Une forme d’hétérogénéité des usages : la variation sociale du sens du nom événement
p. 69-84
Résumé
This article on lexical semantics aims at studying the specialized languages coming with professional groups. I consider here that this variation in meaning is a kind of social variation which is not based on differences between social groups, but between professional groups. It is well known that some of these groups have communication habits, use specific text genres or terminologies.
I put the focus here on the variation of the lexical meaning of the French noun événement, whose general meaning is clear. The use of a corpus made exclusively of handbooks and articles of human sciences (journalism, marketing, social psychology) shows that its meaning is very different from one professional group to another. For example, it occurs as an argument of different predicates. Consommation et production d’événements sportifs (consumption and production of sportive events) is attested in marketing, and interprétation d’événements (interpretation of events) in journalism. Thus, the argument spectrum of this noun is different from one discourse to another. This can be understood from a referential point of view : the entity denoted by événement is involved in different activities (here, consommation or interpretation). Then, I conclude that the semantic variation of the noun événement is correlated with the professional activity in which the texts are involved.
Thus, I can bind the social variation attested in my corpus with the social fact defining the language variety I study here : the professional activity. My study shows the specificity of the specialized languages within the scope of social variation. Because they are defined by social activities, they rely on socio-cultural modellings, which allows a thin semantic variation of meaning of some language units.
Texte intégral
Introduction
1Nous proposons1 ici une étude de l’interaction entre langue, culture et société – le langage étant « dans l’homme, le lieu d’interaction de la vie mentale et de la vie culturelle et en même temps l’instrument de cette interaction » (Benveniste, 1966 : 16). Dans cette perspective, la variation apparaît comme un marquage du collectif. Nous considérons en effet que tout groupe humain invente collectivement des systèmes sémiotiques constitutifs de son identité et de son fonctionnement (cf. Steels, 2006). De ces systèmes sémiotiques, nous ne retiendrons ici que le sens lexical d’un nom commun français : le nom événement. La manière dont nous avons étudié ce sens dans différentes groupes de locuteurs a procédé de deux choix. En premier lieu, nous nous sommes intéressé à des groupes humains explicitement construits et structurés, à savoir les groupes professionnels2. En second lieu, nous avons choisi ces groupes professionnels de sorte que la notion d’événement soit centrale chez eux : le journalisme et l’économie du sport.
2Nous choisissons de considérer le sens lexical dans une optique référentielle. C’est-à-dire que le sens qui nous intéresse est une présentation d’un objet du monde considéré comme existant antérieurement à cette présentation. L’intérêt de cet aspect de la langue et de ce point de vue est que la réalité langagière (le sens référentiel) est directement reliée à une réalité non langagière, celle de l’activité professionnelle menée par ces groupes. On aborde ce faisant la « relation d’interprétance » entre langue et société proposée par Benveniste (1974 : 62).
3Ce choix d’ancrer l’étude de la langue dans sa dimension sociale a selon nous des répercussions nécessaires dans la méthode de construction du corpus, que nous détaillerons (§ 2.). Ce corpus permet de relever un éventail suffisamment large d’occurrences du nom événement pour faire apparaître la relation d’interprétance qui nous occupe ici (§ 3.).
Élaboration du corpus multigenre
Premier constat et hypothèse de travail
4Rien de ce que nous proposons ici ne remet en cause la description usuelle du sens d’événement, la pertinence des traits sémantiques utilisés pour l’étudier, ou encore sa position dans les classifications sémantiques nominales. Nous prendrons donc comme point de départ les quelques faits suivants.
5Les emplois d’événement observés actualisent le sens général bien décrit dans le TLFi (B.1) : « Tout ce qui se produit, tout fait qui s’insère dans la durée ». Cette référence à une entité inscrite dans la durée (ni une entité matérielle, ni une propriété) fait d’événement un nom d’entité du 2ème ordre dans la typologie de Lyons (1980). Plus précisément, il est certes abstrait (car faisant référence à une entité immatérielle), mais surtout abstrait extensif dans la typologie de Flaux & Van de Velde (2000), extensif renvoyant au fait que l’entité dénotée par événement s’étend dans la durée.
