Chapitre III. Le vampire romantique
p. 101-173
Texte intégral
1Les auteurs français romantiques s’adonnent donc au fantastique et au sujet surnaturel dès les débuts du Romantisme pour contester les règles classiques mais c’est avec les années 1830 que le genre va véritablement prendre son essor.
2Dans le domaine vampirique cependant, les textes arrivent très tôt : Lord Ruthwen ou les vampires de Cyprien Bérard est le premier (1820), suivi immédiatement des variations théâtrales sérieuses ou parodiques (Le Vampire de Scribe, Le Vampire de Nodier, Les Trois Vampires ou le clair de lune de Nicolas Brazier, Armans et Gabriel d’Artois), toutes en 1820. L’ensemble de ces œuvres découle directement du Vampire de Polidori (1819). Le personnage vampirique apparaît donc en littérature avant la définition du genre fantastique, mais il n’en reste pas moins une remarquable création romantique.
3Les premiers vampires romantiques sont anglo-saxons. En même temps que Mary Shelley écrit son Frankenstein, ses amis Polidori et Byron écrivent un texte sur une femme à tête de mort et un texte sur les vampires (1816). Au cours d’une soirée, les quatre auteurs (en comptant Percy Shelley, l’époux de Mary) décident de produire des textes fantastiques. Seuls Polidori et Mary iront véritablement au bout de leurs projets1. Le monstre créé par le docteur Frankenstein est d’ailleurs très vampirique : il poursuit son créateur, il tue sa famille et ses amis, il épuise Frankenstein, il meurt par le feu… Mais bien sûr ce n’est pas un vampire. Il est possible en revanche que Mary Shelley ait été influencée par les sujets choisis par les autres écrivains. Polidori nous livre un vrai vampire, et plus encore, un héros romantique.
1. Polidori-Byron : analyse d’une variation
4Deux temps doivent être signalés. En 1816, Byron écrit un poème vampirique (qu’il replace ensuite dans Giaour, écrit en 18132) et Polidori une histoire de fantôme (La Femme à la tête de mort). Cependant, du texte de Byron, Polidori tire un petit roman, The Vampire, qu’il offre à la comtesse de Breusse. En 1819, ce texte est publié sous le nom de Byron (qui n’apprécie pas, semble-t-il3) pour repasser de nos jours sous le nom de Polidori.
5Quoi qu’il en soit, Byron-Polidori constituent les traits qui seront désormais les caractères propres du vampire. On constate que ces traits sont spécifiques aux auteurs (le fruit d’une intertextualité personnelle) et sont communs à tous les personnages romantiques.
a. L’intertextualité Byron-Polidori
6L’écriture de Polidori marque l’influence de Byron4.
7La jeune Ianthe de Polidori ressemble ainsi à la Ianthé à laquelle Byron dédicace son Pèlerinage de Childe-Harold, œuvre commencée en 1812 et terminée en 1818. Mary Shelley5 dit d’ailleurs que lors de leur écriture commune, en Suisse, de textes fantastiques, Byron composait le troisième chant de Childe-Harold. Dans la mesure où Byron connaissait déjà sa future femme en 1817-1819 (lorsque Polidori écrit son texte et que The New Monthly Magazine le publie), on peut supposer une influence directe. À moins que l’influence soit inverse, et que Byron reprenne la description de Polidori pour décrire Lady Charlotte, alias Ianthé… Ce qui signifie dans tous les cas que la victime du vampire est un personnage typé qui hante l’imaginaire romantique : la femme de la littérature est aussi celle que l’on cherche, dans la réalité, à épouser.
8Voici quelques extraits de la dédicace de Byron :
« Ah ! puisses-tu être toujours ce que tu es aujourd’hui, et ne pas tromper les espérances de ton printemps ! Toujours belle, tendre et pure, celle dont l’affection cultive ton jeune âge, douée chaque jour de nouveaux attraits, voit en toi l’arc-en-ciel de ses années à venir, et tous ses chagrins disparaissent devant ses couleurs célestes. […] c’est un bonheur pour moi de compter le double de tes années : mes yeux peuvent te contempler sans puiser dans les tiens le poison de l’amour, et admirer sans danger tout l’éclat de tes charmes. Heureux de ne pas voir le jour s’éclipser ! […] Permets à ces yeux qui, vifs comme ceux de la gazelle, regardent avec une si noble fierté, et soudain se baissent avec une modestie touchante ; permets à ces yeux qui nous séduisent quand ils errent ça et là, où nous éblouissent en se fixant sur nous, permets-leur de parcourir mon ouvrage […] C’est ainsi que ton nom sera uni à mes vers ; et chaque fois que des yeux indulgents jetteront un regard sur les voyages d’Harold, le nom d’Ianthé, consacré ici, s’offrira le premier à lui, et sera le dernier oublié. Ah ! quand mes jours auront été comptés, si cet ancien hommage appelle tes jolis doigts sur la lyre de celui qui rendit hommage à tes ravissants appas, c’est tout ce que je puis désirer de plus doux pour ma mémoire : c’est plus que l’espérance n’ose réclamer »6.
9Les grands thèmes du Romantisme sont là : l’amour, la jeunesse, l’immortalité par la création. En lisant, le lecteur immortalise la création littéraire, ses personnages et ses créateurs-inspirateurs. On trouve dans le texte de Polidori :
« Bientôt il s’occupa à rechercher les souvenirs d’une ancienne gloire sur ces monuments qui […] semblaient se cacher dans la terre […] Sous le même toit que lui vivait une jeune fille si belle, si délicate […] Ses yeux décelaient bien plus d’esprit que ne peuvent en avoir ces beautés à qui le Prophète refuse son âme. Soit qu’elle dansât dans la plaine ou courut sur le penchant des montagnes, elle surpassait la gazelle en grâce et légèreté […] souvent le jeune antiquaire était bien excusable d’oublier en la voyant une ruine qu’il regardait auparavant comme la dernière importance […] Pourquoi s’efforcer de décrire ce que tout le monde sait, mais que personne ne saurait exprimer ? C’étaient l’innocence, la jeunesse et la beauté […] enthousiasme de la jeunesse […] tandis qu’Aubrey dessinait les ruines dont il voulait conserver le souvenir, elle se tenait auprès de lui […] l’innocence de ses amusements avait toujours le même caractère enfantin ».
10La recherche de l’immortalité, par l’exploration d’anciens monuments (scène qui sera reprise par la presque totalité des auteurs romantiques) est perturbée par l’amour, lui aussi éternel et universel. Si pour Byron l’amour et la création donnent une forme d’immortalité, pour le personnage de Polidori la recherche d’une forme d’éternité, représentée par la création artistique — par les monuments — s’éclipse devant l’amour. Et la vraie immortalité sera représentée par le vampire.
b. Le vampire romantique
11Le vampire de Polidori possède déjà tous les caractères du héros romantique tel qu’il sera décliné pendant les deux siècles suivants.
