La médiatisation de Mohammed Merah en mars 2012. Jalons pour une analyse transmédiatique appuyée sur des données numériques
p. 21-40
Texte intégral
1Avec son travail pionnier conduit à la fin des années 1970 et publié au début des années 1980, Eliseo Véron n’a pas seulement contribué à importer en France une approche constructionniste des événements médiatiques. Au-delà d’un cadrage pluriel d’une même réalité sociale par les différents médias, il a aussi décrit de façon détaillée les phases successives de leur intervention à propos de la catastrophe nucléaire de Three Mile Island (Veron, 1981). Progressivement mis en réseau autour de l’annonce de la nouvelle (accident dans la centrale), les médias se rejoignent rapidement au point culminant du sommet de l’information (évacuation de la population environnante), avant de se disperser en différents discours de clôture (prises de position sur le nucléaire). Il s’agit là d’un cycle de médiatisation maintes fois répertorié depuis au sujet des media hypes, au sein de la littérature internationale sur le sujet (Wien, Elmelund-Praestekaer, 2009). Dans une recherche récente consacrée à la couverture de la catastrophe de Fukushima en mars 2011, nous avons pu vérifier la validité toujours actuelle de cette dynamique de la médiatisation des “méga-événements“, où journaux télévisés comme sites web d’actualité se sont d’abord focalisés sur la description factuelle du tsunami puis de l’accident dans la centrale avant de verser dans le débat sur les risques du nucléaire (Rebillard et al., 2012). Toutefois, les sites d’actualité divergeaient sur ce dernier point, certains sites natifs de l’internet (pure players) et les blogs le prenant en charge directement et de façon subjective tandis que les sites de presse en ligne (versions web des journaux et magazines imprimés) mettaient en scène une parole déléguée à des protagonistes externes (autorités gouvernementales, entreprises, ONG) sur un mode comparable à celui des journaux télévisés. Ceci montre que la configuration médiatique contemporaine se complexifie, en particulier avec le développement de l’internet. À lui seul, cet élément mérite que l’on renouvelle les études sur le cycle de médiatisation des événements. Il convient de documenter davantage la place du web, et en son sein des différents types de sites d’actualité, vis-à-vis du rôle joué par les médias plus anciennement établis.
2Un Observatoire transmedia a été précisément mis en place en ce sens, projet OT-Media soutenu par l’Agence nationale de la recherche (ANR-2010-CORD-015), auquel nous avons directement participé. Regroupant plusieurs partenaires dont l’Institut National de l’Audiovisuel (INA) et l’Agence France-Presse (AFP), ce projet a pour originalité, en comparaison des recherches menées jusqu’ici, d’avoir pu disposer des dépêches de l’agence AFP (dépêches texte et multimédia) comme des archives radiophoniques et télévisuelles. Ceci de façon exhaustive, sur une période allant de l’été 2011 à l’été 2014. En parallèle, les sites d’actualité ont été aussi captés, et notamment ceux de presse en ligne, ce qui a permis de compenser en partie l’impossibilité pratique de conserver l’intégralité des journaux et magazines papier. La plateforme OT-Media réunit donc en son sein la production d’actualités par les médias français, de façon quasi-complète sur la période : agence, radio, TV, web (dont pure players et presse en ligne). Elle ouvre ainsi la voie à des analyses transmédiatiques, qui peuvent en outre s’appuyer sur les ressources du numérique. L’application de techniques d’analyse de données, et notamment la statistique textuelle (Lebart, Salem, 1994), a permis de regrouper les documents en fonction de leurs proximités de contenu. Il devient dès lors plus aisé de rassembler, autour d’un même événement, les différentes informations d’actualité ayant concouru à sa médiatisation et de discerner à partir de là les principales dimensions de son énonciation : thématiques de l’énoncé (cadrages journalistiques) et énonciateurs (entités médiatiques). Le croisement automatique avec les dates de publication permet alors de reconstituer le cycle de médiatisation d’un événement.
