I. Le sens commun et l’économie politique
p. 10-29
Texte intégral
1L’histoire des sociétés humaines se développe à travers l’articulation des groupes humains, de leurs sphères d’activité, selon des temporalités diverses, plus ou moins discordantes, cette hétérogénéité affecte leurs activités matérielles, productives, qu’il s’agisse des rapports des hommes à la nature ou de leurs rapports entre eux. Mais la discordance concerne aussi l’univers des représentations, des croyances, où en deçà des évolutions et des turbulences idéologiques, des inflexions ou même des ruptures affectant un domaine déterminé, de l’apparition des conceptions singulières et novatrices de tel ou tel penseur, durant des siècles, des idées, des notions perdurent, quelques grandes évidences s’imposent comme une sorte d’arrière-plan presque immuable.
2C’est ainsi qu’il allait de soi (et pour beaucoup il va encore de soi) que dans toute société la grande masse des êtres humains est destinée à obéir à une petite minorité1, présupposé « naturel » de toute réflexion politique que le Discours de la servitude volontaire de La Boétie ne parviendra guère à ébranler. De même allait de soi, l’accumulation des richesses au profit de quelques-uns quand au mieux le simple maintien en vie de ceux qui n’avaient que leurs bras était considéré comme relevant de l’ordre normal du monde, la pesanteur des traditions se trouvant étayée la plupart du temps par les croyances religieuses. Ces évidences sanctionnant bien sûr, en dépit des révoltes sporadiques et parfois de soulèvements massifs, l’expérience millénaire des sociétés humaines où le labeur du grand nombre constitue la base de la force et du bien-être des puissants.
3Le développement des réflexions sur la production des richesses qui accompagne l’essor des rapports marchands et l’extension des rapports de production capitalistes à l’époque moderne, va se traduire par une attention nouvelle accordée au travail. L’activité économique tend à organiser les interactions entre les hommes au détriment des règles politiques ou religieuses vécues jusque-là comme immuables. Avec l’effacement des liens de dépendance personnelle propres aux sociétés traditionnelles en raison du développement des relations marchandes entre individus, l’inscription de ceux-ci au sein des rapports sociaux n’est plus réglée par un ordre hiérarchique ancestral qui fixait des droits et des obligations inégaux, mais par les forces du marché, aussi la place assignée aux simples travailleurs au sein de rapports sociaux dominés par la poursuite du profit ne va plus de soi. Apparemment, les rapports entre échangistes égaux constituent un nouvel univers commun, la subordination de tous à quelques-uns voit se dissoudre son immémoriale évidence.
4Thomas Hobbes nous offre un témoignage explicite de l’appréhension de cette réalité nouvelle lorsqu’il affirme : « La valeur ou l’importance d’un homme, c’est comme pour tout autre objet, son prix, i.e. ce qu’on donnerait pour disposer de son pouvoir : aussi n’est-ce pas une grandeur absolue, mais quelque chose qui dépend du besoin et du jugement d’autrui »2. Les relations contractuelles volontaires, « l’exécution des conventions dans les achats et les ventes » règlent le régime social en train de s’imposer. Le développement des relations marchandes, vient saper l’ordre social ancien où l’interrogation quant à la valeur d’un homme n’avait de sens que s’il s’agissait d’un membre de l’aristocratie, cette valeur se trouvant alors estimée en fonction de l’honneur, de la vaillance, de la magnificence… Toutes qualités propres à la noblesse, les gens d’importance, quand le peuple regroupait la masse des gens de rien.
5Au contraire l’anthropologie matérialiste de Hobbes le conduit à poser l’égalité naturelle des hommes et à considérer que leur valeur sociale « est comme pour tout autre objet » leur prix. Dans le même temps, se voit récusée la notion médiévale de juste prix puisque « La valeur de toutes les choses qui font l’objet d’un contrat est mesurée par l’appétit des contractants : la juste valeur est donc celle qu’ils acceptent de fournir »3. C’est donc le marché, à travers le jeu de l’offre et de la demande, qui détermine seul la valeur de toute chose, dont le prix de chacun, de « son pouvoir ».
6Le « pouvoir » de la plupart des individus se réduisant à leur capacité de travail, « le travail humain est lui aussi un bien susceptible d’être échangé en vue d’un avantage, comme n’importe quoi d’autre »4. Le travail n’est qu’une marchandise comme les autres qui se vend et s’achète en vue « d’un avantage », d’un gain. L’échange entre le travailleur et l’employeur apparaît immédiatement semblable à l’échange d’un bien quelconque qui se déroule au marché entre le vendeur et l’acheteur grâce à la monnaie, la notion de « prix du travail » s’impose d’elle-même.
7Toutefois le travail est et n’est pas une marchandise comme une autre puisqu’il est la seule marchandise qui s’avère nécessaire à la production de toutes les autres. De plus, le prix du travail détermine directement les conditions d’existence d’une grande part de la population au sein de sociétés où la poursuite des richesses s’affirme comme un ressort essentiel. En se proposant d’éclairer les mécanismes de la formation et de la distribution des richesses, la pensée économique naissante se trouvait nécessairement conduite à lui accorder une attention particulière. Étant donné la nature manifeste du salaire en tant que prix du travail, la seule question qui apparaissait pertinente était celle de son montant nécessaire et souhaitable pour le bon fonctionnement de la société. Partant de la réalité sociale existante les auteurs qui envisagent la question des richesses, étant donné l’abondance de pauvres, constatent et estiment inévitable que le jeu de l’offre et de la demande réduise approximativement le niveau des salaires au montant nécessaire à la simple subsistance des travailleurs et de leur famille. Ainsi d’une façon relativement neutre John Locke, par exemple, considère-t-il que les pauvres travailleurs « ne parviennent guère à vivre autrement qu’au jour le jour », que comme leur part des richesses « dépasse rarement le minimum vital, cette classe sociale n’a jamais le temps ni l’occasion d’élever ses pensées au-dessus des problèmes immédiats de la vie »5. Il s’agit là de l’une de ces vérités de sens commun sur lesquelles le discours économique libéral fera fond, offrant un spectre allant des déclarations les plus cyniques à celles teintées de compassion face à la rigueur invoquée des lois économiques.
