Troisième partie. Les enjeux socio-discursifs de l’information : manières de faire, manières de dire
p. 117-120
Texte intégral
1Parmi les transformations de l’information envisagées dans ce volume, cette partie s’intéresse aux tensions qui agitent les professionnels dont la légitimité et la responsabilité sont régulièrement questionnées. Les nouveaux supports qui se sont rapidement développés, les pure players, les blogs de journalistes ou de particuliers, puis la montée des réseaux sociaux numériques ont conduit à de nouvelles pratiques d’information. Au sein des territoires de l’information d’actualité, si difficiles à circonscrire, le label « journalisme » suffit-il à donner crédit et légitimité aux productions médiatiques ? On ne peut éviter de s’interroger sur la nature de la reconnaissance ou de la légitimité de l’information, bref, la définition de la valeur, la newsworthyness à laquelle les internautes contribuent désormais largement. Cette question est abordée ici de trois façons différentes : par Roselyne Koren sur la position énonciative du journaliste en ligne, par Laura Calabrese sur les commentaires évaluateurs et prescriptifs des internautes, par Gilles Gauthier sur les modes d’argumentation dans la blogosphère journalistique.
2Depuis quelques années, R. Koren a poursuivi de nombreux travaux sur les enjeux éthiques des discours médiatiques et politiques. Elle a montré que la critique du discours et de la rhétorique de médias écrits traditionnels sur l’Internet est d’abord un conflit de légitimité dans le champ des médias. Elle a aussi mis en évidence des pratiques discursives qui jouent un rôle fondamental dans la création d’une nouvelle rhétorique sur l’Internet, évaluer le juste et le bien devenant aussi important que dire le vrai. Ce qui était sacré dans les anciens médias, soit la véridiction et le rapport objectif et spéculaire au réel, est remplacé par l’argumentation d’opinions vraisemblables et de postures critiques décomplexées qui assument leur subjectivité, leurs évaluations et donc l’acte de juger. Elle poursuit ici cette réflexion sur la revendication de ces subjectivités qui modifie la légitimation du discours par l’articulation des responsabilités individuelle et collective du locuteur, donc une rupture forte avec la délégitimation de toute forme d’engagement énonciatif autre que « neutre ». Elle oppose ainsi « deux éthè dos à dos », celui du journaliste démiurge, sacralisant l’objectivité, à celui du gazetier on line, qui prend des risques, revendique sa subjectivité et son humanité.
3Prenant l’exemple de la Gazette d’@rrêt sur images, elle identifie « les procédures verbales de défigement des discours médiatiques institutionnels » produits sur ce site natif, et examine, à travers le Making of de la Gazette, les modalités discursives du décentrement de l’autorité. Elle montre ainsi quatre types de reprises et/ou de transformations discursives et rhétoriques et dévoile, par ailleurs, l’usage - nouveau pour l’information - d’une « scénographie de la conversation » qui autorise une autonomie discursive et interprétative assumée. Ce qui est en jeu ici est une véritable transformation du rapport du discours d’information au langage qui, cessant de se vouloir transparent, simple instrument de la représentation, devient un moyen central de configuration de la vie politique et sociale. L’auditoire est convié ici à participer au débat, et à partager, au côté du site natif, la responsabilité du discours critique. Sans doute, l’exemple pris par R. Koren est-il assez exceptionnel sur la Toile, mais il indique une possibilité, certes encore restreinte, mais significative, de la transformation possible de la parole journalistique, et donc de sa légitimité.
4La légitimité est aussi ce qui sous-tend la position des lecteurs telle qu’elle s’affirmait dans le « courrier des lecteurs », or cette sorte d’interpellation se trouve assez singulièrement modifiée, dans la presse en ligne, par le développement des commentaires inscrits sur le site du journal. Parmi ces commentaires, ceux qui manifestent un jugement sur le rôle social de la presse, intéressent Laura Calabrese qui s’attache à les analyser à partir des marqueurs de prescription utilisés par les commentateurs. Le journal en ligne fournit un dispositif de communication entre les lecteurs eux-mêmes, ce qui renouvelle l’intérêt et la portée de l’analyse de discours française « qui permet d’observer comment les matérialités langagières s’articulent à des comportements sociaux ». Ainsi les commentaires constituent un espace privilégié de circulation des représentations des commentateurs sur le rôle social des journalistes et de la presse en général, et sur celui du public comme contrôleur en somme du discours de la presse dans l’espace public. Naturellement, cette contribution comporte une dimension méthodologique forte car il s’agit ici d’un « espace discursif hybride » sur les registres mobilisés, les marqueurs d’interlocution ou la portée pragmatique des normes et prescriptions brandies par les lecteurs. Le lecteur d’un journal en ligne ne se contente pas de lire un article ; il lit aussi les commentaires qu’il a déjà suscités. L’analyste du discours est donc confronté à un ensemble constitué par l’article, les commentaires, et les commentaires des commentaires en une chaîne doublement dialogique, puisque le commentaire répond à un article antérieur, et anticipe ou suggère une réponse postérieure. C’est en fait une sorte de polylogue qui, comme dans toute conversation, a tendance à dériver sans cesse vers d’autres objets de discours. Il possède cependant un trait constitutif, c’est que les savoirs qu’il mobilise reposent in fine sur des pré-discours partagés, une doxa socialement acquise.