12Observons les traits purement vampiriques : la créature boit du sang et tue pour cela. La référence aux critères constitués dans l’imaginaire par les traditions d’Europe centrale et par les textes français de vulgarisation et d’explication du phénomène (auxquels Polidori fait référence dans son introduction) s’arrête là !
13Lorsque nous regardons les traits purement romantiques du personnage, nous voyons une multiplication des signes.
› Noblesse du vampire
14Les Romantiques, qui vivent sous des monarchies pour la plupart, développent un certain goût pour les personnages qui sont issus de la noblesse. Certains auteurs s’anobliront, d’ailleurs, tel Balzac. Même sous la plume des écrivains issus du peuple, le personnage principal est souvent un aristocrate. À cela, rien d’exceptionnel : pour jouer son rôle de référent et d’identification, le héros doit représenter un type positif dans le cadre des représentations sociales. De même, pour élargir ses possibilités et ses aventures, il lui faut un accès à toutes les sphères sociales. La noblesse lui ouvre les portes des milieux les plus variés. Ainsi Rio Santo, de Féval, est marquis (Les Mystères de Londres), Gérolstein, de Sue, à la fois duc et prince (Les Mystères de Paris), Monte-Cristo, de Dumas, s’achète un titre de comte (Le Comte de Monte-Cristo), Sandorf, de Verne, est lui-aussi comte, Hernani, d’Hugo, duc et Grand d’Espagne7… Le vampire passe du statut de paysan à celui de noble de salon : comte Ruthwen8, baron Marsden, plus tard comte Dracula, comtesse Mircalla Karnstein, vicomte de Lioncourt. Il est évident que dans la société du xixe siècle, un aristocrate possède plus de ressorts romanesques qu’un paysan : Julien Sorel, dans Le Rouge et le Noir, n’est personnage principal de roman que parce qu’il s’approche, par l’église et l’armée, des salons des marquis de La Môle. Stendhal développe encore des personnages d’aristocrates en Italie, favorables à Napoléon, dans la Chartreuse de Parme… Plus tard, sous le Second Empire, Jules Verne anoblira le capitaine Némo (L’Ile mystérieuse) et même sous la Troisième République, Gaston Leroux donnera des titres à son bagnard (Chéri-Bibi). Avec la noblesse, vont l’éducation, les salons parisiens et londoniens, les châteaux gothiques, les voyages en Grèce et en Italie, les serviteurs, l’argent, bref, des possibilités narratives multiples.
15Ruthven (Polidori) est un aristocrate comme les autres : il envoie son serviteur porter ses message, et vit donc avec un équipage comme les lords de son temps. Rutwen (Nodier) dit à Edgar de faire préparer son départ par « ses gens » : le vampire possède donc des serviteurs. Avec Dumas, on le voit recruter Lazare comme domestique et on suppose que si le Ruthwen de Bérard voyage seul, il n’en a pas moins des serviteurs lorsqu’il est premier ministre de Modène ! Sous la plume de Gautier, les domestiques du vampire sont cependant étranges, orientaux, diaboliques. Bram Stoker rappelle, de son côté, que Dracula est seul dans son château, du fait de sa nature destructrice, et qu’il joue les cuisinier et cocher pour Harker. Seuls les vampires (ses trois femmes), les fous (Renfield) ou les exclus (les Bohémiens) le fréquentent occasionnellement. Avec les premiers vampires, les caractères surnaturels sont suffisamment invisibles pour leur permettre une vie humaine normale mais le siècle avançant, la créature se renforce dans l’ordre surnaturel.
16Le vampire vit aussi le jour. Comment imaginer en effet un vampire vivant au milieu des hommes, mais uniquement de nuit ? Pour des raisons narratives, le vampire perd donc son caractère nocturne, bien qu’il puisse garder quelques forces supplémentaires lorsque la lune paraît, avec Polidori et Dumas.
› Marginalité du vampire
17Le personnage romantique est un marginal, il est isolé et se signale par sa présence dans la société, mais aussi en marge de la société.
18Le vampire Ruthven est ainsi décrit par Polidori : « on voyait un seigneur aussi remarquable par ses singularités que par son rang distingué. Spectateur impassible de la gaieté qui l’environnait, il semblait ne pouvoir la partager ». Cette marginalité est évidemment un ressort fantastique essentiel, puisque le phénomène surnaturel doit être isolé et unique9. Ainsi, le vampire doit être isolé, et ne pas apparaître en peuples entiers, sous peine de perdre son caractère surnaturel — pour devenir naturel. Les œuvres de Kim Newman, Anno Dracula et Le Baron rouge sang, partant du principe que Dracula triomphe de Van Helsing et devient… prince-consort de Grande-Bretagne en épousant la reine Victoria, joue justement sur cette disparition du surnaturel. Dracula appelle à lui tous les vampires d’Europe et en fabrique (par morsure) de nouveaux, peuplant le monde d’une forme de vie vampirique désormais banale, vivant au détriment des humains. Je suis une légende de Richard Matheson se lit aussi dans cette direction : l’humain devient finalement la créature minoritaire, monstrueuse, face à la prolifération vampirique.
19Le vampire (et le phénomène surnaturel quel qu’il soit, fantôme, sorcière, loup-garou) doit donc être isolé et unique pour provoquer l’interruption de l’impossible dans le champ du possible, qui est le principe du fantastique10.
20Cependant, le personnage romantique par essence est isolé, car son destin exceptionnel l’amène hors des voies du commun. Emprisonné, échappé, enrichi, Monte-Cristo organise, avec ses hommes de mains et comparses, sa vengeance compliquée. C’est une œuvre solitaire, dans laquelle les plaisirs et les réjouissances mondaines sont assujettis à la machiavélique opération de destruction ourdie par Edmond Dantès. Jean Valjean, lui-même, porte la marque du bagnard, qui l’isole, quelles que soient ses positions successives (industriel, maire, jardinier…). Solitaire, le héros romantique l’est donc par le poids de sa destinée.
21On comprend alors pourquoi le vampire trouve grâce aux yeux des auteurs, puisqu’il est par définition un exemplaire unique de son espèce.
› Ambiguïté du vampire
22Le personnage romantique est entre lumière et ténèbres pour reprendre les mots de Victor Hugo, décrivant Hernani. Lisons encore Polidori :
« un seul de ses regards […] glaçait aussitôt et remplissait d’effroi […] la source de la terreur qu’il inspirait était inconnue aux personnes qui en éprouvaient les effets ; quelques-uns la cherchaient dans ses yeux gris et ternes, qui ne pénétraient pas jusqu’au fond du cœur, mais dont la fixité laissait tomber un regard sombre dont on ne pouvait supporter le poids. […] tout le monde souhaitait le voir. […] Malgré la pâleur mortelle de son visage […] la beauté de ses traits fit naître à plusieurs femmes coquettes le dessein de le captiver […] son langage passait pour séduisant ».
23Le vampire est donc un beau ténébreux… Il effraye et séduit en même temps. Mais là encore, ce n’est qu’une facette du personnage romantique dans toute son épaisseur.