8De William Petty à David Hume par exemple, la plupart des auteurs estiment que la limitation du salaire des ouvriers au montant indispensable à leur simple subsistance constitue la base nécessaire du développement des richesses. Ainsi, Petty considère que « La loi […] ne devrait accorder à l’ouvrier que juste ce qui est nécessaire pour subsister ; dès qu’on lui accorde le double, il ne fait plus que la moitié du travail dont il est capable et qu’il aurait fourni dans le premier cas ; cela signifie pour la société la perte du résultat d’une quantité de travail égale »6. Dans La Fable des abeilles Mandeville estime « qu’il est de l’intérêt de toutes les nations riches que les pauvres ne soient presque jamais inactifs, et pourtant qu’ils dépensent au fur et à mesure ce qu’ils gagnent », « qu’il faut tenir strictement les pauvres au travail, et qu’il est sage de soulager leurs nécessité, mais fou de les en guérir »7. Il juge nécessaire l’existence d’une masse importante de travailleurs pauvres et ignorants et n’éprouve aucun scrupule à reconnaître que le bonheur de la classe privilégiée suppose la misère du grand nombre : « Le travail des pauvres […] est la seule source de toutes les douceurs de l’existence »8. Quant à Hume, esprit réputé pour sa modération, ses réflexions sur la forme souhaitable des impôts le conduisent à penser que si : « La taxation des denrées consommées par le petit peuple aura, semble-t-il pour conséquence nécessaire que les pauvres réduisent leur train de vie ou qu’ils augmentent le prix de leur travail […] il y a souvent une troisième conséquence : que les pauvres redoublent d’industrie, travaillent mieux et vivent aussi bien qu’auparavant, sans réclamer plus pour leur travail. C’est ce qui se produit naturellement quand les impôts sont modérés, progressifs et n’affectent pas les biens de première nécessité ; il ne fait aucun doute que ces charges servent alors souvent à stimuler l’industrie d’un peuple et à le rendre plus opulent et plus laborieux que ceux qui jouissent de plus grands avantages ». De même, toujours selon Hume, « On observe souvent que dans les années de disette, pourvu qu’elle ne soit pas extrême, les pauvres travaillent davantage et en vérité vivent mieux que dans les années de grande abondance, où il s’abandonnent à l’oisiveté et à la débauche »9.
9Précisons toutefois que Hume fait preuve en d’autres Essais d’un petit peu plus de compassion envers « le menu peuple », mais là n’est pas l’essentiel. Pour être conforme au sens commun des classes aisées de l’époque, la bonne conscience de Hume plus fondamentalement renvoie au néo-mercantilisme (de même le cynisme radical de Mandeville) qui coexiste chez lui avec le libéralisme économique. Si Hume rompt avec les grands thèmes mercantilistes10 (le protectionnisme et le rôle de la balance commerciale, l’importance de l’abondance de monnaie), il fait toujours de la puissance de l’État associée à la richesse des négociants un objectif majeur. Dans la mesure où l’univers économique, l’accroissement des richesses, ne sont pas appréhendés en eux-mêmes, mais essentiellement comme moyen au service du renforcement de la puissance d’État face aux autres royaumes, le pouvoir et les classes privilégiées considèrent « la classe inférieure » presque uniquement comme masse imposable et vivier pour les armées, d’où l’importance d’une population nombreuse, mais son sort par ailleurs ne présente guère d’intérêt. Les penseurs regroupés sous l’étiquette mercantiliste, à travers la question des richesses envisageaient essentiellement l’instrument de leurs objectifs politiques, la consolidation du pouvoir étatique, bien plutôt qu’ils ne se préoccupaient de la constitution d’un nouveau domaine du savoir ayant trait à la réalité économique des sociétés.
10Très tôt, Pierre de Boisguilbert dans une série de mémoires (rédigés entre 1695 et 1705) dénonce la pensée et la politique mercantilistes en se réclamant d’une inversion de perspective : il se présente comme « le nouvel ambassadeur arrivé du pays du peuple »11, accordant une certaine importance au bien-être de ce dernier. Cantillon, quant à lui, anticipe (son ouvrage publié en 1755 a été rédigé avant 1734) sur la pensée des physiocrates en attribuant la primauté à la terre dans le mouvement de production des richesses, tout en restant par ailleurs fortement dépendant des thèmes mercantilistes. Il s’interroge à propos du rapport entre la valeur de la terre et la valeur du travail, et juge que « le travail du laboureur libre doit correspondre en valeur au double du produit de terre qu’il faut pour son entretien »12. Valeur d’usage et valeur d’échange restent confondues, la terre étant considérée comme la source ou la matière de la richesse et le travail comme la forme qui la produit. Mais à la différence des mercantilistes préoccupés avant tout par les profits de la classe des marchands, profits conçus simplement comme résultant de l’achat à bas prix dans un lieu en vue d’une revente à un prix élevé ailleurs, la condition d’existence d’un surplus est clairement déterminée par Cantillon.
11Toutefois la constitution de l’économie politique comme « science nouvelle » (Dupont de Nemours), ayant pour préoccupation l’ensemble de la reproduction de « l’ordre social » plutôt que la puissance de l’État (même si celle-ci n’est pas négligée), sera véritablement l’œuvre de Quesnay et de ses disciples. Ils développent une théorie du capitalisme agraire, presque inexistant en France, mais déjà bien présent en Angleterre. Le prix du travail ne sera plus considéré par Quesnay comme levier utilisable délibérément pour renforcer l’ardeur au travail du bas peuple, mais envisagé comme grandeur objectivement déterminée par l’ensemble de la structure sociale : « En vain l’ouvrier voudrait-il augmenter son travail, pour accroître son salaire ou sa consommation, car il ne peut les étendre au-delà des productions qui existent actuellement pour sa consommation, pour celle du cultivateur, et pour celle de tous les autres hommes qui composent la nation »13. La prise en compte de l’interdépendance des grands secteurs de l’économie conduit les physiocrates à penser que les salaires ne sauraient excéder un certain niveau, mais inversement l’importance des salaires quant à la demande des denrées agricoles, à l’établissement d’un « bon prix » du blé, fait qu’il serait dommageable au bon fonctionnement du circuit économique que les réglementations, les entraves à la liberté des échanges fixent le prix du travail en dessous de ce qui est nécessaire pour assurer la subsistance satisfaisante du peuple. Mais pour les physiocrates, seule la nature est créatrice de valeur, le travail des ouvriers ne fait donc que restituer la valeur des subsistances consommées.
