La reformulation : une invariance structurelle ?
p. 85-98
Résumé
Reformulation of meaning through discourse is a linguistic strategy. The notion of reformulation is extremely varied and covers many different uses but it requires a constant which does not change between the original formulation and the subsequent reformulation. The question remains as to where such a constant is to be found. We will show that this constant is not situated in the meaning of the utterance but rather in the argumentative or causal structure. We will also demonstrate that it is the repetition of this structure which makes the reformulation possible.
Texte intégral
1. Introduction
1La reformulation du sens en discours est un procédé dont disposent les locuteurs d’une langue. La notion de reformulation est extrêmement vaste et recouvre des emplois très variés : elle joue par exemple un grand rôle dans les mécanismes d’apprentissage et dans les contextes didactiques, ou encore dans les conversations quotidiennes, dès lors qu’il s’agit d’expliquer ou de préciser des propos. Reposant sur l’articulation de la reprise d’un déjà-dit avec sa reformulation, un espace commun aux deux énoncés (formulé et reformulant) est nécessaire pour que la relation établie soit celle de reformulation1 ; or, travailler cet espace commun et chercher à identifier l’invariance dans le phénomène conduit à tenter, en négatif, de cerner et de préciser la variation qu’elle rend possible.
2La reformulation côtoie, par ailleurs, d’autres phénomènes proches, comme ceux de paraphrase, de glose, de traduction ou simplement de répétition2, avec lesquels elle est parfois confondue3 et dont découlent des lignes de partage alors admises, dont celle posée entre la reformulation paraphrastique et la reformulation non paraphrastique (Kara, 2007 : 5), qui reste maintenue malgré sa porosité.
3Bien que ce phénomène ait été très étudié ces dernières cinquante années, la problématique anaphorique en termes de reformulation semble avoir été délaissée (Kara et Wiederspiel, 2007 : 97), ce qui est globalement le cas pour les phénomènes dépassant le cadre phrastique. En ce qui concerne la reformulation, on atteint justement ce niveau discursif délicat, car « reformuler une ou plusieurs prédications, entraîn[ent], par là même, une activité conceptuelle, par essence cognitive et linguistique » (Kara et Wiederspiel, 2007 : 97). Le niveau des unités supérieures à la phrase, conduisant les chercheurs sur le terrain mouvant de la sémantique des discours, les a sans doute moins attirés, car « le discours commence donc là où finit le pouvoir des connexions structurales » (Charolles, 1995 : 3). La reformulation est un processus de reprise du déjà-dit, reprise soit auto-initiée (reformulation par le locuteur lui-même) soit hétéro-initiée (reformulation initiée par un autre locuteur). Il est fortement cohésif et joue un grand rôle dans la cohérence intra- et inter-discursive, et ce bien que le phénomène repose intuitivement sur la conservation d’un invariant sémantique4 : « un temps consensuelle [cette problématique] donne désormais lieu à des dissensions non négligeables » (Kara, 2007 : 6). Et s’il semble admis que le changement qu’elle induit soit celui du point de vue énonciatif, la question de savoir ce qui ne varie pas reste entière. Au mieux, si elle est abordée, les études se concentrent sur les marqueurs lexicaux, même fortement saturés en contraintes interprétatives, provoquant l’éloignement de l’invariance au profit de la contrainte. Il est par ailleurs remarquable « d’observer que la permanence de l’invariant perd de sa pertinence dans les corpus oraux, les pratiques conversationnelles ou encore les textes polémiques » (Kara, 2007 : 6), ce qui confirme la complexité du phénomène.
