La transmission du conte berbère en situation interculturelle : un espace variationnel du dire et un ajustement à l’œuvre
p. 181-195
Résumés
We question the notion of variation and the question of adjustment to others, by taking interest in Berber oral traditional tales narrated in French in an intercultural situation. The corpus gathers different versions of a tale-type together, given in several ways of transmission. The comparison of versions highlights variations in ways of passing the tale on – different discursive practices of transmission – and allows to explore the latitude of the tale’s variation – its space of variability. After having tried to define the inherent variation in the oral transmission process and identified factors of variability operating in our corpus, we take an interest in three observables : mediation strategies, variable positions of enunciation and variation in the style of narration.
Nous interrogeons la notion de variation et la question de l’ajustement à autrui, en nous intéressant à des contes de tradition orale berbère racontés en français et en situation interculturelle. Le corpus réunit différentes versions d’un conte-type, données dans diverses modalités de transmission. La comparaison des versions met en évidence des variations dans la manière de transmettre le conte – des pratiques discursives de transmission – et permet d’explorer la latitude de variation du conte – son espace de variabilité. Après avoir cherché à cerner la variation inhérente au processus de transmission orale et identifié les facteurs de variabilité à l’œuvre dans notre corpus, nous nous intéressons à trois observables de la variation : stratégies de médiation, positionnements énonciatifs variables et variation dans le style de narration.
Texte intégral
1Cette contribution s’intéresse au processus de transmission de contes berbères racontés en français et en situation interculturelle, dans sa dimension variationnelle et dans son ajustement à un destinataire donné. La transmission implique un processus de traduction, les contes donnés initialement en berbère étant racontés en français, et elle suppose une médiation, dans la mesure où les savoirs de chacun ne sont pas forcément partagés.
2La comparaison de différentes versions d’un conte donne à voir des variations dans la manière de transmettre les récits selon les énonciateurs, les modalités et les visées de transmission. Il s’agit alors d’explorer ce qu’on peut appeler un espace variationnel de transmission du conte et d’observer des pratiques discursives de transmission.
3Le conte, de par sa plasticité, autorise ces différentes interprétations. Il se caractérise par sa propension à la variation, ce que Cerquiglini appelle sa « variance intrinsèque » (1989 : 101) et Zumthor, la « mouvance » de l’oeuvre (1983 : 255). La latitude de variation du conte définit son espace de variabilité. Cet espace, contraint par une sorte de noyau dur du conte, le souci de fidélité à une tradition orale, doit être réévalué, dès lors que le conte est transmis en situation interculturelle. On tente alors de répondre à la question suivante : Comment le conte varie-t-il dans cet espace et dans quelle mesure ?
4Notre cadre théorique est celui d’une « ethnolinguistique discursive », autrement dit, une analyse de discours qui appréhende les textes de tradition orale, dans leur mise en texte/discours dynamique, interactionnelle et en tant qu’« ethnotextes » (Bouvier, 1992), c’est-à-dire comme des discours d’identité. La variation qui est en jeu est de l’ordre du discursif, chaque conte pouvant être considéré « comme la mise en œuvre de variations discursives » (Adam et Heidmann, 2004 : 30).
5Nous chercherons d’abord à cerner la variation inhérente à la transmission orale des contes et tenterons une « mise en ordre » de la variation qui opère dans notre corpus de contes. Nous explorerons, ensuite, par des extraits de contes, l’espace variationnel de la transmission/médiation et la variabilité du conte, en nous intéressant à quatre « observables » (Moirand, 2007) de la variation.
Pour une « mise en ordre » de la variation
Conte et variation
6La variation est une dimension opératoire de la transmission du conte. Elle est une composante du processus de génération des œuvres en performance, qui consiste à redire le conte entre même et autre. Elle est de l’ordre du processus, de l’opération discursive d’actualisation. Quant aux variantes, elles sont les manifestations textuelles du processus de variation en tant que « différences de toute espèce et de toute ampleur par où se manifeste, dans l’action performatrice, la mouvance de l’œuvre » (Zumthor, 1983 : 255). Nous dégagerons deux plans de la variation : celui du texte-conte, comme « résultat » du processus d’énonciation des contes, l’énonciation étant opératrice de variation, et le plan de la performance.