12Disciple hérétique de Quesnay, Turgot en saisissant la nature des transformations qui affectent la société française du XVIIIe siècle sape l’édifice physiocratique pour développer la première appréhension d’un ordre économique où le capitalisme domine l’ensemble de la production14. Partant il propose une théorie concise et fort explicite du salaire :
« Le salaire de l’ouvrier est borné par la concurrence entre les ouvriers, à sa subsistance.
Le simple ouvrier, qui n’a que ses bras et son industrie, n’a rien qu’autant qu’il parvient à vendre à d’autres sa peine. Il la vend plus ou moins cher, mais ce prix plus ou moins haut ne dépend pas de lui seul : il résulte de l’accord qu’il fait avec celui qui paye son travail. Celui-ci le paye le moins cher qu’il peut ; comme il a le choix entre un grand nombre d’ouvriers, il préfère celui qui travaille au meilleur marché. Les ouvriers sont donc obligés de baisser le prix à l’envi les uns des autres. En tout genre de travail, il doit arriver et il arrive, en effet, que le salaire de l’ouvrier se borne à ce qui lui est nécessaire pour lui procurer sa subsistance »15.
13La « subsistance » en temps normal, selon Turgot, excède un peu la simple reproduction physique du travailleur et de sa famille, car « en tout genre l’homme mal payé […] travaille moins bien ». Réglé par le jeu de l’offre et de la demande, le travail a un prix exactement au même titre que toutes les autres marchandises, en effet selon les physiocrates au sein du mouvement économique le travail n’a pas un statut différent de celui des instruments de production, il ne crée pas de valeur nouvelle. Par son travail l’ouvrier restitue seulement les valeurs qu’il a dépensées. Or s’il ébranle fortement la cohérence de la doctrine physiocratique, Turgot ne récuse pas formellement la thèse de Quesnay posant la stérilité du travail humain au profit de la seule productivité de la nature.
14L’ouvrier apparaît chez lui en tant que force de travail doublement libre : ne possédant « que ses bras et son industrie », séparé des moyens de production, il est disponible pour qui souhaite le faire travailler, enfin il est libre d’accepter ou de refuser les propositions (essentiellement le prix) de celui qui veut l’employer. Le salaire ne saurait être fixé indirectement par des règlements, ou imposé par des associations (les corporations), des corps particuliers sans nuire à l’intérêt du plus grand nombre, il doit résulter du contrat entre deux individus, le maître et l’ouvrier : « les salariés doivent être entièrement libres de travailler pour qui ils veulent, afin que les salariants, en se les disputant lorsqu’ils en ont besoin, mettent un juste prix à leur travail ; et que, de l’autre, les salariants soient entièrement libres de se servir de tels hommes qu’ils jugeront à propos, afin que les ouvriers du lieu, abusant de leur petit nombre, ne les forcent pas à augmenter les salaires au-delà de la proportion naturelle »16. La balance semble égale de part et d’autre, mais par-delà cette exigence formelle ce qui préoccupe Turgot c’est le développement de l’industrie naissante, ses besoins de main-d’œuvre. Consolider, en détruisant les derniers obstacles, le mouvement qui depuis la fin du Moyen-Âge voit se constituer progressivement une masse de travailleurs libres de toute entrave, telle est la perspective de celui que F. Braudel considérait comme « le plus grand économiste de langue française du XVIIIe siècle », de celui qui sera brièvement contrôleur général.
15La critique marxienne de l’économie politique s’appuie sur l’analyse de l’ensemble du discours des économistes, mais lorsque Marx déclare à propos de la question du salaire, que « L’économie politique classique touche de près le fond des choses », c’est plus particulièrement de Smith et Ricardo dont il est question.
16 Bien sûr Adam Smith, conformément à ce qu’est la situation du peuple laborieux en Angleterre, considère lui aussi que les salaires correspondent en général à peu près au montant indispensable pour permettre la subsistance des travailleurs et celle de leur famille, afin d’assurer la reproduction nécessaire de la main-d’œuvre. Si l’augmentation de la richesse nationale peut conduire à une hausse des salaires en raison d’une plus grande demande de travailleurs, cette amélioration se traduira par une augmentation de la population et donc à terme par un retour des salaires à leur niveau ordinaire. Non seulement le travail, mais les travailleurs eux-mêmes, sont une marchandise qui se trouve soumise aux mêmes lois que les autres : « la demande d’hommes règle nécessairement la production des hommes, comme fait la demande à l’égard de toute autre marchandise ; elle hâte la production quand celle-ci marche trop lentement, et l’arrête quand elle va trop vite »17. Toutefois contrairement à son ami D. Hume, il estime que de bons salaires favorisent la « diligence » des ouvriers. Et en dépit de sa défense du libéralisme économique il fait preuve d’une grande lucidité et honnêteté intellectuelles en soulignant que si
« C’est par la convention qui se fait habituellement entre ces deux personnes [l’ouvrier et le propriétaire du capital], dont l’intérêt n’est nullement le même que se détermine le taux commun des salaires. […] les premiers sont disposés à se concerter pour élever les salaires, les seconds pour les abaisser.
Il n’est pas difficile de prévoir lequel des deux partis, dans toutes les circonstances ordinaires, doit avoir l’avantage dans le débat, et imposer forcément à l’autre toutes ses conditions. Les maîtres, étant en moindre nombre, peuvent se concerter plus aisément ; et de plus, la loi les autorise à se concerter entre eux, ou au moins ne le leur interdit pas, tandis qu’elle l’interdit aux ouvriers. Nous n’avons point d’actes du parlement contre les ligues qui tendent à abaisser le prix du travail ; mais nous en avons beaucoup contre celles qui tendent à le faire hausser. Dans toutes ces luttes, les maîtres sont en état de tenir ferme plus longtemps »18.