3Sans révolutionner l’analyse de discours médiatique dans ses fondements, l’appui sur les ressources numériques permet toutefois d’en élargir le spectre. D’abord dans le sens d’un élargissement des corpora à disposition. Certes l’analyse de données textuelles assistée par l’informatique date maintenant de près d’un demi-siècle, et notre travail s’inscrit ainsi dans cette lignée de la lexicométrie, ou plus exactement de la logométrie si l’on veut insister sur la prise en compte du contexte social qui caractérise avant tout l’analyse de discours (Mayaffre, 2010). La nouveauté depuis les années 1990 réside toutefois dans l’existence de textes « numériquement natifs » disponibles sur le web ainsi que de la généralisation de l’accès au texte intégral dans les bases de données et notamment celles d’archives de presse (Europresse, Factiva). Cette logique a été en quelque sorte poussée à son terme dans le projet OT-Media dont un des défis était d’« interfacer » le corpus des textes numériques issus de l’information en ligne avec des archives radiophoniques et télévisuelles ainsi qu’avec des dépêches d’agence (documents et métadonnées associées). Ceci a rendu possible la formulation d’hypothèses et de modèles (par exemple clusters, régressions ou associations basées sur la statistique textuelle) qui seraient difficiles à obtenir sans l’aide de l’ordinateur, et la numérisation qui précède.
4La possibilité de traitement semi-automatique ainsi offerte procure ensuite aux chercheurs un temps supplémentaire pour tenter de rendre l’analyse de discours encore plus complète, non seulement quant à la surface empirique traitée mais aussi quant aux différentes dimensions du processus médiatique à appréhender. Ainsi notre recherche s’est-elle également aventurée du côté de la réception, en tentant de mettre en correspondance l’offre d’informations et sa consultation. À partir de certains résultats de l’enquête Mediapolis sur les pratiques d’information politique en France, nous explorerons le rapport entre préférences médiatiques et cadrages journalistique, dans le cas de la médiatisation de Mohammed Merah durant la campagne présidentielle de 2012.
1. Objet, corpus et méthode
5Selon la typologie désormais classique de Molotch et Lester (1974), une campagne électorale donne en général plutôt lieu à la médiatisation d’événements de routine (meetings, débats télévisés, etc.). Pourtant, durant la campagne de 2012, c’est un événement de type accidentel qui a retenu l’attention des médias pendant plusieurs jours du mois de mars : l’élucidation d’assassinats de militaires dans le Sud-Ouest puis d’une tuerie dans une école juive de Toulouse ont abouti à la poursuite de Mohammed Merah, abattu par les forces de police à l’issue d’un assaut mené par le service du Raid. Les recherches effectuées dans la base OT-Media, à partir de la présence dans les titres des documents du nom Merah, mais aussi des termes assassinat, tuerie, Montauban, et Toulouse, permettent de repérer des pics d’activité médiatique entre le premier assassinat d’un militaire perpétré à Toulouse, le 11 mars 2012, et les jours suivant l’enterrement du tueur, le 29 mars 2012.
6Pour des raisons de significativité statistique, nous avons resserré le corpus aux documents produits par les seuls médias ayant suivi de façon consistante le dossier durant le mois de mars, en fixant le seuil plancher à la production moyenne d’au moins un document par jour, soit 31 documents dans le mois. 29 entités médiatiques remplissent cette condition (cf. figure 1) avec au minimum une quarantaine de documents produits par certains pure players et plusieurs centaines par l’AFP ou des médias d’information continue. Au total près de 3 000 documents, en provenance de l’AFP ou diffusés à la radio, à la télévision, et sur le web, sont concernés.

7Le traitement et l’analyse des données ont été réalisés avec les logiciels R (R Development Core Team, 2012, version 3.0.2) et Iramuteq (Ratinaud, 2009, version 0.6 alpha 2). R est une application de calcul statistique qui implémente plusieurs algorithmes et procédures pour l’analyse des données. Nous l’utiliserons pour représenter avec des diagrammes la distribution de certaines variables, pour calculer des modèles de régression et pour réaliser des analyses de correspondances. Iramuteq est un logiciel spécialisé dans certaines procédures de statistique textuelle. Il permet notamment d’identifier des classes lexicales homogènes dans un corpus, d’étudier les termes qui les caractérisent et ensuite de catégoriser les documents du corpus en accord avec ces classes.