7Sur le plan du texte-conte, on peut identifier différents ordres de variantes. Les variantes structurelles vont se manifester, au-delà d’un schème narratif, d’une ossature commune aux différentes versions, par exemple, par l’ajout, le déplacement, la suppression ou la répétition d’un épisode. Les « variantes figuratives » (Baumgardt, 2008 : 83), qui touchent à la réalisation concrète du conte, vont concerner les manifestations des fonctions narratives (la fonction conceptuelle de protecteur pouvant être réalisée par un personnage humain, animal ou végétal), les motifs, les caractérisations et attributs des personnages. Les variantes rhétoriques/stylistiques, qui correspondent à la mise en forme du conte, vont se manifester, notamment, par des modifications lexicales ou syntaxiques, des formules variables, dans le liage et la démarcation des différentes propositions ou épisodes, dans l’expression de la subjectivité du narrateur, la présence de description, etc. La variation peut être analysée dans une version donnée ou par la comparaison de différentes versions : on parlera respectivement de variation intra-conte et inter-contes.
8Sur le plan de la performance, on observera, d’une version à l’autre ou dans une version donnée, des variations relatives à la mise en voix, en espace, à la gestuelle, des variations de rythme, d’intonation.
Hétérogénéité du corpus et facteurs de variabilité
9Pour cerner la variation qui opère dans notre corpus, nous allons mettre en évidence son hétérogénéité et un certain nombre de variables. Le corpus réunit différentes versions de « contes-types » : des versions orales que nous avons recueillies, dans le cadre de notre thèse, dans la région immédiate d’Agadir au Maroc et en France, auprès de locuteurs berbérophones, et des versions écrites publiées dans des recueils, des revues ou des travaux universitaires. Nous retenons les variables suivantes :
Interprètes
Circonstances des situations de transmission : lieux, moments et durée de la performance mais aussi nature du public présent.
Modalités de transmission/diffusion : deux grandes modalités de transmission, orale et écrite, peuvent être dégagées pour les différentes versions de notre corpus.
10Pour les versions orales, nous avons affaire à deux modalités de transmission différentes : des contages oraux en berbère et en français, d’une part, et des traductions orales, d’autre part, réalisées à partir de versions sources racontées en berbère et adressées à des destinataires berbères. Ces versions sources données en berbère ont été enregistrées, puis nous ont été traduites à l’oral par différents locuteurs berbérophones. Pour les versions écrites, nous retenons comme principale variable le fait que les textes sont présentés en version bilingue ou unilingue.
Visée de transmission : on s’intéresse au contrat de communication (thème et finalité de l’échange) et, pour les versions écrites, au projet d’édition et au public visé (recueil destiné au grand public ou travaux ethnographiques, par exemple).
Identité du collecteur/scripteur/traducteur/écrivain : il s’agit de savoir si une même personne a procédé à la fois à la collecte, à la transcription et à la traduction voire à la réécriture des contes.
11Ces paramètres de variabilité peuvent être divisés en différents ordres :
Paramètres d’ordre individuel : ces paramètres recouvrent des éléments biographiques (âge, sexe, statut social, trajectoire personnelle), la personnalité du narrateur et ce qui est propre à notre corpus de contes oraux, la connaissance et l’intérêt porté aux contes. Il faut préciser que, hormis la personne qui a raconté les versions sources en berbère, tous les interprètes sont novices dans le fait de raconter ou traduire. Nous relèverons, comme autre paramètre, propre également à notre corpus, le degré de maîtrise des langues source et cible des différents interprètes. Ces paramètres individuels sont pluriels, notamment dans le cas des traductions orales, pour lesquelles opèrent à la fois la personnalité du conteur source et celle du traducteur.