6Ces propriétés ont des conséquences formelles observables. Le caractère extensif s’accompagne du fait qu’événement s’emploie avec des déterminants comptables (deux événements) et donc s’emploie au pluriel après beaucoup de (beaucoup d’événements, à la différence de beaucoup d’amour). Ainsi, le référent d’événement est pourvu de limites dans le temps, au contraire des activités (du tennis). Il peut être sujet d’avoir lieu (Lee, 2001 : 74) : un événement a lieu (vs. *du tennis a lieu).
7Par ailleurs, la valeur du trait [agentivité] n’est pas spécifiée : événement peut tout aussi bien renvoyer à quelque chose d’effectué et organisé par des agents humains (occurrence 1) Pour « promouvoir les valeurs du sport tout en sensibilisant les coureurs et les bénévoles à l’écologie » ce marathon doit être « un événement citoyen et responsable », […] (Wortschatz).), qu’à quelque chose se produisant sans agent (occurrence 2).
1) Pour « promouvoir les valeurs du sport tout en sensibilisant les coureurs et les bénévoles à l’écologie » ce marathon doit être « un événement citoyen et responsable », […] (Wortschatz)
2) C’est alors que s’est produit un événement fortuit qui allait me conduire à m’intéresser à la [s]clérose en [p]laques. (WebCorp)
8Les occurrences qui nous intéressent ici font toutes partie de la première catégorie. Ainsi, ce sont des « événements créés » dans la typologie de Lee (2001 : 95), pouvant être complément de organiser, préparer, programmer ou planifier.
9Cependant, la rencontre de quelques occurrences atypiques dans des textes spécialisés a motivé pour nous une étude orientée dans une direction différente :
33) […] la consommation et la production d’événements sportifs (Barget, Vailleau, 2008, Management du sport, 57)
4) La lecture juste d’un événement renvoie alors à une conception de l’impartialité comme méthode d’accès à la vérité […] (Cornu, 2009, Journalisme et vérité, 384)
10Rien de ce qui est indiqué dans les dictionnaires ou les classifications usuelles ne permet de prévoir la « combinatoire lexicale » (Binon, Verlinde, 2004) qui est notable ici : consommation d’événement, production d’événements, lecture d’un événement. Nous considérons que ces occurrences n’ont pas à être considérées comme des cas isolés ou le résultat de hasards de discours. Au contraire, une fois regroupées dans des catégories de façon systématique, elles peuvent recevoir une explication sémantique satisfaisante.
11Ceci suppose que l’on accorde une part notable au contexte d’énonciation. Le corpus que nous utilisons est fait tout entier de textes écrits, énoncés intégrés à une situation bien définie en ceci qu’elle est ancrée dans un contexte social – professionnel : l’économie du sport pour l’occurrence 3 et le journalisme pour 4. Nous considérerons qu’une telle combinatoire est totalement dépendante du contexte. Nous ne qualifierons donc pas le mot événement de polysémique.
12En effet, avec Kleiber (2005), nous considérerons qu’une unité est polysémique dans le seul cas où on peut lui identifier plusieurs valeurs en langue, hors contexte. Dans les occurrences 3 et 4, le cotexte gauche (respectivement consommation, production, lecture) joue un rôle important dans l’interprétation d’événement – sans pour autant qu’il y ait d’expression figée. On ne peut pas considérer que la différence que l’on ressent à la lecture des deux expressions est à mettre sur le seul compte du nom événement. Ce dernier peut être complément des noms consommation, production et lecture (dans des contextes particuliers), et est donc capable de se plier aux exigences de ces deux cotextes. Tous les noms n’ont pas un éventail d’emplois aussi larges (ainsi, on n’atteste pas dérapage ou marchandage à la place d’événement). C’est pourquoi, même si événement est monosémique au regard de ces observations, nous dirons qu’il est capable d’une certaine variation sémantique. Notre objectif reste de décrire et d’expliquer cette variation sémantique.
Enjeux de la constitution de corpus
13Le corpus est le résultat organisé (Habert, 2000 : 13) ou structuré (Rastier, 2004) d’un processus de sélection de textes authentiques. On considère en général tacitement (Guilhaumou, 2002 le fait explicitement) que le corpus est un ensemble de textes homogène, de façon à ce qu’il puisse servir d’échantillon représentatif d’une réalité plus grande. Certaines hétérogénéités en particulier ont été jugées critiquables :
5) des œuvres complètes ne constituent pas […] un corpus, dans la mesure où elles contiennent des textes de statut hétérogène. […]Pour étudier un texte, le « bon corpus » est d’abord constitué des textes qui partagent le même genre (Rastier, 2004).