5Il s’agit bien dans tout cela d’un discours normatif (dire ce qui doit être) et prescriptif (dire ce qu’il faut faire), qui coexiste avec un discours d’opinion, bien sûr, mais s’en distingue par ses propres idiolectes : peu de marqueurs de subjectivité au profit de l’impersonnel, marqueurs d’interlocution avec un co-énonciateur absent (le destinataire de la prescription), dénominations généralisantes, la présence d’un prédiscours (la doxa). Là encore, l’originalité vient du dispositif socio-technique qui permet le type d’interlocution qui domine le commentaire et montre que la parole profane surveille attentivement la production professionnelle des journalistes.
6Enfin, G. Gauthier se demande, sur le fondement de l’étude des blogs journalistiques, si ce polylogue ne serait pas plutôt un dialogue de sourds. Il montre en effet que, via le développement de ces blogs, l’objet initial de l’information devient un débat qui oublie en quelque sorte son origine et que, en outre, cette confrontation connaît une dynamique nouvelle. L’auteur affirme que du fait d’une argumentation qui se fonde non pas sur la réfutation des arguments de l’autre, mais par dissociation, le débat perdrait son caractère dialogique constitutif. Le point de départ de cette analyse, une interdiction temporaire du port du turban pour les joueurs de soccer au Québec, montre le glissement thématique du sport à l’expression du religieux d’une part et à l’intégration des immigrants d’autre part. Les internautes qui interviennent ne tiennent aucun compte du point de vue de l’autre et les oppositions se développent en parallèle, deux à deux, à partir de convictions intimes préalables. L’affrontement des adversaires est ici forcément dissymétrique et relègue l’événement initial au rang d’accessoire informationnel. G. Gauthier émet l’hypothèse d’une double transformation : métamorphose de l’information d’actualité en débat de société, dans le cas analysé, et mutation de la forme même du débat public.
7Selon G. Gauthier, l’amplitude et la dynamique du débat sont profondément modifiées par la blogosphère journalistique et par le type d’opposition qui s’y développe. Il appuie sa démonstration sur deux autres exemples ; le premier renvoie à un débat par réfutation sur la question nationale québécoise (souverainisme ou fédéralisme), ce qui permet un débat symétrique et limite son amplitude. Le second exemple, débat par dissociation, porte sur les droits de scolarité au Québec ; la question de justice est le cœur de l’opposition entre les deux journalistes. Il pourrait s’agir a priori donc d’un débat par réfutation. Mais G. Gauthier démontre qu’il n’en est rien car l’argumentaire des journalistes ne s’appuie pas sur la même conception de la justice ; il n’y a pas d’interaction entre les deux points de vue, qui se construisent sur des visions distinctes de la justice et ne se rencontrent jamais.
8En somme, la blogosphère journalistique contribue à une nouvelle forme de newsworthyness, une actualité faite d’événements mis en débat, qui se dilue dans l’expression de convictions mises en parallèle, où G. Gauthier voit la confirmation du paradigme du journalisme de communication proposé par Jean de Bonville et Jean Charon1.
Notes de bas de page
1 Brin, C., Charon, J., de Bonville, J., 2004, Nature et transformation du journalisme, Les presses de l’université Laval.
Auteurs
Maître de Conférences en Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université Lyon 2. Elle enseigne aussi à Sciences Po Lyon.
Membre du Laboratoire ELICO (EA 4147, Universités de Lyon) ses recherches s’intéressent aux représentations des acteurs politiques dans les conflits armés (Irlande du Nord, Israël-Palestine) et les conflits civils (révolte en Iran) dans la presse et sur Internet. Elle travaille également sur la représentation des femmes et la place du genre dans les médias, en interrogeant notamment les textes normatifs sur le journalisme et au sein de la profession.
Depuis 2012, elle mène une réflexion sur la façon dont l’Open Data citoyen s’empare des espaces public et médiatique, en questionnant l’agir et le dire politique. Elle participe également à plusieurs projets de recherche collective sur les sujets de l’Open Data, du genre et de la fouille d’opinion.
Maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication à l’Institut de Sciences Politiques de Lyon. Membre du laboratoire ELICO, ses thématiques de recherche ont pour objectif de questionner l’urbain à partir du travail social de définition et de différenciation des territoires. D’où son intérêt pour la fabrique de la ville par la nomination ou les registres discursifs en jeu « sur le terrain » ou encore les représentations liées à l’urbanité. Les médias en général et les différents types de presse « urbaine » en particulier sont privilégiés dans le temps pour analyser les évolutions qui affectent les manières de dire/faire la ville. Dans une perspective où se mêlent communication, géographie et histoire urbaines, est menée parallèlement une réflexion sur l’archive mobilisée et les corpus à construire.
Professeur honoraire à l’Institut de Sciences Politiques de Lyon, fondateur du laboratoire ELICO, et a été président de la 71e section du Conseil national des universités. Spécialiste des médias et notamment de la presse écrite, il a publié avec M. Mouillaud le désormais classique Le Journal quotidien (PUL, 1989).
Maître de Conférences en SIC à l’Institut de la Communication de l’Université Lyon 2. Membre du laboratoire ELICO, ses recherches portent essentiellement sur l’offre d’information d’actualité sur le web dans ses dimensions visuelles et verbales avec une approche sémiotique et socio-discursive. Elle s’intéresse en particulier à l’interactivité et aux phénomènes de dissémination de l’information, qu’il s’agisse de journalisme participatif ou citoyen, des nouvelles formes de médiation dans l’information santé ou des stratégies de mobilisation militante. Plus largement, elle interroge l’impact des dispositifs techniques sur la nature des communications ainsi que sur la forme et le sens des messages.
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