Paramètres d’ordre performanciel/situationnel : nous retrouvons les circonstances de la performance à l’oral, mais aussi les réactions éventuelles de l’auditoire et la relation du conteur avec l’auditoire. Pour les versions orales, on relèvera, en outre, un certain nombre de paramètres psychologiques liés à l’enregistrement des contes et à la présence éventuelle d’une personne d’autorité. On retient également, dans cet ensemble, les modalités de transmission, la visée et le projet de traduction/édition.
12C’est à ces deux ordres de paramètres que nous nous intéressons de manière privilégiée, autrement dit à une variabilité d’ordres individuel et performantiel/situationnel.
Paramètres d’ordre contextuel : ceux-ci sont englobants et correspondent aux dimensions culturelle, sociale, géographique, historique, linguistique et discursive du contexte. Le contexte culturel et géographique, par exemple, va déterminer la présence et la compréhension de tel ou tel motif, de telle ou telle pratique. Ces éléments sont évidemment signifiants dans notre analyse, mais nous ne les retenons pas comme facteurs de variabilité, mais au contraire comme éléments récurrents. En effet, l’ensemble des versions du corpus implique le passage d’une langue à une autre et un détachement des contes, à divers degrés, de leur contexte d’origine, et une situation de transmission interculturelle.
Une variation en synchronie
13Nous préciserons encore notre approche de la variation selon les deux axes – synchronie et diachronie – dégagés par Derive (2006) pour l’étude des textes de littérature orale. Nous nous intéressons à différentes interprétations d’un conte qui sont en réalité des reformulations d’une ou plusieurs versions sources, qui s’inscrivent elles-mêmes dans une chaîne de transmission. Pour autant, nous ne nous intéressons pas à ce qui varie entre une version source et sa reformulation – son « altération » (Peytard, 1993), entendue comme reprise différentielle d’un discours ou d’un fragment de discours par un autre discours – mais comparons les différentes actualisations discursives du conte à un moment donné. L’espace variationnel que nous appréhendons est de l’ordre de la synchronie.
Variations sur corpus
14Nous allons nous intéresser à quatre observables de la variation, spécifiques à notre corpus. Le premier observable concerne une variabilité dans les choix opérés face à une même difficulté de traduction.
Des choix de traduction variables
15Pour les extraits qui suivent, il est question de la traduction de tanotfi, un élément de la culture matérielle de l’ensemble source. Dans l’extrait 1, tiré d’une traduction orale d’une version source enregistrée en berbère, réalisée en France, la traduction, signalée comme approximative, s’accompagne d’une explicitation :
16Extrait 1 : « Il dit… il dit au puits, il parle au puits, il lui a dit : - Le puits de la… C’est pas… c’est pas tellement le puits parce qu’on… on met des [ ], on creuse des…, c’est un genre de puits mais c’est pas de… source, il n’ y a pas l’eau de source, c’est nous qu’on remplisse…, des réserves...- Oui. Comme une citerne, un bassin. - Oui, mais euh… on l’a… on creuse… - Oui, souterrain. - Oui, souterrain. Comme une citerne, je sais pas comment on appelle en français, de toute façon, on creuse et on remplit tout, c’est nous qui mettons l’eau dedans […] un… comme une citerne [dessin d’un volume de forme rectangulaire, chapeauté par un large conduit rejoignant la surface.] […] On la remplit d’eau. Donc il est arrivé sur tanotfi, comme il a dit lui, c’est… on peut dire le puits, c’est plus pratique. » (Les enfants abandonnés et l’ogresse, Rabah. Traduction orale)1 .