24Eugène Sue, dans Les Mystères de Paris, décrit ainsi Rodolphe de Gérolstein :
« Il eût été difficile d’assigner un caractère certain à la physionomie de Rodolphe ; elle réunissait les contrastes les plus bizarres. […] Souvent son regard se chargeait d’une triste mélancolie, et tout ce que la commisération a de plus secourable, tout ce que la pitié a de plus touchant, se peignait sur son visage. D’autres fois, au contraire, le regard de Rodolphe devenait dur, méchant ; ses traits exprimaient tant de dédain et de cruauté qu’on ne pouvait le croire capable de ressentir aucune émotion douce […] quel ordre de faits ou d’idées excitait chez lui des passions si contraires11. »
25Il n’y a donc pas besoin d’être vampire pour manifester un caractère contrasté et posséder un regard fascinant.
26Le héros romantique est d’ailleurs très souvent décrit par l’impression que produisent ses yeux : Gérolstein a des yeux brun-orangé, auréolés de bleu (les yeux de la bête et les yeux de l’ange), Monte-Cristo (d’Alexandre Dumas) a de beaux yeux noirs, Jean Valjean (Les Misérables, de Victor Hugo) le regard sérieux, Lucien de Rubempré (Illusions perdues, de Balzac) a des yeux noirs tant ils étaient bleus… Théophile Gautier dit, à propos de Clarimonde : « Quels yeux ! avec un éclair ils décidaient de la destinée d’un homme ; ils avaient une vie, une limpidité, une ardeur, une humidité brillante que je n’ai jamais vues à un œil humain ; il s’en échappait des rayons pareils à des flèches et que je voyais distinctement aboutir à mon cœur. » La beauté du personnage romantique est évidemment très remarquable.
« Ses traits étaient régulièrement beaux, trop beaux peut-être pour un homme. […] de sa main élégante et blanche, Rodolphe venait de terrasser un des bandits les plus robustes, les plus redoutés de ce quartier de bandits. […] Certains plis du front de Rodolphe révélaient le penseur profond, l’homme essentiellement contemplatif… et pourtant la fermeté des contours de sa bouche, son port de tête quelques fois impérieux et hardi, décelaient alors l’homme d’action, dont la force physique, dont l’audace exercent toujours sur la foule un irrésistible ascendant. »12
27Certes, certains personnages sont horribles, Quasimodo par exemple (Notre-Dame de Paris) mais ils illustrent d’autant l’expression de la dichotomie romantique : l’opposition entre le corps et l’âme se traduit par la laideur du premier et la beauté de la seconde… Eugène Sue déclare d’ailleurs « Les scélérats tout d’une pièce sont des phénomènes assez rares13. » Le vampire hérite donc sous la plume des Romantiques de traits physiques contrastés, globalement plutôt fascinants, alors que le vampire d’Europe centrale n’était que repoussant !
› Malédiction du vampire
28Polidori écrit :
« [Ianthe] lui racontait l’histoire d’un vampire qui avait passé plusieurs années au milieu de ses parents et de ses amis les plus chers, et était forcé pour prolonger son existence de quelques mois de dévorer chaque année une femme qu’il aimait. »
29La malédiction est évidemment prise ici au sens littéral — punition de Dieu — et c’est l’intérêt du vampire que de proposer une vraie forme de malédiction par rapport aux autres personnages romantiques, qui ne sont que moralement ou socialement marqués ! Le héros fréquente alors les hautes sphères de la société, comme les bas-fonds. Ruthven (chez Polidori) ne fait pas exception : aux salons des aristocrates répondent les bouges et les maisons de perdition (« A Bruxelles et dans toutes les villes où ils séjournèrent, Aubrey fut surpris de la vivacité avec laquelle son compagnon de voyage se jetait dans le centre de tous les vices à la mode. »)
30Ainsi, si Gérolstein erre dans les rues de Paris, déguisé en ouvrier, c’est pour expier une tentative de parricide commise sous l’emprise de l’intrigante Sarah McGrégor et de son frère. Si Rio Santo commet meurtres et crimes, c’est pour se venger de la Grande-Bretagne et libérer son Irlande natale. Et si Monte-Cristo déshonore et ruine ses adversaires, c’est pour venger Edmond Dantès, emprisonné par ses amis.
31Le vampire élargit donc le champ des malédictions possibles du personnage : créature surnaturelle, il est l’ennemi du bien et de Dieu. Gautier écrit dans La Morte amoureuse : « Je ne sais si la flamme qui les illuminait venait du ciel ou de l’enfer, mais à coup sûr elle venait de l’un ou de l’autre. Cette femme était un ange ou un démon, et peut-être tous les deux ; elle ne sortait certainement pas du flanc d’Ève, la mère commune. »
32La malédiction que l’on trouvait dans les témoignages d’Europe centrale est donc reprise, mais parce qu’elle est un ressort essentiel du héros romantique. Polidori ajoute cependant que la malédiction du vampire frappe aussi ses victimes : il perd volontairement au jeu car son argent porte malheur : « Cependant les résultats de la charité de sa seigneurie firent une vive impression sur son esprit [d’Aubrey] ; ceux qui en éprouvaient les effets périssaient sur l’échafaud ou tombaient dans la plus affreuse misère, comme si une malédiction y était attachée. ». L’action vampirique amène davantage la déchéance sociale ou morale que la mort par succion (ce qui n’est précisé que par la dernière phrase de la nouvelle)…
› Bonté du vampire ?
33Car il faut distinguer un usage courant du terme romantique et la notion même de personnage romantique. Si romantique s’applique, à la suite des envolées lyriques de Chateaubriand, à échevelé ou encore sentimental, le terme désigne un personnage froid, calculateur et parfois seulement bienveillant.
34Une différence par exemple entre le héros des Mystères de Paris (Sue, 1843) et le héros des Mystères de Londres (Féval, 1844) tient au fait que l’un des personnages s’adonne définitivement au mal. Gérolstein (Sue) bien que fautif et en exil est un homme de l’ombre qui fait le bien. Il ne tombe jamais dans l’excès ou la folie de destruction, et quand il le fait, il est excusé par le lecteur et la société. Il aveugle avec une injection chimique le Maître d’école, l’un de ses opposants, alors que ce dernier est son prisonnier. Mais ensuite il le fait conduire à l’hospice avec une dotation financière suffisante pour qu’il finisse sa vie paisiblement ! Rio Santo au contraire (Féval), bien que le pouvoir anglais ait des torts envers lui, use de méthodes honteuses pour se venger, séduction de jeune fille, duels… Alors que Gérolstein peut être sauvé et trouver le repos, Rio Santo meurt pour ses fautes.
35Monte-Cristo (Dumas) et Sandorf (Verne) ressemblent davantage à Gérolstein, puisque pour se venger des injures qui leur ont été faites, ils n’endossent que très imparfaitement le rôle de bourreaux. Monte-Cristo ne tue pas le fils de son ennemi, Sandorf n’exécute pas ses opposants (ils explosent malencontreusement avec les réserves de poudres du docteur Antékirtt).