14Dans notre cas cependant, le choix d’un corpus homogène irait à l’encontre de nos hypothèses de départ. En effet, le cadre de départ qu’est « la vie mentale et de la vie culturelle » (Benveniste, cf. supra) est une réalité fondamentalement hétérogène. C’est en particulier le cas des pratiques professionnelles, qui sont par essence multiples, enchevêtrées les unes aux autres et qui, surtout, se répondent l’une à l’autre :
6) [L]’humanité est caractérisée par la spécification des pratiques et la division corrélative du travail. À chaque type de pratique sociale correspond un domaine sémantique et un discours qui l’articule. […] Chaque pratique sociale se divise en activités spécifiques auxquelles correspond un système de genres en coévolution. (Rastier, 2001 : 228)
15Notre hypothèse de travail fondamentale à ce sujet est qu’il existe une forme de correspondance entre ces réalités (non seulement) linguistiques que sont les discours et les genres, et les activités humaines.
16Les discours sont à considérer en premier lieu. Ce sont « des types d’usages linguistiques codifiés qui correspondent à des pratiques sociales différenciées et articulent des domaines sémantiques propres » (Rastier, 2001 : 227, note 1). On distingue ainsi les discours littéraire, juridique, religieux, politique (ibid.). Dans cette optique, les genres apparaissent à un niveau hiérarchique inférieur : tout genre appartient à un discours, et tout discours contient plusieurs genres. Par exemple, au sein du discours scientifique, on distingue les genres de l’article, du traité, de la communication orale, etc. La correspondance entre les réalités linguistiques et les activités humaines sur laquelle nous nous reposons est la suivante : à un domaine d’activité correspond un discours, à une pratique correspond un genre (Rastier, 2001 : 231).
17C’est dire in fine qu’un genre tire certaines de ses spécificités linguistiques de l’activité dans la sphère sociale à laquelle il correspond. Selon nous, on ne peut donc étudier le fonctionnement d’un groupe professionnel qu’en le replaçant dans son contexte social, et donc en tenant compte de l’existence d’un « système de genres ». C’est pourquoi la « structure » (Rastier, 2004) dont est doté le corpus ne suppose pas nécessairement une homogénéité, mais au contraire une structuration interne, à même de refléter l’articulation des pratiques sociales entre elles3.
Contraintes sur l’établissement du corpus
18Telle que nous la concevons, la méthode proposée est étroitement dépendante du cadre d’étude envisagé. En effet, la structuration multigenre du corpus correspond à la division du travail et la segmentation de l’activité auxquelles Rastier (cf. 6. supra) donne un rôle constitutif. D’autres particularités sociologiques sont à signaler. Certaines motivent la formation du corpus telle que nous la proposons, d’autres permettront d’expliquer un certain nombre de résultats.
19En premier lieu, les groupes humains que nous envisageons ici – des groupes professionnels – sont des groupes explicitement structurés, ce sont des communautés explicitement organisées, en particulier par l’exercice d’une activité qui attribue des rôles à chacun (Champy, 2009). Une telle contrainte permet de circonscrire assez exactement les textes relevant de cette variation.
20En second lieu, ces groupes humains impliquent un certain « partage de point de vue » sur des objets donnés. À prendre la réalité abstraite qu’est l’événement, on peut être sûr que l’ensemble des journalistes (ou l’ensemble des spécialistes de l’économie du sport) partage un certain point de vue sur l’objet en question. C’est justement ce point de vue partagé qui fonde l’étude de sémantique référentielle telle que nous la concevons. Ce choix est par ailleurs congruent avec la forme des résultats que nous recherchons : seront en effet pertinents les faits de langue attestables non pas à l’échelle individuelle d’un texte, mais ceux qui représentent une tendance dans un genre ou un discours.
21En troisième lieu, la particularité des groupes professionnels est que leurs membres y font une carrière (Dubar, Tripier, Boussard, 2011 : 112), c’est-à-dire une évolution (pas nécessairement toujours ascendante ou descendante) de leur statut au sein du groupe. En particulier, ils passent d’un statut d’acteur débutant au statut de professionnel légitime.
Vue d’ensemble du corpus multigenre
22Le présent travail cherche donc à déceler les spécificités de deux activités professionnelles (le journalisme, l’économie du sport), au travers de l’étude des deux discours correspondants. L’étude à un niveau hiérarchique inférieur – celui de la différence intergenre – n’est faite que dans un seul de ces discours : le journalisme.
