout simplement ses besoins physiques, sociaux, etc. » (I, p. 226). Si la loi de l’offre et de la demande tend à fixer le salaire au minimum nécessaire pour assurer la reproduction de la classe des travailleurs, donc à sa valeur, ce minimum ne les réduit pas « au rang d’Irlandais », n’est pas en règle générale « le minimum le plus animal des besoins ». Que le travailleur ne reçoive pas « de richesse, mais uniquement des moyens de subsistance, des valeurs d’usage destinées à la consommation immédiate » (I, p. 229) ne signifie pas que le salaire se borne au simple nécessaire physiologique.
28En effet si le capital s’efforce de réduire la part du travail nécessaire pour augmenter le surtravail, l’accroissement et le développement des forces productives inhérents à son mouvement s’accompagnent contradictoirement par « la production de nouvelle consommation ; exige[nt] qu’à l’intérieur de la circulation le cercle de la consommation s’élargisse autant que précédemment celui de la production. […] élargissement quantitatif de la consommation existante […] création de nouveaux besoins par l’extension des besoins existants à un cercle plus large […] production de nouveaux besoins et découverte et création de nouvelles valeurs d’usage […] tout cela est aussi bien une condition de la production fondée sur le capital » (I, p. 347-348). Que la logique du capital s’oppose à la satisfaction véritable du « système de besoins toujours plus riche et toujours élargi » qu’il engendre, il n’en reste pas moins que « les besoins physiques, sociaux, etc. » qui déterminent la reproduction normale de la puissance de travail se trouvent socialement et historiquement définis14, qu’ils se modifient fortement avec l’essor du capitalisme, loin de se borner à la simple subsistance. La vente de la force de travail suppose des individus libres, i.e. affranchis des liens de dépendance personnels tels que l’esclavage ou le servage caractéristiques de rapports sociaux de production antérieurs, mais également dépourvus de moyens d’existence propres, séparés des conditions de travail. Toutefois malgré cette situation de dépendance ils ne sont pas condamnés à la passivité, les travailleurs salariés s’efforcent de s’opposer à l’allongement de la journée de travail, à la réduction des salaires poursuivis par les capitalistes, ou dans les conjonctures favorables d’améliorer leur situation, leurs luttes interviennent activement dans la détermination de ce qu’est le niveau des subsistances nécessaires (cette question en raison du plan envisagé par Marx est à peine abordée dans les Grundrisse).
29 Par ailleurs en raison de la division du travail se trouvent mises en œuvre par le capital, des puissances de travail qualitativement différentes (travail simple/travail complexe), mais dans les Grundrisse Marx se contente d’évoquer fort brièvement le problème en renvoyant son examen à plus tard : « Outre le temps de travail objectivé dans le fait qu’il soit vivant - c’est-à-dire le temps de travail qui était nécessaire pour payer les produits nécessaires à la conservation de cette vie, un autre travail est également objectivé dans l’existence immédiate du travailleur, à savoir les valeurs qu’il a consommées pour produire une faculté de travail déterminée, une habileté particulière - et la valeur de celles-ci se révèle dans les coûts de production auxquels peut être produit un savoir-faire déterminé analogue ; mais tout cela ne nous intéresse pas encore pour l’instant, puisque il ne s’agit pas [ici] d’un travail particulièrement qualifié, mais de travail tout court, de travail simple » (I, p. 262). Marx ne va pas plus loin que ce qu’il énonçait rapidement déjà dans Travail salarié et capital. Étant donné la logique de l’exposé théorique explicitée dans l’Introduction de 1857, au niveau d’abstraction auquel se situent les Grundrisse la question du rapport entre travail simple et travail qualifié n’a pas encore à être prise en compte, mais sur ce point Le Capital ne développera guère davantage l’analyse. De plus, Marx en minore l’importance en faisant remarquer qu’avec le développement de la division du travail, du machinisme, lié à l’essor du capitalisme, la grande masse du travail relève de plus en plus du travail simple, et il se borne enfin à indiquer que « le travail qualitativement supérieur tient économiquement sa mesure du travail simple » (II, p. 103).
30Dans une lettre à Engels du 24 août 1867, évoquant Le Capital Marx déclare :
« Ce qu’il y a de meilleur dans mon livre c’est : 1. (et c’est sur cela que repose toute l’intelligence des faits) la mise en relief, dès le premier chapitre, du caractère double du travail, selon qu’il s’exprime en valeur d’usage ou en valeur d’échange ; 2. l’analyse de la plus-value, indépendamment de ses formes particulières… »15.
31 Nous intéresse ici, étant donné l’objet de notre étude, le premier point. En effet la valeur de la force de travail, selon Marx, correspond à la valeur des moyens de subsistance nécessaires à sa reproduction, donc se trouve déterminée par le temps de travail (abstrait) mobilisé pour leur obtention.
32Cette distinction entre les deux formes du travail se trouve ébauchée dans les Grundrisse. Il y est question « du temps de travail en général », « du travail séparé de sa qualité, du travail dont la seule différence est quantitative », par opposition à « un travail déterminé, déterminé naturellement, différent qualitativement d’autres travaux » (I, p. 78). Plus avant, Marx oppose au travail déterminé, particulier, « le travail universel déterminant les valeurs d’échange » (I, p. 108), il évoque « sa qualité de travail en général ; la qualité universelle du travail, celle qui n’en est pas une qualification particulière - qui n’est pas un travail spécifiquement déterminé - mais qui fait que le travail comme travail est du travail » (I, p. 299). Mais c’est à la suite du long paragraphe, évoqué précédemment, de style proprement hégélien consacré au travail considéré comme « le non-capital en tant que tel » que l’on trouve le passage le plus explicite.
33« Le dernier point sur lequel il faut encore attirer l’attention dans le travail qui fait face au capital est le suivant : en tant qu’il est la valeur d’usage faisant face à l’argent posé comme capital, il n’est pas tel ou tel travail, mais du travail en général, du travail abstrait ; absolument indifférent à sa déterminité particulière, mais susceptible de prendre n’importe quelle déterminité. À la substance particulière qui constitue un capital déterminé, doit naturellement correspondre un travail particulier ; mais comme le capital en tant que tel est indifférent à toute particularité de sa substance […] le travail qui lui fait face possède en soi subjectivement […] la même abstraction » (I, p. 235). Pour le dire de manière un peu moins abstraite, selon qu’un capital donné est utilisé pour produire de l’acier ou des vêtements il aura besoin d’ouvriers propres à mettre en œuvre des qualifications différentes, mais au capital en tant que pur capital, i.e. en tant que valeur qui cherche simplement à s’accroître, valeur en procès, la nature de sa production est proprement indifférente. Pour la valeur qui a à se valoriser, seule s’avère pertinente la quantité de travail qu’elle peut s’approprier puisque c’est le travail comme tel qui crée une valeur nouvelle. En tant que valeur d’usage pour le capital, la seule utilité, la seule qualité fondamentale, déterminante du travail réside dans son pouvoir de transformation en valeur. Dans l’engendrement de la valeur et sa détermination quantitative, le travail n’intervient que comme fraction d’un travail social indifférencié16.
34Mais cette indifférence à la déterminité du travail inhérente à la logique du capital, d’une autre façon caractérise également le travail aliéné, celui-ci n’est plus pour le travailleur qu’un moyen d’obtenir les subsistances nécessaires. À l’époque de l’artisanat et des corporations où l’activité économique se trouvait réglée par la valeur d’usage, où cette dernière ne se voyait pas soumise radicalement à la valeur d’échange, le caractère « semi-artistique » du travail, la maîtrise du geste laborieusement acquise, l’habileté technique s’avéraient déterminants, le travail pouvait être vécu comme affirmation de soi. Dans le cadre de la société bourgeoise dominée par la valeur d’échange, face au capital, l’habileté étant transférée à la machine, le travailleur n’est plus que « porteur du travail en tant que tel », le travail « devient toujours davantage activité purement abstraite, purement mécanique, partant, indifférente, activité indifférente à sa forme particulière ; activité simplement formelle ou, ce qui revient au même, simplement matérielle, activité en général, indifférente à sa forme » (id.). La puissance de travail, « simple possibilité de l’activité qui pose de la valeur » n’accède à l’effectivité que dans sa mise en œuvre par le capital (I, p. 236), pour le travailleur lui-même la dimension purement quantitative de son travail, sa durée imposée, refoule à l’arrière-plan la nature concrète de son activité laborieuse. De cette réalité témoigne l’âpreté des luttes pour la limitation du temps de travail dans les fabriques anglaises, et auxquelles Marx consacrera d’amples développements dans Le Capital.
35 Les pages précédentes se sont efforcées de le montrer, les Grundrisse se révèlent ainsi globalement comme un moment particulièrement important du travail d’élaboration des principaux concepts marxiens.
36À la différence des Grundrisse qui commencent avec l’analyse de l’argent, la Contribution à la critique de l’économie politique17 prend son point de départ dans l’analyse de la marchandise. Partant « le double aspect de valeur d’usage et de valeur d’échange » de la marchandise se trouve souligné dès la deuxième phrase de l’ouvrage et la question du caractère double du travail se voit explicitée systématiquement dès la troisième page. En tant que valeurs d’usage les marchandises se différencient qualitativement à travers leurs propriétés physiques qui répondent à des besoins divers, en tant que valeurs d’échange elles se différencient seulement par les quantités de travail qui se trouvent matérialisées en elles. Mais pour être comparables ces valeurs d’échange doivent représenter « du travail égal non différencié, c’est-à-dire du travail dans lequel s’efface l’individualité des travailleurs. Le travail créateur de valeur est donc du travail général abstrait » (p. 9). Si la formation du concept de travail abstrait constitue un moment fondamental dans le développement de la critique marxienne de l’économie politique, la notion, quant à elle, est présente chez Hegel qui souligne la transformation de la nature du travail dans la société moderne18. Revenons à Marx qui parle également de travail uniforme, indifférencié, simple, moyen.
37Le temps de travail coagulé dans les marchandises est du « travail social », du « travail humain général » indifférent aux particularités des individus qui « apparaissent bien plutôt comme de simples organes du travail ». La réduction des différents travaux à un travail social, « un travail qui soit qualitativement le même et ne se différencie donc que quantitativement », où s’effacent les particularités individuelles « apparaît comme une abstraction, mais c’est une abstraction qui s’accomplit journellement dans le procès de production sociale » (p. 10). La valeur d’échange d’une marchandise donnée ne renvoie pas à une quantité de travail particulier mais à une fraction du travail social où interviennent travail simple et travail complexe (qui se résout « en travail simple à une puissance supérieure »). « Cette abstraction du travail humain général existe dans le travail moyen que peut accomplir tout individu moyen d’une société donnée, c’est une dépense productive de muscle, de nerf, de cerveau, etc., humains » (p. 10). Dans « une société donnée », donc dépense d’une capacité de travail selon des modalités historiquement et socialement définies par le niveau de développement économique et social de celle-là.
38Si la réduction du travail concret au travail abstrait s’impose dans le procès de production social même, la validation du travail particulier de l’individu comme travail général abstrait, travail social, ne devient effective que si son produit s’affirme en tant que marchandise échangeable : si « les marchandises doivent entrer dans le procès d’échange comme temps de travail général matérialisé […] d’autre part, la matérialisation du temps de travail des individus comme temps de travail général n’est elle-même que le résultat du procès d’échange » (p. 24). N’existent au départ que des travaux particuliers dont la réalité de travail social général demande à être confirmée : « le travail particulier de l’individu privé doit nécessairement, pour avoir un effet social, prendre la forme de son contraire immédiat, le travail général abstrait » (p. 44)19. Sa détermination, sa matérialisation, comme valeur d’usage étant donnée, la marchandise n’accède à sa détermination comme valeur d’échange qu’en prenant la forme de l’équivalent général, l’argent. En lui viennent disparaître toutes les particularités des différents travaux producteurs de marchandises, l’argent apparaît ainsi comme « mode d’existence du temps de travail général dans une valeur d’usage particulière » (p. 26), comme « forme d’existence immédiate de ce travail aliéné » (p. 33-34). Face à la matérialisation des travaux concrets dans la multiplicité des marchandises, le travail général, le temps de travail abstrait se matérialise dans une chose : la monnaie. De là cette forme par excellence du fétichisme, celle de l’argent : « Le fait qu’un rapport social de production se présente sous la forme d’un objet existant en dehors des individus et que les relations déterminées, dans lesquelles ceux-ci entrent dans le procès de production de leur vie sociale, se présentent comme des propriétés spécifiques d’un objet, c’est ce renversement, cette mystification non pas imaginaire, mais d’une prosaïque réalité, qui caractérise toutes les formes sociales du travail créateur de valeur d’échange. Dans l’argent elle apparaît seulement de manière plus frappante que dans la marchandise » (p. 27). La mystification n’est pas simple illusion, elle s’ancre dans les rapports sociaux des sociétés capitalistes où pour chacun l’accès à une fraction de la richesse passe normalement par l’argent.
39Ce travail général, abstrait, à travers la valeur des marchandises nécessaires à la reproduction de la puissance de travail s’avère évidemment au principe de la détermination de la valeur de cette dernière.