36Le vampire peut-il agir autrement que dans le mal ? La réponse pour le xixe est assez simple et on n’imagine pas un réprouvé par Dieu pouvoir faire le bien. Il ressemble en cela à Rio Santo : il est trahi (par Aubrey, comme le héros de Féval par Suzannah) et il se venge de manière terrible en tuant sa sœur. On voit là le glissement que propose le xxe siècle, avec les vampires du dernier quart du siècle, qui, ignorant ou niant leur profonde noirceur, revendiquent leur humanité. Mais cette ambiguïté Bien/Mal (le fait que le vampire soit tiraillé entre son instinct maléfique et son penchant amoureux), si elle n’est pas chez Polidori, apparaît dès la première œuvre française, avec Cyprien Bérard : Bettina est un bon vampire, condamnée d’abord à se venger de celui qu’elle aime…
37Le personnage du vampire chez John W. Polidori est inscrit dans l’imaginaire romantique, et possède tous les caractères propres au Héros, au surhomme pour reprendre le terme d’Umberto Eco14. On passe donc d’une créature froide qui peuple les rêves dans les traditions orientales, à un dandy à la mode, un noble (et non un paysan ou un soldat), un tueur abominable et mondain. Il vit le jour et non la nuit.
38Le motif s’enrichit du fait que, sous la plume romantique, la littérature fantastique est avant tout un jeu sur la signification et sur la variation… une recherche de la nouveauté, et non plus le lieu des dénonciations et des contestations, comme elle l’était au siècle précédent.
2. Lord Ruthwen, de C.B.
39En 1820, sort la première réécriture de l’histoire de Polidori, en France. Signée C.B, édité par l’auteur de Jean Sbogard et Thérèse Aubert, qui signe la préface C.N., elle est placée sous un double anonymat. Ce roman en deux volumes, avoisinant les quatre cents pages, est l’œuvre du directeur de théâtre et auteur Cyprien Bérard, et l’éditeur scientifique est Charles Nodier.
40C’est de loin le texte le plus intéressant que la première génération des Romantiques français ait écrit, et sa postérité théâtrale, quatre pièces en trente ans15, signale assez son succès.
41Charles Nodier signale dans son avant-propos la popularité qu’a conquise le vampire dans le siècle qui précédait : l’œuvre de Bérard arrive à-propos, la France manquait donc d’une production littéraire sur les vampires !
a. Une influence romanesque : L’Heptaméron et Cent nouvelles nouvelles
42La lecture de Lord Ruthwen montre l’influence de Boccace (Décaméron) et plus encore des deux grands romans français que sont les œuvres de Marguerite de Navarre (L’Heptaméron) et de Philippe Pot (Cent nouvelles nouvelles).
43Philippe Pot, seigneur de la Roche, écrit pour le duc de Bourgogne, Philippe le Bon, un récit entrecroisant plusieurs narrateurs qui content, tour à tour, cent histoires différentes (1461-1485). Il est à noter que ce texte, dont le succès a parcouru les quatre siècles qui ont suivi, est assez pauvre en structure générale, comme l’est Lord Ruthwen, qui fait du hasard et du récit analeptique le grand moteur du rebondissement de l’action. Philippe Pot ne s’embarrasse pas de décor ni d’organisation : des narrateurs se succèdent, dont le nom est donné en tête de chaque nouvelle, mais aucune information n’est précisée quant à la raison de leur présence, leurs interactions, leurs discussions… Nous avons à lire cent récits oraux faits par différents narrateurs. Il est à noter aussi que les sujets traités sont tangents par rapport aux thèmes de Lord Ruthwen : le texte de Cyprien Bérard annonce sans cesse l’amour absolu et l’honnêteté du mariage, mais souvent cet amour est trahi. L’accouplement passé, les amants se séparent. Dans l’œuvre de Philippe Prot, l’amour est aussi physique, la tromperie amoureuse généralisée. La comparaison ne doit cependant pas être trop poussée : les personnages de Lord Ruthwen sont tous de bonne foi, et c’est souvent les circonstances qui amènent les hommes à trahir les femmes. Les amants de Cent nouvelles nouvelles au contraire se cocufient volontairement, dans des circonstances souvent invraisemblables, comme le note G. Reynier16. Le texte de Cyprien Bérard est parfois assez illogique17, tant son écriture dût être rapide. Salem-Ali est d’abord le père de Palmire, avant d’en être l’amante ; Maria chante un poème que Mancini lui a appris lorsqu’ils s’aimaient alors que ce texte parle de leur rupture qui surviendra plus tard ; Maria se jette dans un précipice, son corps est trouvé par un voyageur qui répand la nouvelle à Naples. Mancini revient dans son château, trouve le précipice, puis le corps que personne n’a songé à bouger :
« Attiré par le bruit, un étranger accourut. Il avait quitté sa voiture. Il paraît que ses secours furent inutiles. À son arrivée à Naples il apprit la mort de Maria. Cette nouvelle se répandit rapidement dans la ville. Elle fut le sujet de toutes les conversations. Mancini en dévoila le mystère. Il courut, chercha Maria, la vit gisante au pied d’un arbre, l’inonda de ses larmes, et voulut la rappeler à la vie. »
44La trahison amoureuse est un ressort essentiel de l’action, comme dans les nouvelles de Philippe Pot : Léonti et Aubrey sont trahis par Ruthwen, qui tue leur fiancée ou leur sœur, Maria, qui attend un enfant, est abandonnée par Mancini, la duchesse d’A** organise des amours clandestines avec Nadour-Héli, Elzine, bien qu’enceinte, doit épouser Adalbert, l’amour d’Azolida passe au second rang dans le cœur de Nadour-Héli après sa rencontre avec Cymodore, Éléonore épouse contre son gré Ruthwen alors qu’elle aime Albini… Comme nous le verrons, les femmes sont davantage les victimes des hommes que des vampires, et lorsque ce sont les maris qui sont trompés, leur vengeance est implacable (Adalbert exile Thélémy et Athalise). Ruthwen s’apparente donc à Cent nouvelles nouvelles par son sujet amoureux et son mode de narration.
45Marguerite de Navarre développe un système de narration identique, bien que davantage construit, au cours des huit journées que dure son Heptaméron. Le projet initial montre que dix journées devaient donner lieu à la narration de cent récits par les différents personnages en présence, mais seuls les sept premiers jours sont complets, et un huitième composé de deux nouvelles18. C’est donc sous le titre d’Heptaméron (sept jours) que l’éditeur Gruget publiera le texte en 1559.
46L’histoire est là beaucoup plus cohérente : dix personnages attendent dans une abbaye la décrue du Pau pour reprendre la route et se racontent des histoires pour passer le temps. Hommes et femmes s’alternent, comme souvent les sujets joyeux et les sujets tristes, et l’intérêt, suivant le commentaire de Henri Coulet, réside dans « la nature des faits, toujours hors de l’ordre commun, situations extraordinaires, meurtres, suicides, viols, vengeances, perfidies, incestes, ou traits d’amour étonnants, actes de courage »19.
