Introduction
p. 7-10
Texte intégral
1Proposant en 1891 une réédition (destinée au public populaire) du texte des conférences de Marx faites à Bruxelles en décembre 1847, Travail salarié et capital, Engels souligne qu’il se permet de corriger le texte original sur un point. Il s’agit d’introduire la distinction que Marx, alors, ne faisait pas entre travail et force de travail. Engels justifie cette intervention en précisant « qu’il ne s’agit pas d’une querelle de mots, mais, au contraire, d’un des points les plus importants de toute l’économie politique » et que faute de cette discrimination « l’économie classique s’était fourvoyée dans une impasse »1.
2S’agissant de l’absence de cette distinction, Marx dans Le Capital parle « des errements et des contradictions insolubles » dans lesquels les économistes classiques se trouvaient par là enfermés, il insiste sur « l’importance décisive de la transformation de la valeur et du prix de la force de travail en forme-salaire c’est-à-dire en valeur et prix du travail proprement dit. C’est sur cette forme phénoménale qui rend invisible le rapport réel et qui en montre même rigoureusement le contraire que repose l’ensemble des représentations juridiques du travailleur aussi bien que du capitaliste, toutes les mystifications du mode de production capitaliste, toutes ses illusions de liberté, toutes les sornettes apologétiques de l’économie vulgaire »2.
3C’est dire fort clairement que la pertinence du concept de force de travail qui forme couple avec celui de survaleur ne se borne pas au champ de l’économie, que sa mise en œuvre s’avère également indispensable à la compréhension de l’univers idéologique. L’appréhension du « rapport réel » à l’encontre des idées reçues, des représentations nées immédiatement des pratiques quotidiennes (cette saisie du rapport réel permettant d’éclairer du même pas la nécessité et les « raisons d’être » de la forme phénoménale) constitue, nous dit Marx un peu plus loin, l’objet de la science. Il précise alors que « l’économie politique classique touche de près le fond des choses, mais sans le formuler consciemment ». Proximité largement stérile toutefois dans la mesure où elle ne s’accompagne pas d’une refonte explicite de ses présupposés propre à induire une nouvelle façon de voir les choses, autorisant la production de nouveaux concepts. Ainsi le concept de force de travail, de l’avis même des deux amis, s’avère d’une importance cruciale.
4Toujours dans le Livre I du Capital Marx explique que :
« L’économie politique a emprunté à la vie quotidienne sans autre forme de critique la catégorie ‟prix du travail”, pour se demander après comment ce prix était déterminé. Elle a bientôt reconnu qu’en ce qui concerne le prix du travail comme pour le prix de n’importe quelle autre marchandise, l’alternance dans le rapport de l’offre et de la demande n’expliquait rien en dehors de son alternance […] Comme pour les autres marchandises, cette valeur était ensuite déterminée par les coûts de production. Mais quels sont les coûts de production… de l’ouvrier, quels sont les frais qu’il faut faire pour produire ou reproduire le travailleur lui-même ? […] ils ne découvrirent jamais que le cours même de l’analyse, non seulement les avait menés des prix de marché du travail à sa valeur prétendue, mais encore les avait amenés à résoudre à son tour cette valeur du travail dans la valeur de la force de travail. En ne prenant pas conscience de ce résultat de leur propre analyse, en acceptant sans critique les catégories de ‟valeur du travail”, de ‟prix naturel du travail”, etc., comme ultime expression adéquate du rapport de valeur traité, ils ont enfermé l’économie politique classique […] dans des errements et des contradictions insolubles » (p. 602-603)3.
5Mais il n’en conclut pas moins ce chapitre 17 consacré à La transformation de la valeur ou du prix de la force de travail en salaire en affirmant que « L’économie politique classique touche de près le fond des choses, mais sans le formuler consciemment. Elle en est incapable aussi longtemps qu’elle reste dans sa peau bourgeoise » (p. 607). Ainsi les économistes se voient reconnu le mérite d’avoir cherché à dépasser les « formes phénoménales » de la réalité étudiée bien qu’ils ne soient pas parvenus à saisir le « rapport essentiel » qui les sous-tend. Ce jugement apparaît comme l’aboutissement des années de travail consacrées par l’auteur du Capital à l’analyse des théories économiques.