2. Le "méga-événement Merah" et sa déclinaison médiatique
8La période allant du 11 au 31 mars 2012 correspond à la médiatisation d’un méga-événement ou méta-sujet d’actualité (Rebillard et al., 2012), lié en l’occurrence à la personne de Mohammed Merah. Autour de ce même fil directeur, une série d’événements, ou plutôt une série de sujets d’actualité se succèdent, unis par des liens causaux, de continuité ou d’analogie, entre des faits ayant été l’objet d’un même cadrage médiatique primaire.
9Pour identifier ces différents sujets d’actualité relatifs à la médiatisation de Merah, nous avons procédé à un regroupement des documents en fonction de leurs titres. À l’aide du logiciel Iramuteq, une classification hiérarchique descendante (Reinert, 1983) a ainsi permis d’identifier neuf groupes (clusters) de documents. Cette procédure permet d’identifier des clusters de documents à partir des mots dont ils sont composés. La classification commence par séparer des classes de mots qui ne sont jamais utilisées ensemble dans les mêmes segments de documents, et continue à réaliser des nouveaux fractionnements jusqu’à obtenir un nombre pré-établi de classes. Ces classes lexicales servent ensuite pour classifier les documents.
10La figure 2 présente ces clusters, avec une dénomination choisie par nos soins. Pour interpréter les neuf clusters, nous avons utilisé l’analyse de similitude, encore à l’aide d’Iramuteq. Cette analyse permet d’identifier les mots les plus récurrents et qui apparaissent le plus souvent ensemble (cooccurrences) dans des segments de documents. Dans notre cas, cela nous a permis d’identifier des noyaux lexicaux spécifiques à chaque cluster. La classification opérée à l’aide du logiciel Iramuteq se révèle satisfaisante : chaque cluster regroupe des documents qui relèvent d’un seul sujet d’actualité, si l’on retient la définition du sujet d’actualité comme étant “un fait, une expérience passée au prisme d’un cadrage médiatique primaire, en amont du cadrage médiatique secondaire (angle, ligne éditoriale, point de vue) choisi pour le traiter“(Rebillard et al., 2012, p. 153).

3. Le cycle de médiatisation
11Après avoir vu les différentes déclinaisons thématiques de l’énoncé Merah, nous pouvons maintenant nous pencher sur les modalités de son énonciation, et revenir en premier lieu sur son évolution temporelle. Une représentation de la prégnance des différents clusters de documents au cours de la période est fournie dans la figure 3, réalisée avec R (Wickham, 2009) sur la base d’un modèle de régression locale. Les modèles de régression servent à étudier les relations entre variables. Ils peuvent être visualisés comme des courbes qui relient approximativement les observations sur un espace où chaque dimension est une variable. Dans notre cas, nous étudions le nombre de documents produits par jour. Les courbes montrent donc les tendances dans la production de documents inhérents à chaque cluster. Les clusters sont pour la plupart fortement associé à une date précise ou courte période.

12À partir de ce diagramme, il est donc possible de visualiser le cycle d’apparition-atténuation des différents sujets d’actualité liés à Merah, par ordre chronologique : les assassinats à Montauban et à Toulouse (bandeau coloré en vert foncé sur le graphique), la tuerie à l’école juive (en rouge), les réactions des candidats à l’élection présidentielle qui se déplacent sur les lieux (en bleu clair), les hommages aux victimes des assassinats (en pourpre), l’assaut du RAID, divisé en siège de l’appartement (en bleu foncé) et mort de Merah (en orange), l’accusation de complicité vis-à-vis du frère Abdelkader (en vert clair), la réception par la chaîne Al-Jazeera d’une vidéo tournée par le tueur pendant ses meurtres (en rose), l’enterrement du corps (en vert clair).
13On retrouve ici un cycle de médiatisation très classique, où des sujets d’approfondissement (déclarations de responsables politiques, puis enquêtes de la puissance publique) succèdent aux descriptions plus factuelles, à la nuance près que ce cycle est dédoublé en raison des circonstances : la tuerie dans l’école puis l’assaut du Raid constituent deux événements de rupture qui s’insèrent dans le méga-événement Merah et charrient chacun leur lot d’événements de routines.