47La structure de Lord Ruthwen est assez simple et relève d’un principe identique. Hommes et femmes sont narrateurs, les sujets d’amours majoritaires montreront la trahison ou la fidélité des amants, les récits guerriers seront présents pour illustrer la bravoure des personnages (Nadour-Héli, Léonti, Fernand, Albini). Les héros-narrateurs se déplacent, se rencontrent et se racontent, au gré des événements, leurs aventures passées qui se croisent avec les dangers du présent. Marguerite de Navarre pensait terminer son œuvre par une journée de récits pris en compte par l’auteur, et c’est ce que l’on trouve aussi dans Lord Ruthwen : le narrateur-auteur dirige la trame principale du roman.
Episode | Lieu | Narrateur | Sujet |
Histoire principale | Venise | Narrateur extérieur | Amour de Bettina et Léonti |
Digression 1 | Pologne | Ruthwen | Histoire de vampire |
Histoire principale | Venise | Narrateur | Mort de Bettina |
Digression 2 | Ecosse | Narrateur | Histoire d’Aubrey |
Histoire principale | Venise | Narrateur | Départ de Léonti et Aubrey |
Digression 3 | Olmutz | Gondolier Nadoli | Bataille d’Olmutz. Courage de Léonti. |
Histoire principale | Roveledo | Narrateur | Poursuite du vampire |
Digression 4 | Roveledo | Rodogni | Histoire de Roberti, devenu vampire |
Histoire principale | Roveledo | Narrateur | Capture de Roberti, qui se révèle être Antonio le fou |
Digression 5 | Roveledo | Antonio | Histoire de son déguisement en vampire |
Histoire principale | Florence | Narrateur | Arrivée chez le banquier Alberti |
Digression 6 | Naples | Alberti | Historie de Palmire, amoureuse de Salem-Ali et de Ruthwen. |
Histoire principale | Naples | Narrateur | Rencontre avec Bettina |
Digression 7 | Naples | Alberti | Histoire de la femme blanche, Maria et Mancini. Maria est séduite par Mancini. Elle attend un enfant. Mancini épouse une femme de son rang et Maria se suicide, mais revient sous forme de fantôme. Mancini et sa femme recueillent l’enfant de Maria. |
Histoire principale | Naples | Narrateur | Aubrey souhaite raconter l’histoire de la jeune Morave mais n’en a pas le temps |
Histoire principale | Rome | Narrateur | Rencontre avec Nadour-Héli |
Digression 8 | Orient, puis Rome | Nadour-Héli | Histoire de Nadour-Héli, puis aventure avec la duchesse d’A**. |
Histoire principale | Rome puis Modène | Narrateur | Léonti se substitue à Nadour-Héli pour un rendez-vous galant, intervention de Bettina |
Episode | Lieu | Narrateur | Sujet |
Digression 9 | Olmuz | Aubrey | Histoire de la jeune Morave |
Histoire principale | Modène | Narrateur | Interruption de Léonti : Thélémy est-elle devenue vampire ? |
Digression 10 | Olmuz | Aubrey | Suite de l’histoire. Oscar se marie. Quand intervient… |
Histoire principale | Modène | Narrateur | Intervention de Bettina |
Digression 11 | Venise | Bettina | Comment elle est devenue vampire et comment elle est venue à Modène. |
Histoire principale | Modène | Narrateur | Aubrey demande à Nadour-Héli la raison de son trouble. |
Digression 12 | Orient puis Inde | Nadour-Héli | Histoire de Nadour-Héli et de Cymodore. Fuite de son pays natal, arrivée en Inde, combat victorieux contre les Marattes, faveur du raja |
Digression 13 | Grèce | Cymodore | Pensées de Cymodore trouvées sur un papier. |
Retour digression 12 | Grèce | Nadour-Héli | Rencontre avec Cymodore |
Digression 14 | Grèce | Cymodore | Vie de Cymodore. |
Retour digression 12 | Grèce puis Inde | Nadour-Héli | Enlèvement de Cymodore par des pirates. |
Histoire principale | Modène | Narrateur | Le duc Albini demande aux héros de le rejoindre |
Digression 15 | Ferrare puis Modène | Narrateur | Histoire du duc de Ferrare et de Modène. |
Digression 16 | Modène | Seymour | Histoire de la superstition |
Digression 17 | Bagdad | Seymour | Histoire du vampire de Bagdad. Kaled aime Phaloé mais se croit concurrencé par un inconnu, qu’il dénonce comme vampire. Il s’agit en fait du calife. Le quiproquo élucidé, le couple se marie. |
Histoire principale | Modène | Narrateur | Influence de Seymour sur le duc. Incendie du palais. Seymour sauve le duc. Il demande la fille du duc en mariage. Le duc accepte. Mais sa fille a été sauvée de l’incendie par un jeune homme qu’elle recherche. |
48On le voit donc, la narration est assez complexe, dans la mesure où les récits s’insèrent les uns dans les autres. Au narrateur principal, omniscient et extérieur, revient l’enchaînement des actions, les déplacements, la distribution de la parole. Aux personnages reviennent le récit de leurs aventures et les dialogues. On note cependant un recours parfois abusif au hasard : Aubrey chasse Ruthwen en Italie et, arrivant à Naples, apprend que c’est justement là que se cache le vampire ; Léonti et Aubrey entendent parler de Nadour-Héli, et c’est aussi une victime du vampire…
b. Diversification de la narration
49La narration montre une diversification des moyens permettant à l’histoire de se développer. Dialogues, poésies, chansons, billets, lettres, messagers sont les ressorts des rebondissements nombreux du roman.
› Histoires sans fin
50On note que plusieurs récits sont interrompus sans qu’on en ait la fin : Nadour-Héli ne nous apprend pas ce qu’il fit en voyant Cymodore esclave, mais son exil à Rome le laisse supposer : la fille du raja n’a pas accepté de se faire supplanter par une esclave grecque ! Et on ne sait en quoi il est victime de Ruthwen. Le banquier Alberti promet à ses hôtes l’histoire de Salem-Ali, mais ne la racontera pas. L’histoire de Thélémy est aussi elliptique, elle se termine par l’intervention de Bettina (c’est-à-dire par le retour à la trame narrative principale). C’est au moment où l’on attendait l’intervention de Thélémy, dans le récit d’Aubrey, que se manifeste la fiancée de Léonti, interrompant définitivement l’histoire de la jeune Morave. On ne peut cependant penser à une fin heureuse : Oscar ne peut l’épouser puisqu’il s’agit de sa sœur, au mieux pourrait-elle revenir à la raison (autrement que sous une forme vampirique).