17Le narrateur traduit d’abord le terme tanotfi par « puits » avant de revenir sur son dire : « ce n’est pas tellement le puits ». Il décrit ensuite la réalité qu’il cherche à désigner par ses propriétés et ce dont elle peut être rapprochée (puits, citerne, bassin). Il traduit le terme par puits, en expliquant que cette nomination est plus pratique, mais en la faisant précéder du terme en berbère, ce qui revient à mettre en évidence le déplacement opéré par le processus de traduction. On a ici une description de la réalité à nommer, une recontextualisation des récits par l’explication des usages, et par là-même une initiation à la fois culturelle et linguistique du destinataire.
18Extrait 2 : « Il crie dans le puits : “- Le roi de ce pays a des cornes !” Le puits résonne, toute la ville entend » (Les enfants abandonnés et l’ogresse, Salem et Hicham. Traduction orale résumée).
19Dans ce deuxième extrait, tiré d’une autre traduction orale réalisée à partir de la même version source, les traducteurs procèdent par simplification, en ne mentionnant pas la spécificité de tanotfi et en choisissant le terme « puits ». Deux paramètres de variabilité d’ordre performanciel / situationnel opèrent ici. Cette traduction est de l’ordre du résumé – ce qui correspond à un contrat de communication établi avant la traduction – alors que la première est de l’ordre du développement. Les lieux de recueil différent également : la seconde traduction a été recueillie au Maroc, tandis que la première a été enregistrée en France. La variable lieu participe d’une visée de transmission d’autant plus initiatrice et ethnologique que le contexte de transmission d’origine des contes est éloigné et par là-même d’une différence de traitement de la spécificité culturelle.
20Extrait 3 : « Il alla au désert et trouva une citerne ancienne dont il puisa de l’eau. Il dit : “O citerne du désert, ô citerne du désert, le roi a des cornes” » (Stroomer, 1998 : 122, Les deux enfants. Version écrite bilingue)2.
21Ce troisième extrait est tiré d’une version écrite bilingue. Le terme tanotfi qui apparaît dans la version berbère, n’est pas mentionné dans la version française, mais traduit par le terme « citerne ». La traduction procède plutôt par facilitation et le déplacement opéré par le processus de traduction n’est pas signalé. Pour autant, il est question d’« une citerne ancienne », l’adjectif étant spécifiant et le verbe puiser (« dont il puisa de l’eau ») met en évidence la dimension souterraine de la citerne. La variation tient ici essentiellement à la modalité de transmission : orale, dans les exemples précédents, et écrite pour cet extrait, la description d’un certain nombre de qualités de la citerne se trouvant intégrée dans le corps de la narration. Du point de vue des visées de transmission, le troisième extrait apparaît emprunter une voie moyenne entre une initiation maximale, dans le premier extrait, et une narration plutôt axée sur son développement narratif, dans le deuxième extrait, ce que révèle le procédé de traduction par transposition mis en œuvre dans la version écrite.
Des stratégies de médiation variables
22Nous allons nous intéresser ici à la manière dont les différents interprètes assurent l’intercompréhension, par différentes stratégies de médiation du conte. Les extraits suivants sont tirés d’un conte mettant en scène les péripéties d’un couple âgé qui enchaîne des actions « stupides », ce que signifie le titre Belaâdim. Dans ce passage, la vieille femme s’occupe de son petit fils et tente de le faire cesser de pleurer. Dans l’extrait 4, elle appose sur le crâne du bébé un morceau de fer chauffé à blanc et le fait ainsi taire :
23Extrait 4 : « Elle a allumé le feu puis elle a pris un bout de fer, elle l’a mis dans le feu, il a bien ch… - chauffé - chauffé. Puis, elle l’a mis sur la tête de… du petit [main qui se dirige vers le sommet de son crâne]. Et le petit se tait, il pleurait plus, évidemment parce qu’il est mort » (Belaâdim, Rabah. Traduction orale).