23À un premier niveau hiérarchique, notre corpus oppose donc le discours du journalisme et le discours de l’économie du sport. Pour ce dernier, notre corpus se cantonne à des manuels de niveau universitaire4. Le corpus consacré au discours du journalisme est formé de deux grandes sections :
24une première section qui appartient pour ainsi dire à une « sphère didactique » : d’une part des manuels d’enseignement supérieur en journalisme5 et d’autre part des mémoires d’étudiants en journalisme6 ;
25une seconde section censée refléter le discours des professionnels en exercice, et formée d’articles de presse7.
Paramètres recherchés dans le corpus
26Comme le laisse entendre notre commentaire des exemples 3 et 4 supra, nous nous focalisons sur la combinatoire lexicale du nom événement, et plus précisément sur les prédicats (i.e verbes et noms déverbaux dénotant des procès) dont il est complément d’objet. En ce sens, nous rejoignons dans son esprit la recherche faite en termes de classes d’objets : nous visons à l’élaboration du « spectre argumental » (Gross et al., 2009 : 37) caractéristique d’événement dans un discours donné.
Résultats
Le discours journalistique
27L’observation du corpus montre que la particularité identifiée dans l’occurrence 4 supra n’est pas isolée, et est attestable sous un certain nombre de formes différentes dans le corpus journalistique. Plus globalement, nous allons en fait nous intéresser à la combinatoire particulière d’événement avec deux familles de prédicats.
28En premier lieu, nous nous intéressons aux noms déverbaux dénotant l’interprétation – impliquant le fait que l’événement est doté d’un sens (interprétation, signification, lecture), du moins dans la vision des choses qui appartient à ce groupe professionnel. On le voit plus exactement sur les occurrences 7 À 9 infra :
7) Le monde de l’information internationale est souvent marqué par une forme d’homogénéité, notamment dans la hiérarchisation de l’information (de quoi parle-t-on) et dans l’interprétation des événements. (Marthoz, 2008 : 57)
8) Il a pour objet d’expliquer l’importance et la signification d’un événement, de retracer ses origines et d’indiquer quels pourraient être ses développements et conséquences. (Marthoz, 2008 : 104)
9) Très souvent, des spécialistes ou de hauts responsables sont invités à y proposer leur lecture d’un événement ou à présenter leur position. (Marthoz, 2008 : 107)
29Est essentiel à nos yeux le fait qu’il ne s’agit pas que d’un fait de syntaxe, mais qu’il y a là le reflet d’une pratique sociale, d’une part de l’activité proprement journalistique. Les manuels de journalisme ne manquent d’ailleurs pas de le préciser explicitement :
10) Toujours basé sur des faits, sur une nouvelle, [le billet d’éclairage] propose de leur donner un sens, une interprétation. […] [L]’enquête porte en elle-même l’inévitable évaluation de l’interprétation que propose le journaliste. (Grevisse, 2008 : 114)
30Un examen plus systématique du corpus montre que ce fait est répandu plus largement dans les genres qui nous intéressent.
31En second lieu, nous nous intéressons aux prédicats dénotant des activités de discours, grâce à un vocabulaire spécifique (couvrir dans 11 ou non (décrire dans 12 du journalisme :
11) Démarche par laquelle un organisme reconnaît le journaliste désigné par sa rédaction pour couvrir un événement. (Grevisse, 2008 : 231)
12) [L]e journaliste raconte, décrit un événement, une situation, une personne… (Grevisse, 2008 : 99)
32Enfin, nous laissons de côté (dans une catégorie « Autre ») toutes les autres constructions. Reviennent notamment – à une fréquence trop faible pour attirer l’attention – les prédicats dénotant l’agentivité (organisateur, 13) ou la temporalité (se dérouler, 14) :
13) Ce type d’écrits satisfait pleinement, bien sûr, les organisateurs de l’événement retracé. (Mouriquand, 1999 : 63)
14) L’usage est de donner d’abord l’heure locale où se déroule l’événement, suivie entre parenthèses de l’heure GMT […]. (Marthoz, 2008 : 242)
33Si nous nous intéressons en premier lieu à ce que nous avons appelé la « sphère didactique » du corpus, nous constatons une certaine présence des prédicats dénotant l’interprétation ou le discours, matérialisée par le graphique ci-infra8 :
34Plusieurs faits sont à tirer de cette synthèse. En premier lieu, les occurrences actualisant les prédicats que nous recherchons – interprétation ou discours – forment un bon tiers des occurrences d’événement dans les manuels de journalisme. Cette nette présence justifie notre choix de les considérer d’une part comme des faits appartenant à la compétence des locuteurs, et non à du hasard de discours. En second lieu, il faut remarquer la différence importante entre les deux genres de discours. Malgré le relevé de 243 occurrences d’événement dans les mémoires d’étudiants, moins d’un dixième d’entre elles actualisent ces constructions. Sous cet aspect particulier, les manuels d’étudiants apparaissent donc comme des énoncés produits par des locuteurs n’appartenant pas pleinement à leur sphère professionnelle. Pour en avoir acquis un certain nombre d’usages, ils n’ont pas intégré entièrement les habitudes discursives qui semblent caractéristiques du groupe. On retrouve donc la notion de carrière que nous considérions supra comme un élément essentiel du fonctionnement des groupes professionnels.