40L’interprétation de la distinction, travail abstrait/travail concret a suscité d’importantes controverses dont Tran Hai Hac propose en une cinquantaine de pages une présentation fort minutieuse20. Il résume brièvement son étude de la conception marxienne en disant que « le travail abstrait ne se définit pas que négativement par l’abstraction des formes utiles, mais encore positivement par sa représentation dans l’équivalent général. Bref, sous une forme matérielle, la valeur dissimule une réalité sociale, et dans cette double dimension, qui tombe et ne tombe pas sous les sens, réside la complexité de l’analyse de Marx »21. En revanche l’argumentation avancée par T. Hai Hac pour dénier au travail abstrait comme travail social le statut d’« abstraction réelle » (en évoquant comme repoussoir le supposé « appel à l’ontologie » qu’impliquerait cette catégorie) paraît assez peu convaincante, la volonté de rigueur conceptuelle incline quelque peu vers le formalisme scolastique. Puisque conformément à l’analyse marxienne, il peut dire que c’est « l’existence de rapports déterminés de production qui seule donne au travail social la forme travail abstrait », mais qu’il précise et souligne qu’il ne s’agit nullement de « l’existence dans la réalité de l’abstraction du travail », l’on peut s’interroger sur la consistance, autre que purement nominale, métaphysique, de ces rapports de production. Il pourrait sembler que l’on ait affaire ici à la mystifiante conscience philosophique, évoquée par Marx dans l’Introduction de 1857, « pour qui la pensée conceptuelle constitue l’homme réel et pour qui, par suite, seul le monde saisi dans le concept est en tant que tel le monde réel, le mouvement des catégories apparaît de ce fait comme l’acte de production du réel » (p. 35).
41Si le travail abstrait « n’est pas qu’un simple fait de pensée », un simple nom, et que son existence « comme forme sociale » se fonde dans les rapports capitalistes de production22, encore faut-il que le travail des individus que sont les agents soumis à ces rapports sociaux soit matériellement transformé, déterminé par ce procès d’abstraction, que la subsomption (réelle) du travail sous le capital, la détermination des procès de travail par le capital ne se réduisent pas à « un simple fait de pensée ».
42Quoi qu’il en soit, la pensée de Marx elle-même semble assez claire sur ce point, ses remarques ne prêtent guère à équivoque (« cette abstraction du travail en général n’est pas seulement le résultat dans la pensée d’une totalité concrète de travaux. L’indifférence à l’égard du travail déterminé correspond à une forme de société dans laquelle les individus passent avec facilité d’un travail à l’autre et où le genre déterminé de travail est pour eux contingent, donc indifférent. Là, le travail est devenu non seulement comme catégorie, mais dans la réalité même, un moyen de créer la richesse en général, et a cessé de ne faire qu’un en tant que détermination avec les individus au sein d’une particularité », Introduction de 1857, p. 39 ; « c’est une abstraction qui s’accomplit journellement dans le procès de production sociale […] En fait, le travail, qui est ainsi mesuré par le temps, n’apparaît pas comme le travail d’individus différents, mais les différents individus qui travaillent apparaissent bien plutôt comme de simples organes du travail », Contribution, p. 10). Le travail abstrait est ainsi pure dépense de force de travail mise en œuvre par des individus indifférenciés, « temps de travail général », le travail devenu abstrait « dans la réalité même » avec sa soumission au capital.
43Plus, T. Hai Hac cite lui-même un texte de la version française du Capital dépourvu de toute ambiguïté, évoquant le travail humain abstrait Marx précise : « Les catégories de l’économie bourgeoise sont des formes de l’intellect qui ont une vérité objective, en tant qu’elles reflètent des rapports sociaux réels, mais ces rapports n’appartiennent qu’à cette époque historique déterminée, où la production marchande est le mode de production social. Si donc nous envisageons d’autres formes de production, nous verrons disparaître aussitôt tout ce mysticisme qui obscurcit les produits du travail dans la période actuelle » (trad. Roy, p. 72). La continuité de la pensée de Marx sur cette question ne semble guère douteuse.
44Lorsque Marx évoque « l’indifférence à l’égard du travail déterminé », sa « contingence » pour les individus, – dans Le Capital il parlera « de dépense de force de travail humaine, indifférente à la forme dans laquelle elle est dépensée », (p. 43) – c’est qu’il estime que le procès d’abstraction propre au mode de production capitaliste affecte le travail dans son effectivité, dans sa réalité quotidienne. Si en tant qu’échangistes les agents sociaux rencontrent « le temps de travail abstrait dans la monnaie comme existant réellement en dehors et à côté de la multiplicité des temps de travail concret »23, en tant que travailleurs ils se trouvent d’abord confrontés, soumis, au travail abstrait dès leur entrée dans le procès de production. Pour autant que les concepts de rapports sociaux capitalistes et de travail abstrait prétendent à une valeur objective il faut bien qu’ils traduisent une réalité spécifique, une transformation réelle par rapport au mode de production antérieur, i.e. pour une part matérielle, des procès de travail, des pratiques laborieuses, des formes de l’échange, des formes d’existence quotidienne de ceux qui s’inscrivent dans ces rapports sociaux.
45S’il est évidemment loisible d’estimer que la conception matérialiste de la connaissance chez Marx laisse à désirer, la clarté de sa position ne prête guère à équivoque : « il ne faut jamais oublier, dans la marche des catégories, que le sujet, ici la société bourgeoise moderne, est donné aussi bien dans le cerveau que dans la réalité, que les catégories expriment donc des formes d’existence, des déterminations existentielles, souvent de simples aspects singuliers de cette société déterminée » (Introduction de 1857, p. 41).
46Dans le texte précédemment évoqué des Grundrisse consacré au travail abstrait, Marx oppose le travail des artisans et des compagnons « dont le caractère économique réside précisément dans la déterminité de leur travail et dans le rapport à un maître déterminé » à celui du travailleur industriel « absolument indifférent à la déterminité de son travail », simple « porteur du travail en tant que tel ». Alors que T. Hai Hac dénie « l’existence dans la réalité de l’abstraction du travail », Marx écrit : « Ce rapport économique – ce caractère dont le capitaliste et le travailleur, considérés comme les extrêmes d’un rapport de production, sont porteurs – est donc développé de façon d’autant plus pure et adéquate que le travail perd tout caractère d’art, que l’habileté technique particulière qu’il requiert devient toujours davantage quelque chose d’abstrait, d’indifférent et qu’il devient toujours davantage activité purement abstraite, purement mécanique […] activité indifférente à sa forme particulière ; activité simplement formelle ou, ce qui revient au même, simplement matérielle, activité en général » (I, p. 235). C’est bien d’un procès d’abstraction affectant le travail lui-même, la réalité du travail mis en œuvre par le capital, dont il s’agit24. Il y a à la fois un procès réel d’abstraction du travail dans sa matérialité et matérialisation, incarnation du travail abstrait dans une chose, l’argent.
47La réalité sociale n’existe qu’à travers les rapports, les divers procès pratiques où se trouvent engagés les agents sociaux, à travers leurs « formes d’existence », ce qui ne signifie pas pour autant que le travail abstrait comme concept relève du donné immédiat, de la simple observation, conformément à un empirisme ou un réalisme naïfs. À défaut de cette existence « dans la réalité même » du devenir abstrait de l’activité laborieuse, la notion de travail abstrait relèverait de la métaphysique25.
Le concept explicite
48Peu après la rédaction des Grundrisse Marx propose une formulation du concept de capacité, de puissance de travail débarrassée de toute incertitude. La question du rapport entre travail et puissance de travail n’intervient pas dans la Contribution, cela dans la mesure où le troisième chapitre ayant pour objet la transformation de l’argent en capital devait se trouver dans le volume suivant qui n’a pas paru. En revanche dans un manuscrit rédigé dans la deuxième moitié de 1858, un « fragment de la version primitive » de la Contribution, le texte dont nous disposons (quelques pages) porte en partie sur cette transformation, et concernant notre objet particulier, la pensée de Marx s’avère alors des plus nettes.
49Remarquons tout d’abord que les énoncés proprement marxiens interviennent à la suite d’un développement initial d’esprit typiquement hégélien où se manifeste le pouvoir de séduction que Hegel exerce encore sur Marx :
« La seule chose qui s’oppose au travail matérialisé, c’est le travail non objectif ; au travail objectivé s’oppose le travail subjectif. Ou encore, au travail passé (dans le temps), mais qui existe dans l’espace, s’oppose le travail vivant qui existe temporellement. Le travail non objectif (et qui n’est donc pas encore matérialisé), existant temporellement, ne peut exister que sous la forme de capacité, de possibilité, de faculté, de capacité de travail du sujet vivant. […] L’unique valeur d’usage qui puisse constituer l’opposé et le complément de l’argent en sa qualité de capital, c’est le travail et celui-ci existe en tant que capacité de travail, existant elle-même comme sujet. En sa qualité de capital, l’argent ne se rapporte qu’au non-capital, à la négation du capital, et c’est seulement par référence à celle-ci qu’il est capital. Le non-capital réel, c’est le travail lui-même » (p. 250-251).
50La prégnance de l’inspiration hégélienne s’avère marquée puisque Marx va jusqu’à parler de « la marchandise qui se trouve en opposition conceptuellement déterminée avec [le capital] : le travail » (p. 252). Mais soupçonnant les malentendus que peut induire un tel mode discursif, il ne manque pas de souligner un peu plus loin que « la forme dialectique de l’exposé n’est juste que lorsqu’elle connaît ses limites ».
51Ceci après avoir précisé que l’existence de travailleurs libres de vendre leur capacité de travail et n’ayant à vendre que cette seule capacité « est de toute évidence le résultat d’une longue évolution historique, le résumé de bien des bouleversements économiques et suppose le déclin d’autres modes de production (d’autres rapports de production) », que « L’existence du capital est le résultat d’un long procès historique qui a donné à la société sa structure économique » (p. 253). Ainsi en dépit du style, du mode d’exposition, il ne s’agit pas dans ces quelques pages restées à l’état de manuscrit, d’un simple jeu catégoriel (bien que la pente en ce sens soit forte) mais à travers le recours à une forme hégélienne de discours, de la présentation du rapport capital/travail résultant d’un « procès historique précis » que Marx se proposait d’étudier ultérieurement ainsi qu’il l’indique alors.
52Tribut étant payé à la forme dialectique proprement hégélienne de l’exposé, le concept de ce rapport se voit clairement explicité :
« La valeur d’usage contre laquelle l’argent, capital virtuel, peut s’échanger ne peut être que celle, de laquelle naît la valeur d’échange elle-même, à partir de laquelle elle s’engendre et s’accroît. Or c’est uniquement le travail. […] La condition pour que l’argent se transforme en capital est que le possesseur d’argent puisse échanger de l’argent contre la capacité de travail d’autrui, en tant que marchandise. […] il faut qu’il [l’ouvrier] n’ait plus à échanger son travail sous forme d’une autre marchandise, sous forme de travail matérialisé, mais que la seule marchandise qu’il ait à offrir, à vendre, soit précisément sa capacité de travail vivante […] Dans le cadre de cette circulation [simple], et à considérer l’échange capital-travail, tel qu’il existe en tant que simple rapport de circulation - il ne s’agit pas d’échange entre de l’argent et du travail, mais entre de l’argent et de la capacité de travail vivante. Valeur d’usage, la capacité de travail ne se réalise que dans l’activité laborieuse elle-même » (p. 252, 253, 254).
53Nulle ambiguïté ne subsiste, le travail n’est pas marchandise, l’ouvrier ne vend pas son travail mais la capacité de travail existant dans « son corps vivant », la seule propriété dont il est maître, dont il est « le libre propriétaire ». Si l’artisan peut être dit vendre son travail dans la mesure où à travers son produit c’est indirectement son travail qu’il vend, il n’en est pas de même de l’ouvrier. Celui-ci ne dispose pas des conditions objectives de son activité laborieuse, les conditions de matérialisation de son travail lui font face comme propriété d’autrui. Aussi cette activité laborieuse n’existe pas avant la mise en œuvre de la capacité, de la puissance de travail par le capital, elle ne saurait donc être vendue par le travailleur. Le possesseur d’argent acquiert une marchandise dont la valeur d’usage spécifique est la création de valeur d’échange à travers sa consommation. Présupposant la circulation simple (l’achat de la force de travail), le rapport capital/travail ne s’affirme que dans la consommation (l’effectuation du travail) de cette marchandise singulière au cours du procès de travail : « Le travail lui-même n’est pas plus du domaine du procès de circulation simple que [s’agissant d’une bouteille de vin] le boire. ».
54Bref, à la fin de 1858, au sein de la circulation simple, la nature singulière de l’échange capital/travail se trouve nettement, conceptuellement déterminée, ce à quoi n’étaient parvenus ni les économistes classiques, ni leurs critiques socialistes. La distinction entre capacité, puissance de travail et travail présente mais parfois hésitante dans les Grundrisse, est ainsi acquise, explicitée on ne peut plus clairement un peu avant que Marx n’entame la rédaction définitive de la Contribution, même si elle n’apparaît pas dans cette dernière.
55Des années qui séparent la parution de la Contribution de celle du Livre premier du Capital nous sont parvenus une masse de manuscrits économiques (vingt-trois cahiers rédigés entre août 1861 et juillet 1863), les cinq premiers auraient dû constituer la suite de la Contribution, les autres pour l’essentiel forment les Théories sur la plus-value.
56Dans les Manuscrits de 1861-1863 (Cahiers I à V)26 Marx reprend bien sûr ce qui a été acquis dès le Fragment de la version primitive de la Contribution. Ainsi précise-t-il que le travailleur est « obligé de mettre sur le marché sa puissance de travail elle-même comme marchandise […] parce que ce n’est plus sous la forme d’une autre marchandise, sous la forme de travail objectivé dans une autre valeur d’usage (de travail existant en-dehors de sa subjectivité) qu’il doit échanger son travail, mais que l’unique marchandise qu’il a à offrir, à vendre, est précisément sa puissance de travail vivante, présente dans sa qualité de corps vivant » (p. 43). Cette puissance de travail (la dunamis aristotélicienne étant explicitement évoquée), Marx en éclaire la nature en parlant de « capacité, disposition, potentialité incluse dans la corporéité vivante de l’ouvrier » (p. 58). Marx soulignant une fois de plus que l’existence de la puissance de travail en tant que marchandise, que « l’ouvrier libre » est « le résultat d’une évolution historique antérieure, le résumé de nombreux bouleversements économiques et il présuppose le déclin d’autres rapports sociaux de production et un développement déterminé des forces productives du travail social » (p. 44).