4Il est par ailleurs plus immédiat d’accéder au contraste plutôt qu’à l’unité et à la constance, tout comme il est plus aisé d’aborder un phénomène par la présence d’un lexème, même fortement saturé interprétativement, que par l’absence de marque. Pour ne pas tomber dans ces deux écueils, notre étude tentera de cerner l’invariance dans le phénomène reformulatif, indépendamment de la présence ou de l’absence de connecteurs. Dans l’analyse qui suit, nous nous concentrerons dans un premier temps sur les reformulations d’unités intraphrastiques induisant une conservation syntaxique et structurelle. Nous verrons ensuite que le phénomène, lorsqu’il échappe à la phrase et atteint le discours, met en œuvre le maintien et l’exploitation de chaînes causales. Nous terminerons par l’approche d’une situation de débat dialogué mettant en scène plusieurs aspects étudiés. Les exemples sont tirés d’un corpus comptant 98722 occurrences et constitué aux archives municipales de Bordeaux par le relevé exhaustif des délibérations des conseils municipaux de la ville de Bordeaux portant sur le Grand-Théâtre5 pendant la période de reconstruction (1945-1954). Ce corpus offre à l’analyse un grand nombre de situations de reformulation, par lesquelles le locuteur structure son discours, alors stabilisé et cohérent avec ses positions. Or, du déploiement de ces reformulations, qui unifient le discours en provoquant la reconnaissance du phénomène, découle un jeu opéré au niveau de la variation en discours6.
2. Conservation du moule syntaxique et du patron lexical
5Nous allons aborder la question de l’invariance par l’approche de reformulations d’unités intra-phrastiques auto- ou hétéri-initiées.
2.1 Au niveau intra-phrastique, des reformulations non autonomes
6Nous avons commencé l’examen de notre corpus par la recherche de phénomènes reformulatifs mettant en scène des unités inférieures à la phrase. Nous avons relevé des reformulations adjectivales, nominales et syntagmatiques. Si ces reformulations ne sont pas systématiquement intraphrastiques, elles ont en commun le fait d’être non autonomes et dépendantes du cotexte gauche. Les exemples 1 à 3 illustrent ces nombreux cas de figure.
(1) « Il semble que l’on ait constitué une comptabilité occulte (EF7), plus exactement parallèle (ER), alimentée comment ? Par la fabrication de factures irrégulières » (conseil municipal du 28 janvier 1952).
(2) « Il ne s’agit pas de compte-rendu (EF) mais des salaires du personnel du Grand-Théâtre (ER) » (22 décembre 1947).
(3) « On en est à mi-chemin, car la décentralisation artistique, c’est justement une moyenne entre l’étatisation complète et la liberté absolue (EF). C’est un mauvais système qui conduit à laisser aux municipalités la plus lourde charge du déficit (ER) ». (conseil municipal du 28 janvier 1952).
7Les substitutions de l’énoncé initial par l’énoncé reformulant des exemples 1 et 2 permettent au locuteur de modifier le sens de son énoncé de départ. Dans l’exemple 1, la reformulation adjectivale corrige le propos : d’une comptabilité occulte, on passe à une comptabilité parallèle moins négative et plus neutre. L’articulation adverbiale plus exactement joue un rôle de connecteur et explicite la reformulation et le remplacement attendu du premier adjectif au profit de celui de la reformulation, a priori plus juste. Pourtant, cette reformulation est en réalité construite par le locuteur comme un moyen de préciser ce qu’il faut entendre par ses propos : il clarifie son discours en effectuant finalement une véritable requalification intra-syntagmatique, qui repose sur le déséquilibrage du syntagme nominal initial ; et qui en joue. Mais si ce déséquilibrage se fait au profit du reformulé, il ne constitue pas à lui seul le signifiant : c’est le vecteur sémantique créé par les deux éléments entrant en jeu dans la reformulation. Nous nommons « vecteur » l’espace argumentatif dessiné par les énoncés formulés et reformulés. La force de ce vecteur peut être plus ou moins grande et dépend de l’importance de la rupture établie entre les deux énoncés. Tout comme la valeur de ce vecteur dépend de l’ensemble de ses paramètres définitoires, le sens d’une reformulation dépend lui-aussi de tous ses paramètres constitutifs. De surcroît, dans cet exemple, le poids du vecteur reformulatif est d’autant plus grand que la reformulation est auto-initiée : le locuteur dit quelque chose de très fort, de très subjectif en première formulation ; puis il revient pour nuancer son propos, dans le respect d’un langage politiquement correct. Ce qui est signifiant, c’est le parcours que suit le discours, qui met en avant la première formulation. La mémoire discursive retient occulte, adjectif plus fort que celui proposé en seconde formulation, d’autant plus naturellement que le second adjectif (parallèle) n’exclut aucunement le premier (occulte) : des comptes peuvent être parallèles sans être occultes, l’inverse étant moins évident. Le moule syntaxique que le locuteur réutilise dans la suite de son discours est celui de la formulation initiale ; le squelette phrastique est maintenu, et il y a seulement remplacement d’un élément à l’intérieur ; c’est le contenu qui change mais pas le cadre.
