Quatrième partie. L’image aux frontières de l’information : détournement, métamorphose et errance
p. 177-179
Texte intégral
1Les médias ont eu durablement un quasi monopole de la diffusion des images d’actualité. L’image photographique s’est en effet imposée à la fin du XIXème puis au XXème siècle comme l’étalon de la réalité du monde ; c’est ce qui a fourni son heure de gloire au photojournalisme et à son support privilégié, les News Magazines, ainsi qu’aux quatre grandes agences françaises de photographie. Par ailleurs, la victoire du petit format avait permis un développement commode de la photographie dans la presse quotidienne avant que la télévision ne la supplante dans cette fonction d’illustration de l’actualité. La montée du numérique et l’irruption des photographies de non-journalistes (images du tsunami ou de l’attentat de Londres de 2005) ont modifié l’éventail des sources photographiques, mais l’essentiel des transformations en cours n’est plus là. Les médias « classiques » ne sont plus seuls dans le monde numérique et les images comme les mots échappent désormais à ce contrôle médiatique, comme l’indique le développement colossal du partage d’images sur les réseaux numériques. Pour apprécier les phénomènes de reprises et transformations des images d’actualité, nous avons privilégié deux types de prolongement, très différents : les avatars de l’image, soit, très exactement, leur métamorphose, permise par la porosité des univers médiatique, politique et esthétique (Lambert et Niemeyer), et la circulation dans les réseaux sociaux (Thierry).
2Frédéric Lambert et Katharina Niemeyer proposent une réflexion sur la façon dont nos langages se modifient à la faveur des transports numériques. Les objets médiatiques ne peuvent plus être pensés à l’intérieur des frontières des seuls médias usuels de l’information : les reprises et réécritures ajoutent ce qu’ils nomment « une contamination arborescente » de l’information. Le déplacement, ou la métamorphose examinée ici est celle de l’art, car l’actualité est aussi le fait des productions esthétiques qui l’accompagnent (voir les ventes aux enchères des photographies du 11 septembre 2001). Première question, donc, le rapport entre réalité et fiction ; si la réalité dépasse la fiction (11 septembre, là encore), on peut comprendre que la fiction poursuive la connaissance du réel, et voir dans la fiction un travail d’interprétation du monde de l’actualité. Seconde question, celle de la temporalité : si l’actualité est faite du ici et maintenant, et fait du présent l’étalon de sa valeur marchande, l’art peut distendre cette « sommation » du présent pour donner à l’actualité une temporalité différente où se joue une part de l’intelligence des publics. Les auteurs prennent l’exemple du travail de Banksy sur l’actualité où on peut lire un reenactment, ou une « revitalisation »1 de l’événement. On peut l’analyser à partir du territoire où il s’inscrit, les murs de la ville, et voir dans ces graffiti qui reposent sur des citations de l’image d’actualité une perspective critique vivement contestataire ou simplement ironique de cette actualité. Et, si le graffiti est destiné à disparaître, sa reprise numérique fait revenir l’actualité sur les écrans, à la fois information et nouvelle mise en récit. Le même phénomène peut être analysé sous d’autres formes que ses célèbres graffitis, par exemple dans la vidéo Rebel Rocket Attack, où il mêle des images qu’on croit voir sortir d’Al Jazeera, et le monde de Walt Disney. Les auteurs, poursuivant le travail de Daniel Dayan2, indiquent ainsi la façon dont les images d’actualité deviennent « modèles, matrices ou templates d’une fictionnalisation qui raconte autrement l’histoire ».
3Daniel Thierry fait une proposition très différente et radicale : le titre qui l’annonce, « images errantes », indique le « désancrage » des images, récemment encore arrimées aux médias mainstream. Le déploiement du numérique dans les réseaux sociaux a bouleversé l’équilibre antérieur fondé sur le rôle central des agences de presse, la légitimité des professionnels, et le circuit médiatique des photographies. Bouleversé aussi, le schéma qui permettait naguère d’opposer le « professionnel » et « l’amateur » ; il a perdu sa pertinence, car le « regard » qui fondait cette opposition se trouve remplacé par la « circulation » entre les écrans interconnectés qui constitue le modèle contemporain d’usage de ces images. Sans doute les images d’actualité existent-elles encore, mais les nouveaux « mécanismes de l’information en réseau » échappent à nos modes d’analyse usuels car la production, la circulation et l’usage échappent aux pratiques médiatiques.