57Ceci étant, « les conditions objectives de la réalisation de sa puissance de travail, les conditions de l’objectivation de son travail » lui sont étrangères, lui font face comme propriété d’autrui. Partant, la force productive sociale née de la coopération des puissances de travail mise en œuvre à travers la division du travail apparaît aux ouvriers « comme une puissance extérieure, qui les domine et les englobe, et, en réalité, comme puissance et forme du capital lui-même, sous lequel ils sont individuellement subsumés et auquel appartient leur rapport social de production » (p. 290). Cette soumission du travail au capital se révélant « comme processus d’aliénation du travail, comme un processus qui le rend étranger à lui-même, comme mise en évidence des formes sociales du travail comme d’autant de puissances étrangères » (p. 328). La puissance productive du travail social apparaît aux membres de la société capitaliste comme puissance productive du capital.
58Le manuscrit insiste fort clairement sur l’acquis conceptuel constitué par la nette distinction entre puissance de travail et travail : en évoquant « le travail qui en tant que tel n’est pas une marchandise » (p. 60), en rappelant que « ce que l’ouvrier vend comme marchandise ce n’est pas son travail […] mais sa puissance de travail, avant qu’elle ait travaillé et se soit effectivement réalisée comme travail » (p. 118). Pour la marchandise puissance de travail, « sa valeur d’échange est égale comme celle de toute autre marchandise, au temps de travail incorporé dans sa propre existence réelle, dans son existence de puissance de travail » quand « sa valeur d’usage est le travail lui-même, i.e. précisément la substance qui pose la valeur d’échange » (p. 94). L’acheteur de la puissance de travail, le capital, s’approprie, consomme, sa valeur d’usage à travers le procès de production qu’il met en oeuvre.
59À partir de là Marx se trouve à même de préciser le point aveugle de l’économie politique classique en soulignant que Ricardo qui « ne fait pas de distinction entre la puissance de travail, marchandise que le travailleur vend, valeur d’usage qui a une valeur d’échange déterminée, et le travail, qui est simplement l’utilisation de cette puissance en acte, est par conséquent incapable […] de démontrer comment la survaleur peut apparaître, plus généralement il ne peut expliquer l’inégalité entre le quantum de travail que le capitaliste donne à l’ouvrier en tant que salaire et le quantum de travail objectivé » (p. 55). Cette incapacité à « concilier la survaleur et la loi d’équivalence » propre à la circulation simple affecte l’ensemble des économistes, mais elle n’épargne pas selon Marx les penseurs socialistes qui tout en s’appuyant sur la contradiction n’ont pas compris « la nature spécifique de cette marchandise qu’est la puissance de travail » (p. 97), n’ont pas compris la réalité singulière de l’échange qui a lieu entre le capitaliste et l’ouvrier.
60Si l’on trouve encore ici et là dans ces pages manuscrites les expressions, prix, vente du travail, il s’agit de facilités d’écriture qui, replacées dans l’ensemble du texte, ne prêtent à nulle équivoque27.
61Bien sûr dans ce troisième chapitre (Le capital en général) de ce qui aurait dû être la suite de la Contribution, Marx reprend ses analyses tôt acquises, et qui ne seront pas fondamentalement remises en cause, quant à la détermination du salaire. Celles-là ayant suscité de nombreuses critiques nous revenons sur ce point pour préciser nos remarques antérieures. Ainsi répète-t-il que « La valeur de la puissance de travail se résout donc en celles des moyens de subsistance requis pour que l’ouvrier se conserve comme ouvrier, vive et se perpétue comme ouvrier » (p. 50), la phrase précédente précisant que les coûts d’apprentissage se trouvent inclus « dans les moyens de subsistance qu’il faut à l’ouvrier pour faire de ses enfants, de ses remplaçants, de nouvelles puissances de travail ». Nous avons précédemment cité les passages des Grundrisse où Marx soulignait la détermination fondamentalement socio-historique des besoins auxquels devaient répondre les « moyens de subsistance », ce qui exclut que l’ouvrier soit condamné à un minimum physiologique comme pourrait le laisser entendre une lecture trop rapide de certaine formulation telle, « le salaire se résout uniquement en moyens de subsistance » (p. 124). Mais il est plus important de remarquer que, dans la définition ci-dessus l’évidence de la notion de moyens de subsistance offusque la deuxième partie de la phrase (« que l’ouvrier se conserve comme ouvrier, vive et se perpétue comme ouvrier ») qui constitue l’essentiel. Cette perpétuation de l’ouvrier comme ouvrier signifiant que « dans l’ensemble l’ouvrier salarié ne sort du procès que comme il y entré » (p. 123), i.e. que même si les besoins socialement reconnus comme nécessaires à la reproduction de la puissance de travail excèdent largement la simple reproduction physiologique, une fois ces besoins satisfaits l’ouvrier se trouve de nouveau dans l’obligation de renouveler la vente de sa puissance de travail. En reproduisant le capital l’ouvrier reproduit sa soumission au capital.
62Marx estime par ailleurs qu’en raison du développement de la productivité impulsé par le capital sous l’effet de sa quête de profit, le travail nécessaire à la reproduction de la puissance de travail va tendre à baisser (la valeur des subsistances diminuant) au profit du surtravail. Le salaire va donc baisser relativement à la survaleur, mais cela ne signifie pas nécessairement que la situation concrète du travailleur empire, puisqu’il est possible qu’en dépit de la diminution de la valeur de la puissance de travail celle-ci corresponde, étant donné les progrès de la productivité, à un accroissement en termes de valeurs d’usage : « la valeur de la puissance de travail pourrait baisser continuellement et avec elle, par conséquent, la valeur du salaire moyen, cependant que la sphère des moyens de subsistance et donc des jouissances de la vie de l’ouvrier s’étendrait continuellement » (p. 255). Toutefois la poursuite de l’augmentation du surtravail ne va pas sans obstacle : « l’histoire de l’industrie moderne nous enseigne que les exigences effrénées du capital ne peuvent jamais être tenues en bride par les efforts isolés d’un ouvrier, mais que la lutte a dû commencer par prendre la forme d’une lutte de classes, et par là provoquer l’intervention de la puissance étatique » (p. 189). Même si le niveau « normal » des subsistances nécessaires pour la reproduction des travailleurs se trouve déterminé par l’état de développement de la société, Marx ne néglige pas le rôle des luttes ouvrières quant à la fixation de la durée du travail et du montant du salaire, face aux exigences du capital.
63Néanmoins en ce point se situe aussi la limite de l’analyse, ou plutôt des anticipations de Marx, il n’a pas envisagé que le développement de la puissance du mouvement ouvrier, de ses luttes, soit à même de contrebattre avec succès durant d’assez longues périodes la tendance du capital à restreindre la part du travail nécessaire, voire de faire évoluer partiellement le rapport salaire/profit en sa faveur. Certains passages dans ses textes, si on les prend de façon isolée, semblent accorder « une domination pratiquement complète du capital sur le travail »28, se pose ainsi selon P. Dardot et C. Laval la question de l’articulation entre la logique, les lois du système de production capitaliste et l’efficace de la lutte des classes, entre le mouvement de reproduction du capital et les possibilités de son dépassement. Mais il s’agit là de tensions entre deux perspectives, deux dimensions de l’analyse de la réalité économique et sociale, ce qui est bien différent du déterminisme rigide, de l’économisme un peu trop facilement imputés à Marx en s’attachant à certaines formulations rapides, à certains textes en eux-mêmes des plus contestables si on les considère isolément, au détriment de la prise en compte de l’ensemble de sa pensée29.
64L’exposé fait par Marx en juin 1865 lors de deux séances du Conseil général de la Première Internationale, exposé publié après sa mort sous le titre, Salaire, prix et profit, ne se situe pas évidemment sur le même plan que ses développements théoriques. À ses auditeurs il ne manque pas d’expliciter la proposition fondamentale :
« Vous êtes tous absolument persuadés que ce que vous vendez journellement, c’est votre travail, que, par conséquent, le travail a un prix […] Et pourtant il n’existe rien du genre de la valeur du travail au sens ordinaire du mot. […] Ce que l’ouvrier vend, ce n’est pas directement son travail, mais sa force de travail dont il cède au capitaliste la disposition momentanée » (p. 90)30.
65Mais il distingue (de façon assez schématique si l’on compare aux remarques des Grundrisse) deux éléments constitutifs de la valeur de la force de travail : un élément « purement physiologique », envisagé ici indépendamment de toute détermination socio-historique, et un élément « historique ou social », « un standard de vie traditionnel » propre à chaque pays (p. 106). Par ailleurs il reprend la perspective ci-dessus évoquée quant à l’évolution des salaires : « La tendance générale de la production capitaliste n’est pas d’élever le salaire normal moyen, mais de l’abaisser ». Ceci tout en insistant sur la nécessité des luttes quotidiennes de la classe ouvrière contre le capital, sans lesquelles « elle se priverait de la possibilité d’entreprendre tel ou tel mouvement de plus grande envergure ». Marx ne manque pas de préciser (l’on retrouve la limite précédemment évoquée) que les ouvriers « ne doivent pas oublier qu’ils luttent contre les effets et non contre les causes de ses effets, qu’il ne peuvent que retenir le mouvement descendant, mais non en changer la direction » (p. 110). Il leur faut donc avoir pour objectif véritable, l’abolition du salariat. Toujours est-il qu’en dépit des limites de l’action des trade-unions Marx leur accorde « une importance suprême en tant que moyens d’organisation de la classe ouvrière pour sa lutte contre la bourgeoisie »31. De même dans quelques pages issues d’un manuscrit préparatoire au Livre I du Capital, il souligne l’importance des trade-unions dans le renforcement de la position des travailleurs face au capital, ces unions doivent leur permettre d’obtenir le paiement de la capacité de travail à sa valeur alors que les capitalistes s’efforcent d’accroître autant qu’ils le peuvent la survaleur32.
66Dans Misère de la philosophie déjà il dénonçait l’inconsistance des propos de Proudhon qui prétendait montrer l’inutilité, voire la nocivité des coalitions ouvrières et des grèves en avançant de prétendus arguments économiques. Si l’objectif initial de ces coalitions est, en dépassant la concurrence entre travailleurs face aux capitalistes, d’assurer « le maintien des salaires », Marx n’y voit qu’un premier moment dans la lutte de la classe laborieuse, étant entendu qu’« Il n’y a jamais de mouvement politique qui ne soit social en même temps » (p. 177-179). Mais l’on peut faire remonter à 1844 cette ferme prise de position en faveur des luttes du prolétariat. Dans un article paru en août dans le Vorwärts, Marx soulignait déjà l’importance des luttes des tisserands de Silésie, alors il y « défendait avec véhémence le prolétariat allemand contre les plaisanteries faciles de Ruge qui lui déniait la capacité de s’instruire et par-là même de s’émanciper »33.
67À l’occasion de ses explications concernant le concept de force de travail devant le Conseil général de la Première Internationale, Marx dénonce dans la « revendication de l’égalité des salaires » le produit d’un « radicalisme faux et superficiel ». Réaffirmant pour ce faire une analyse déjà ancienne :
« Sous le régime du salariat, la valeur de la force de travail se détermine comme celle de toute autre marchandise. Et comme les différentes sortes de travail ont des valeurs différentes, c’est-à-dire nécessitent pour leur production des quantités de travail différentes, elles doivent nécessairement avoir des prix différents sur le marché du travail. Réclamer une rémunération égale ou même équitable sous le régime du salariat équivaut à réclamer la liberté sous le régime de l’esclavage » (p. 91).
68La considération du niveau de qualification de la force de travail comme étant l’un des facteurs déterminants de sa valeur a suscité diverses critiques. Parmi les plus récentes nous retiendrons d’abord celle de Jacques Bidet34, mais plus globalement c’est la détermination de la nature de la valeur de la force de travail elle-même qui se trouve en cause. Faute d’une formulation théorique satisfaisante, chez Marx, du rôle de l’affrontement des classes, des luttes des différentes fractions des salariés, pour obtenir satisfaction quant à la détermination des prix des différentes sortes de travail, cette question donnerait prise à l’interprétation comptable, économiste, quant à la détermination de la force de travail complexe. L’argument central de J. Bidet réside dans la dénonciation d’une « confusion entre le concept de la production de la force de travail et celui de la production des moyens de production. Pour ceux-ci, il s’agit d’un procès, antérieur à leur existence comme marchandise, qui cristallise en eux un temps de travail. Leur production c’est leur genèse. Pour la force de travail, sa production consiste en sa reconstitution individuelle et collective ». Faute d’entrevoir le ressort décisif de l’argument de l’auteur de Que faire du « Capital » ? commençons par une remarque triviale, la « reconstitution » de la force de travail suppose à tout le moins un procès de constitution antérieur. Plus fondamentalement, que pour la force de travail (« marchandise spécifique »), la cristallisation du temps de travail se fasse selon Marx de façon indirecte (à travers les marchandises et les services consommés par les travailleurs)35 ne nous paraît pas particulièrement incohérent. Ceci étant dit, la considération « qu’un surcroît de valeur se fixe dans la force de travail spécialement formée » en raison des coûts sociaux de cette formation, se voit tout simplement déclarée être selon Bidet une « explication irrationnelle fondée sur une métaphore de type machine ». À supposer l’argument démonstratif, il vaut non seulement pour les frais de formation professionnelle mais pour l’ensemble des frais de subsistance de la force de travail, l’idée d’une valeur déterminée (au niveau économique) de la force de travail perd ainsi toute signification.
69Restons dans l’espace évoqué par Bidet, il nous semble que dans la logique du capital, le montant des salaires et le prix des machines apparaissent semblablement comme un coût au sein du procès de valorisation, et que ce soit cette logique qui fasse de la force de travail soumise au capital une marchandise. Lorsque le rapport de forces leur est favorable les luttes des travailleurs peuvent dans une mesure plus ou moins grande contrebattre la logique (l’accroissement de la survaleur) qui réduit la force de travail à n’être qu’une marchandise.