24Dans l’extrait 5, la narratrice convoque une autre version du conte, pour expliquer l’action de la vieille femme :
25Extrait 5 : « Elle a mis sur le feu et après elle lui a… elle lui a mis sur la tête [gestuelle]. Donc, il a… elle l’a tué. - Oui. - Par contre, moi la version que je connaissais, c’est-à-dire que en fait le… le cerveau plutôt, ça bouge un petit peu. - Oui. - Donc elle, elle a vu ça, elle croyait que c’était… que c’était quelque chose d’anormal. - Oui. - Et elle a percé le… le… le truc, pour voir qu’est-ce qu’il y a dedans, mais dans les deux cas, elle tue le bébé. […] Donc, la fille est rentrée. Sa mère lui a dit que le bébé n’arrêtait pas de pleurer, qu’elle lui a mis un truc chaud sur… la tête. Parce qu’en fait, il y a des gens qui… il y a des guérisseurs en fait qui utilisent le feu » (Belaâdim, Zayane. Traduction orale).
26Dans cette version, la femme voit la fontanelle du bébé bouger, c’est la raison pour laquelle elle la perce. Ce détour par une autre version permet de rationaliser, de rendre acceptable, vraisemblable – dans l’univers du conte – l’action de la grand-mère.
27Ces deux traductions ont été recueillies en France, à partir de la même version source berbère, dans des conditions de performance proches. Il est sans doute significatif que l’explicitation relative à la fontanelle est produite par une interprète féminine, Zayane, et non par Rabah, et adressée à une femme, nous-même. On retrouve, dans une autre version recueillie en France, par Decourt et Louali-Raynal, auprès d’une jeune femme, le même enchaînement que celui évoqué par l’interprète de l’extrait 5 et un appel à la connivence des destinataires sous forme de commentaire allusif à la fontanelle des bébés :
28Extrait 6 : « Mais la grand-mère est bête. Elle voit le petit garçon, elle regarde sa tête, elle croit qu’il a un gros bouton sur la tête (parce que vous savez… la tête des bébés… la fontanelle…), elle le soigne, elle verse de l’huile, de l’eau chaude sur la tête du bébé. Le bébé est mort sur le coup. Elle le lave, elle le fait dormir, elle croit qu’il dort » (Decourt et Louali-Raynal, 1995 : 76, La femme stupide. Version écrite unilingue)3.
29On peut lire, à la fin de l’extrait 5, un autre commentaire à valeur explicative : « parce qu’en fait il y a des guérisseurs qui utilisent le feu ». Cet argument permet de « remotiver » l’action de la vieille femme, en soulignant le lien de cause à effet entre deux actions par la mise en évidence de ce que Johnson et Mandler (1984) appellent une réaction complexe. Si la grand-mère applique un objet brûlant sur le crâne du bébé, c’est parce qu’il s’agit d’une pratique traditionnelle. Cet argument qui peut être potentiellement sous entendu en contexte intraculturel témoigne d’un ajustement à un destinataire étranger à la culture d’origine du conte.
Des positionnements variables
30Nous allons rendre compte d’un autre observable de la variation, en l’occurrence des marques de subjectivité qui révèlent des positionnements variables de la part des interprètes.
31Extrait 7 : « [Le garçon] lui mène la purée qu’on fait avec la farine. Vous vous la faites avec les fruits… avec les légumes. - Oui. - Nous, on la fait avec la farine » (Les enfants abandonnés…, Rabah. Traduction orale).
32Dans l’extrait 7, le traducteur évoque une purée faite avec de la farine, propre à l’ensemble source, berbère ou arabe rural. Le jeu des pronoms « on, nous »/ « vous » opère un balisage de frontières entre, d’une part, l’ensemble producteur du conte, dans lequel l’énonciateur s’inclut et dont il se fait le représentant et, d’autre part, l’ensemble cible, incarné par le destinataire. On relève chez cet interprète, une inclusion systématique dans l’ensemble source dont il mentionne les usages ou les manières de dire. Par contraste, dans l’extrait 8, où il est question de ce même aliment, la traductrice éprouve des difficultés à décrire la réalité désignée par tagulla :
33Extrait 8 : « Le garçon a amené… [tagulla] c’est comme… on peut la comparer en fait soit à la crème fraîche… […] ou sinon du fromage blanc » […] - Comment tu disais en berbère ? - Tagulla. Parce que en fait, moi non plus je connais pas très bien, mais euh… non, en fait c’est pas tagulla, c’est quelque chose un peu… [pause], ça doit être comme la crème fraîche ou… le yaourt » (Les enfants abandonnés…, Zayane. Traduction orale).