35Les choses sont cependant bien différentes dans le corpus de presse. Si nous dénombrons 1444 occurrences d’événement dans ces textes, à peine 10 d’entre elles actualisent l’une ou l’autre des constructions que nous recherchons. Parmi les rares occurrences attestant de prédicats dénotant le discours (évocation dans 15 ou l’interprétation (décrypter dans 16), on trouve les suivantes :
15) « C’est la vie. […] », se contente-t-il de répondre à l’évocation des événements qui ont précipité son naufrage. (L’Est Républicain, 10 janvier 2003)
16) Elle avait un talent sûr pour décrypter l’événement, saisir les faits qui comptent derrière les apparences. (L’Est Républicain, 20 janvier 2003)
36C’est-à-dire que le phénomène strictement lexical et syntaxique que nous cherchons à mettre en évidence est inapparent ici. Cependant, comme le laisse entendre au moins la citation 10 supra, l’activité d’interprétation des événements est consubstantielle d’une certaine démarche journalistique. On le voit notamment dans l’occurrence 17 infra :
17) Les anti-guerre ont gagné une bataille, celle du nombre, mais ont-ils gagné la paix ? Les manifestations d’hier, partout dans le monde, et singulièrement en Europe, ont dépassé par leur ampleur les prévisions de leurs organisateurs. […]Mais que cette foule ait été aussi dense, non seulement en France et en Allemagne, où les citoyens sont à l’unisson de leurs dirigeants, mais aussi en Italie, en Espagne et surtout en Grande-Bretagne, les plus indéfectibles soutiens de George Bush dans la « vieille Europe », constitue un signal fort à l’adresse des Etats-Unis. Et un message à ne pas négliger pour Silvio Berlusconi, José Maria Aznar et Tony Blair, lesquels se retrouvent plus embarrassés que jamais. (L’Est Républicain, 16 février 2003)
37Cette occurrence évoque en effet un événement et l’interprétation de cet événement, sans pour autant actualiser aucune des combinaisons lexicales qui nous intéressent. Cette occurrence évoque en effet des manifestations, qui sont des procès téliques, bornés dans le temps, qui occupent une certaine région de l’espace et qui sont « accessibles aux sens » (Galmiche, Kleiber, 1996). C’est-à-dire que ce sont des événements. Par ailleurs, elle en propose une interprétation, au travers des noms signal et message, qui font tous les deux référence au résultat d’une interprétation, à une réalité qui n’est pas accessible aux sens.
38On retrouve donc bien dans le corpus de presse la réalité linguistique qui nous intéresse, à savoir le fait que le discours journalistique s’intéresse aux événements, notamment en tant qu’entités ayant un sens. Il se trouve cependant que cette pratique sociale d’interprétation des événements n’est pas toujours attestable sous la forme lexicale que nous recherchions au départ, mais qu’elle fait l’objet d’une variation intergenre.