17À l’encontre d’une conception purement formelle du contrat de travail (à laquelle se bornait Turgot), A. Smith n’ignore pas que la position de domination économique dont jouit le propriétaire du capital face au travailleur ruine leur apparente égalité, et par ailleurs que la subordination de ce dernier se trouve renforcée par l’intervention du pouvoir politique. Si malgré tout se forment des coalitions d’ouvriers « désespérés », en raison de la fermeté des maîtres qui bénéficient de l’appui du magistrat civil, elles « n’aboutissent en général à rien autre qu’au châtiment ou à la ruine des chefs de l’émeute ». En effet, « Le gouvernement civil, en tant qu’il a pour objet la sûreté des propriétés, est, dans la réalité, institué pour défendre les riches contre les pauvres, ou bien, ceux qui ont quelque propriété contre ceux qui n’en ont point »19. Ces réflexions sont importantes dans la mesure où elles reconnaissent sans ambages le rôle des antagonismes entre capital et travail, où elles éclairent les conditions fondamentales, à la fois économiques et politiques, qui conduisent à la détermination des salaires ordinaires.
18Défenseur du libéralisme Smith néanmoins ne farde pas la réalité. Ainsi déclare-t-il que si dans les colonies faiblement peuplées les salaires peuvent être élevés, « dans les autres pays, la rente et le profit s’accroissent aux dépens des salaires et les réduisent à presque rien, en sorte que les deux classes supérieures écrasent la dernière »20. Enfin pour expliquer la variété des salaires il retient l’intervention de cinq grands facteurs : l’agrément ou le désagrément de l’emploi, la facilité ou la difficulté de l’apprentissage, la stabilité ou le caractère temporaire, le niveau de responsabilité, la difficulté, propres à tel ou tel travail.
19Bien sûr, l’un des grands apports de l’ouvrage de Smith réside dans la théorie de la valeur-travail. L’idée d’une détermination de la valeur des biens par le travail apparaît antérieurement chez Petty, Locke21, Cantillon, mais leurs remarques à ce sujet demeurent peu élaborées, incertaines, remarques assez peu cohérentes avec le reste de leurs développements par ailleurs. Le travail et la terre s’y voient associés, faute de distinguer valeur d’usage et valeur d’échange le travail et le travail de la nature se trouvent plus ou moins confondus. À la différence de la plupart de ces auteurs22 et bien qu’il accorde encore une efficacité particulière au travail agricole, après avoir distingué nettement « valeur en usage » et « valeur en échange », Smith déclare sans équivoque que :
« Dans ce premier état informe de la société, qui précède l’accumulation des capitaux et l’appropriation du sol, la seule circonstance qui puisse fournir quelque règle pour les échanges, c’est, à ce qu’il semble, la quantité de travail pour acquérir les différents objets d’échange. […] Il est naturel que ce qui est ordinairement le produit de deux jours ou de deux heures de travail, vaille le double de ce qui est ordinairement le produit d’un jour ou d’une heure de travail »23.
20Le rapport d’échange entre deux biens correspond au rapport des travaux respectifs dépensés pour leur obtention. À travers les biens aux valeurs d’usage différentes s’échangent indirectement des quantités égales de travail. De plus, par ailleurs Smith voit dans le travail une réalité anthropologique stable : « Des quantités égales de travail doivent être, dans tous les temps et dans tous les lieux, d’une valeur égale pour le travailleur ». Cela parce que le travail représente toujours pour l’individu le sacrifice « de la même portion de son repos, de sa liberté, de son bonheur ». Il ne s’agit plus d’une quantité objectivement mesurable, le temps, mais de la réalité vécue par le travailleur comme privation, comme peine (conformément à une certaine vision antique et chrétienne). Smith estimant que cette dimension contraignante de l’existence pèse toujours d’un même poids sur le travailleur (« le travail ne variant jamais dans sa valeur propre »), il voit dans le travail un étalon, « la seule mesure réelle et définitive qui puisse servir, dans tous les temps et dans tous les lieux, à apprécier et à comparer la valeur de toutes les marchandises »24.
21Mais l’absence de distinction claire entre quantité de travail et travail vécu va favoriser l’assimilation entre le travail (incorporé) dépensé pour la production d’une marchandise et le travail commandé, répondant à un salaire, qui représente la peine et l’embarras que l’on s’épargne. D’où aussi la confusion du salaire et du « prix du travail », puisque le possesseur d’une marchandise peut indifféremment l’échanger contre un bien d’égale valeur ou payer un travailleur, le travail apparaît comme une marchandise semblable aux autres.
22En effet Smith procède à une restriction déterminante, il borne la portée de la théorie de la valeur-travail aux premiers pas de la société ; une fois dépassé l’état primitif, « Dans tous les métiers, dans toutes les fabriques, la plupart des ouvriers ont besoin d’un maître qui leur avance la matière du travail, ainsi que leurs salaires et leur subsistance, jusqu’à ce que leur ouvrage soit tout à fait fini. Ce maître prend une part du produit de leur travail ou de la valeur que ce travail ajoute à la matière à laquelle il est appliqué, et c’est cette part qui constitue son profit »25. Si initialement « le produit du travail appartient tout entier au travailleur », il ne récupère maintenant qu’une partie du produit de son labeur. Le profit du capital est on ne peut plus explicitement donné comme un prélèvement opéré sur la valeur ajoutée, créée par le travail. Mais le potentiel, la charge critique éventuelle de cette analyse (conforme par ailleurs à sa description des rapports inégaux entre maîtres et ouvriers) va se trouver évacuée avec la théorie de la valeur-travail.