70La nouvelle théorisation proposée par Bidet nous conduit à la conclusion que : « Les diverses catégories de salariés possèdent des ‟standards de vie” différents qui s’expliquent en dernier ressort par les circonstances particulières de leur affrontement au capital […] Au sein de ce ‟standard”, la formation n’occupe pas de position théoriquement privilégiée ». Bidet empruntant à Marx la notion de standard de vie, l’on peut le créditer d’une insistance légitime sur le rôle des luttes sociales et politiques dans la détermination des différents standards selon les catégories de travailleurs, et donc dans la hiérarchie des salaires. Plus globalement il souligne à juste titre la nature particulière de la marchandise force de travail pour laquelle les luttes quant à son prix, en faisant évoluer la nature des besoins reconnus comme nécessaires, réagissent sur la détermination de sa valeur. Mais par ailleurs il semble difficile, « voire inconséquent », selon ses propre termes mais appliqués à Marx, de considérer que « le développement du capitalisme exige que certains travailleurs soient plus qualifiés », les procès de travail supposant la combinaison de forces de travail plus ou moins complexes au sein « du travailleur global », et de soutenir conjointement qu’il n’y a « pas de ‟fondement” à la hiérarchie des salaires, si ce n’est la lutte de classe et la variété de ses ‟circonstances” ». Le politicisme se substituant simplement à l’économisme.
71Dans un ouvrage paru récemment J.-M. Harribey revient lui aussi sur ces questions. Chez Marx, il voit deux conceptions quant à la détermination de la valeur de la force de travail : d’après l’une « le salaire est déterminé par la quantité de marchandises dont le salarié a besoin pour se maintenir en vie et se reproduire », d’après l’autre « le salaire est le résultat d’un rapport de forces entre capitalistes et salariés »36. Il oppose ainsi de façon dichotomique « salaire-panier et salaire-lutte de classes » comme s’il s’agissait de déterminations radicalement étrangères l’une à l’autre, quand la prise en compte de l’histoire des sociétés capitalistes montre la nécessité de saisir les articulations variables de ces deux dimensions (économie et politique) indissociables quant à la fixation de la valeur de la force de travail (ce que permet d’ailleurs l’explicitation par J. Bidet de la dialectique prix/valeur sous l’effet des luttes sociales). Articulations qui se spécifient d’autre part suivant les différentes catégories de travailleurs, selon leurs positions au sein des rapports de classes dans la période étudiée. Il est vrai que les considérations de Marx à ce sujet, dispersées dans les textes, souvent schématiques et unilatérales, ne le conduisent pas à une élaboration systématique, satisfaisante.
72Ces analyses de J. Bidet et J.-M. Harribey constituent l’un des aboutissements d’un assez vaste débat qui s’est déroulé au cours des années soixante-dix et au début des années quatre-vingts sur la consistance de l’élaboration marxienne (parmi les nombreux participants donnons seulement quelques noms : B. Lautier et R. Tortajada, C. Benetti et J. Cartelier, G. Dostaler…). Ces auteurs, la plupart initialement d’inspiration marxiste, s’appuyant sur des imprécisions ou des incertitudes dans les textes marxiens de la maturité, arguant du naturalisme qui pèserait encore sur l’auteur du Capital et d’une rupture incomplète par rapport au discours de l’économie classique, animés par une ambition de rigueur et de pureté théoriques ont soumis à la question les concepts marxistes fondamentaux. Dans ce cadre, outre ceux de valeur et de prix de production, le concept de force de travail constituait naturellement un objet majeur.
73C’est l’ouvrage déjà évoqué de T. Hai Hac, Relire « Le Capital », qui expose le plus clairement le problème de fond soulevé par ces divers interprètes de Marx, quant à la nature de la force de travail. Se trouve mise en question la lecture traditionnelle selon laquelle la force de travail dans les sociétés capitalistes est marchandise (position sans cesse réitérée par Marx), ce que l’auteur appelle le « marxisme standard », où l’analyse marxiste ne se distinguerait plus de l’économie politique, l’entreprise critique de Marx étant ici, à son avis, défaillante. Selon T. Hai Hac la force de travail ne peut être considérée comme une marchandise, en effet : « L’activité qu’effectue le travailleur dans sa reproduction est directement utile sous ses formes concrètes et ne donne pas lieu à un procès de travail abstrait. Elle n’engendre pas de valeur nouvelle qui viendrait s’ajouter à celle créée dans la production des marchandises [que consomme le travailleur]. […] la valeur d’échange de la force de travail n’est pas déterminée, comme celle de toute marchandise, par le travail nécessaire à sa production, mais par le seul travail nécessaire à la production des marchandises entrant dans [sa] reproduction […] Or si le procès de reproduction de la force de travail ne produit pas de valeur, il ne saurait exister de valeur à proprement parler de la force de travail laquelle, par conséquent, n’est pas une marchandise proprement dite »37.
74Remarquons, et là se situe l’essentiel, que si la reproduction de la force de travail (consommation de marchandises et de services, travail domestique) « ne donne pas lieu à un procès de travail abstrait » dans la mesure où elle s’effectue hors du procès de valorisation du capital, cette extériorité n’empêche nullement la force de travail d’être intégrée au procès de production en tant que marchandise, d’être soumise à la logique du capital.
75Toujours est-il que d’après T. Hai Hac, comme la terre, par exemple, la force de travail fait partie des choses qui peuvent avoir un prix sans avoir de valeur, il faut donc considérer qu’elle « n’est pas une marchandise dans la mesure où elle n’a que la forme marchandise ». L’auteur parle alors de « marchandise imaginaire, fictive ou encore d’une pseudo-marchandise ». Dans le rapport d’échange entre le travailleur et le propriétaire du capital, la force de travail ne fait que prendre la forme de marchandise. La conception de la force de travail comme marchandise relèverait d’une appréhension objectiviste, économiste du capitalisme.
76Parmi les textes de Marx un bon nombre soulignent fortement et étudient le rôle des luttes ouvrières dans la fixation de la durée du travail et du montant des salaires. Partant il serait possible de récuser l’appréhension de la force de travail comme marchandise au profit d’une perspective où « la valeur d’échange de la force de travail se trouve déterminée ‟avant tout” de façon relative par son rapport à la survaleur […] sa détermination renvoie fondamentalement à la partition de la valeur nouvelle créée par le travail social en travail nécessaire et surtravail, autrement dit, au rapport capitaliste d’exploitation »38. Le prix de la force de travail ne se fonde pas sur une valeur prétendue mais dépend fondamentalement d’un rapport de classe. Entre des limites à la baisse et à la hausse du niveau des salaires au-delà desquelles d’un côté le travail et de l’autre le capital, ne peuvent se reproduire, « la lutte des classes décide de la partition de la valeur ajoutée »39. Les luttes des travailleurs pouvant enfin conduire à ce que « la norme salariale, tout comme la journée normale de travail, dépende de déterminants institutionnels et étatiques »40, i.e. de l’intervention du pouvoir politique à travers la loi. Cette conception exclusivement politique de la force de travail s’oppose directement aux dizaines d’occurrences où Marx la définit en tant que marchandise. Ceci étant, son œuvre n’ayant rien à voir avec les textes sacrés mais relevant d’une visée scientifique, elle ne peut qu’être soumise à rectifications. Encore faut-il si l’on maintient sa pertinence globale quant à la compréhension du mode de production capitaliste que les corrections ou développements envisagés ne ruinent pas tout simplement la cohérence de ses analyses essentielles41. Ce qui semble bien être le cas ici, le concept de la marchandise force de travail et celui de survaleur étant indissociables. Deux concepts qui constituent la base à partir de laquelle se développe toute l’analyse marxienne du mode de production capitaliste.
77C’est Marx lui-même qui évoque dans les Manuscrits de 1861-1863 « cette marchandise spécifiquement différente de toutes les autres marchandises » (p. 43), et de même les Théories sur la plus-value soulignent la nature particulière de la marchandise force de travail :
« On peut diviser en deux grands groupes le monde des ‟marchandises”. En premier lieu la puissance de travail - en second lieu les marchandises qui se distinguent de la puissance de travail » (I, p. 179)42.
78Marchandise singulière à plusieurs titres : sa reproduction a lieu en marge du procès de valorisation du capital, elle est créatrice de valeur d’échange, sa valeur d’échange relève d’une double détermination. Ainsi le problème véritable réside dans l’articulation de cette double détermination, des deux dimensions, économique et politique, de cette marchandise singulière, même si certains énoncés trop rapides, unilatéraux de Marx (où le rôle de la lutte des classes dans la détermination du niveau des salaires n’est pas évoqué), peuvent servir de faciles repoussoirs au profit d’une conception politiciste. Celle-ci bénéficiant à bon compte des attraits d’une apparente radicalité.
79Mais de cette vision unilatéralement politique, T. Hai Hac ne masque pas le possible développement logique : « À partir du moment où la force de travail n’est plus marchandise, le concept de survaleur, définie comme valeur différentielle, perd sa pertinence. Le concept de force de travail lui-même n’est plus nécessaire pour rendre compte du salariat. Devenu à son tour non-significatif, le concept d’exploitation s’efface devant celui de rapport salarial, défini comme rapport de soumission de nature monétaire et, plus généralement étatique »43. La distinction des deux moments de l’échange entre capital et travail (circulation simple et procès de production, « deux moments distincts dans leur essence ») explicitée par Marx n’a plus lieu d’être. La force de travail n’étant pas marchandise, s’évanouit bien sûr la distinction entre sa valeur et sa valeur d’usage spécifique en tant que créatrice de valeur nouvelle. La survaleur est renvoyée au royaume des rêveries métaphysiques.
80Valeur-travail, survaleur, exploitation, ces grossières vieilleries évacuées n’empêchent nullement d’évoquer Marx pour bénéficier à bon compte de son aura critique44, mais la pente s’avère forte qui conduit à de resplendissantes platitudes : ainsi nous dit-on, de la récusation de l’exploitation au sens marxiste du terme « il ne suit nullement qu’il faille déserter le champ de la polémique monétaire et du conflit de répartition ! Il y a des luttes pour la distribution de l’argent » ; partant, nous pouvons conclure que de la Rome antique aux sociétés capitalistes développées, c’est toujours la même histoire, « le choc des joyeux qui ne veulent rien changer, ou qui veulent plus du même, et des mécontents qui veulent autre chose »45. La singularité du mode de production capitaliste s’est bien sûr évaporée.
81Même si l’écriture de Marx, comme celle de la plupart des auteurs, ne se situe pas toujours au même niveau de rigueur, d’exigence théorique (d’où parfois ses formulations schématiques), envisagés globalement ses concepts et ses analyses relèvent d’une appréhension dialectique de la réalité sociale propre à saisir les tensions et les contradictions qui traversent les formations sociales capitalistes, ici les rapports entre économie et politique, bien loin des faciles et trompeuses clartés de la pensée dichotomique. Notons en outre, que par-delà les réflexions théoriques, le développement des sociétés capitalistes contemporaines vient rappeler la nature fondamentalement marchande de la force de travail. S’appuyant sur un rapport de forces social, politique et idéologique qui lui est relativement favorable le capital se propose aujourd’hui de grignoter la partie socialisée du salaire (acquise par les luttes sociales) pour tendre vers sa détermination purement marchande, comme l’avait compris Marx il s’agit là d’un point de gravitation inhérent à la logique du capital. Avec l’entreprise néolibérale de destruction du droit du travail, des réglementations imposées par les luttes sociales et politiques, il s’agit de revenir à une relation si possible purement contractuelle entre deux échangistes (libres et égaux), le travailleur et le représentant du capital, de s’affranchir des limites juridiques qui encadrent la situation de subordination propre au salariat. Alain Supiot remarque que la flexibilisation « a été étendue aux contrats individuels de travail par des réformes récentes qui permettent de recourir à des accords d’entreprise pour baisser les salaires ou imposer une mobilité géographique. Se dessine ainsi un nouveau type de lien de droit qui, à la différence du contrat, n’a pas pour objet une quantité de travail, mesurée en temps et en argent, mais la personne même du travailleur. Sa réactivité et sa flexibilité étant incompatibles avec la force obligatoire du contrat, il est inévitable de le priver d’une partie de ses attributs de contractant »46. Le chômage de masse et l’effritement des contre-forces ouvrières autorisent une évolution des rapports employeurs / salariés telle que la nature fondamentalement marchande de la force de travail acquiert une visibilité certaine, ce qui rend quelque peu incongru de parler à son propos de « marchandise fictive ».
82Après ces remarques, revenons aux textes de Marx eux-mêmes. Dans Le Chapitre VI, finalement non intégré au livre I du Capital, qui traite des « Résultats du procès de production immédiat », le rapport entre travail et capital se trouve bien sûr au centre du propos de Marx qui approfondit ses analyses antérieures. L’absorption du travail vivant par les moyens de production qui lui font face apparaît comme puissance du capital. « En tant qu’effort, dépense de force vitale, le travail est l’activité personnelle du travailleur. Mais en tant qu’il crée de la valeur, en tant qu’il est impliqué dans le procès de son objectalisation, le travail du travailleur, dès qu’il entre dans le procès de production, est lui-même un mode d’existence de la valeur du capital, il lui est incorporé. Cette force qui conserve de la valeur et en crée de nouvelles est donc la force du capital et ce procès apparaît comme le procès de son autovalorisation, et plus encore de l’appauvrissement du travailleur qui, en même temps qu’il crée de la valeur, la crée comme une valeur qui lui est étrangère » (p. 129). Un rapport social, le rapport de domination-subordination salarial disparaît derrière l’apparente puissance créatrice de la richesse par le capital, lui-même appréhendé comme une chose, les valeurs d’usage constitutives des moyens de production47. La coopération imposée par la division du travail, la force productive sociale du travail se donne comme une propriété du capital. Le travail n’est plus alors qu’un instrument utilisé par les moyens de production48, s’impose ainsi le procès d’aliénation du travail (p. 132). Déjà évoquée dans la Contribution (p. 13-14), la fétichisation des rapports sociaux au sein du mode production capitaliste, l’est de nouveau au cours du Chapitre VI : « Le capital n’est pas une chose, pas plus que l’argent n’est une chose. Dans le capital comme dans l’argent, des rapports sociaux de production entre personnes se présentent comme des rapports entre des choses et des personnes, ou encore des relations sociales déterminées apparaissent comme des propriétés naturelles sociales de choses » (p. 159). L’on sait que la théorie du fétichisme se trouvera développée dans Le Capital.