34Les deux versions ont été recueillies en France, auprès de personnes arrivées trois ans auparavant. Ici, ce sont des éléments biographiques précis, tels que la trajectoire et les lieux de vie des individus qui permettent d’expliquer la variation : Zayane (extrait 8) a vécu, à partir de six ans, dans une ville marocaine, non exclusivement berbérophone, alors que Rabah (extrait 7) a toujours vécu en milieu rural et en zone berbérophone, avant son arrivée en France. L’extrait 9 vise à montrer également le détachement de cette même énonciatrice, par rapport à l’ensemble à l’origine des contes. Le passage est tiré d’un conte qui oppose un personnage malin, Ahmed et une ogresse. L’ogresse pour amadouer Ahmed utilise l’expression « Ahmed tasa nu ».
35Extrait 9 : « Elle en fait, elle lui dit : - “Ahmed tasa nu”. Bon, si tu traduits, tasa, c’est le foie, heu… mais par exemple la… la maman peut dire à son bébé : “Tasa nu ?” C’est en fait le… le symbole de la tendresse ou… - Oui. - De ce qui est en fait plus cher, de plus cher. - Oui. - Ca peut être le cœur ou euh… chez les Berbères, il y a [] pas seulement chez les Berbères, même chez les Arabes, mais au Maroc » (Ahmed Ahram, Zayane. Traduction orale).
36La traductrice explicite le sens de l’expression en énonçant la symbolique du terme « tasa », présupposée en contexte intraculturel : celle de la tendresse et de ce qui est le plus cher. La traductrice met en parallèle les deux ensembles linguistico-culturel et propose un équivalent de « tasa », dans la culture française, « le cœur », en tant que « siège des émotions ». Elle définit les frontières de la communauté dans laquelle la symbolique est efficiente, à la fois chez les « Berbères » et les « Arabes » marocains et ne s’inclut pas dans cet ensemble, ce qui indique un positionnement dans un « entre-deux » plus marqué chez cet interprète.
Des variations de style : la part de description et de développement
37Le dernier observable est d’ordre stylistique. Nous nous intéressons à la manière de raconter, de mettre en scène les différents épisodes et de les lier, notamment en interrogeant la présence de séquences descriptives et la plus ou moins grande conformité à un style de narration traditionnel. Les extraits 10 et 11 sont tirés respectivement d’une version bilingue, recueillie et traduite par Laoust et d’une version unilingue publiée par Hamadi. Il s’agit du même conte que précédemment. L’ogresse a attrapé le héros malicieux mais celui-ci s’est enfui lorsqu’elle faisait sa prière et a mis des pierres dans le sac dans lequel elle le transportait.
38Extrait 10 : « [L’ogresse] reprit son sac ; elle dit à sa fille : “- Je vous apporte Hamerqejjoud !” Elle prépara sa marmite (pour le faire cuire) et quand elle y déversa le contenu de son sac, les pierres brisèrent sa marmite. Le lendemain, Hamerqejjoud dit encore : “- Qui aime ? Qui veut des figues, ô bergers ?” “- Moi !” dit l’ogresse. Il lui mit une figue dans la main ; l’ogresse l’attira à elle et l’emmena à la maison où elle l’enferma. Puis elle dit à sa fille : “- Je vais appeler tes oncles !” » (Laoust, 1918 : 398, Hamerqejjoud. Version bilingue)4.