23Il revient alors à Smith pour justifier l’existence du profit et de la rente d’adopter une autre perspective qui estompe cette origine. Puisque les ouvriers ont besoin de la collaboration du capital, il est normal que le propriétaire de celui-ci obtienne une part de la valeur de la marchandise produite. La part du travailleur n’étant plus (comme dans l’état primitif) égale au produit entier, il faut ajouter la part du propriétaire du capital à celle du premier pour obtenir la valeur du produit. Ainsi assimilant le travail à la part qui revient au travailleur, laquelle n’est plus égale au produit entier, Smith considère que la théorie de la valeur-travail n’est plus valable. La valeur d’une marchandise n’est plus déterminée globalement par le travail nécessaire à sa production, mais par l’ajout de ses « parties constituantes », i.e. par la somme du salaire (« le prix du travail »), du profit et de la rente.
24 Smith remplace la considération de « la quantité de travail communément dépensée » par l’ouvrier par la seule part qui lui revient, i.e. par le salaire, celui-ci étant alors envisagé par un glissement théorique, mais conformément à l’évidence immédiate, comme la rémunération du travail dans sa globalité, « le prix du travail ». La valeur d’une marchandise n’est plus déterminée par la quantité de travail requise pour sa production, mais correspond à l’addition du prix du travail, du profit et de la rente.
25L’opération comprend deux moments, tout d’abord Smith nous dit que « la valeur réelle de toutes les différentes parties constituantes du prix se mesure par la quantité du travail que chacune d’elles peut acheter ou commander. Le travail [mais il s’agit maintenant du travail commandé] mesure la valeur, non seulement de cette partie du prix qui se résout en travail, mais encore de celle qui se résout en rente, et de celle qui se résout en profit », pour ensuite parler indifféremment de cette partie constituée par le travail ou le salaire. Partant le salaire nous est donné comme le prix du travail, et Smith peut alors conclure : « Salaire, profit et rente sont les trois sources primitives de tout revenu, aussi bien que de toute valeur échangeable »26.
26L’assimilation du salaire au « prix du travail » acquiert une évidence renforcée, lorsque Smith s’interroge sur les variations des salaires sur une longue période au Royaume-Uni et leurs différences selon les contrées27. Il s’agit là des salaires réels, i.e. de la quantité de biens, de valeurs d’usage, qu’ils permettent d’acquérir, la pente est forte, presque naturelle, qui conduit alors à comparer l’évolution du prix des produits à celle du « prix du travail », à confronter des prix à un autre prix, le travail a un prix comme tout ce qui relève du jeu de l’offre et de la demande. L’investigation théorique rejoint le sens commun, sont ainsi refoulées à l’arrière-plan les deux remarques qui font du profit un prélèvement sur la valeur ajoutée par le travail28 et qui auraient pu conduire à parler d’exploitation.
27 Smith ne développe pas un libéralisme béat, ainsi il évoque certaines contradictions économiques (entre l’intérêt de la classe commerçante et celui de la nation par exemple), mais il fait preuve d’un optimisme tempéré ; en vertu de « la main invisible » qui fait se rencontrer l’intérêt de l’individu et celui de la société l’essor des richesses devrait globalement profiter à tous. Il considère qu’« un salaire qui donne au travail une récompense libérale est à la fois l’effet nécessaire et le symptôme naturel de l’accroissement de la richesse nationale »29.
28Ayant bénéficié de huit éditions de 1803 à 1876 le Traité d’économie politique de J.-B. Say offre une bonne présentation de la vulgate de la pensée économique libérale répandue au long du XIXe siècle. Le nom de son auteur reste attaché à la loi des débouchés selon laquelle l’offre crée sa propre demande, mais son œuvre pour l’essentiel se réduit à une mise en forme académique et fort peu rigoureuse des idées de sens commun. Il peut à quelques pages d’intervalle déclarer « qu’il n’y avait pas avant lui [Smith] d’économie politique » et juger qu’« il [Smith] n’a pas plus élevé l’édifice de cette science que Bacon n’a créé la logique »30. Ignorant la distinction de Smith entre valeur d’usage et valeur d’échange il amalgame sous la notion de « services productifs » à la fois le travail de l’homme, le travail de la nature et le travail des capitaux31, le prix de ces services étant déterminé simplement par le jeu de l’offre et de la demande. Sous le nom « d’industrieux » il englobe les simples salariés et les entrepreneurs32 et il étudie les profits des capitaux comme les « profits de l’ouvrier ».
29S’agissant de ces derniers il écrit : « Les travaux simples et grossiers pouvant être exécutés par tout homme, pourvu qu’il soit en vie et en santé, la condition de vivre est la seule requise pour que de tels travaux soient mis dans la circulation. C’est pour cela que le salaire de ces travaux ne s’élève guère, en chaque pays, au-delà de ce qui est rigoureusement nécessaire pour y vivre, et que le nombre des concurrents s’y élève toujours au niveau de la demande qui en est faite, et trop souvent l’excède ; car la difficulté n’est pas de naître, c’est de subsister »33. Pour compléter son analyse de la détermination des « profits de l’ouvrier » Say ne craint pas de paraphraser, en l’affadissant, le passage (que nous avons cité) où Smith souligne la position subordonnée de l’ouvrier vis-à-vis du capitaliste, mais à la différence de son prédécesseur il se garde bien d’évoquer le rôle du pouvoir politique quant à la reproduction de cette domination. Bref, concernant notre objet l’apport théorique du Traité est inversement proportionnel à ce qu’a pu être son importance idéologique.
30« L’ouvrage justement célèbre d’Adam Smith » constitue évidemment aussi une référence majeure de l’investigation théorique développée par David Ricardo. Dès les premières lignes des Principes il souligne l’importance de la distinction explicitée par Smith entre valeur d’usage et valeur d’échange. Après avoir reproduit les textes où ce dernier présente la théorie de la valeur-travail, il précise qu’il s’agit d’« une thèse de la plus haute importance en Économie politique ; car il n’est pas de plus grande source d’erreurs et d’opinions divergentes dans cette science que les notions vagues associées au mot valeur ». Mais il déplore tout aussitôt que celui « qui a défini avec tant de précision l’origine de la valeur d’échange » abandonne ensuite cette théorie, qu’il confonde « la quantité de travail consacrée à la production d’un objet [et] la quantité de travail que cet objet peut commander sur le marché »34. Contrairement à Smith qui juge que sa théorie initiale n’est valable que pour l’état primitif de la société, Ricardo estime qu’en dépit de la mise en œuvre d’un capital et de l’appropriation des terres, « il serait encore possible d’appliquer le même principe, car la valeur des marchandises produites serait proportionnelle au travail consacré à leur production ; non pas uniquement à leur production immédiate, mais à la production de tous les instruments ou machines nécessaires pour mettre en action le travail particulier auquel ils sont appliqués »35. Ricardo considère que si les proportions différentes du capital fixe et les durées variables de celui-ci selon les entreprises affectent la portée de la théorie de la valeur-travail, cette dernière n’en reste pas moins approximativement vraie36.