83Si Marx reconnaît à l’économie classique le mérite d’avoir montré que le procès de production se déploie à travers la combinaison du travail vivant et du travail objectalisé, matérialisé, il dénonce l’effacement par les économistes du procès de production derrière l’échange entre capital variable et capacité de travail, lequel a lieu selon la règle d’échange de valeurs équivalentes. Pour n’avoir pas su voir que cet échange n’était que « l’amorce du procès de production », les économistes n’ont pas compris que contre le travail objectalisé dans la force de travail les capitalistes obtiennent une quantité supérieure de travail vivant. Ainsi ils ont « confondu l’échange d’un quantum déterminé de travail objectalisé contre la capacité de travail dans le procès de circulation avec l’absorption du travail vivant, dans le procès de production, par le travail objectalisé présent sous la forme des moyens de production. Ils confondent le procès d’échange entre capital variable et capacité de travail avec le procès d’absorption du travail vivant par le capital constant » (p. 166). S’attachant au mouvement d’échange, à la circulation ils méconnaissent fondamentalement ce qui se passe dans le procès de production, le deuxième moment du rapport capital/travail, l’appropriation effective du travail49. En concentrant leurs analyses sur le rapport d’achat et de vente qui se déroule entre le capital et l’ouvrier, les économistes en restent à « l’apparence trompeuse d’une transaction, d’un contrat passé entre des possesseurs de marchandises de droits égaux qui se font face avec la même liberté » (p. 249). Le rapport salarial est assimilé au rapport marchand ordinaire. Ce faisant malgré leurs ambitions scientifiques ils reprennent pour l’essentiel les représentations des capitalistes issues de leur pratique quotidienne.
84Le Chapitre VI consacre d’importants développements à la distinction de ce que Marx appelle la subsomption formelle et la subsomption réelle du travail sous le capital. La première renvoie à un premier moment de la soumission-subordination des travailleurs par le capital, celle-ci ayant lieu sur « la base d’un procès de travail préexistant », le capital regroupant et exerçant son commandement sur des forces de travail qui continuent à s’acquitter de leur tâche selon des modes de travail traditionnels. La subsomption formelle ne s’accompagnant pas d’un bouleversement du procès de production effectif, le propriétaire du capital ne peut accroître la survaleur produite par rapport au travail nécessaire à la reproduction de la force de travail que par l’allongement de la durée du travail ou l’augmentation de son intensité. Avec la subsomption réelle « la configuration tout entière du mode de production change et émerge un mode de production spécifiquement capitaliste » (p. 186), le procès de travail concret est révolutionné, la coopération et la division du travail à l’intérieur de l’atelier sont organisées par le capital, grâce à « la mise en œuvre de la machinerie », en recourant aux applications des sciences de la nature. L’accroissement de la productivité ainsi obtenu permet de réduire le temps de travail nécessaire à la reproduction de la force de travail et donc d’augmenter la part de la survaleur dans le temps de travail total, si les travailleurs ne parviennent pas à s’opposer aux exigences du capital. Ainsi : « De même qu’on peut considérer la production de la survaleur absolue comme l’expression matérielle de la subsomption formelle du travail sous le capital, on peut tout autant considérer la production de la survaleur relative comme celle de la subsomption réelle du travail sous le capital » (p. 188). En passant de l’un à l’autre mode, avec la combinaison des forces de travail sous l’autorité directe du capital, avec l’intervention des machines et de la science, la puissance productive du travail tend d’autant plus à apparaître comme puissance productive du capital, « la mystification fondamentale inhérente au rapport capitaliste » (p. 187) se voit encore renforcée.
85Concernant Le Chapitre VI, il convient de remarquer qu’à côté du terme Arbeitsvermögen (puissance, capacité de travail) apparaît celui de Arbeitskraft (force de travail). Marx semble alors les considérer comme équivalents, mais dans Le Capital le second aura presque totalement éliminé le premier, substitution langagière qui de l’avis de plusieurs commentateurs répondrait à une certaine inflexion de sa pensée. Nous envisageons cette question un peu plus loin.
Le Capital
86Venant après les analyses ayant trait à la transformation de l’argent en capital et les développements approfondis consacrés à la survaleur (quatre cents pages), i.e. aux modes de consommation de la force de travail par le capital, la sixième section du livre I intitulée « Le salaire » peut se permettre une relative brièveté (trente pages). S’agissant de la production de la survaleur absolue Marx analyse de façon fort détaillée les procédés mis en œuvre par les employeurs pour prolonger la journée de travail et satisfaire leur « fringale de surtravail », la signification de la législation de fabrique, les luttes des ouvriers pour imposer le respect de la limitation légale du temps de travail. Les pages ayant pour objet la production de la survaleur relative, caractéristique du mode de production capitaliste, envisagent les bouleversements du procès de production engendrés par le passage de la manufacture à la grande industrie (travail des femmes et des enfants, intensification du travail), la transformation des procès de travail et des formes de l’exploitation des ouvriers suscitée par l’essor du machinisme et de la division du travail.
87Les premiers mots de cette sixième section, « À la surface de la société bourgeoise, le salaire de l’ouvrier apparaît comme prix du travail… », suffisent alors à indiquer l’espace qu’il lui revient d’investir, l’apparence dont il convient de dénoncer le caractère trompeur. Les mécanismes d’extraction de la survaleur ayant été largement explicités au cours des quatre cents pages qui précèdent, il apparaît clairement que, « La forme salaire efface […] toute trace de la division de la journée de travail en travail nécessaire et surtravail, en travail payé et travail non payé. La totalité du travail apparaît comme du travail payé » (p. 604). Le discours de l’économie politique qui se contente de reprendre le sens commun et « les représentations juridiques » partagées par le travailleur et le capitaliste, se voient radicalement récusés. Les incertitudes de l’exposé qui affectaient encore les Grundrisse sont dépassées.
88Le travail ne saurait être une marchandise, « En réalité ce qui, sur le marché des marchandises, vient se présenter directement face au possesseur d’argent, ce n’est pas le travail, mais le travailleur. Ce que ce dernier vend, c’est sa force de travail. Dès l’instant où son travail commence réellement, il a déjà cessé de lui appartenir, et donc ne peut plus être vendu par lui. Le travail est la substance et la mesure immanente de la valeur, mais lui-même n’a pas de valeur » (p. 601).
89Aussi Marx peut-il dénoncer dans l’expression « valeur du travail », « une expression imaginaire comme valeur de la terre », « une expression irrationnelle pour désigner la valeur de la force de travail » (p. 604)50. À l’encontre de l’économie vulgaire il considère que, « Parler du ‟prix du travail” est chose aussi irrationnelle qu’un logarithme jaune »51. Remarquons toutefois que Marx lui-même, dans Le Capital, s’il ne parle bien sûr jamais de « valeur du travail » utilise parfois l’expression « prix du travail » ; ayant sans équivoque fortement souligné son inconsistance théorique (à travers ses longs développements consacrés à la survaleur absolue et relative), il considère probablement que son utilisation alors tout en se conformant à l’usage courant et en allégeant le discours ne risque plus d’induire ses lecteurs en erreur.
90Expressions imaginaires, irrationnelles, valeur et prix du travail, ne sont pas toutefois de pures fantasmagories, elles ont « leur source dans les rapports de production proprement dits. Ce sont des catégories correspondant à des formes phénoménales de rapports essentiels » (p. 601). Dans le procès de circulation, l’échange entre capital et travail, nous dit Marx, se présente « à la perception exactement de la même manière que l’achat et la vente de n’importe quelle autre marchandise », l’argent règle l’échange. De plus, « comme la valeur d’échange et la valeur d’usage sont en soi des grandeurs incommensurables », les notions de valeur ou de prix du travail apparaissent donc, dans la vie courante, aussi justifiées que celles de valeur ou de prix du coton par exemple. Par ailleurs le salaire étant versé après que la valeur d’usage de la force de travail (le travail effectif) ait été consommée par le capital, il semble que ce soit l’ensemble du travail réalisé qui donne lieu à paiement. La conscience ordinaire enregistre ce qui se donne à voir, la mise en œuvre « d’un travail utile déterminé » et non la dépense d’une quantité de travail abstrait. Qui plus est, le salaire suit « les variations de la longueur de la journée de travail », ce qui vient encore renforcer l’évidence issue de la vie quotidienne à laquelle les économistes empruntent la notion de prix du travail52. La forme salaire se trouve ainsi au fondement d’un ensemble fondamental de représentations constitutives de l’idéologie dominante bien au-delà du seul domaine de l’économie. « C’est sur cette forme phénoménale qui rend invisible le rapport réel et qui en montre même rigoureusement le contraire que repose l’ensemble des représentations juridiques du travailleur aussi bien que du capitaliste, toutes les mystifications du mode de production capitaliste, toutes ses illusions de liberté, toutes les sornettes apologétiques de l’économie vulgaire » (p. 605). Dans la société capitaliste n’entrent apparemment en rapport que des individus libres et égaux.
91Nous avons précédemment parlé de l’effacement dans Le Capital du vocable « puissance de travail » (Arbeitsvermögen) au profit de « force de travail » (Arbeitskraft), le choix des mots n’étant pas dépourvu de signification (surtout dans un texte théorique et de plus s’agissant d’un concept marxien fondamental) l’on peut logiquement supposer que cette modification correspond à une inflexion de la pensée de Marx. Jean-Pierre Lefebvre responsable entre autres de la traduction des Grundrisse et de celle de la quatrième édition du Capital parle de notion plus « ergonénergétique ». Il semblerait bien qu’à l’arrière-plan d’esprit aristotélicien discernable derrière la notion de puissance de travail se surimpose avec celle de force de travail un arrière-plan énergétiste, Marx n’ayant sans doute, pas plus qu’Engels, été indifférent au nouveau matérialisme scientifique qui se dessinait au milieu du siècle. Michel Vadée remarque qu’« On pourrait assimiler le travail vivant, ou travail en acte, à l’énergie cinétique (l’énergie du corps en mouvement) et la force de travail à l’énergie potentielle (la réserve énergétique du corps au repos) »53.
92Toutefois dans la substitution de force de travail à puissance de travail il paraît bien difficile de voir plus qu’une inflexion langagière, le concept reste le même. Déjà dans les Grundrisse Marx écrit :
« Ce que l’ouvrier libre vend, ce n’est toujours qu’une quantité déterminée et particulière de manifestation de force ; au-dessus de chaque manifestation de force particulière, il y a la puissance de travail en tant que totalité » (I, p. 403).
93Ainsi, des manifestations de force particulières se distingue ici simplement la puissance conçue comme englobante. Mais surtout si l’on prend en compte le texte suivant du livre I du Capital, il apparaît que Marx ne fait aucune différence :
« Par force de travail ou puissance de travail nous entendons le résumé de toutes les capacités physiques et intellectuelles qui existent dans la corporéité, la personnalité vivante d’un être humain, et qu’il met en mouvement chaque fois qu’il produit des valeurs d’usage d’une espèce quelconque » (p. 188).
94L’équivalence des deux expressions est clairement affirmée. Quelques lignes après, évoquant la force de travail comme marchandise il parle du « libre propriétaire de sa puissance de travail ». Enfin, lorsque Marx nous dit qu’en rentrant dans le procès de travail, le travailleur « devient ainsi en acte une force de travail en action, alors qu’il ne l’était auparavant qu’en puissance » (p. 199), c’est bien s’agissant ici de « force de travail » le paradigme d’inspiration aristotélicienne qui se trouve encore à l’arrière-plan. Cette persistance témoigne selon M. Vadée de la stabilité du concept malgré l’évolution lexicale.
95Par ailleurs il signale qu’outre une occurrence dans L’Idéologie allemande, le terme Arbeitskraft est présent quelquefois dans les Grundrisse avant même donc qu’il n’en vienne à se substituer à Arbeitsvermögen dans Le Capital. Mais dans les Grundrisse54 l’expression force de travail (souvent au pluriel) ne s’oppose pas au travail effectué, elle désigne le travail, les travailleurs par opposition au capital, aux conditions de travail ; il est question par exemple, « d’accumulation de forces de travail », de « combinaison de forces de travail » dans la grande industrie, « des forces de travail existant simultanément ». Plus singulier, le mot (non le concept bien sûr, la force de travail n’étant pas distinguée du travail) est déjà utilisé plusieurs fois par Engels dans l’Esquisse de 184455, texte auquel Marx accordait une grande importance. Le terme lui était donc familier bien avant son usage spécifique dans Le Capital.