4. Analyse narrative de base
14Ce double cycle de médiatisation peut être interprété en termes d’analyse narrative, si l’on considère le méga-événement comme récit réalisé collectivement par les médias (Revaz 2010 ; Compagno, 2014). La tuerie à l’école juive constitue le fait majeur qui déclenche l’intérêt des médias, alors que les assassinats précédents de Montauban et Toulouse n’avaient pas eu la force médiatique de constituer seuls le début d’un méga-événement. Une première analyse menée par un collègue du projet OT-Media montre que les médias ont, tout comme les forces de police, d’abord privilégié la piste d’assassinats racistes d’extrême-droite, avant d’identifier Mohammed Merah à la suite de la tuerie dans l’école juive le 19 mars (Castex, 2012). Ce nouvel élément a orienté la médiatisation vers les thématiques liées au terrorisme islamiste, qui caractériseront le méga-événement dans son ensemble.
15Un meurtre, acte anti-social par excellence, demande une réponse, actualisée dans ce cas par l’action du RAID, qui réaffirme l’ordre social. Le couple action-punition constitue donc l’axe narratif principal. L’assaut du RAID est en même temps le climax du récit médiatique, où l’anti-héros Merah est vaincu (tueur tué), inscrivant le récit dans les coordonnées d’une tragédie au sens classique. La mise en examen du frère Abdelkader ne sert que de complément à la réaction sociale. Par contre l’inhumation de Merah a le rôle fondamental de clôture et donc de moralisation. Le rejet du corps du tueur par l’Algérie, terre de ses origines, mais qui ne veut pas être associée au terrorisme islamiste, oblige l’État français à reconnaître Merah comme un de ses citoyens et à offrir une sépulture à sa dépouille.
5. La contribution des différents supports et médias
16La façon dont les sujets d’actualité s’enchaînent diachroniquement renseigne en partie sur le mode d’énonciation médiatique contemporain, et s’avère dans le cas présent relever d’une dynamique proche de celle observée depuis plusieurs années. Il s’agit maintenant de voir quels médias ou supports médiatiques génèrent spécifiquement tel ou tel type de sujet d’actualité.
17Pour cela, le logiciel R a été employé pour mesurer, au sein de chaque média, la proportion de documents se rapportant à tel ou tel sujet d’actualité et à tel ou tel média. La présence de l’AFP dans notre échantillon, entité présentant la particularité d’alimenter les médias en information en poussant au maximum le principe d’objectivité, permet de disposer en quelque sorte d’un étalon à l’aune duquel peuvent être appréciés des écarts relatifs dans la médiatisation. Le support médiatique nommé « Agency » n’inclut donc qu’un seul média de notre corpus (les dépêches de l’AFP). Nous pouvons d’ores et déjà en obtenir un aperçu général pour ce qui concerne les différents supports médiatiques, en comparant la production de l’agence avec celle des pure players, de la radio, de la télévision, et de la presse en ligne (figure 4).

18L’AFP a consacré la plus grande partie de ses dépêches au cluster rouge (autour de 27 % des documents), marqué par la référence à la tuerie dans l’école juive. De même pour la télévision et les pure players qui y consacrent environ la même proportion de documents. La radio et la presse ont dédié proportionnellement moins d’espace à ce cluster (entre 16,5 % et 18,5 % des documents). Les clusters rouge, orange et bleu foncé - ces deux derniers en relation avec l’assaut du RAID- sont les plus factuels et principaux, donnant des informations souvent en temps réel sur ces faits. Considérant ces trois clusters conjointement, on remarque que la télévision et les pure players y ont dédié entre 55 % et 60 % de leur production. La presse en ligne a effectué une médiatisation assez équilibrée, tout en développant davantage des éléments relativement secondaires et moins factuels comme la mise en examen du frère de Merah ou la réception de la vidéo par Al-Jazeera.