6Dans la masse des discours théoriques qui se proposent d’éclairer la réalité économique Marx opère une distinction forte entre l’économie classique et l’économie vulgaire. « L’économie classique tente, par l’analyse, de ramener les différentes formes de la richesse, forme fixes et étrangères les unes aux autres, à leur unité interne et de les dépouiller de la forme qu’elles revêtent et où elles apparaissent côte à côte, indifférentes les unes aux autres ; elle veut comprendre leur connexité interne en la distinguant de la multiplicité des formes phénoménales »4. Dans son champ, les œuvres des physiocrates, d’A. Smith et de D. Ricardo apparaissent comme les trois moments essentiels. De son ambition scientifique se distingue la visée « apologétique » de l’économie vulgaire (J.-B. Say pour une part, N. Senior, F. Bastiat, W. Roscher…) qui s’efforce à masquer les contradictions de l’ordre économique et social que permettent d’entrevoir les analyses des classiques. Tandis que les économistes classiques, même si leur pensée n’est pas exempte d’« élément vulgaire », avancent des propositions qui autorisent une meilleure compréhension de la réalité sociale, les économistes vulgaires incapables de dépasser les apparences se bornent à donner une forme théorique, pédante, aux représentations courantes, aux croyances spontanées des agents économiques. Au mieux ils se contentent de plagier les premiers, leur contribution à une meilleure connaissance du système économique s’avère inexistante. Brodant autour de la trinité - capital/profit, terre/rente, travail/salaire - l’économie vulgaire répond « aux intérêts des classes dirigeantes, puisqu’elle proclame la nécessité naturelle et la légitimité éternelle de leurs sources de revenus, en les élevant à la hauteur d’un dogme »5. C’est donc essentiellement à travers son appropriation critique de l’économie classique que va se développer la pensée marxienne.
7Mais ce que Marx formule clairement lors de la rédaction du Capital, la distinction du travail et de la force de travail, loin d’être un point de départ, s’avère l’aboutissement des longues années de travail théorique qu’il s’est imposé. Outre son exigeant souci de rigueur intellectuelle, les conditions matérielles déplorables qu’il eut à subir ne seront pas étrangères aux quinze années qui séparent sa fréquentation initiale des œuvres des économistes, du premier exposé systématique de sa critique de l’économie politique en 1859. Saisir le mouvement qui conduit Marx de ses premières réflexions en ce domaine jusqu’à la formation du concept de force de travail constitue l’objet central de notre investigation.
8De ce fait, notre étude se distingue assez largement de l’ouvrage classique d’Ernest Mandel, La formation de la pensée économique de Karl Marx6. Celui-là propose une présentation de la genèse de l’ensemble de la pensée de Marx, évoquant aussi bien, par exemple, la valeur-travail que le mode de production asiatique ou la question des crises. Notre perspective (plus épistémologique) s’avère moins ample mais elle se situe en revanche au plus près des textes ; à travers le procès d’élaboration d’un concept crucial il s’agit de retracer la constitution de la base essentielle de la pensée économique marxienne, du couple indissociable : force de travail/survaleur. Cette base fermement établie, Marx sera alors à même de développer d’autres concepts propres à éclairer l’ensemble du mode de production capitaliste.
9Mais dans la mesure où une grande part de son œuvre nous est donnée comme critique de l’économie politique, se constitue à partir d’un gigantesque travail d’analyse, d’appropriation critique de l’ensemble du discours des économistes, des grands penseurs comme de leurs moindres épigones, il s’avère indispensable de voir tout d’abord dans quels termes le problème se trouvait envisagé par ses principaux prédécesseurs en nous limitant à quelques repères essentiels, significatifs.
Notes de bas de page
1 F. Engels, Préface de 1891 à K. Marx, Travail salarié et capital, Paris, Éditions sociales, 1968, p. 12, 15.
2 K. Marx, Le Capital, L.I, trad. J.- P. Lefebvre, Paris, Éditions sociales, 1983, p. 605. Concernant les textes de Marx, ayant précisé initialement en note l’édition utilisée, nous donnons ensuite simplement le numéro de la page, après le passage cité.
3 Ces deux pages ont donné lieu à un long commentaire de L. Althusser au début de, Lire le Capital, Paris, F. Maspero, 1967, p. 20 sq. Nous y reviendrons brièvement au terme de cette étude.
4 K. Marx, Théories sur la plus-value, trad. sous la resp. de G. Badia, Paris, Éditions sociales, 1976, t. III, p. 588.
5 K. Marx, Le Capital, L.III, trad. Mme Cohen-Solal et G. Badia, Paris, Éditions sociales, 1976, p. 751.
6 E. Mandel, La formation de la pensée économique de Karl Marx, [1967], Paris, F. Maspero, 1982.
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