51On note aussi la rapidité de la clôture de l’histoire principale : Bettina disparaît en une ligne (« Elle dit, tombe, roule sur les parvis sacrés et meurt dans d’horribles convulsions »), comme Léonti en quelques mots (« Léonti vole, atteint lord Ruthwen, plonge son glaive dans sa poitrine, et le retire aussitôt tout sanglant pour s’en frapper lui-même »). Le devenir de Bettina ayant été l’intrigue première et essentielle du roman, elle est éclipsée par le destin d’Albini, personnage secondaire.
52Nous avons un récit qui lance donc des fils narratifs mais qui ne les termine pas. Cependant, les histoires étant relativement semblables, le lecteur comprend que leurs fins sont elles-aussi apparentées.
› Des histoires parentes
53Les récits des narrateurs successifs sont en effet identiques dans leur déroulement. Ils associent une jeune fille pure, un garçon courageux et un père ! Une structure que l’histoire vampirique n’a évidemment pas inventée ! Les couples formés se dédoublent en fonction de l’attitude paternelle :
- au couple tragique Léonti-Bettina (dont le père est défavorable à l’union) s’associe le couple Bettina-Tomaso (tout aussi tragique) ;
- au couple tragique Palmire-Salem-Ali (qui est sans doute détruit par lord Ruthwen) s’oppose le couple positif Phaloé-Kaled (qui est approché par un faux vampire, le calife déguisé) ;
- au couple Elzine-Fernand (contrarié par les frères d’Elzine) s’oppose le couple Elzine-Adalbert ;
- au couple Thélémy-Oscar (auquel s’oppose le père d’Oscar) s’associe le couple Aubrey-sa sœur ;
- au couple tragique Maria-Mancini (le père de Mancini est défavorable à l’union) s’associe le couple Mancini-son épouse ;
- au couple Nadour-Héli-Cymodore (dont le tuteur était défavorable à l’union) s’associe le couple Nadour-Héli-Azolida (le raja poussant au mariage) ;
- au couple Eléonore-Albini (contraire aux vœux du père d’Éléonore) s’oppose le couple Eléonore-Ruthwen.
54Mais les couples se pensent aussi en fonction de l’intervention vampirique. Aux hommes s’opposent alors les femmes.
55Aubrey est le seul personnage à ne pas avoir d’intrigue amoureuse. Il faut dire que sa mort dans la nouvelle de Polidori ne lui laisse sans doute que peu de loisir d’aimer. L’histoire aurait été plus complexe si Aubrey, comme Bettina, était revenu d’entre les morts sous une forme vampirique. Mais Cyprien Bérard n’en a pas décidé ainsi. Il efface la fin de la nouvelle de Polidori pour faire d’Aubrey un jeune homme en quête de vengeance. Il n’en est pas moins la victime de Ruthwen, qui a tué sa sœur, mais hors du texte !
56Il en va de même avec Nadour-Héli, qui est un personnage sans relation directe avec le vampire dans le texte, puisqu’aucune des femmes qu’il aime (Azolida et Cymodore) n’est victime de Ruthwen sauf hors récit. Certes, une phrase fait de Cymodore la victime de Ruthwen, mais nous ne savons pas comment elle passe d’esclave du raja à proie du vampire (« Oui, ajoute Nadour-Héli, c’est lui qui dans les déserts de l’Arabie a laissé Cymodore sans vie. »)Kaled et Mancini sont des personnages de digression, sans rapport avec Ruthwen, sinon que l’histoire de Mancini est racontée par le banquier Alberti après qu’il ait été question de Ruthwen, et que l’histoire de Kaled est racontée par le vampire lui-même.
57Léonti et Albini, auxquels on peut éventuellement ajouter Salem-Ali (son histoire est trop elliptique pour qu’on puisse assurément déterminer les raisons de la mort de sa fiancée) sont, en revanche, en opposition avec le vampire pour la mort d’Éléonore, de Bettina et de Palmire.
58Le vampire ne frappe donc que deux personnages masculins sur sept dans le roman. Et trois autres sont des victimes affirmées mais non présentées (Aubrey, Salem-Ali et Nadour-Héli).
59Du côté des femmes, elles souffrent plus souvent des hommes que des vampires : Bettina et Éléonore sont les seules victimes du vampire (auxquelles on peut éventuellement rajouter Palmire et Cymodore). Toutes les autres connaissent un destin dramatique par l’action des hommes en général ou de leur amant :
- Cymodore est enlevée par des pirates puis mise en esclavage par le raja de Benarès ;
- Maria est trahie par Mancini qui l’a séduite ;
- Azolida est abandonnée par Nadour-Héli ;
- Elzine est contrainte au mariage par ses frères avec un homme qu’elle n’aime pas ;
- Athalise doit demeurer la mère supposée de Thélémy pour couvrir aux yeux des hommes le scandale de la séduction d’Elzine ;
- Thélémy devient folle après la découverte qu’Oscar est son frère…
60Les femmes sont donc plus souvent frappées par les hommes que par Ruthwen, qui ne tue que deux fois dans le roman (Éléonore, Bettina) auxquels il faut ajouter la sœur d’Aubrey, Palmire, Cymodore et Elmoda, la diseuse de bonne aventure, hors narration. C’est sans doute cette disproportion qui fait que Cyprien Bérard multiplie dans la dernière page du roman les victimes de Ruthwen : les jeunes filles de Modène meurent les unes après les autres (« Édolinde, la fleur des beautés d’Italie, la comtesse Azelina, l’aimable Zerbine, la tendre Pétrilie périssaient d’un mal inconnu »). Ajoutons d’ailleurs que l’une des victimes de Ruthwen revient à la vie sous forme de vampire, Bettina, comme Maria revient sous forme de fantôme après la trahison de Mancini. La multiplication des formes du surnaturel ne se fait pas uniquement sur le thème vampirique mais pose à équivalence les formes du genre : cas de folie (Antonio, Thélémy), fantôme, sorcière…
› Les trames narratives
61Ce roman offre une certaine complexité du fait des enchâssements de narration. Chaque personnage, narrateur compris, prend la parole deux fois, à l’exception de Nadour-Héli et de Ruthwen (qui interviennent trois fois) et de Bettina et Nadoli (une fois).
62Le narrateur principal fait lui-même une digression (une analepse) pour raconter l’histoire d’Aubrey et une autre sur l’histoire de Ferrare20.
63Nadour-Héli prend la parole trois fois : pour parler de ses amours à Rome, pour raconter ses amours à Benarès et à Athènes. Il insère là les deux digressions de Cymodore, sur ses pensées et sur sa vie.
64Ruthwen prend la parole trois fois : trois histoires mettant en doute la présence des vampires, qui ouvrent et closent la série des digressions. La première, au début du roman, nie la réalité d’un vampire lors de la fête des gondoliers, les deux dernières, enchâssées l’une dans l’autre, rappelle la puissance de la superstition et présente une fausse aventure de vampire.
65Aubrey raconte l’histoire de la jeune Morave en deux épisodes, après qu’une première narration ait avorté, faute de temps.