31À l’instar des autres économistes, Ricardo voit dans le travail une réalité marchande comme les autres : « Le travail, comme tout autre bien acheté ou vendu, et dont la quantité peut varier, a un prix naturel et un prix de marché. Son prix naturel est celui qui est nécessaire pour permettre globalement aux travailleurs de subsister et de perpétuer leur espèce sans variation de leur nombre »37. Étant précisé qu’il s’agit de « la quantité de nourriture, de biens nécessaires et de biens d’agrément qui leur est devenue essentielle par la force de l’habitude », le « nécessaire » se trouve socialement, historiquement déterminé.
32Le « prix » de marché « du travail » gravite autour du prix naturel en fonction de l’offre et de la demande, donc du rapport entre le niveau de la population et le mouvement d’accumulation (croissante, stationnaire ou décroissante) du capital. Mais Ricardo considère qu’avec le progrès économique « le prix naturel du travail a toujours tendance à augmenter, car l’une des principales marchandises [le blé] qui règle ce prix tend à devenir plus cher en raison de sa plus grande difficulté de production ». L’accroissement de la population impose le recours à des terres de moindre fertilité, leur produit est ainsi obtenu avec une dépense de travail en augmentation, d’où l’élévation de la valeur relative des subsistances qui représentent l’essentiel du « prix du travail ». Bien que l’augmentation de celui-ci ne signifie pas que les salaires correspondent nécessairement à une quantité plus grande de l’ensemble des divers biens de subsistance, le travailleur toutefois bénéficie de la baisse du prix des produits manufacturés, due au progrès technique, concernant la part du salaire qu’il leur consacre.
33Selon Ricardo, « Comme tous les autres contrats, les salaires devraient être laissés au jeu libre et impartial de la concurrence du marché, et ne jamais subir les ingérences du législateur »38, aussi comme Malthus condamne-t-il violemment les lois anglaises sur les pauvres. Le ressort de l’accumulation des capitaux c’est le profit, et pour l’auteur des Principes l’intérêt effectif d’un pays réside dans l’essor du revenu net, « Il importe peu que la nation compte dix ou douze millions d’habitants, pourvu que le revenu réel, la rente et les profits restent les mêmes »39. La fin du capital est le profit qui permet une nouvelle accumulation du capital. Si avec un certain cynisme il peut évoquer au chapitre cinq, « les lois qui règlent les salaires et qui gouvernent le bonheur de la très grande majorité de toute communauté », l’important à ses yeux réside dans la rente et les profits qui permettent d’« entretenir une flotte, des armées et toutes sortes de travaux improductifs ». L’intéresse surtout le sort de ceux dont l’esprit n’est pas « sans cesse préoccupé par les besoins du corps », donc la situation des classes aisées. Notons que Ricardo toutefois modifiera quelque peu son point de vue lors de la troisième édition de son ouvrage dans un chapitre nouveau, « Des machines » : « Je pensais que la classe laborieuse tirerait le même avantage que les autres classes du bas prix général des marchandises, engendré par l’emploi des machines. Telle était mon opinion, et je la maintiens pour ce qui est du propriétaire foncier et du capitaliste. Mais je suis désormais convaincu que la substitution des machines au travail porte souvent atteinte aux intérêts de la classe des travailleurs »40. Peut-être le regard du banquier et spéculateur Ricardo a-t-il eu l’occasion de se porter au-delà de l’univers de sa classe, il admet maintenant que l’essor des richesses ne contribue pas nécessairement « au bonheur de la très grande majorité ».
34Toutefois la reconnaissance de la divergence des intérêts économiques au sein d’une nation ne constitue pas une révélation tardive pour Ricardo, l’opposition entre salaire et profit constitue en effet l’un des fils directeurs de son œuvre maîtresse, thèse énoncée plusieurs fois dès la première édition. Le prix naturel d’une marchandise étant déterminé par la quantité globale de travail nécessaire à sa production, au lieu de résulter comme chez Smith de l’ajout du salaire et du profit, « il faut se rendre compte tout d’abord que les profits ne seront élevés ou faibles que dans la mesure exacte où les salaires sont faibles ou élevés »41, nous dit Ricardo dès le début de son livre. Dans le partage d’une grandeur donnée, évidemment, la part de l’un ne peut s’accroître qu’au détriment de celle de l’autre.
35La thèse est exposée on ne peut plus clairement : « Tout au long de cet ouvrage, je tente de démontrer que le taux de profit ne peut jamais croître, si ce n’est sous l’effet d’une baisse des salaires, et que l’on ne peut avoir de baisse durable des salaires, si ce n’est à la suite d’une baisse du prix des biens nécessaires dans lesquels les salaires sont dépensés »42. Proposition réaffirmée à de fort nombreuses reprises tout au long du texte. Marx louera Ricardo, conduit par sa volonté de comprendre la réalité effective, pour avoir reconnu cet antagonisme entre travailleurs et capitalistes quand l’économie vulgaire s’efforcera, elle, à masquer les contradictions économiques et sociales.
36Trois ans après la parution de l’ouvrage majeur de Ricardo, T.-R. Malthus publie ses Principes d’économie politique, la théorie de la valeur-travail s’y voit dénoncée et nombre d’analyses de son prédécesseur rejetées ; Malthus considère le « principe de l’offre et de la demande » comme le principe suprême de la science économique. Exposée dès l’Essai sur le principe de population [1798] la loi selon laquelle, « la libre puissance de développement des races humaines est sans comparaison plus grande que celle de la terre pour produire des subsistances dans les circonstances les plus favorables »43 demeure à la base des Principes.