19L’analyse menée jusqu’ici amène à confirmer, à un niveau transmédiatique au début des années 2010, un mode de médiatisation déjà observé à plusieurs reprises par le passé. Le cycle de médiatisation passe par un sommet factuel avant de se décliner en éléments d’information relevant davantage du commentaire, et la télévision en particulier s’avère le moteur du premier mouvement alors que le second est davantage pris en charge par la presse en ligne. L’analyse factorielle des correspondances (Nenadic, Greenacre, 2007) permet de confirmer ces observations (figure 5). L’analyse des correspondances permet de réduire la complexité des données, en calculant des facteurs (nouvelles variables « latentes ») qui servent comme coordonnées pour représenter la proximité parmi les variables étudiées, et pour expliquer la distribution des observations. Dans notre cas, nous nous sommes intéressés à différencier les supports médiatiques sur la base de leurs préférences accordées aux clusters. Dans la figure 5, les flèches sont utilisées pour caractériser des régions du diagramme sur la base d’une plus forte association à certains clusters ; les points montrent alors le positionnement des supports sur cet espace « pesé » de représentation. L’intensité de la couleur des points représente leur contribution relative à la constitution des facteurs (donc l’importance que chaque support a eu dans leur calcul).
20Le premier facteur de l’analyse des correspondances (représenté sur l’axe des abscisses en figure 5) différencie les clusters plus factuels et principaux, à droite dans le diagramme, des clusters d’approfondissement, sur la gauche, et explique 55 % de la variance des données. Le deuxième facteur différencie les clusters les plus liés à la tuerie à l’école juive, en haut, des clusters plus liés à l’assaut du RAID.

21Dans le plan factoriel on trouve alors quatre quadrants bien différenciés : le premier focalisé sur la tuerie à l’école juive et les hommages aux victimes, plus important pour la télévision et les pure players ; le deuxième qui porte sur le commentaire politique institutionnel, important surtout pour l’AFP ; le troisième, important pour la presse, caractérisé par la mise en examen du frère de Merah et par l’inhumation de Merah ; le quatrième qui porte sur la description de l’assaut du RAID et sur les premières attaques de Merah, spécifique de la radio. Si l’on applique l’analyse des correspondances aux médias pris singulièrement, on retrouve un plan factoriel assez semblable (figure 6), qui nous permet de mieux différencier l’apport de chaque média.

22On remarque que Slate et LCI sont spécialement associés au cluster de la tuerie à l’école juive. Agoravox, Atlantico, Le Parisien et L’Express, en plus de l’AFP, sont plus associés au commentaire politique. Le Figaro et France Soir ont accordé une grande importance à l’inhumation de Merah et à l’enquête de police sur le frère Abdelkader. TF1, France 2 et France 3 se situent dans le côté factuel du plan, ayant accordé une égale importance à la tuerie à l’école juive et à l’assaut du RAID. Enfin un groupe de médias est caractérisé par les clusters liés à l’assaut du RAID et aux premiers assassinats de Merah (Europe 1, France 24, BFM Radio, RMC, i-Télé, Le Nouvel Observateur).
6. Un prolongement vers l’analyse de l’exposition à l’information politique
23Outre le fait de pouvoir objectiver à l’échelle de plusieurs supports cette dynamique de l’énonciation médiatique, les données numériques mobilisées offrent, par leur croisement, d’autres possibilités à l’analyse. Nous explorerons ici en particulier la possibilité de dépasser l’analyse globale de l’information offerte pour pencher un peu plus du côté de la réception en nous demandant à quel type d’information sont exposés les individus. Il s’agit donc de lier notre analyse de contenu à des enquêtes sur les pratiques d’information politique. Nous mobiliserons à cette fin l’enquête issue du projet Mediapolis. La partie quantitative de cette enquête a conduit à identifier quatre grands types de pratiques d’information politique (Le Hay et al., 2011) et les médias privilégiés dans chacune d’entre elles. À titre expérimental, nous proposons ici d’observer de plus près, au sein de notre corpus, la production des médias correspondant le plus spécifiquement à chacune de ces pratiques afin d’avoir une idée de ce que pourrait être l’exposition différenciée à l’information au sein de la population.