8La dynamique de l’exemple 2 est comparable, même si une connaissance du contexte plus large montre un usage détourné de la focalisation qui est faite de la reprise de l’énoncé. Mis en avant et corrigé, l’usage du nom compte-rendu est moqué et présenté par la reformulation comme inappropriée.
9Dans la situation de l’exemple 3, on constate un marquage graphique de la reformulation par la ponctuation. Ce marquage souligne la rupture existant, à l’oral tout d’abord, entre les deux énoncés. Ensuite, graphiquement, il permet de rendre compte de cette rupture. Pourtant, les deux énoncés ne sont pas indépendants l’un de l’autre. Il s’agit d’une adjonction détachée au sens de Mathieu Plas (2008 : 161), qui considère que « les segments graphiques commençant par une majuscule, se terminant par un point, et comport[ant] à la fois une marque de subordination et un seul verbe conjugué à un temps personnel » (Plas, 2008 : 161) sont des adjonctions détachées. Il fait également remarquer que dans le cas des énoncés oraux, ce segment est porteur d’un intonème conclusif. Selon lui, l’absence de protase déclenche le retour sur la première assertion. Ce constat rejoint tout à fait nos propres observations, selon lesquelles la formulation initiale offrirait un patron, ou moule réutilisable réinvesti d’autres contenus. La reprise permet le remplacement du premier énoncé avec conservation de la proposition principale (« On en est à mi-chemin, car la décentralisation artistique, c’est… »), qui est implicite. L’ellipse en garantit la reprise intégrale. La première formulation est relativement objective et offre une vision assez neutre de ce que peut être la décentralisation artistique. La reformulation, quant à elle, met en avant une conséquence négative possible, qui, si elle se vérifie, confirme que cette décentralisation est finalement un mauvais système. Encore une fois, le fait de ne pas répéter l’énoncé formulé initialement permet de le réinvestir en garantissant au locuteur la conservation du raisonnement de départ. Au travers de cette conservation se trouve maintenue une continuité argumentative assurée par une structure syntaxique ou sémantico-lexicale intègre. Le point de vue soutenu par le locuteur, en l’occurrence le fait que la décentralisation artistique est un mauvais système, est accentué par son extraction et son antéposition opérées au moyen d’une clivée. Cette stratégie syntaxique est également observable dans des reformulations hétéro-initiées.
2.2 Au niveau supra-phrastique, des reformulations discursives non autonomes
10S’agissant d’un ensemble de délibérations ayant fait l’objet de débat et de discussion, notre corpus offre de nombreuses situations de reformulations hétéro-initiées qui nous permettent d’accéder au niveau discursif. Nous entendons par hétéro-initiées des reformulations dont la source est un locuteur autre que celui de la formulation initiale. La reformulation 4 ci-dessous (tout comme celle présente en 3) illustre l’utilisation de ce procédé discursif de focalisation visant, entre autres, à mettre en relief tout en s’assurant une continuité par reprise d’un schéma syntaxique et fonctionnel :
(4) « (…) Néanmoins, M. Costedoat insistait pour que le classement qu’il avait proposé soit sérieusement examiné. Je dois dire que, contre la Commission paritaire, contre son collègue Mothes, adjoint au personnel, M. Costedoat réussissait (EF).