39Extrait 11 : « Les sept ogresses se précipitent hors de leur antre, embrassent leur mère, tirent le sac au centre de la caverne. Elles sont folles de joie, se trémoussent, se font belles. Elles se calment enfin, défont le nœud du sac. Des pierres et du sable. Elles sont bernées. Elles se révèlent ivres de colère et rouges de honte » (Hamadi, 1998 : 208, De comment trouver des moutons au fond des mers, se débarrasser d’une ogresse et faire pousser les figuiers dans l’instant. Version unilingue)5.
40On remarque une différence stylistique très marquée entre les deux versions. Celle de Hamadi décrit la réaction de joie puis de dépit des ogresses, on peut observer la présence de « liant » entre les propositions narratives principales, tandis que dans l’extrait 10, seule une série d’actions est énumérée. Pour les extraits suivants, on a affaire à une version unilingue de Taos-Amrouche (extrait 12) et à une version bilingue recueillie, traduite et publiée par Stroomer (extrait 13).
41Extrait 12 : « Tsériel se tourna vers elle et lui dit : “- Mouds du blé, prépare de la semoule en quantité, roule le grain du couscous car j’irai au petit jour inviter mes sœurs, mes frères, mes tantes, toute notre famille enfin. Nous reviendrons par la forêt et nous rapporterons du bois. Toi pendant ce temps, allume le feu et mets au-dessus la grande marmite des mariages. Et puis, fais sortir Velajoudh de la dépense, égorge-le, et jette le dans la marmite après l’avoir découpé en morceaux. N’oublie ni le sel, ni le poivre rouge, ni les épices et les aromates » (Taos-Amrouche, 1966/1976 : 205, Histoire de Velajoudh et de l’ogresse Tsériel. Version unilingue)6.
42Extrait 13 : « Aussitôt le sac ouvert, elle l’attrapa. Elle l’amena chez elle et appela ses filles. Elle leur dit : “Égorgez Ali Boutkouttit”. Quand elle fut partie, Ali Boutkouttit égorgea les filles de l’ogresse » (Stroomer, 1998 : 134, Ali Boutkouttit. Version bilingue).
43On retrouve dans l’extrait 12, comme dans la version de Hamadi, un développement des séquences descriptives. L’auteure relate les différentes étapes de la préparation du couscous jusqu’à l’énumération des condiments qui l’accompagnent. Par contraste, dans l’extrait 13, il est seulement demandé d’« égorger » le protagoniste qui a été capturé. La variation de style tient essentiellement à la modalité de transmission : on a, d’une part, des versions qu’on peut appeler d’auteurs (Hamadi, Taos-Amrouche), pour lesquelles il y a écriture des contes, et d’autre part, des versions bilingues, dans lesquelles la traduction se veut littérale. Dans les versions d’auteurs, on observe une transformation des contes plus importante, une littérarisation et une mise en conformité aux canons des contes écrits occidentaux.
44Extrait 14 : « Il était enfermé toute la journée dans... dans une cave. Et pis euh... elle a dit à… à ses […] filles euh...“- Ce soir, nous avons un festin, nous allons manger l’homme, un homme. Et pis euh... je veux chercher, je vais chercher chez les voisins, une marmite et pis faites attention, il faut pas qu’il se sauve » (Hamid, Ahmed Ahram. Traduction orale).
45Extrait 15 : « Elle l’a amené chez elle et elle a préparé un… comme une sorte… un grand récipient et avec de l’eau dedans pour le cuire […]. Et l’ogresse avait sept filles. [Interruption]. Elle a dit à ses filles qu’elles allaient préparer Ahmed [] pour… pour qu’elles le mangent […]. Il l’a entendue. L’ogresse est partie chercher sa sœur et il est rentré dans la chambre des… des filles et il leur a coupé… […] la tête » (Zayane, Ahmed Ahram. Traduction orale).