4 Le rôle du preneur d’images, sa fonction testimoniale et ses droits associés sont en voie de disparition. Désormais, ce ne sont plus l’originalité, la propriété intellectuelle, la marque propre, la signature en somme qui organisent la production et l’usage des photographies, mais les dispositifs qui génèrent le flux, ou plus exactement le flot actuel des images. Comme le prophétisaient Vilém Flusser3 ou Jean Baudrillard4, la pratique massive et socialement indifférenciée de la photographie ne relève plus de l’originalité d’un regard mais du simple ou pur processus technologique.
5Délivrée de son support physique, l’image ne connaît plus la temporalité de l’événement, mais seulement celle de la vie quotidienne, temps ordinaire dont la seule loi est celle du renouvellement constant. L’image ne sert plus ici à mettre en évidence l’originalité du regard d’un sujet sur le monde, mais à alimenter des échanges, fondés sur l’espace et le temps de la conversation. L’indifférenciation de la source va de pair avec l’interconnexion des réseaux : c’est la circulation, et non la pertinence, qui règle la visibilité de ces images dont la mobilité est le critère majeur. Peu importent la source et l’intention des auteurs, c’est la rapidité de la circulation et la multiplication qui en est l’étalon. Si bien que le résultat n’est pas une information mais « un panoptique planétaire » construit par le partage incessant des « passeurs » d’image, followers et forwardeurs. Ces images « errantes » ne visent pas la diffusion de l’information sur le monde ; elles sont le produit d’une « économie de la notoriété qui repose sur des dispositifs de reconnaissance par des pairs ».
Notes de bas de page
1 Nora P., 1984, Les lieux de mémoire ; tome 1 : La République, Gallimard.
2 2Dayan, D., 2013, « On Whose Terms Are You Shown ? : (or, at least, following what principles ?) », in Couldry, N., et alii, Ethics of Media, Palgrave Macmillan.
3 Flusser, V., 2004, Pour une philosophie de la photographie, Circé.
4 Baudrillard J., 2007, Pourquoi tout n’a-t-il pas disparu, Éditions de L’Herne.
Auteurs
Maître de Conférences en Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université Lyon 2. Elle enseigne aussi à Sciences Po Lyon.
Membre du Laboratoire ELICO (EA 4147, Universités de Lyon) ses recherches s’intéressent aux représentations des acteurs politiques dans les conflits armés (Irlande du Nord, Israël-Palestine) et les conflits civils (révolte en Iran) dans la presse et sur Internet. Elle travaille également sur la représentation des femmes et la place du genre dans les médias, en interrogeant notamment les textes normatifs sur le journalisme et au sein de la profession.
Depuis 2012, elle mène une réflexion sur la façon dont l’Open Data citoyen s’empare des espaces public et médiatique, en questionnant l’agir et le dire politique. Elle participe également à plusieurs projets de recherche collective sur les sujets de l’Open Data, du genre et de la fouille d’opinion.
Maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication à l’Institut de Sciences Politiques de Lyon. Membre du laboratoire ELICO, ses thématiques de recherche ont pour objectif de questionner l’urbain à partir du travail social de définition et de différenciation des territoires. D’où son intérêt pour la fabrique de la ville par la nomination ou les registres discursifs en jeu « sur le terrain » ou encore les représentations liées à l’urbanité. Les médias en général et les différents types de presse « urbaine » en particulier sont privilégiés dans le temps pour analyser les évolutions qui affectent les manières de dire/faire la ville. Dans une perspective où se mêlent communication, géographie et histoire urbaines, est menée parallèlement une réflexion sur l’archive mobilisée et les corpus à construire.
Professeur honoraire à l’Institut de Sciences Politiques de Lyon, fondateur du laboratoire ELICO, et a été président de la 71e section du Conseil national des universités. Spécialiste des médias et notamment de la presse écrite, il a publié avec M. Mouillaud le désormais classique Le Journal quotidien (PUL, 1989).
Maître de Conférences en SIC à l’Institut de la Communication de l’Université Lyon 2. Membre du laboratoire ELICO, ses recherches portent essentiellement sur l’offre d’information d’actualité sur le web dans ses dimensions visuelles et verbales avec une approche sémiotique et socio-discursive. Elle s’intéresse en particulier à l’interactivité et aux phénomènes de dissémination de l’information, qu’il s’agisse de journalisme participatif ou citoyen, des nouvelles formes de médiation dans l’information santé ou des stratégies de mobilisation militante. Plus largement, elle interroge l’impact des dispositifs techniques sur la nature des communications ainsi que sur la forme et le sens des messages.
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