66Alberti prend lui aussi la parole deux fois, pour une histoire supposée de vampire (Palmire) et pour une histoire de fantôme (Maria).
67Rodogni et Antonio s’alternent pour affirmer et nier la réalité des vampires.
68Deux narrateurs n’interviennent qu’une fois : Nadoli raconte la bataille d’Olmutz et Bettina décrit sa vie de vampire.
69On le voit donc, les récits sont généralement parallèles. Le tableau suivant montre que les digressions vampiriques sont aussi nombreuses que les digressions non-vampiriques. Le roman alterne donc les récits amoureux où intervient Ruthwen et les récits sans rapport avec lui. Mais c’est lui qui ouvre et clôt les digressions, c’est lui que l’on poursuit dans la trame principale, c’est donc lui qui donne son nom au roman.
70La ligne horizontale représente la narration centrale prise en charge par le narrateur principal, extérieur et omniscient. Chaque ligne verticale est une digression. Les digressions inscrites au dessus de la trame narrative principale sont sans rapport avec le vampire, les digressions inscrites en dessous ont lien avec lui. On le voit donc, les récits imbriqués sont tantôt simplement amoureux, tantôt surnaturels sans rapport avec Ruthwen, tantôt en rapport avec lui.
› Des dialogues
71Les récits donnent aussi une très large place aux dialogues. Cyprien Bérard étant directeur de théâtre, il est habitué aux vaudevilles et mélodrames, et sa plume, sans être comique, donne souvent libre court à une rhétorique théâtrale.
72On constate ainsi la prolifération des dialogues sans aucun intérêt pour l’action, qui meublent de manière artificielle les discussions des personnages : les répétitions sont alors nombreuses, et les fausses questions prolifèrent.
- D’après son ordre, je ne dois jamais te revoir.
- Ô ciel ! Qui donc a pu te dire ?…
- L’étranger.
- L’étranger ?
- Il faut partir.
- Partir !
- Que dis-tu ? parle ; quel était ce soldat ?
- Il portait le costume de nos climats, et lorsqu’il parut, il était seul.
- Seul ?
- A la nuit.
- A la nuit ?
- Et rapide comme l’éclair, son premier mouvement fut d’arrêter le fer près de me frapper et d’immoler l’ennemi qui me menaçait.
- Qu’ai-je entendu ?
- As-tu connu ce mortel généreux ? et, victime de son courage, aurait-il succombé ?
- Il vit, il respire encore.
- Quel est-il ?
- C’est moi !
- Ô ciel ! quoi ! ce jeune soldat qui, sans me connaître, exposa ses jours pour sauver les miens…
- C’est moi !
- Qui fut à l’instant poursuivi, accablé…
- C’est moi ! répète Léonti.
- Auquel je portai un secours inutile…
- C’est moi ! te dis-je.
- Et qui, à son tour, frappé d’un coup mortel tomba expirant à mes pieds ?
- C’est moi, moi-même !
- Ô ciel, s’écrie Léonti.
- Qu’avez-vous ?
- C’est elle !
- Qui ?
- Bettina !…
- Oui, dit Bettina, c’est moi-même. C’est moi que tu as revue à Naples, entendue à Rome et qui reparais à tes yeux pour t’apprendre que l’étranger perfide est ici, tout-puissant à la cour de Modène.
- Notre ennemi est à Modène ? dit Aubrey.
- Il est premier ministre, et se nomme lord Seymour.
- Lord Seymour ? est-ce bien là son nom ?
- C’est le vampire, vous dis-je, je l’ai reconnu.
73On mettra ces extraits en relation avec les pièces de Dumas et de Nodier :
74Hélène : Alors, tu crois donc, comme Gilbert… ?
Lazare : Oui.
Hélène : Qu’il était donc mort ?
Lazare : Oui.
Hélène : Et, que par quelque miracle infernal… ?
Lazare : Oui.
Hélène : Et cet homme d’hier… ?
Lazare : Oui.
Hélène : Qui a voulu tuer mon frère… ?
Lazare : Oui.
Hélène : Tu crois encore que c’était lui ?…
Lazare : Oui ! oui ! oui ! (Dumas, Septième tableau, scène 4)
75Il est noter pourtant une utilisation narrative particulièrement brillante de ces dialogues dans l’ellipse qui est faite sur la jeune Morave : alors qu’on attend, dans le récit d’Aubrey, une intervention de Thélémy, c’est, dans le récit du narrateur principal, Bettina qui prend la parole.
L’autel est dressé, le chant religieux commence. Oscar prononce le serment d’hyménée… Tout à coup la porte du temple s’ouvre. Une harpe résonne. Une voix chante :
Je vis ! et je dis à toute heure :
Jamais mourir ! pleurer toujours.
Et l’on voit paraître… »
« Ô ciel, s’écrie Léonti. — Qu’avez-vous ? — C’est elle ! — Qui ? — Bettina ! »
76Un des intérêts du roman reste donc la prise de parole des personnages, y compris la parole du vampire, très développée, malgré un style parfois trop proche de l’oralité théâtrale.
› Un vampire qui parle
77Bettina et Ruthwen sont présentés dans les circonstances sociales de la vie mondaine ou de la vie de voyage. Ces deux circonstances permettent de définir plus clairement la nature du vampire. Rappelons que dans la nouvelle de Polidori, le vampire s’exprimait sous couvert du narrateur21, et non par lui-même.
78Il est d’abord un humain parmi d’autres et n’a guère d’ascendant sur les Hommes. Bettina est loin d’un vampire effrayant et dominateur : elle loue les services d’un batelier et, lorsqu’elle dépasse les limites de sa juridiction et qu’elle ne le paie plus assez cher, il la menace et manque de la maltraiter, sans l’intervention de la foule et d’Aubrey. L’influence du vampire sur les humains est donc assez faible, même si Ruthwen possède une puissance dominatrice sur le duc de Modène, qui peut très bien être naturelle !… Les pouvoirs de ces premiers vampires sont donc limités, quand on les ramène aux manifestations de Dracula (transformations en animal, en vapeur, regard hypnotique, force physique…) Sous la plume de Dumas, Ruthwen vole dans les airs, est indestructible, mais relativement faible : Gérard le soulève et le jette dans le vide, Lazare le fait basculer dans l’eau. Les scènes de combat au corps à corps montrent le vampire perdant, et lorsqu’il veut tuer un ennemi, il utilise une arme à feu, ou un poignard (chez Nodier). Les griffes et les dents font donc défaut aux vampires, comme à tout aristocrate de salon.
79La prise de parole en public du vampire est le lieu d’une seconde caractéristique : la sensibilité romantique de personnage. Polidori plaçait dans la mentalité d’Aubrey un amour pour les paysages en ruine, la nature sauvage et le climat mélancolique, mais rien sur Ruthwen. Avec Cyprien Bérard, les goûts esthétiques et les attirances intellectuelles du vampire sont livrées par sa propre bouche, et la dimension romantique du personnage ne fait pas de doute. Ruthwen est, avec la créature de Frankenstein, le premier monstre sensible. Certes, on pourrait rappeler que le diable de Cazotte était déjà amoureux, et que sa sensibilité était grande, mais Ruthwen développe une représentation romantique du monde, indépendamment du sentiment amoureux. La présentation de la nature reflète les sentiments et émotions du narrateur.