24D’après l’enquête Mediapolis, la pratique TV est souvent limitée aux journaux télévisés des grandes chaînes, à commencer par TF1, la plus regardée. La pratique INT repose pour l’essentiel sur les rubriques d’actualités des grands portails de l’internet ou par le biais de services web non directement centrés sur la politique (DailyMotion en serait le plus proche dans notre corpus), ou encore par le biais de médias privilégiant une information rapide comme le 19h45 de M6 (ou encore la version en ligne du quotidien gratuit 20 minutes dans notre corpus). La pratique PQ+TV mixe la lecture de la presse quotidienne nationale et régionale (exemple du Parisien dans notre corpus) avec la consultation des journaux télévisés et en particulier ceux de France 2 (nous y ajoutons France 3 dans notre corpus). La radio est écoutée de façon moins fréquente, et il s’agit notablement d’Europe 1 le cas échéant. La radio constitue en revanche le pivot de la quatrième pratique RADIO+, et en particulier les stations publiques France Inter et France Info. S’ajoutent à cette pratique multimodale la lecture de la presse quotidienne nationale plutôt ancrée à gauche (version en ligne de Libération dans notre corpus) ainsi qu’une consultation spécifique des pures players d’information (comme AgoraVox ou Slate dans notre corpus).
25Le regroupement des médias en fonction des pratiques d’information politique dont ils sont typiques, est opéré dans la figure 7. Il permet d’avoir une idée de l’information disponible dans ce que nous appellerons un espace d’information politique (EIP), au sein duquel viendrait puiser en priorité la pratique TV (EIP n° 1), la pratique INT (EIP n° 2), la pratique PQ+TV (EIP n° 3) ou la pratique RADIO+ (EIP n° 4). La comparaison avec l’information produite par l’AFP, convoquée ici à nouveau de façon isolée en tant qu’étalon par rapport aux médias d’information (colonne 0 dans le diagramme), sert de référent pour avoir une idée des modes de médiatisation auxquels ont pu être exposés telle ou telle catégorie de la population fréquentant prioritairement -voire exclusivement- tel ou tel espace d’information politique.

26De façon assez nette, l’espace d’information politique n° 1 (TF1) surreprésente les deux clusters principaux et les hommages aux victimes, ne laissant qu’un quart de sa production aux autres sujets d’approfondissement. De façon moins forte mais encore marquée, l’espace d’information politique n° 2 (DailyMotion, M6, 20 Minutes) accorde une grande importance aux deux clusters factuels (un peu moins de la moitié de la production), et surreprésente l’action du RAID. Les espaces politiques n° 3 (Le Parisien, France 2, France 3, Europe 1) et n° 4 (France Inter, France Info, Libération, Agoravox, Slate) sont plus équilibrés ; en les comparant entre eux on remarque que l’espace n° 3 souligne les hommages aux victimes, pendant que le n° 4 plutôt le commentaire politique. L’analyse des correspondances offre une synthèse de ces observations (figure 8).
Figure 8 : Clusters et espaces d’information politique Analyse des correspondances

7. Espaces d’information politique et cadrage secondaire de l’information
27Pour compléter cette analyse du méga-événement « Merah », nous voulons esquisser la description du cadrage secondaire de certains sujets d’actualité, en particulier au niveau des différents espaces d’information politique. Grâce au logiciel Iramuteq nous avons réalisé une nouvelle classification hiérarchique descendante sur les sous-corpus identifiés par les clusters « Tuerie à l’école juive » et « Inhumation de Merah », respectivement le sujet d’ouverture et de clôture du méga-événement. Nous avons identifié trois classes lexicales pour le cluster lié à la tuerie et deux pour celui lié à l’inhumation ; la table 1 montre les mots (issus encore des titres des documents) associés à chaque classe pour les deux clusters.


28La première et la deuxième classe du cluster « Tuerie à l’école juive » se différencient, la deuxième étant plus marquée par des termes connotant un sens émotif et moral (par exemple « condamner », « choc », « blesser », « drame ») et se référant directement à l’antisémitisme. La première classe, plus factuelle, inclut une référence au rapatriement des corps des victimes en Israël. La troisième classe porte sur la cessation de la brève trêve politique qui a suivie la tuerie, et anticipe le cluster dédié au commentaire politique. On observe donc deux façons différentes d’aborder ce sujet d’ouverture, une plus engagée que l’autre.