46Dans ces extraits de traductions orales (14 et 15), le style de narration se veut plus proche des versions bilingues. Il est, en ce sens, conforme aux productions traditionnelles, dans lesquelles on relève une sobriété stylistique et pas de description. Lorsque des ajouts témoignant d’un ajustement au destinataire sont effectués, ils sont généralement signalés, par la forme du commentaire. Dans tous les cas, on a un déplacement des contes, mais dans les versions bilingues, comme dans les versions orales, il apparaît moindre et s’affiche davantage comme tel.
Conclusion
47La comparaison des différentes versions fait apparaître diverses pratiques discursives de transmission, en même temps que des modes d’ajustement aux destinataires. La variation dans les procédés de traduction choisis est révélatrice de différentes visées plus ou moins efficaces ou initiatrices, selon que l’on donne à voir la spécificité culturelle, que l’on met l’accent sur l’altérité ou non. La variation est largement dépendante des circonstances précises des situations de transmission. L’analyse comparée de différentes stratégies de médiation du conte met l’accent sur l’ajustement aux savoirs supposés du destinataire, mais également sur la construction d’un espace d’intercompréhension où apparaît prégnante non seulement la situation de discours interculturelle mais aussi la personnalité de chacun. Ces deux dimensions, individuelle et situationnelle, opèrent également dans la construction de figures de médiateurs. Si tous les interprètes se situent dans un entre-deux, les positionnements dans ce rôle d’intercesseur sont soumis à variation. Les transmissions donnent lieu à un traçage de frontières – notamment entre soi et autre –, en même temps que ces frontières se déplacent au cours des narrations et que la relation s’élabore dans l’espace de l’interaction.
48Le dernier observable, relatif à la présence de description dans les contes, a permis d’explorer l’espace de variabilité d’un conte, sa malléabilité dans cet espace de transmission interculturelle. La distorsion d’avec les versions traditionnelles apparaît plus marquée dans les contes d’auteurs, pour lesquels le processus de traduction et d’écriture actualise le conte entre deux cultures et deux langues, le transforme et l’ajuste à de nouveaux publics, mais sans que l’activité de médiation ne se donne à voir. Dans les versions orales, au contraire, la narration s’accompagne de commentaires qui mettent l’accent sur des « espaces de médiation » (Lefebvre : 2004) du conte en situation interculturelle, ouvrant le conte à un autre genre de discours de type didactique et lui conférant une valeur documentaire. Les versions d’écrivain inscrivent d’emblée le conte dans de nouvelles conditions de transmission et de réception, l’écriture postule en amont un destinataire autre et intègre dans le cœur des contes la description ethnologique.
49La notion de variation permet de rendre compte de la latitude de réalisation des productions de littérature orale, de leur processus de génération et d’actualisation différentielle. L’exploration de l’espace de variabilité du conte amène à questionner l’inscription des textes de tradition dans des contextes élargis, en termes de fidélité, de continuité et de rupture éventuelle et à interroger la part d’imitation et de création dans la mise en œuvre de la variation.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Les crochets qui entourent un espace vide signalent un passage inaudible lors de la transcription. Ceux qui sont en italique indiquent que l’extrait n’est pas reproduit ici dans sa totalité.
2 STROOMER Harry, 1998, « Onze contes berbères en tachelhiyt d’Agadir », in Études et documents berbères, n° 15-16, 115-139.
3 DECOURT Nadine et LOUALI-RAYNAL Naïma, 1995, Contes maghrébins en situation interculturelle, Paris, Karthala.
4 LAOUST Emile, 1918, Étude sur le dialecte berbère des Ntifa, Grammaire. Textes, Thèse pour le doctorat de l’Université d’Alger, Paris, Ernest Leroux.
5 HAMADI, 1998, Récits des hommes libres. Contes berbères, Paris, Seuil.
6 TAOS AMROUCHE Marguerite, 1966/1976, Le grain magique. Contes, poèmes, proverbes berbères de Kabylie, Paris, Maspero.
Auteur
(Chercheur associé à elliadd ea 4661, Université de Franche-Comté)
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