M. Costedoat — J’ai de l’autorité ou je ne m’y connais pas (ER).
M. Moynet — Non, c’est M. Audeguil qui en avait pour vous, et vous aviez sans doute séduit votre Maire (EF’) ». (23 novembre 1953) (5) « (…) car cette situation ne peut durer indéfiniment.
Mme Nancel-Pénard — Grâce au groupe communiste qui vous pousse (EF2), Monsieur le Maire.
M. le Maire. — Non, Madame, grâce à mes requêtes réitérées (ER2), je n’ai pas besoin que vous me poussiez, je vais de l’avant tout seul (EF3).
M. Basile — Oui, comme les crabes (ER3).
M. le Maire. — Jusqu’à présent, je ne suis pas atteint d’ataxie locomotrice.
L’affaire est claire, et je vais mettre aux voix ». (21 avril 1952).
11Mis en avant par son extraction, l’élément antéposé est celui sur lequel porte la remise en question du propos initial, obligeant un retour sur le déjà-dit. La clivée est d’autant plus efficace que la phrase est reprise avec le même prédicat avoir de l’autorité, et que le pronom en est source d’anaphores fidèles et de reprises d’énoncés complets. On peut également noter que l’adverbe non marque clairement l’articulation de l’énoncé initial avec une suite portant atteinte à tout ou partie du déjà-dit.
2.3 Importance de la répétition lexicale et de la constance du moule syntaxique pour la conservation
12Lors de l’analyse du corpus, nous avons constaté que les répétitions lexicales sont en réalité le symptôme d’une reprise plus large du raisonnement de l’énoncé initial, que la reformulation réinvestit efficacement. C’est également ce que constate Aïno Nicklas-Salminen et Agnès Steuckardt (2005 : 72) qui souligne que « la référence polémique reprend une opération (…) qui avait été souvent initiée par l’adversaire ainsi que, souvent, le moule syntaxique et plusieurs des mots qu’il a lui-même utilisés, mais elle y coule un matériau lexical nouveau d’orientation argumentative opposée ». Nous irions plus loin en insistant sur le rôle joué par la conservation des unités lexicales et syntaxiques dans la reformulation dans lequel elle implique la conservation d’une matrice argumentative. Il faut veiller à distinguer le fait que la reformulation supporte de grandes tensions et de véritables ruptures, des raisons pour lesquelles elle y résiste. En effet, cette stabilité ne crée pas la reformulation, mais c’est bien parce que la relation est stable et l’énoncé cohérent que la tension et la résistance à la rupture sémantique sont possibles au niveau discursif. De plus, il apparaît au niveau sémantique que la rupture est d’autant plus cohésive qu’elle est grande. C’est ce que confirment les tests d’effacement des traces de connexion et de négation8.
13La reformulation de l’exemple 5 diffère quelque peu de l’exemple précédent : elle est hétéro-initiée, et prend pour objet l’énoncé d’un autre locuteur. On observe la répétition du connecteur grâce à. Le fait de répéter seulement le syntagme prépositionnel sans reprise du cotexte antérieur permet une insertion directe de la reformulation en lieu et place de l’élément initialement formulé. Il est également à noter que cette reprise permet une inversion de l’ordre des éléments lexicaux. Ainsi, l’initiale « grâce à (…) Monsieur » bascule vers « Madame, grâce à », produisant un changement de focalisation. Ce changement est par ailleurs accentué par le verbe pousser, qui est répété et réemployé pour exprimer un contraire. Ces ruptures créent un fort contraste et le rendent dépendant du co-texte antérieur, sans lequel il ne serait pas possible de connaître le contexte global d’insertion de la reformulation.