96À l’occasion de développements approfondis ayant trait à la catégorie de possible, d’origine aristotélicienne, L. Sève (reprenant une remarque de M. Vadée) semble penser que l’effacement, dans Le Capital de l’expression « puissance de travail » au profit de « force de travail » s’explique par la volonté de Marx d’éviter l’ambiguïté du mot Vermögen qui signifie à la fois fortune, richesse et d’autre part faculté, puissance. Le premier sens conduisant l’économie vulgaire à faire de la force de travail le capital du travailleur. Ambiguïté que Marx évoque une fois très brièvement dans les Manuscrits de 1861-1863 (p. 43). Si l’argument est théoriquement pertinent, cohérent, la force explicative intrinsèque de cette remarque, semble-t-il isolée, quant à la substitution opérée plus tard par Marx peut paraître toutefois des plus ténue56. J. Bidet quant à lui se situe dans une perspective beaucoup plus englobante. Dans les textes qui vont des Grundrisse à la version française du Capital il estime que l’on « voit Marx élaguer progressivement certains développement catégoriaux issus de la philosophie allemande et notamment hégélienne », le couple sujet/objet et la terminologie connexe, les formulations au caractère anthropologique marqué vont en s’effaçant, l’on passe ainsi du « travail comme sujet », de la puissance de travail à la « force de travail »57 aux connotations plus scientifiques. Cette analyse s’avère assez fragile dans la mesure où M. Vadée montre la persistance du vocabulaire d’inspiration hégélienne et aristotélicienne dans Le Capital, dans la mesure également où les textes du Capital cités précédemment ne prêtent guère à équivoque.
97Ainsi tant Sève que Bidet, bien que différemment, font de l’élaboration proprement théorique le ressort fondamental de cette substitution, mais l’on peut penser plus simplement, plus trivialement, que la forte présence de la notion de force au sein de l’univers intellectuel dans la deuxième moitié du XIXe siècle a pu jouer un rôle déterminant dans cette modification terminologique, Marx n’étant pas insensible à l’évolution du champ linguistico-idéologique.
98Dans un cadre bien différent, le concept de force de travail a par ailleurs fait l’objet d’importants et fort contestables commentaires dans l’ouvrage récent de A. Rabinbach, Le moteur humain58. Celui-ci rappelle l’importance du paradigme énergétiste en physique au milieu du XIXe siècle : « La thermodynamique concevait la nature comme une immense machine capable de produire du travail mécanique ou, selon les termes de von Helmholtz, ‟de la force de travail”. […] Le travail, à la fois grandeur et mesure, était un élément universel de la nature, auquel le corps au travail dans la société servait de comparaison » (p. 88-89). Les notions d’énergie, de force, de travail envahissant à l’époque la science physique, la physiologie, la technologie industrielle et l’économie.
99Rabinbach ne s’attarde pas sur la distinction puissance/force de travail dans la mesure où il se concentre sur l’essentiel à ses yeux, montrer que chez Marx, au travail conçu initialement en termes hégéliens se substitue une appréhension purement énergétiste. Mais ses considérations sur le concept de force de travail se fondent sur une approche on ne peut plus radicale : « La phénoménologie de la force de travail chez Marx n’est pas seulement contemporaine de la révolution scientifique de Helmholtz, elle en est la conséquence directe » (p. 142, souligné par C. M.).
100Ainsi Rabinbach développe sa thèse en se situant dans une perspective plus large que la simple substitution de « force de travail » à « puissance de travail », il envisage la modification cruciale de la notion de travail entre les premiers et les derniers textes de Marx.
101Transformation que nul ne met en doute : celui-ci abandonnant progressivement l’appréhension fondamentalement anthropologique propre aux Manuscrits de 1844, où à l’encontre du travail aliéné qui adultère toute expression de l’essence humaine il s’agit avec le communisme de permettre à l’homme de retrouver à travers le travail l’expression de son activité vitale, de son être générique. La propriété privée supprimée et avec elle l’aliénation, le travail s’affirmera comme manifestation centrale de l’essence humaine. Les Grundrisse encore associent travail et liberté, Marx reproche à Smith de ne voir dans le travail qu’une malédiction, d’insister unilatéralement sur sa dimension négative, d’ignorer que dans la confrontation avec le monde extérieur s’affirme « l’autoeffectuation, l’objectivation du sujet, et, par là même, la liberté réelle dont l’action est précisément le travail ». Toutefois il affirme à l’encontre des rêveries de Fourier qu’il ne saurait être « pur plaisir, pur amusement », et précise que le but est de faire que « la production matérielle laisse à chacun un surplus de temps pour d’autres activités » (II, p. 101-103). Dans Le Capital Marx souligne toujours le rôle formateur du travail, il considère que « Le travail est d’abord un procès qui se passe entre l’homme et la nature, un procès dans lequel l’homme règle et contrôle son métabolisme avec la nature par la médiation de sa propre action. […] Mais en agissant sur la nature extérieure et en la modifiant par ce mouvement, il modifie aussi sa propre nature. Il développe les potentialités qui y sont en sommeil et soumet à sa propre gouverne le jeu des forces qu’elle recèle » (p. 199-200). Cependant la prise en compte de cet aspect s’accompagne d’une vision moins romantique, plus prosaïque, que celle qui perdurait partiellement dans les Grundrisse, le travail en soi s’efface au profit de la considération de l’activité productive dans le cadre des rapports de production capitalistes comme « dépense de force de travail humaine »59, c’est-à-dire de la soumission formelle et de la soumission réelle du travail au capital, de la formation d’un travailleur collectif, « global » (p. 570-571). Marx estime ainsi dans le Livre trois qu’en dépit de transformations économiques et sociales radicales, le travail « constituera toujours le royaume de la nécessité. C’est au-delà que commence le développement des forces humaines comme fin en soi, le véritable royaume de la liberté qui ne peut s’épanouir qu’en se fondant sur l’autre royaume, sur l’autre base, celle de la nécessité »60.
102Mais Rabinbach appréhende l’évolution de Marx sous un angle particulier. L’influence de la thermodynamique, du paradigme énergétiste qui marque le développement de la physique au milieu du siècle (où matière et force sont conçues comme indissociables, la nature appréhendée à partir de la manifestation multiforme de l’énergie), se voit attribuer par Rabinbach un rôle fondamentalement déterminant quant à la transformation de la conception du travail chez Marx. Toutefois pour étayer sa lecture il est amené à faire subir quelques violences aux textes : - ainsi Marx évoquant, dans Le Capital comme dans les textes antérieurs, l’échange métabolique entre l’homme et la nature Rabinbach évacue cette permanence en n’y voyant que simple survivance métaphorique masquant un énergétisme fondamental (p. 136) ; – Marx soulignant les dimensions « à la fois sociale et physiologique » de la force de travail il dénonce là deux acceptions divergentes, le modèle physiologique l’emportant d’après lui dans Le Capital (p. 132).
103Véritable lit de Procuste, le schéma énergétiste conduit Rabinbach à écrire que « Marx voit le corps travaillant comme une force naturelle parmi d’autres, toutes étant unies par l’équivalence de la Kraft », que sa « philosophie de l’histoire est dans l’ensemble indifférente à la distinction qualitative entre la force de travail humaine (dans son caractère social, en tant que capital) et toute autre force productive non-organique, naturelle ou technologique » (p. 136, 137). Ce qui pour le moins implique que tant la théorie de la valeur-travail que l’idée de lutte des classes soient étrangères au Capital, puisque l’une et l’autre n’ont de sens que si l’activité sociale ne se confond pas avec les forces naturelles, ne leur est pas réductible. Ainsi, pour nous borner à la première, dans le procès de production les moyens de production voient leur valeur simplement conservée dans le produit quand, réalité singulière, la force de travail mise en œuvre, outre la reproduction de sa valeur crée une valeur nouvelle.
104Ce qui implique également de considérer comme négligeables, avec une superbe désinvolture, tous les textes où se trouve soulignée la nature fondamentalement sociale du travail abstrait.
105Si le monde humain ne constitue pas un empire dans un empire, dans le cadre de l’univers matériel il relève toutefois de lois spécifiques comme toute l’œuvre de l’auteur de L’Idéologie allemande comme du Capital s’efforce de le montrer. S’il est un penseur pour qui la consistance de la réalité sociale ne fait aucun doute, pour qui sait lire, c’est bien Marx. Bref, Rabinbach nous propose une interprétation physicaliste où un possible rapprochement analogique suffit pour affirmer, par exemple, qu’avec la loi de la baisse du taux de profit Marx aurait « aussi découvert le principe de l’entropie à l’œuvre dans le capitalisme » (p. 140), ce qui vient mettre la touche finale supposée valider l’ensemble de l’exégèse.
106De plus, ce que l’on peut savoir de la formation de la pensée de Marx ne permet absolument pas d’affirmer, comme le fait allègrement Rabinbach, que la conception de la force de travail dans le Capital est « la conséquence directe » de la révolution scientifique de Helmholtz. Il est vrai que Marx, dans deux lettres de l’été 1864, parle d’un « ouvrage scientifique très important » (Grove, La corrélation des forces physiques, 1855) qui démontre que les différentes forces naturelles « s’engendrent mutuellement, se remplacent, se transforment l’une en l’autre »61 ; enfin Le Capital renvoie à cet ouvrage dans une note (p. 589) à propos de la dépense « de substance vivante » liée à la durée de la journée de travail, mais il n’en sera plus question ultérieurement. Il convient en outre de remarquer que si l’intérêt de Marx et Engels pour les sciences de la nature s’avère constant, il prendra chez Marx une ampleur marquée surtout dans les années qui suivent la parution du Capital. Quant à Helmholtz, il se voit évoqué une première fois par Marx dans une lettre de juin 1875 où il en est question de façon plus que critique (« la doctrine absurde ») et uniquement à propos de ses théories sur l’origine de la vie, un an plus tard Engels, dans une lettre à Marx, reproche à Helmholtz de réimprimer « les conneries qu’il avait fait publier avant Darwin… »62.
107La présence insistante du terme de force dans le vocabulaire des sciences de l’époque, l’approche unifiante de la nature qu’il laissait entrevoir, permettent de comprendre l’attrait qu’il a pu exercer sur Marx, qu’il l’ait substitué au terme puissance, tout en les considérant comme équivalents, mais cela ne suffit pas pour faire du concept de force de travail un sous-produit de la révolution énergétiste.
108Si le réductionnisme naturaliste, physicaliste de Rabinbach s’avère indéfendable63, cela ne signifie pas toutefois que les développements du Moteur humain consacrés à Marx sont dépourvus d’une certaine base dans le texte même du Capital. Lorsque Marx écrit, « La confection et le tissage bien qu’étant des activités productives qualitativement distinctes, sont l’une et l’autre une dépense productive de matière cérébrale, de muscle, de nerf, de mains, etc. et sont donc, en ce sens, l’une et l’autre du travail humain. Ce ne sont que deux formes distinctes de dépense de la force de travail humaine » (p. 50), cette approche physiologique ne pose pas de problèmes particuliers. En effet, il s’agit alors du travail concret en général qui par-delà les différences de qualification requises par la production d’objets divers consiste toujours en une dépense de nature physiologique, de même si l’on considère abstraitement le travail, indépendamment du mode de production où il se trouve mis en œuvre, l’activité de travail peut être considérée là encore en tant que dépense de nature physiologique.
109Mais Marx ne s’en tient pas là lorsqu’il déclare :
« Tout travail est pour une part dépense de force travail au sens physiologique, et c’est en cette qualité de travail humain identique, ou encore de travail abstraitement humain, qu’il constitue la valeur marchande. D’un autre côté, tout travail est dépense de force de travail humaine sous une forme particulière déterminée par une finalité, et c’est en cette qualité de travail utile concret qu’il produit des valeurs d’usage » (p. 53).
110Reprenant la distinction fondamentale entre travail abstrait et travail concret, l’assimilation plus qu’explicite, dans ce texte, du travail abstrait à la dépense physiologique contredit, ainsi que l’a largement montré I. Roubine64 toute la logique des analyses de Marx concernant la valeur, et plus largement sa dénonciation de l’ignorance par les économistes de la dimension historique des catégories économiques. En effet, le travail abstrait qui se trouve au principe de la valeur ne saurait s’imposer comme forme dominante, de même que la valeur d’échange, en dehors du cadre des rapports marchands alors que la dépense physiologique est inhérente à toute activité laborieuse tout au long de l’histoire de l’humanité quels que soient les rapports sociaux de production.
111Roubine définit clairement le problème :
« De deux choses l’une : ou bien le travail abstrait est une dépense d’énergie humaine sous une forme physiologique, et alors la valeur a aussi un caractère matériel réifié. Ou bien la valeur est un phénomène social, et le travail abstrait doit alors lui aussi être compris comme un phénomène social, lié à une forme sociale de production déterminée. Il est impossible de concilier une interprétation physiologique du concept de travail abstrait avec le caractère historique de la valeur que ce même travail crée » (p. 185).
112Il faut bien reconnaître que le discours de Marx ne va pas sans quelque apparence paradoxale puisque, c’est quelques lignes après avoir apparemment assimilé le travail abstrait à la dépense physiologique qu’il souligne avec force la réalité purement sociale de la forme-valeur :
« À l’opposé complet de l’épaisse objectivité sensible des denrées matérielles, il n’entre pas le moindre atome de matière naturelle dans leur objectivité de valeur. […] les marchandises n’ont d’objectivité de valeur que dans la mesure où elles sont les expressions d’une même unité sociale, le travail humain […] leur objectivité de valeur est donc purement sociale, il va dès lors également de soi que celle-ci ne peut apparaître que dans le rapport social de marchandise à marchandise » (p. 54).
113Quant à la version française du Capital elle s’avère tout aussi explicite, « les valeurs des marchandises n’ont qu’une réalité purement sociale ».
114Que le travail abstrait (ou général) soit à distinguer de la dépense physiologique apparaît également si l’on considère l’opposition du travail productif et du travail improductif, où la matérialité du produit n’est pas en cause mais la mise en œuvre du travail par le capital en vue du profit par opposition à l’achat de travail pour l’obtention d’une valeur d’usage. Qu’une cuisinière exerce ses talents au service d’une entreprise de restauration ou en préparant le repas chez un particulier, la dépense physiologique est fondamentalement de même nature, mais dans ce dernier cas le travail n’est pas acheté, précise Marx, pour « le mettre en œuvre en sa qualité de travail en général, mais pour le consommer, l’utiliser en tant que travail concret et particulier, dans ce cas son travail est improductif »65. C’est sa soumission au capital qui détermine le caractère abstrait du travail, ce qui montre évidemment que le travail abstrait comme dépense de force de travail loin de pouvoir être assimilé à la dépense « au sens physiologique » est socialement défini, s’agissant de sa durée et de son intensité.