39Pour nous, la situation globale se présente de la façon suivante : certes les trois genres que nous avons rattachés au discours du journalisme (manuels d’enseignement supérieur, mémoires d’étudiants, articles de presse) montrent des différences importantes sous l’aspect qui nous intéresse. Cependant, ils sont réunis tous les trois par le fait qu’on peut y lire notamment un certain contenu cognitif sous-jacent : l’idée que les événements s’interprètent. Le premier point à prendre en compte est que cette idée n’a pas que des manifestations linguistiques : l’interprétation de l’événement fait partie du travail du journaliste, qui comporte des mouvements, des gestes, une organisation du travail et des pensées, etc. – c’est notamment ce que nous retenons de la situation 10. Le second point est que ses manifestations linguistiques sont diverses selon les genres : la notion d’événement est parfois figurée sous la forme d’une unité lexicale donnée (événement), et est parfois intégrée à d’autres contenus – ainsi le trait télique de manifestation dans l’occurrence 17. Nous nous reposons donc sur l’idée culiolienne de notion pour identifier des contenus de pensée actualisables sous différentes formes, qu’il présente sous la forme de :
18) ˮgrappesˮ de propriétés établies par l’expérience, stockées et élaborées sous des formes diverses (Culioli, 1991 : 10)
40Pour nous, c’est la plasticité de ces notions – qui leur permet notamment diverses actualisations – qui assure la solidarité de genres de discours tels que nous les avons envisagés ici.
Le discours d’économie du sport
41Un examen plus systématique du corpus montre ici également que l’occurrence 3 n’est pas un cas isolé. Nous chercherons à montrer que, dans les discours d’économie du sport, le nom événement est employé avec une combinatoire particulière qui laisse penser que cette pratique sociale suppose un point de vue particulier sur cet objet.
42Le premier aspect particulier est que l’événement est considéré comme un produit, au sens économique du terme9. Nous argumentons ce fait en nous reposant sur la description du produit économique donnée par Dayan (2006) : un produit fait l’objet d’une conception, d’un lancement, connaît une maturité, une phase de croissance et un déclin. Par exemple, dans l’occurrence 19 infra, la co-occurrence projet d’événement montre que l’événement fait l’objet d’une conception, à la manière d’un produit manufacturé :
19) Définir le projet d’événement pour que la manifestation soit adaptée au contexte socio-économique local lui conférant un véritable ancrage territorial (Barget, Vailleau, 2008, 319)
43D’autres co-occurrences élargissent la présentation de la « fabrication » des événements. On rencontre à nouveau des verbes comme créer ou réaliser, et le déverbal coproduction, qui pourraient se construire avec des noms d’entités matérielles :
20) Ainsi, créer un événement nécessite de […] (Bouchet, Sobry, 2005 : 23)
21) l’organisation d’un événement sportif réalisé par une entreprise privée (Barget, Vailleau, 2008 : 206)
22) introduction de la coopération, de la coproduction dans l’événement sportif (Bouchet, Sobry, 2005 : 12)
44L’occurrence 3 déjà citée – où s’actualisait la co-occurrence consommation et production d’événements sportifs – allait dans le même sens, en portant cette fois sur la présence de l’événement sur un marché.
45De surcroît, l’événement, comme tout autre produit, possède une valeur marchande (impact, rentabilité, externalité) :
23) Taux de rentabilité de l’événement (Barget, Vailleau, 2008 : 209)
24) Par valeur économique totale, nous réunissons les notions d’impact et de rentabilité de l’événement sportif. (Bouchet, Sobry, 2005 : 17)
25) les événements sportifs produisent deux catégories d’externalités positives : du lien social et de la dynamique territoriale (Barget, Vailleau, 2008 : 57)
46Ces occurrences permettent d’asseoir le fait que le nom événement désigne dans ce discours une réalité économique comme une autre. Ainsi, le vocabulaire faisant référence aux organisateurs des événements s’étoffe pour faire appel à des termes spécifiques au monde professionnel (agence conseil, professionnel) :
26) Ces notions […] sont à la fois reprises par les agences conseil en événement qui les qualifient […] (Bouchet, Sobry, 2005 : 20)
27) aux salons […] des professionnels des univers du spectacle et de l’événement (Bouchet, Sobry, 2005 : 23)
47Il ne s’agit pas pour nous de nier, au travers de quelques occurrences, la différence entre un événement et des entités matérielles10. Aucun de ces deux grands types ontologiques ne peut disparaître dans une approche de sémantique référentielle. En revanche, cette catégorie ontologique – d’origine métaphysique – est loin d’être la plus présente au regard des co-occurrents relevés en corpus. Et surtout, si cette dimension métaphysique assure une certaine unité de sens en langue du nom événement, elle ne doit pas cacher la diversité des discours.