14Les répétitions et les reprises sont extrêmement fréquentes dans les reformulations. Considérons les exemples 6 et 7 ci-dessous. Si certaines reformulations reposent en effet sur un changement de point de vue énonciatif, comme dans la situation EF3, on observe dans EF3 la conservation de la structuration phrastique : le sujet est pronominalisé et le segment reformulé est seulement porteur d’une information supplémentaire et neutre qui explicite seulement ce qu’était le problème en question (savoir s’il était « possible de le maintenir en fonctions »). À ce développement près, tout est conservé, aussi bien l’ordre des parties du discours que la modalité de l’énoncé. Dans le cas de la reformulation ER4 à ER5, le seul changement est bien un changement de point de vue. Ce changement est matérialisé par les déictiques, qui ancrent la reformulation dans le présent de l’énonciation et permettent une contextualisation utilisée à des fins argumentatives : elle met en avant ce qui est critiqué.
(6) « Si je ne m’abuse, et brusquement, sans motif (EF1), sur une simple (ER1) note de service parvenue le 30 septembre, ayant pour effet le 1er octobre 1953, Jean Labarthe est changé de service, sans doute en qualité de concierge (EF2), sans doute sans perdre des avantages pécuniaires (ER2), mais à coup sûr étant moralement très atteint par cette décision qui ne s’explique pas. M. Moynet, M. Chaban -Delmas, nous ont indiqué en commission qu’ils examineraient à nouveau le problème (EF3). Ils verraient s’il n’était pas possible de le maintenir en fonctions (ER3). Le lendemain de ce jour, c’est-à-dire le lendemain du jour où M. Moynet nous annonçait cela, la mutation était effectuée sur une simple note de service. Le concierge du Grand-Théâtre recevait du 12 novembre 1953 (EF4), c’est-à-dire portant une date antérieure à la réunion de la Commission des beaux-arts (ER4), un arrêté. Ai-je le droit, Madame, Messieurs, de vous dire que, pour un maire (EF5), c’est-à-dire pour le chef du personnel municipal (ER5), une opération de cet ordre porte un nom ? Je ne le prononcerai pas par égard pour ses fonctions, eu égard pour cette assemblée. Je suis donc contraint de soumettre à l’approbation du Conseil municipal, l’ordre du jour suivant. Le Conseil municipal de Bordeaux n’ignore pas que la loi municipale réserve au Maire le droit de nomination des fonctionnaires de la ville (…) » (23 novembre 1953).
(7) « M. Marquet, votre prédécesseur, avait l’habitude de ne jamais porter la main sur une chose au théâtre tant qu’une critique ne s’élevait pas. Il avait la même habitude d’ailleurs en ce qui concerne la police administrative (EF2), c’est-à-dire les marchés (ER1) (EF2). Il y avait deux points névralgiques auxquels il ne touchait jamais par prudence : les marchés et les danseuses (ER1). Je crois que c’était une attitude infiniment sage et digne d’être donnée en exemple » (18 décembre 1950).
15La conservation de la matrice argumentative est le point nodal du phénomène de reformulation, ce que confirme l’aspect facultatif des connecteurs. L’unité du phénomène n’est donc plus indexée sur les instructions portées par une connexion marquée, mais sur l’articulation spécifique de segments autonomes. Nous avançons qu’elle est étroitement liée à la conservation d’une sorte de patron argumentatif et logique. L’impression comme l’effectivité de la rupture viendraient alors certes de positions opposées mais aussi du fait qu’elles s’inscrivent sur un même axe. Le dédoublement énonciatif est le fait de cette opposition. La visée argumentative se trouve alors bien modifiée : la relecture inverse l’interprétation, mais il y a malgré tout continuité argumentative. La reformulation (en c’est/c’était) opère bien une rectification sur un énoncé source qui serait alors « perçu comme inadéquat, et l’énoncé reformulant comme conforme à une autre logique prise en charge par l’énonciateur » (Charolles, 1995 : 33). Il y a réinterprétation à la lumière de l’opposition créée entre deux espaces sémantiques. Le fort contraste est parfois souligné par d’autres choses, comme l’ironie dans ER3 de l’exemple 5. Ces reformulations contribuent à la « modalisation polémique et ludique » (Hammer, 2007 : 51) en appuyant la prise de position de l’auteur, qui tient lieu d’argument, et il devient possible, comme le souligne Agnès Steuckardt (2007 : 59) « de ne pas restreindre la notion de reformulation aux séquences où se succèdent deux segments co-orientés » ce qui permet d’en envisager un « usage polémique » (Steuckardt, 2007 : 59). Que les adverbes oui et non soient présents ou non, les énoncés 6 et 7 sont acceptables et leur sens n’est pas altéré.