115Mais antérieurement, dès le début de la Contribution Marx soulignait, avec une insistance peut-être plus marquée que dans Le Capital, la nature sociale de ce qu’il nommait alors le travail général :
« Ainsi qu’il résulte de l’analyse de la valeur d’échange, les conditions du travail créateur de valeur d’échange sont des déterminations sociales du travail ou des déterminations du travail social, non pas social tout court, mais d’une manière particulière. C’est une forme spécifique des rapports sociaux. […] Le travail de tout individu, pour autant qu’il se manifeste en valeurs d’échange, possède ce caractère social d’égalité et il ne se manifeste que dans la valeur d’échange, pour autant que rapporté au travail de tous les autres individus, il est considéré comme du travail égal.
De plus, dans la valeur d’échange, le temps de travail de l’individu isolé apparaît de façon immédiate comme temps de travail général, et ce caractère général du travail individuel, comme caractère social de ce dernier » (p. 11).
116Le travail général abstrait n’existe comme tel que dans le cadre de la production marchande66. Ce que Marx précise en expliquant que dans les sociétés précapitalistes le caractère social du travail fourni par les individus n’emprunte pas la forme du travail général, du travail abstrait (p. 13). Nulle équivoque, le « travail uniforme, indifférencié, simple » auquel se trouvent réduits les divers travaux par-delà leur hétérogénéité qualitative et individuelle ne relève pas de la physiologie, même si évidemment il suppose « une dépense productive déterminée de muscle, de nerf, de cerveau » humains (p. 10). Se trouve en œuvre un procès « d’abstraction » socialement réalisé des travaux privés qui trouve sa validation avec la confrontation des marchandises à l’équivalent général, dans l’argent comme « mode d’existence du temps de travail général dans une valeur d’usage particulière » (p. 26). Marx est particulièrement explicite à l’occasion de sa critique de S. Bailey : « le temps de travail […] est une détermination qui ne concerne que la grandeur de valeur. Mais le travail qui constitue l’unité des valeurs n’est pas seulement du travail moyen égal et simple. Le travail est travail de l’individu privé, représenté dans un produit déterminé. Pourtant, en tant que valeur, le produit doit être incarnation du travail social […] Le travail privé doit donc se représenter immédiatement comme son contraire, comme du travail social ; ce travail métamorphosé est son contraire immédiat : du travail général abstrait qui se représentera donc aussi comme un équivalent général. C’est seulement par son aliénation que le travail individuel se présente effectivement comme son contraire »67.
117Citons encore Roubine qui consacre plus de trente pages à cette question :
« Si l’on veut soutenir la célèbre thèse de Marx selon laquelle le travail abstrait crée la valeur et s’exprime dans la valeur, il faut alors renoncer à l’interprétation physiologique du concept de travail abstrait. Mais cela ne signifie pas, bien entendu, que l’on nie le fait évident que, dans toute forme sociale d’économie, l’activité de travail des hommes s’accomplit par l’intermédiaire d’une dépense d’énergie physiologique. Le travail physiologique est le présupposé du travail abstrait… » (p. 187).
118Mais il n’en est que le présupposé, le support matériel, biologique, le travail comme dépense, « temps de travail général », n’a lieu que sous une forme socialement déterminée68.
119Que la réduction, l’assimilation d’une réalité, d’une forme sociale, le travail général abstrait, à la réalité matérielle, physiologique des activités de travail ne soient pas compatibles avec la logique de la critique de l’économie politique développée par Marx, en témoigne également la question des rapports entre travail simple et travail complexe. Celle-ci était fort succinctement évoquée dans la Contribution, mais Le Capital n’est guère plus explicite : « La valeur de la marchandise représente du travail humain tout court, une dépense de travail humain en général. […] Certes, le caractère de ce travail moyen simple varie selon les pays et les époques culturelles, mais dans une société donnée il est donné. Le travail plus complexe ne vaut que comme potentialisation ou plutôt comme multiplication de travail simple, si bien qu’un quantum moindre de travail complexe sera égal à un quantum plus grand de travail simple. L’expérience montre que cette réduction se produit en permanence. […] Quant aux différentes proportions selon lesquelles différents types de travail se trouvent ramenés par réduction à l’unité de mesure que constitue le travail simple, elles sont établies au terme d’un processus social qui se déroule dans le dos des producteurs, si bien que ceux-ci s’imaginent qu’elles ont été données par la tradition » (p. 50-51).
120L’on voit mal comment le rapport entre travail complexe et travail simple pourrait être assimilé à une dépense physiologique quantitativement supérieure, il s’agit là aussi de la métamorphose d’un travail privé en travail social général, abstrait. Le « processus social qui se déroule dans le dos des producteurs » et conduit à l’égalisation des différentes formes de travail, dans une société où dominent les rapports marchands ce ne peut être que le marché qui à travers le mouvement des salaires et des profits règle la « répartition du travail social »69 entre les différents niveaux de qualification exigés par les procès spécifiques de production au sein « de la force de travail global », par l’accumulation du capital.
121Il resterait à expliquer qu’en dépit de la logique profonde de ses analyses, Marx dans certains passages du Capital semble assimiler travail abstrait et dépense physiologique, ou tout du moins propose des formulations ambiguës. L’analyse de la forme-valeur que revêtent les produits du travail dans les sociétés capitalistes constitue un moment cardinal, mais aussi des plus subtils, de la critique par Marx de l’économie politique classique, celle-ci se préoccupant uniquement du problème de la grandeur de la valeur. Peut-être faut-il voir dans le court-circuit théorique (naturaliste), limité, entre réalité sociale et réalité biologique, une suite non maîtrisée de son appropriation critique du discours des économistes, un élément de leurs conceptions qui resurgit inaperçu malgré la déconstruction systématique mise en œuvre par l’auteur du Capital. Le travail comme dépense productive de matière cérébrale, de muscle, de nerf, de mains (avec ses connotations de peine, d’effort), outre son arrière-plan énergétiste, fait probablement écho à la conception de Smith, selon qui pour le travailleur, la valeur du travail correspond toujours au sacrifice « de la même portion de son repos, de sa liberté, de son bonheur »70, donc pour l’individu à une activité pénible. Smith comme Ricardo ignorent la distinction travail concret/abstrait.
122D’un côté, Marx est en effet enclin à faire assez largement crédit à ses prédécesseurs, il tend à leur prêter des concepts et des raisonnements qui souvent ne sauraient s’intégrer à leurs problématiques spécifiques. Dans leurs œuvres il pratique une lecture sélective, il recherche l’anticipation de ses propres concepts plus qu’il ne se propose de ressaisir la cohérence de leurs théories. Le montre de façon particulièrement claire la lecture des Théories sur la plus-value71 où Marx, à strictement parler, ne fait pas fondamentalement œuvre d’historien de la pensée économique, mais à travers l’appropriation critique des œuvres des économistes, il met à l’épreuve, entreprend de valider, affiner ou rectifier, mais également développer, les concepts et les thèses acquis depuis l’époque des Grundrisse.
123Cette même tendance qui l’amène à chercher chez les économistes l’ébauche de ses concepts affecte ainsi son rapport à Ricardo. En différentes occasions, il souligne l’absence chez ce dernier de toute analyse de la forme-valeur, précisant que l’auteur des Principes ne se préoccupe que de la mesure de la grandeur de la valeur, mais par ailleurs dans la postface à la deuxième édition allemande du Capital, par exemple, Marx accepte la présentation (par un critique) de sa théorie de la valeur comme « la continuation nécessaire de la théorie de Smith et Ricardo » (p. 14). L’œuvre de celui-ci a fait l’objet d’une réévaluation il y a quelques dizaines d’années, une appréhension plus rigoureuse de l’ensemble de sa problématique conduisant, par delà les proximités apparentes, à préciser l’écart entre l’auteur des Principes et celui du Capital. Selon J. Bidet : « s’il faut admettre que [Ricardo], pas plus que Smith, ne s’appuie sur la « valeur-travail » mais n’appréhende pour l’essentiel le travail que comme une marchandise affectée d’un prix, il faut alors reconsidérer l’idée que Marx s’est fait de sa continuité par rapport à lui »72. Son originalité théorique étant plus profonde qu’il ne l’explicite.
124Mais si Marx sous-estime pour une part « la nouveauté radicale de son projet », inversement peut-être emprunte-t-il parfois sans le vouloir plus qu’il ne le pense aux discours des économistes, par exemple, avec certains termes leurs connotations et ce qu’elles peuvent induire au niveau théorique. C’est une simple banalité de rappeler que les grands penseurs, comme les autres, développent leurs œuvres en s’appuyant sur, en empruntant, en critiquant, voire en déconstruisant, les travaux de leurs prédécesseurs (ou de leurs contemporains), ainsi pas plus que l’on ne pense seul, du passé théorique l’on ne fait table rase. Leur originalité quant à elle réside, en dépit de leurs emprunts, à travers les rectifications ou les déplacements qu’ils imposent aux notions qu’ils reprennent, dans l’effraction qu’ils opèrent au sein de l’univers théorique existant pour ouvrir un espace de connaissance nouveau constitué par la production d’analyses et de concepts neufs.
125Ainsi, Marx nous permet-il de comprendre, à l’encontre des discours dominants, « Cette absurdité, qui prend un rapport social de production déterminé qui se manifeste dans des choses pour une propriété naturelle objectale de ces choses elles-mêmes… »73, de saisir comment cette absurdité s’impose à travers l’activité des individus inscrits dans les rapports sociaux capitalistes, d’appréhender également les pratiques sociales et politiques qui viennent la renforcer, d’avancer dans la compréhension des mécanismes qui donnent consistance et efficace aux représentations qui l’étayent, telles celle qui fait du salaire le prix du travail.
Notes de bas de page
1 Marx avait une estime particulière pour l’inspecteur des fabriques Léonard Horner, qui « s’est acquis des droits immortels à la reconnaissance de la classe ouvrière anglaise. Toute sa vie en effet, il s’est battu, non seulement contre des patrons exaspérés, mais contre des ministres qui trouvaient infiniment plus important de compter les “voix” des patrons à la Chambre Basse que les heures de travail des “bras” dans les fabriques. », Le Capital, n. p. 251.
2 Marx et Engels, Correspondance, t. II, p. 182.
3 R. Rosdolsky, La genèse du « Capital » chez Karl Marx, [1968], trad. J.-M. Brohm et C. Colliot-Thélène, Paris, F. Maspero, 1976, p. 31. En une dizaine d’années Marx a écrit trois cent cinquante articles (Engels cent vingt-cinq, en commun douze) pour le New York Daily Tribune, ensemble de texte assez comparable quantitativement à celui du Capital, une partie des matériaux alors réunis a toutefois été réutilisée dans cet ouvrage (c’est le cas, par exemple, des articles du 22 et 28 avril 1857 : Condition of Factory Laborers et The English Factory System, MECW, vol. 15, p. 251-254 et p. 255-261, rédigés quelques mois avant qu’il entreprenne l’écriture des Grundrisse).
4 « Il est vraisemblable que ce livre ne contient pour moi rien de nouveau, mais d’après le cas qu’en fait l’Economist et les extraits que j’en ai lus moi-même, ma conscience théorique ne me permet pas de continuer sans en prendre connaissance… », Lettre à Engels du 31 mai 1858.
« La masse de matériaux que je tiens non seulement de Russie, mais aussi des États-Unis, etc., me fournit un agréable « prétexte » pour continuer mes études, au lieu de leur donner leur conclusion finale pour le public. », Lettre à Danielson du 10 avril 1879, Marx et Engels, Lettres sur “Le Capital”, présentées par G. Badia, Paris, Éditions sociales, 1964, p. 101 et 294.
5 Marx et Engels, Correspondance, t. V, p. 78, 89, 143.
6 Comme celle des Manuscrits de 1844, la parution tardive des Grundrisse a modifié l’approche de l’œuvre de Marx, les différences entre ces dernières et Le Capital ne pouvant être ignorées, mais cet écart a donné lieu à des interprétations largement divergentes. Ainsi, par ex., si Rosdolsky (op. cit.) voit dans les Grundrisse une étape dans le travail de Marx qui trouve son couronnement avec Le Capital, A. Negri estime que celles-là « représentent le sommet de la pensée révolutionnaire marxienne » en raison de l’importance accordée à « la subjectivité révolutionnaire » quand Le Capital ne serait qu’« une partie non fondamentale de l’ensemble de la thématique marxienne », affectée, de plus, d’objectivisme, voir Marx au-delà de Marx, trad. R. Silberman, Paris, C. Bourgois, 1979.
7 Marx, Manuscrits de 1857-1858 « Grundrisse », trad. sous la resp. de J.- P. Lefebvre, 2 vol., Paris, Éditions sociales, 1980.
8 « À l’origine, l’économie politique était l’affaire des philosophes […] d’hommes d’affaires et d’État », Le Capital, n. p. 691. Voir C.B. Macpherson, La théorie politique de l’individualisme possessif, [1962], trad. M. Fuchs, Paris, Gallimard, 1971.
9 « En obtenant l’équivalent sous la forme de l’argent, sous la forme de la richesse universelle, le travailleur se trouve, dans cet échange, à parité avec le capitaliste face auquel il se présente, au même titre que tout échangiste ; du moins en apparence. », I, p. 225 ; le capital « est le pouvoir de s’approprier du travail d’autrui sans échange, sans fournir d’équivalent, mais avec l’apparence de l’échange », II, p. 43.
10 Par ex. : I, p. 252, 260, 276…, II, p. 43, 61, 66, 105…
11 « Dans l’échange entre capital et travail, il y a deux moments distincts dans leur essence, mais qui se conditionnent l’un l’autre », Théories sur la plus-value, t. I, p. 465.