37À l’encontre de Ricardo qui définit le prix naturel du travail comme « le prix qui fournit aux ouvriers les moyens de subsister et de perpétuer leur espèce sans accroissement ni diminution », Malthus déclare : « Le prix naturel ou nécessaire du travail, dans quelque pays que ce soit, me paraît être le prix qui dans la situation actuelle de la société, est nécessaire pour qu’il y ait un nombre moyen de travailleurs suffisant pour satisfaire à la demande réelle. Et je dirais que le prix courant du travail, c’est le prix actuel du marché, lequel, par l’effet de causes temporaires est quelquefois au-dessus et quelquefois au-dessous de ce qui est nécessaire pour répondre à la demande »44. C’est dire que seul le rapport de l’offre et de la demande, la surabondance ou l’insuffisance du nombre d’ouvriers étant donné les besoins du capital à un moment donné, vient fixer les salaires. La surpopulation ouvrière explique le règne des salaires de misère.
38De bons salaires semblent favorables au « bonheur de la grande masse de la société », mais en réalité « les ouvriers producteurs, en augmentant leur consommation, nuisent plus à l’accroissement de la richesse en diminuant le pouvoir productif, qu’ils ne peuvent le favoriser en augmentant la demande des produits ». En effet, des salaires élevés augmentent les frais de production, font baisser les profits, et donc diminuent chez les entrepreneurs « les motifs qui engagent à accumuler »45. La demande favorable à l’accumulation de capital, à l’essor des richesses, est celle qui n’accroît pas les frais de production puisqu’elle correspond aux dépenses du revenu des classes improductives (propriétaires fonciers, individus qui se consacrent aux services personnels domestiques ou intellectuels). À l’encontre de la loi des débouchés formulée par Say et acceptée par Ricardo, Malthus insiste sur les limites de la demande effective et les risques de surproduction, mais la demande propre à encourager le développement des richesses est celle des classes aisées.
39Si l’on suppose un état stationnaire des ressources du pays, où l’offre et la demande de travail s’équilibrent, ce sont « les habitudes du peuple relativement à sa nourriture, à son habillement et à son logement » qui expliquent « le sort des classes ouvrières ». Aussi selon l’état moral du peuple sa situation s’avérera bien différente, « un accroissement considérable du capital destiné à faire subsister les ouvriers » peut conduire, soit à un accroissement rapide de la population où les salaires sont employés à l’entretien de familles nombreuses et donc à la multiplication des pauvres, soit à « une notable amélioration » des conditions d’existence des travailleurs pauvres si « une grande aisance […] n’est pas accompagnée d’une accélération proportionnée dans la marche de la population »46. Les « habitudes d’imprévoyance ou de prudence » des classes inférieures éclairent la condition qui est la leur, mais en général des salaires satisfaisants les incitent à se marier et engendrer des enfants sans tenir compte des limites assignées au fonds disponible des subsistances. Leur comportement s’avère donc à l’origine de leur situation plus ou moins déplorable. Malthus estime ainsi « tout à fait évident que l’instruction et la prudence des pauvres mêmes, sont les seuls moyens qui puissent entraîner une amélioration générale et durable de leur état. Ils sont en effet les arbitres de leur propre sort »47. Il est de leur responsabilité de ne pas se marier inconsidérément, de ne pas accroître leur nombre en ignorant les conséquences inévitables quant à leur condition d’existence.
40De l’Essai où le révérend Malthus condamnant avec une extrême virulence la législation anglaise sur les pauvres, déclarait que « les riches n’ont pas le pouvoir de fournir aux pauvres du travail et du pain : en conséquence, les pauvres n’ont nul droit à les demander »48, aux Principes qui se concluent sur l’évocation de « l’objet principal de nos recherches, les moyens d’améliorer le sort et d’augmenter le bonheur de la grande masse de la société », le discours incontestablement change de tonalité. Il n’en reste pas moins que les considérations ayant trait au prix du travail reposent sur le principe de population et surtout qu’elles sont indissociables de la bonne conscience moralisante qui fonde chez Malthus, défenseurs des classes oisives, l’appréhension du sort des classes ouvrières au sein de la société.
41Résumons : globalement, pour les économistes le travail se vend et s’achète au même titre que l’ensemble des marchandises, le « prix du travail » comme les prix de celles-ci se trouve réglé nécessairement par le jeu des forces constitutives de l’ordre économique, quels que soient les aspirations ou les sentiments divers des groupes et des individus.
Notes de bas de page
1 La règle n’est pourtant pas universelle ainsi que l’a montré P. Clastres dans La société contre L’État, Paris, Minuit, 1974.
2 T. Hobbes, Léviathan, [1651], trad. F. Tricaud, Paris, Sirey, 1971, chap. X, p. 83.
3 Ibid., chap. XV, p. 150-151.
4 Ibid., chap. XXIV, p. 262. Voir C.B. Macpherson, La théorie politique de l’individualisme possessif, [1962], trad. M. Fuchs, Paris, Gallimard, 1971.
5 J. Locke, Some considerations of the consequences of the lowering of interest…, [1667], cité par C.B. Macpherson, op. cit., p. 226-227.
6 W. Petty, A treatise of taxes and contributions, [1667], cité par Marx, Théories…, t. I, p. 415.
7 B. Mandeville, La Fable des abeilles, [1714], trad. L. et P. Carrive, Paris, Vrin, 1998, t. I, p. 151 et 190.
8 B. Mandeville, Essai sur la charité, [1723], in La Fable des abeilles, op. cit., p. 236.
9 D. Hume, « De l’impôt », in Essais moraux, politiques et littéraires et autres essais, trad. G. Robel, Paris, PUF, 2001, p. 517-518 et n. p. 523.
10 L’idée d’une école ou d’un système mercantiliste a été contestée par nombre d’historiens de la pensée économique dans la mesure où se trouvent ainsi regroupés des auteurs aux théories parfois fort divergentes. Toutefois elle semble conserver sa pertinence s’agissant de l’objet particulier de notre travail. Voir D.Deleule, Hume et la naissance du libéralisme économique, Paris, Aubier, 1979.