16Les ruptures provoquées par ces reformulations mettent en place un processus de révision de ce qui a été énoncé initialement. La révision, rétroactive et complète, conduit à l’invalidation des inférences provoquées par le premier segment. Hétéro-initié ou auto-reformulé, le segment second permet l’introduction d’un point de vue qui entre en conflit avec le premier énoncé. Mathieu Plas (2008 : 164) note que le mécanisme dédouble l’énonciateur (ce qui permet de proposer une autre perspective), que par « la mise en scène de l’ajout (…) l’un [des énonciateurs] énonce une première assertion de type informatif (c’est-à-dire d’une relative neutralité) et qui correspond à une supposée objectivité du journaliste. Le second ajoute une information supplémentaire et polémise (ou tout du moins modifie la visée argumentative) les propos de l’autre en les modifiant ou en les augmentant » (2008 : 164).
17En réalité, si la reformulation par rupture et détachement ne souffre pas de l’absence de connecteurs, c’est qu’elle est « en fait supportée par la rupture que le point met en place qui opère un lieu où la reconsidération du premier énoncé peut s’opérer » (Plas, 2008 : 165). Dans cette optique, nous avançons que ce n’est pas la rupture qui fait l’unicité de la reformulation, mais son insertion dans un cadre argumentatif plus large pré-établi et maintenu dans le discours.
18Nous avons étudié des situations de reformulations rythmées par les reprises qui ont pour conséquences directes le maintien d’un cadre argumentatif dépendant de la structure syntaxique.
19Comme nous allons le voir, les reformulations peuvent se déployer sous d’autres formes sans nécessité de reprise.
3. Relation de causalité
20Les deux exemples suivants, dont le premier est auto-initié (exemple 8) et le second hétéro-initié (exemple 9), permettent de mettre à jour un autre lien important et souvent mis à contribution dans les reformulations.
(8) « Une commission d’enquête a été créée pour examiner la situation du Grand-Théâtre, à laquelle vous avez apporté une autre solution, parce que cette commission d’enquête vous gêne considérablement de par sa formation (EF1), parce que dans cette commission il y a des gens qui n’ont rien de commun avec la majorité (ER1/EF2), qui ne veulent pas suivre les courants qui ont été tracés (ER2). Elle vous gêne d’autant plus que vous voulez essayer aujourd’hui de transformer son appellation (EF3), c’est-à-dire d’en faire une commission qui n’a plus qu’à venir voir ce qu’ont trouvé certains fonctionnaires des services du Gouvernement (ER3) ». (21 avril 1952)
21Le premier exemple joue des conservations lexicales, syntaxiques et argumentatives déjà évoquées (reprises, rythmes, etc.). Mais il en complexifie l’usage en substituant un élément entretenant avec l’énoncé initial un lien particulier : ils sont en relation de causalité. C’est bien parce que ER1 est vrai que EF 1 l’est aussi ; une cause est mise en lieu et place d’une de ses conséquences. Dans l’exemple ER3 le sens de relation : une conséquence remplace une de ses causes. L’exemple suivant repose sur la même relation, qui fait d’une conséquence (EF3) une cause (ER3).
(9) M. Morlanne. — « Mesdames, Messieurs, je demande si l’on a interdit au tenancier du bar de vendre de la bière, parce qu’on ne trouve jamais de la bière à ce bar. Je constate que c’est moins rémunérateur que de vendre des coupes de vin mousseux. J’estime quand même que l’on devrait pouvoir trouver de la bière (EF1) lorsqu’il fait chaud, surtout pour ceux qui l’aiment. Je voudrais qu’on lui rappelle qu’il doit vendre de la bière (ER1), à moins qu’il y ait une interdiction.