12 Sur la question de la traduction de Mehrwert par « survaleur » plutôt que par « plus-value » voir l’exposé de L. Sève dans K. Marx, Manuscrits de 1863-1867. Le Chapitre VI, Paris, Éditions sociales/GEME, 2010, p. 263 sq.
13 « S’il fallait une journée de travail pour maintenir un travailleur en vie pendant une journée de travail, le capital n’existerait pas, parce que la journée de travail s’échangerait contre son propre produit, que, donc, le capital ne pourrait pas se valoriser comme capital et, par conséquent, ne pourrait pas non plus se conserver. Se conserver, pour le capital, c’est se valoriser. », (I, p. 362).
14 « Les besoins sont produits tout autant que les produits et les différents savoir-faire du travail. […] Plus les besoins, eux-mêmes déterminés historiquement - les besoins engendrés par la production, les besoins sociaux - et qui sont eux-mêmes le fruit de la production et des rapports sociaux, plus ces besoins sont posés comme nécessaires, plus le degré de développement de la richesse réelle est élevée. Envisagée matériellement, la richesse consiste seulement dans la multiplicité des besoins. », (II, p. 19).
15 K. Marx et F. Engels, Lettres sur “Le Capital”, p. 174. Sur l’analyse « du caractère double du travail » se fonde la distinction entre la théorie de la valeur marxienne comme rapport social et celle de Ricardo où il s’agit de rapports entre des choses ; « Pour ce qui est de la valeur en général, l’économie politique classique ne distingue cependant nulle part explicitement et avec une claire conscience entre le travail tel qu’il s’expose dans la valeur et le même travail tel qu’il s’expose dans la valeur d’usage de son produit. […] il ne lui vient pas à l’idée qu’une différence purement quantitative entre les travaux suppose leur unité ou leur identité qualitative, donc leur réduction à du travail humain abstrait. […] elle traite la forme-valeur comme quelque chose de tout à fait indifférent ou d’extérieur à la marchandise elle-même. », Le Capital, n. p. 91-92.
16 « Mais en réalité, le travail qui constitue la substance des valeurs est du travail humain identique, dépense de la même force de travail humaine. La force de travail globale de la société, qui s’expose dans les valeurs du monde des marchandises, est prise ici pour une seule et même force de travail humaine, bien qu’elle soit constituée d’innombrables forces de travail individuelles. Chacune de ces forces de travail individuelles est une force de travail identique aux autres, dans la mesure où elle a le caractère d’une force de travail sociale moyenne, opère en tant que telle, et ne requiert donc dans la production d’une marchandise que le temps de travail nécessaire en moyenne, ou temps de travail socialement nécessaire. » (souligné par C.M.), Le Capital, p. 44.
17 K. Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, trad. M. Husson et G. Badia, Paris, Éditions sociales, 1957.
18 « Par cette division [du travail], non seulement le travail de l’individu devient plus simple, mais l’habileté de l’individu dans son travail abstrait et la quantité de ses produits deviennent aussi plus grandes. […] De plus, l’abstraction de la façon de produire rend le travail de plus en plus mécanique et offre aussi finalement à l’homme la possibilité de s’en éloigner et de se faire remplacer par la machine. », Principes de la philosophie du droit, [1821], trad. R. Derathé, Paris, Vrin, 1989, §198.
19 « Les marchandises sont de façon immédiate les produits de travaux privés indépendants isolés qui, par leur aliénation dans le processus de l’échange privé, doivent se confirmer comme du travail social général, autrement dit, le travail sur la base de la production marchande, ne devient travail social que par l’aliénation universelle des travaux individuels », p. 56.
20 T. Hai Hac, Relire « Le Capital », Lausanne, Page deux, 2003, t. I, p. 19 à 69.
21 Ibid., p. 80.
22 Ibid., p. 47 à 49.
23 A. Tosel, « Marx et les abstractions », Archives de philosophie, 2002, t. 65, cahier 2, p. 326.
24 Mais bien sûr T. Hai Hac peut estimer que Marx ici n’accède pas encore au concept pur, qu’il fait preuve d’empirisme, qu’il reste englué dans l’ontologisme.
25 Selon M. Vadée, « Les catégories abstraites de l’économie politique, comme celles de n’importe quelle science, correspondent à des formes d’existence abstraites mais néanmoins réalisées et concrétisées dans la réalité même. Elles ne sont pas un avatar ou une excroissance de la pensée, aberrations purement idéelles, dont l’histoire ou la théorie pourrait faire l’économie. », « La critique de l’abstraction par Marx », in J. D’Hondt, La logique de Marx, Paris, PUF, 1974, p. 88. Dans l’article ci-dessus évoqué, A. Tosel écrit, « Les catégories sont des universalisations qui renvoient à leur racine réelle, à des caractères constants déterminés du concret dont on part, et ces caractères ne peuvent être de purs noms. », p. 321.
26 K. Marx, Manuscrits de 1861-1863 (Cahiers I à V), trad. sous la resp. de J.- P. Lefebvre, Paris, Éditions sociales, 1979.
27 Par ex., p. 121, 150, 177, 291, 307…
28 P. Dardot et C. Laval, Marx, prénom : Karl, Paris, Gallimard, 2012, p. 559.
29 Voir M. Vadée, Marx penseur du possible, Paris, Méridiens Klincksieck, 1992 ; et aussi I. Garo, Marx et l’invention historique, Paris, Syllepse, 2012.
30 K. Marx, Travail salarié et capital suivi de Salaire, prix et profit, éd. cit.
31 Lettre à Schweitzer du 13 février 1865, Ibid., p. 117.
32 K. Marx, Le Chapitre VI. Manuscrits de 1863-1867, trad. G. Cornillet, L. Prost, L. Sève, Paris, Éditions sociales - GEME, 2010, p. 40-41.
33 A. Cornu, op. cit., t. III, p. 79.
34 J.Bidet, Que faire du « Capital » ?, Paris, Klincksieck, 1985, p. 88 à 94.
35 « L’existence de l’individu étant donnée, la production de la force de travail consiste en sa propre reproduction de lui-même ou encore en sa conservation. Pour se conserver, l’individu vivant a besoin d’une certaine somme de moyens de subsistance. Le temps de travail nécessaire à la production de la force de travail se résout donc dans le temps de travail nécessaire à la production de ces moyens de subsistance […] », Le Capital, p. 192.
36 J. M. Harribey, La richesse, la valeur et l’inestimable, Paris, Les liens qui libèrent, 2013, p. 63 à 67.
37 T. Hai Hac, op. cit., p. 224-225.
38 Ibid., p. 227-228.
39 Ibid., p. 230.
40 Ibid., p. 235.
41 Formellement : à une valeur imaginaire, fictive, ne peut s’opposer qu’une survaleur tout aussi imaginaire et fictive, à la forme prix de la force de travail fera face un autre prix (le profit), l’économie académique ne dit rien d’autre.
42 Marchandise, « spécifique », « particulière », « singulière », Le Capital, p. 188, 191, 195, 197…
43 T. Hai Hac, op. cit., p. 237.
44 Pour une approche globale de cette logique idéologico-théorique et son aboutissement, voir T. Pouch, Les économistes français et le marxisme. Apogée et déclin d’un discours critique (1950-2000), Rennes, PUR, 2001, p. 153 sq., « les économistes qui hier, faisaient du marxisme la composante essentielle du duel qu’ils livraient face à la théorie néoclassique, ont préparé le retour de cette théorie ».
45 F. Lordon, Capitalisme, désir et servitude, Paris, La Fabrique, 2010, p. 151 et 188. (Dans L’Idéologie allemande, Marx s’en prenant à Stirner évoque avec une ironie féroce, « l’idée de baser son raisonnement concernant la révolution et la révolte sur le contentement et le mécontentement », au lieu de partir d’une analyse des « conditions d’existence elles-mêmes », p. 416.) Précisons toutefois qu’en dépit de l’inconsistance de son appropriation de la pensée marxienne, les ouvrages de F. Lordon consacrés à la dimension passionnelle de la réalité sociale sont loin d’être dépourvus d’intérêt.
46 Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres, Paris, Fayard, 2015, p. 256.
47 « Se manifeste aussi la mystification immanente au rapport capitaliste. Le pouvoir qu’a le travail de conserver la valeur apparaît comme un pouvoir d’autoconservation du capital, celui qu’il a de créer de la valeur, comme un pouvoir d’autovalorisation du capital, et au total le travail objectalisé apparaît, d’un point de vue conceptuel, comme l’utilisateur du travail vivant. », p. 181.
48 « Dans le procès de travail considéré pour lui-même, le travailleur utilise les moyens de production. Dans le procès de travail qui est en même temps procès de production capitaliste, ce sont les moyens de production qui utilisent le travailleur, de telle sorte que le travail apparaît comme un simple moyen par lequel une masse de valeur déterminée, donc une masse déterminée de travail objectalisé absorbe du travail vivant pour se conserver et s’accroître. […] C’est le capital qui utilise le travailleur, et non le travailleur le capital… », p. 163-164.
49 « Le premier acte d’échange formel de l’argent et du travail, ou du capital et du travail, n’est que virtuellement appropriation de travail vivant étranger par du travail matérialisé. Le procès d’appropriation réel ne se déroule que dans le procès de production réel, qui se situe après cette première transaction formelle… », Théories sur la plus-value, t. I, p. 475-476 et aussi p. 465.
50 Notons que l’exemple de la terre (valeur imaginaire) évoqué par les critiques de la force de travail conçue comme marchandise est employé par Marx, mais pratiquement dans une perspective opposée à la leur, puisque contre la notion de « valeur du travail » il vient étayer l’idée de « valeur de la force de travail ».
51 K. Marx, Le Capital, L.III, trad. Mme Cohen-Solal et G. Badia, Paris, Éditions sociales, 1976, p. 740.
52 Voir les commentaires détaillés consacrés par J. Bidet, aux différentes « raisons d’être » de cette représentation idéologique recensées par Marx, op. cit., p. 188 à 197.
53 M. Vadée, op. cit., p. 266 ; l’ouvrage consacre une vingtaine de pages denses (269 à 291) au concept de force de travail.
54 Grundrisse, t. I, p. 285, 447, 449, t. II, p. 39, 76, 189, 190, 262.
55 Ce point est évoqué également par R. Finelli, « Arbeitskraft », in W. Haug (éd.), op. cit., p. 513.
56 L. Sève, Penser avec Marx aujourd’hui, t. III, « La philosophie » ?, Paris, La Dispute, 2014, p. 252-253.
57 J. Bidet, op. cit., p. 144-145.
58 A. Rabinbach, Le moteur humain, [1991], trad. M. Luxembourg et M. Cuillerai, Paris, La Fabrique, 2004.
59 « Ainsi, le travail objectivé dans la valeur de la marchandise n’est pas seulement présenté négativement comme travail où l’on fait abstraction de toutes les formes concrètes et de toutes les propriétés utiles des travaux réels. Sa nature positive propre est aussi mise expressément en relief. Il est la réduction de tous les travaux réels à ce caractère de travail humain qu’ils ont en commun, à la dépense de force de travail humaine. », Le Capital, p. 77.
60 K. Marx, Le Capital, L.III, éd. cit., p. 742. Malgré tout l’idée (l’utopie) d’une émancipation absolument radicale du travail ne disparaît pas, puisque en 1875 dans la Critique du programme de Gotha Marx écrit : « quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l’opposition entre le travail intellectuel et le travail manuel ; quand le travail ne sera pas seulement un moyen de vivre, mais deviendra lui-même le premier besoin vital… », (souligné par C. M.) Paris, Éditions sociales, 1966, p. 32.
61 K. Marx et F. Engels, Lettres sur les sciences de la nature, trad. J.-P. Lefebvre, Paris, Éditions sociales, 1973, p. 32 et 33.
62 Ibid., p. 81-82 et 88.
63 Sur le rapport de Marx aux sciences de la nature, voir A. Schmidt, Le concept de nature chez Marx, [2e éd., 1971], trad. J. Bois, Paris, PUF, 1994.
64 I. Roubine, Essais sur la théorie de la valeur de Marx, [1928], trad. J.-J. Bonhomme, Paris, Maspero, 1977, cha p. 14.
65 K. Marx, Théories sur la plus-value, trad. sous la resp. de G. Badia, Paris, Éditions sociales, 1974, t. I, p. 177.
66 « Les marchandises sont de façon immédiate les produits de travaux privés indépendants isolés qui, par leur aliénation dans le processus de l’échange privé, doivent se confirmer comme du travail social général, autrement dit, le travail, sur la base de la production marchande, ne devient travail social que par l’aliénation universelle des travaux individuels. », Contribution, p. 56.
67 K. Marx, Théories sur la plus-value, éd. cit., t. III, p. 160.
68 Une remarque dans les Théories sur la plus-value va encore plus loin : « C’est seulement le foreign trade, la transformation du marché en marché mondial, qui mue l’argent en argent mondial et le travail abstrait en travail social. […] La production capitaliste est basée sur la valeur, i.e. sur le développement comme travail social du travail contenu dans le produit. Mais cela n’a lieu que sur la base du foreign trade et du marché mondial. C’est donc aussi bien la condition que le résultat de la production capitaliste. », t. III, p. 297. Nous sommes loin de la physiologie…
69 I. Roubine, op. cit., p. 226.
70 A. Smith, op. cit., L. I, chap.5, p. 102.
71 Voir Coll., Marx et l’économie politique, PUG/Maspero, 1977.
72 J. Bidet, op. cit., p. 18 : « Marx seul se fonde sur la « valeur-travail » : l’antagonisme [entre travail et capital] défini par Ricardo concerne la répartition, il s’origine chez Marx au plan de la production, définie comme rapport de contrainte », p. 48. Voir aussi G. Dostaler, Marx, la valeur et l’économie politique, Paris, Anthropos, 1978, p. 157 sq.
73 K. Marx, Le Chapitre VI, p. 144.
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