29La première classe du cluster « Inhumation de Merah » décrit le refus par l’Algérie d’autoriser l’enterrement de Merah sur son sol, et en conséquence, la décision de donner une sépulture à son corps en France, dans la banlieue toulousaine. La deuxième classe inclut les mots du père de Mohammed Merah menaçant de porter plainte contre la France pour le meurtre de son fils, et la réaction d’Alain Juppé (ministre des Affaires Étrangères à l’époque) qui lui conseille de « se taire ». On observe aussi dans ce cas deux façons différentes d’aborder le sujet de clôture. Les deux perspectives mettent en scène la définition de l’identité de Merah : l’Algérie refusant la dépouille ne veut pas être associée à Merah, ce qui oblige la France à « reconnaître » son citoyen (Nicolas Sarkozy, président de la République à l’époque, dira « Il était Français, qu’il soit enterré et qu’on ne fasse pas de polémique avec ça ») ; le père accusant la France de meurtre cherche en quelque sorte à justifier le comportement du fils, idée que Juppé rejette. La première perspective amène donc le méga-événement vers le repos alors que la deuxième le relance et remet en question l’interprétation officielle.
30Ces classes n’ont pas été prises en charge de façon égale par les espaces d’information politique. La figure 9 montre le Chi2 d’association des EIP avec les classes lexicales. L’EIP n° 1 (en relation à la pratique TV) est associé à la classe lexicale qui décrit la tuerie à l’école juive en termes plus connotés émotivement. On observe un investissement axiologique qui amplifie les connotations affectives et morales, et semble faire baigner la totalité de la séquence d’événements dans une lumière plus moralisante. L’EIP n° 3 (pratique PQ+TV) est associé à la description moins engagée de la tuerie, mais donne une grande importance à l’échange entre le père de Merah et Alain Juppé à l’occasion de l’inhumation. Le méga-événement dans cet espace d’information politique semble rester peut-être encore ouvert (comme s’il restait des choses à dire). Les EIP n° 2 et n° 4 (pratiques INT et RADIO+) sont associés en particulier à la discussion sur le lieu de sépulture du corps de Merah. Ils semblent alors orientés vers une perspective terminative de la suite d’événements, perspective qui a potentiellement une valeur politique.
31Ce rapide excursus sur le cadrage secondaire des sujets d’actualité ne se veut pas compréhensif, mais sert de complément d’analyse. Il vise à apporter un exemple des différentes perspectives à travers lesquelles un même sujet peut être traité par des ensembles de médias différents, montrant des signes de leur orientation dans la « mise en récit » des événements.
Réflexions finales
32On pourrait déduire de l’analyse ainsi esquissée que, selon son exposition sélective à l’information, un individu aura plutôt droit à une information factuelle et favorisant le spectaculaire ou verra plutôt sa compréhension du méga-événement approfondie par des mises en perspective. Quand on y ajoute le fait que les espaces d’information politique sont fréquentés de façon inégale au sein de la société, laissant les premiers aux personnes les moins intéressées par la politique et les seconds aux personnes les plus dotées en capital culturel (Le Hay et al., 2011), on pourrait même aller jusqu’à envisager une accentuation de ces inégalités sociales par la pratique sélective des médias.
33Il faut toutefois considérer ces réflexions comme des pistes, et non comme une démonstration. Pour deux raisons au moins. D’abord parce que la mise en correspondance que nous avons effectuée ici est assez mécanique et grossière, allouant des médias de notre corpus à des types de pratiques d’information politique. Dans la réalité, celles-ci sont beaucoup plus métissées et demanderaient à être appréciées avec plus de discernement. Surtout, il ne faudrait pas céder à la tentation toujours présente d’attribuer aux médias une influence directe sur l’opinion car une enquête réalisée à l’issue de la mort de Merah a rappelé l’absence de corrélation évidente avec le thème de l’insécurité ou de l’immigration dans l’électorat (Tiberj, 2012).
34Nous nous garderons ainsi de céder trop facilement aux potentialités liées au numérique de croiser plus aisément les données. Si les prolongements de la recherche sont de ce fait rendus plus nombreux, ils doivent évidemment toujours être contrôlés par les chercheurs.
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Auteurs
Docteur en sémiotique.
CREM (Centre de recherche sur les médiations), Université de Lorraine.
CIM - MCPN (Communication, Information, Médias - EA 1484, équipe Médias, cultures et pratiques numériques).
Université Sorbonne Nouvelle Paris 3.
Professeur en sciences de l’information et de la communication.
CIM (Communication, Information, Médias - EA 1484), responsable de l’équipe Médias, cultures et pratiques numériques.
Université Sorbonne Nouvelle Paris 3.
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