M. Sarthoulet. — Il n’y a certainement pas d’interdiction et l’adjudication rappellera cette condition.
M. Mothes. — Le cahier des charges n’a pas à s’occuper de ces choses-là (EF3). Il a le droit de vendre ce qu’il veut et nous n’avons pas à intervenir (ER3).
M. Sarthoulet. — Dans ce cahier des charges, il n’y a donc aucune précision sur ce qui concerne les boissons ?
M. Morlanne. — Je posais la question d’une façon ironique parce que la vente de bière ou de limonade ce n’est pas rémunérateur.
M. Mothes. — Il a une grande licence.
M. Rougier. — On devrait tout de même lui rappeler qu’il doit vendre de la bière (ER1’).
M. Sarthoulet. — Nous tiendrons compte de l’observation de M. Morlanne qui a tout de même sa valeur » (4 juin 1947).
22Les situations mettant en jeu des liens de causalité ou d’argumentation sont nombreuses dans notre corpus et mettent souvent en scène des reformulations enchâssées, du fait des débats en dialogue. La longueur des exemples et la place impartie nous limitent à une situation d’enchâssement, au travers de laquelle nous reposerons la question du marquage de la reformulation.
4 Mise en situation dialoguée
23Les débats en conseils municipaux sont le lieu de confrontation de points de vue et de polémiques. Bien souvent, les reformulations visent à préciser et à clarifier ce qui a été dit dans le cadre d’une argumentation. Dans l’exemple 10 ci-dessous, l’explication est explicitement demandée, le locuteur attend une reformulation du propos. Pourtant, si la question semble simple, la réponse ouvre de nouvelles reformulations en chaîne fortement intriquées.
(10) « Nous pensons, quant à nous, que M. le Préfet est encore beaucoup trop généreux envers un fonctionnaire qui est loin d’être absolument irréprochable (EF1).
M. le Maire — Je vous demanderai, Monsieur Renauld, de préciser le sens que vous donnez au mot irréprochable (EF2).
M. Renauld. — Il n’est pas irréprochable dans la mesure où il contribue à aggraver le déficit du Grand-Théâtre (ER1), et d’ailleurs, nous reviendrons sur cette question.
M. le Maire — Mettez-vous en cause la personnalité de ce fonctionnaire (ER2/EF3) ? Autrement dit, vous savez comme moi, car vous avez fait des études suffisantes (ER3/EF4).
M. Renauld — Je suis moi-même fonctionnaire (ER4).
M. le Maire — Lorsqu’on dit d’un personnage quelconque, fonctionnaire ou non, qu’il n’est pas irréprochable, c’est qu’il commet des vols, par exemple (ER2).
M. Renauld — On peut lui adresser des critiques, des reproches (ER1’).
M. le Maire — Autrement dit, je comprends que vous ne mettez pas son honnêteté en cause (ER1/EF5).
M. Renauld — C’est la mauvaise gestion du Grand Théâtre qui est en cause (ER5), tout le monde l’a compris ». (28 décembre 1948)
24Le maire demande des précisions quant au sens « à donner à irréprochable ». La réponse ER1 que donne M. Renauld n’est pas une définition du mot irréprochable, mais seulement une des raisons pour lesquelles il emploie cet adjectif en parlant du Préfet. Le terme n’est donc pas reformulé par sa définition, mais par une des causes de son emploi : il y a relation de cause à effet. Il faut attendre plusieurs répliques (ER1’) pour obtenir une sorte de définition qui fait très vite œuvre de redondance : quelqu’un qui n’est pas irréprochable, est, évidemment et morphologiquement, quelqu’un à qui on peut faire des reproches. La reformulation ER5 se base sur la conservation du prédicat, appuyée par une tournure en forme d’adjonction détachée qui permet une mise en avant par clivage et antéposition de ce qui est visé par le locuteur. La reprise de la structure implique une rythmique lexicale caractéristique de ces reformulations. On peut également noter l’emploi du connecteur autrement dit, qui, bien qu’il ne concerne une même reformulation, créée une dynamique de confrontation des points de vue, par le biais des pronoms ; autrement dit est suivi à chaque fois du positionnement de son interlocuteur, puis du positionnement du locuteur (structures du type « autrement dit + je + vous », ainsi que « autrement dit + vous + je ») : l’expression fait preuve d’une ouverture forte vers la variété des voix et des points de vue, dont l’expression devient possible.