11 P. de Boisguilbert, « Factum de la France contre les demandeurs en delay », in Pierre de Boisguilbert ou la naissance de l’économie politique, Paris, INED, 1966, t. II, p. 741.
12 R. Cantillon, Essai sur la nature du commerce en général, Paris, INED, 1952, p. 21.
13 F. Quesnay, « Sur les travaux des artisans », [1766], in François Quesnay et la physiocratie, Paris, INED, 1958, t. II, p. 892.
14 Voir C. Morilhat, La prise de conscience du capitalisme. Économie et philosophie chez Turgot, Paris, Méridiens Klincksieck, 1988, chap. 3.
15 A.-R. Turgot, « Réflexions sur la formation et la distribution des richesses », [1766], in Écrits économiques, Paris, Calmann-Lévy, 1970, §6, p. 126.
16 Turgot, « Observations sur les mémoires… », [1767], op. cit., p. 198.
17 A. Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, [1776], trad. G. Garnier, Paris, GF-Flammarion, 1991, vol. I, L. I, chap. VIII, p. 152.
18 Ibid., p. 137.
19 A. Smith, op. cit., vol. II, L.V, chap. I, p. 337.
20 Ibid., L. IV, chap. VII, p. 173.
21 « Si nous voulons évaluer correctement les biens, tels qu’ils se présentent à nous quand nous nous en servons, et répartir les dépenses qu’ils ont entraînées, entre ce qu’ils doivent respectivement à la nature seule et au travail, nous verrons qu’il faut mettre dans la plupart des cas, quatre-vingt-dix pour cent au compte exclusif du travail », J. Locke, Deuxième traité du gouvernement civil, [1690], trad. B. Gilson, Paris, Vrin, 1967, §40, p. 98.
22 R. L. Meek toutefois cite un traité anonyme anglais de 1738 (Some thoughts on the interest of money in general) qui déjà fait preuve d’une assez grande netteté sur cette question précise, affirmant que la valeur des choses nécessaires à la vie « lorsqu’elles sont échangées l’une contre l’autre, est réglée par la quantité de travail nécessairement requise, et communément dépensée pour les produire », Studies in the labour theory of value, Londres, Lawrence & Wishart, 1956, p. 42-43. Traité déjà évoqué par Marx en note dans Le Capital, p. 44.
23 A. Smith, op. cit., vol. I, L.I, chap. VI, p. 117 ; « Le travail est donc la mesure réelle de la valeur échangeable de toute marchandise », chap. V, p. 99.
24 Ibid., chap. V, p. 102.
25 Ibid., chap. VIII, p. 137 ; « Ainsi la valeur que les ouvriers ajoutent à la matière se résout alors en deux parties, dont l’une paye leurs salaires, et l’autre les profits que fait l’entrepreneur sur la somme des fonds qui lui ont servi à avancer ces salaires et la matière à travailler », chap. VI, p. 118.
26 Ibid., chap. VI, p. 118 et 120 ; « Lorsque le prix d’une marchandise n’est ni plus ni moins que ce qu’il faut pour payer, suivant leurs taux naturels, et le fermage de la terre, et les salaires du travail, et les profits du capital employé à produire cette denrée, la préparer et la conduire au marché, alors cette marchandise est vendue ce qu’on peut appeler son prix naturel », chap. VII, p. 125.
27 Ibid., chap. VIII, p. 146 sq.
28 Ibid., chap. VIII, p. 137 et chap. VI, p. 118.
29 Ibid., p. 144.
30 J.-B. Say, Traité d’économie politique, [5e éd., 1826], Paris, Calmann-Lévy, 1972, p. 27 et 33.
31 Ibid., p. 81.
32 Ibid., p. 356.
33 Ibid., p. 377.
34 D. Ricardo, Des Principes de l’économie politique et de l’impôt, [3e éd., 1821], trad. C. Soudan, Paris, GF-Flammarion, 1992, chap. I, p. 53,54.
35 Ibid., p. 63 ; « Smith ne peut avoir raison lorsqu’il suppose que la loi réglant à l’origine la valeur d’échange des marchandises […] peut être modifiée d’une façon ou d’une autre par l’appropriation de la terre et le paiement de la rente », chap. II, p. 99.
36 Voir P. Lantz, Valeur et richesse, Paris, Anthropos, 1977, p. 230.
37 D. Ricardo, Des Principes…, chap. V, p. 114.
38 Ibid., p. 125 ; « La tendance directe et manifeste des lois sur les pauvres est diamétralement opposée à ces principes évidents ; il ne s’agit pas, comme le législateur se proposait de le faire avec bienveillance, d’améliorer la condition des pauvres, mais bien de détériorer à la fois la condition des pauvres et celle des riches. Au lieu d’enrichir les pauvres, il s’avère qu’elles appauvrissent les riches ; et tant que les lois actuelles resteront en vigueur, il est tout à fait dans l’ordre naturel des choses que le fonds destiné à l’entretien des pauvres ne cesse de croître jusqu’à ce qu’il absorbe la totalité du revenu net du pays », p. 126.
39 Ibid., chap. XXVI, p. 360.
40 Ibid., chap. XXXI, p. 400-401.
41 Ibid., chap. I, p. 66.
42 Ibid., chap. VII, p. 151.
43 T.-R. Malthus, Principes d’économie politique, [1820], Paris, Calmann-Lévy, 1969, p. 266.
44 Ibid., p. 178.
45 Ibid., p. 335 et 334.
46 Ibid., p. 180 sq.
47 Ibid., p. 225.
48 T.-R. Malthus, Essai sur le principe de population, [2e éd., 1803], trad. P. Theil, Paris, Denoël/Gonthier, 1979, p. 220.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Michelet, à la recherche de l’identité de la France
De la fusion nationale au conflit des traditions
Aurélien Aramini
2013
Fantastique et événement
Étude comparée des œuvres de Jules Verne et Howard P. Lovercraft
Florent Montaclair
1997
L’inspiration scripturaire dans le théâtre et la poésie de Paul Claudel
Les œuvres de la maturité
Jacques Houriez
1998