Conclusion
48L’examen des deux corpus présentés ici succinctement permet d’envisager la variation sociale du sens lexical du nom événement. Pour reprendre notre position exposée supra, on assiste bien à une variation sémantique de ce nom selon les discours, sans que cela ne remette en cause l’unicité du sens en langue – il n’y a donc pas de polysémie à proprement parler. Le discours – dans la mesure justement où il est corrélé à une activité, ici professionnelle – est en mesure d’imposer de fines variations de sens pertinentes au regard d’une certaine activité professionnelle. C’est de cette manière que nous faisons nôtre cette hypothèse de travail de la sémantique référentielle :
[L]es termes à contenu instable sont avant tout des termes dont les entités dénotées ne sont pas le produit de notre expérience perceptuelle, mais du croisement d’une modélisation socio-culturelle et d’une stratification historique, donc par leur origine même beaucoup plus ouverts à la variation que les termes renvoyant à des entités ˮperceptuellesˮ. Kleiber (1997 : 25)
49Étudié dans ses zones d’instabilité, événement apparaît bien ici comme étant « à contenu instable ». Il s’agissait en l’occurrence soit de deux discours différents, nous plaçant soit sur la frontière entre ces deux discours, soit dans les occurrences qui soulignaient la particularité de ces discours. En choisissant un mot qui est un terme-clé dans une pratique sociale donnée, nous nous focalisons justement sur une « modélisation socio-culturelle » à même de faire varier son sens.
50En nous rangeant à la thèse de Culioli (cf. 3.1. supra) pour reconnaître que les contenus de pensée peuvent s’actualiser différemment dans les activités humaines, nous nous donnons en effet la possibilité d’articuler directement les usages linguistiques avec l’activité humaine qu’ils sous-tendent. Nous reprenons ainsi à notre compte, à titre d’hypothèse de travail, le lien proposé par Benveniste entre langue et activité (sous les noms de production et subsistance) :
Il règne un pouvoir cohésif qui fait une communauté d’un agrégat d’individus et qui crée la possibilité même de la production et de la subsistance collective. Ce pouvoir est la langue et la langue seule. (Benveniste, 1974 : 95)
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Les idées proposées ici ont été présentées oralement lors de deux colloques : « La Dia-Variation en français actuel » (Gand, 21-22 mai 2012), et « Variation, Invariant, Variété » (Metz, 22-23 mars 2013). Nous remercions les organisateurs et les participants de ces colloques pour leur intérêt et leurs suggestions.
2 On a pu décrire la variation dont relèvent ces groupes professionnels dans deux directions : d’une part comme des « langues de spécialité » (ou langues spécialisées, Lerat, 1995), d’autre part comme une « variation diastratique », définie comme variation selon la dimension sociale ou démographique (Gadet, 1996). Pour des raisons de simplicité – et suivant en cela le conseil de B. Laks et le titre de Gadet (2007) – nous préférons le terme de variation sociale.
3 En cherchant ainsi un corpus non pas homogène, non pas seulement hétérogène, mais structuré par la présence de genres différents, nous rejoignons – par des sentiers tout à fait différents, et avec des objectifs différents – l’optique de Mayaffre (2002, §35) quand il proposait un corpus dont les constituants « renvoient les uns aux autres pour former un réseau sémantique performant dans un tout (le corpus) cohérent ».
4 Barget & Vailleau (2008), Bouchet & Sobry (2005).
5 Cornu (2009), Marthoz (2008) et Mouriquand (1999).
6 22 mémoires de 2007 à 2011 référencés sur memoireonline.com comme appartenant à la catégorie « Communication et journalisme ».
7 Est Républicain, entre le 2 janvier et le 24 février 2003. Nous reconnaissons bien le fait qu’une telle masse d’articles cache une hétérogénéité profonde de genres (cf. Grosse, 2001). On l’aura compris, l’enjeu est d’opposer globalement le journalisme en exercice au journalisme « en formation ».
8 Nous synthétisons ici le résultat d’observations de 119 occurrences d’événement dans les manuels, et de 243 occurrences dans les mémoires.
9 TLFi, B. 2. a) « Substance, marchandise, richesse économique née de l’activité de l’homme ».
10 Qui reste pour nous fondamentale, en suivant notamment la classification de Flaux & Van de Velde (2000).
Auteur
Université de Strasbourg
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