5. Conclusion
25Notre analyse, avant tout exploratoire, a permis de dégager trois facteurs pressentis comme jouant un rôle important dans l’unification du phénomène de reformulation en discours9. Nous avons constaté que ces facteurs structurants ne relevaient pas de la conservation d’un invariant sémantique, mais qu’il s’agissait :
- de la conservation des structures syntaxique et argumentative, concrétisées par les répétitions et les reprises, et permettant entre autres le réinvestissement d’une structuration préexistante et implicite ;
- de l’appartenance à une même chaîne de relations causales qui autorise la reprise d’un élément par un autre élément de la même chaîne, qu’il s’agisse d’une cause ou d’une conséquence. Le choix de l’orientation argumentative est laissé à la discrétion du locuteur, mais le patron logique et argumentatif est unifié et maintenu.
26Notre étude montre que la reformulation se structure en s’appuyant sur un exo-squelette syntaxique ou causal qui permet au locuteur de faire l’économie d’une réelle équivalence sémantique. Il conviendra de procéder à une étude généralisée du phénomène de reformulation non plus sous l’angle des connecteurs phrastiques, souvent saturés en impératifs interprétatifs, mais par le biais de reformulations non marquées, qui elles seules peuvent éprouver puis éventuellement valider la réalité d’un invariant supposé.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Sans cet espace commun, les segments ne seraient pas reconnus comme formulation et reformulation mais simplement comme deux segments en opposition. Le commun ne serait plus pris en charge mais ignoré au profit de la différence.
2 Pour ne citer que celles-ci.
3 Sans pour autant leur être identifiable. Concernant les notions de paraphrase, glose, traduction et répétition, nous nous devons de procéder à une mise au point terminologique.
La notion de paraphrase s’appuie selon nous sur l’existence d’un dénominateur commun, permettant le jugement d’équivalence entre les énoncés sans pour autant qu’il y ait la nécessité d’un marqueur interprétatif. Elle peut être de type harrissien, mais elle peut également être plus discursive et recouvrir alors des phénomènes comme celui, par exemple, de traduction. Nous entendons par glose toute reprise qui ne vise pas à paraphraser mais qui doit servir à expliciter un propos de manière plus ou moins subjective. La traduction est une reprise d’un énoncé par un autre mais dans un autre lecte (traduction intralingale ou non, sociolectale, technolectale, etc.) ayant pour finalité l’explicitation du sens ou de la signification de celui-ci, et ce en réduisant au maximum l’écart avec le propos initial (recherche d’une synonymie). Ce point de vue inclut dans la traduction les discours visant à la vulgarisation. Nous parlons de répétition lorsque la reformulation s’articule autour d’une reprise segmentale à l’identique, à différents niveaux (lexème, syntagme ou proposition par exemple).
4 Nous rappelons que sans cet espace invariant, il n’y aurait non pas reformulation mais opposition (voir note).
5 Les délibérations protocolaires ne sont pas intégrées à ce corpus.
6 Jeu indexé à l’existence d’une forme d’invariance.
7 Dans le travail qui suit, nous noterons « EF » l’énoncé formulé et « ER » l’énoncé reformulé. « ER » et « EF » ne seront numérotés que s’ils se trouvent dans un exemple comptant plusieurs reformulations.
8 Le manque de place ne nous permet pas de reprendre ici tous les exemples, mais l’effacement des « non » n’affecte pas la reformulation.
9 Bien entendu, ces facteurs doivent donner lieu à des procédures de validation. Ces procédures, pour être complètes et légitimes, seront développées dans un article dédié.
Auteur
Université Michel de Montaigne Bordeaux
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