80On croisera ici les descriptions du paysage aimé, tirées de Ruthwen (Bérard), de Frankenstein (Shelley), de Cécile22 (Constant), des Souffrances du jeune Werther23 (Goethe), de Jean-François-les-bas-bleus24 - (Nodier) et de René et des Mémoires d’Outre-Tombe25 (Chateaubriand).
Bérard : Ruthwen parle de son voyage en Pologne
Rien ne donne plus d’étendue aux conceptions humaines que le tableau renouvelé du caractère, des mœurs et des usages des peuples. La pensée s’agrandit par la comparaison de tant d’objets divers, et le feu du génie se rallume pour peindre à grands traits les sites romantiques de la Provence, les riantes campagnes de l’Italie, l’aride sol des déserts et le climat glacé du Moscovite. J’avais parcouru le vaste empire des Czars, et lorsque à mon retour j’eus traversé l’antique ville de Kœnigsberg, baignée par les eaux verdâtres de la Spregel, l’horizon découvrit à ma vue les nuages qui se confondent avec l’immensité de la Baltique. […] A l’époque où les frimas couvrent la terre, une solitude profonde règne de toutes parts dans les champs de la Pologne. La nature y semble un vaste désert où l’on ne trouve que des arbres blanchis par la neige, quelques vestiges d’un passage à demi effacé, et le souffle du vent du nord, mobile indicateur souvent remplacé par la brise qui s’élève, Le voyageur, errant sans guide interroge ces faibles indices d’un chemin dont il cherche vainement la trace perdue sous la glace. C’est alors que l’aspect importun des campagnes inhabitées inspire à l’âme d’effrayantes méditations Cette tristesse se prolonge jusqu’aux portes de Varsovie. Là, tout change : une ville immense, des flots de peuple répandus sur des points divers, des scènes variées et des palais magnifiques étonnent partout les regards. L’ornement bruyant des chevaux dociles au frein qui les dirige, annonce seul au loin le rapide passage du traîneau disparaissant sur la neige qui cède à ses efforts inaperçus ; et l’élégante Polonaise, protégée par une parure autour de laquelle brille l’hermine plus blanche que le sol mouvant qu’elle presse de ses pieds délicats, montre à l’œil enchanté sa taille élancée et sa tête charmante… Pardonnez si je peins avec entraînement des lieux où mon cœur s’est rempli de souvenirs dont rien ne troublerait la douceur, s’il m’était permis d’oublier le récit que je vais vous faire. [Vient ensuite le meurtre de la jeune femme qui l’accueille dans son Château]
Shelley : la créature contemple la campagne gelée (1818)
Ainsi passa l’automne. Je vis avec surprise et chagrin les feuilles pourrir et tomber, et la nature reprendre l’aspect dénudé et glacial du jour où pour la première fois j’avais aperçu les bois et la lune merveilleuse. Et pourtant, je n’attachais point d’importance aux rigueurs du temps ; ma conformation me rendait plus propre à supporter le froid que la chaleur. Mais ma joie principale était le spectacle des fleurs, des oiseaux, toutes les gaies couleurs de l’été ; lorsque tout cela me fut enlevé, je concentrai toute mon attention sur les habitants du chalet. Leur bonheur ne diminua point du fait de la disparition de l’été. Ils s’aimaient, ils sympathisaient entre eux ; et les joies des uns dépendant des autres, n’étaient point interrompues par les accidents survenus autour d’eux. Plus je les contemplais, et plus grand était mon désir de réclamer leur protection et leur bonté ; mon cœur aspirait chaque jour davantage à me faire connaître et aimer d’eux. […] L’hiver avança […] Tandis que la nuit poursuivait son cours, la bise, s’élevant des forêts, dispersa rapidement les nuages qui s’attardaient dans les cieux ; l’ouragan passait avec fureur comme une avalanche effrayante, et déchaînait en mon esprit une espèce de folie, qui renversa toutes les barrières de la raison et de la réflexion. [… Vient ensuite la destruction du chalet des De Lacey] Mes voyages durèrent longtemps, et mes souffrances furent intenses. L’automne était déjà fort avancé lorsque je quittai la région où j’avais si longtemps vécu. Je ne voyageais que la nuit, craignant d’apercevoir le visage d’un être humain. Autour de moi, la nature se dépouilla de ses attraits, le soleil perdit sa chaleur, j’étais exposé sans cesse à la neige et aux pluies ; de grandes rivières gelaient ; la surface du sol était dure, glaciale, dénudée, et je ne trouvais point d’abri. Ô terre ! combien de fois ne couvris-je pas de malédictions la cause de mon existence ! La douceur de ma nature s’était enfuie, et toute chose se changeait dans mon âme en fiel et en amertume. Plus j’approchais de votre résidence, plus je sentais au fond de mon cœur brûler la flamme de la vengeance. La neige tombait, les rivières se changeaient en glace, mais je ne connaissais point le repos. Quelques indications accidentelles me guidaient parfois, et j’avais une carte du pays, mais il m’arrivait souvent d’errer loin de ma route. L’angoisse ne me laissait aucun répit ; nul incident ne surgissait […] (Shelley, Frankenstein, op. cit. p. 212)
81Le jeu des couleurs, le froid qui porte à la méditation, la solitude de l’observateur face à la nature hostile… Rappelons que les Romantiques pourront lire Frankenstein en 1821 dans sa version française, et qu’ils avaient une traduction de Werther dès 1775. Ruthwen, en 1820, fait ainsi partie des premiers monstres au cœur sensible : si l’amour ne le touche pas directement (du fait de sa nature), il apprécie la puissance des forces naturelles et les paysages sauvages.
› Des chants
82Une autre particularité narrative du texte de Bérard est la prédominance des chants et des musiques. Comme nous l’analyserons plus tard, la scène des années 1820 est marquée par le mélodrame, mêlant les différentes formes artistiques. Cyprien Bérard, issu du moule des théâtres populaires (Les Nouveautés, en particulier) utilise donc les ressorts du mélodrame pour bâtir son roman. A plusieurs reprises, la jeune fille (Maria, Thélémy, Cymodore, Azolida…), qui, pour être la parfaite héroïne doit associer le goût des arts à la pureté morale, joue d’un instrument, chante ou récite. Les hommes ne sont pas en reste : Nadour-Héli sait se servir de la lyre, Tomaso fait de la poésie, Aubrey et Léonti, déguisés en troubadours chantent et jouent de la musique pour dénoncer la vraie nature de Ruthwen.
83Ces parties chantées sont en décalage par rapport à l’histoire principale, dans la mesure où la distraction qu’elles apporteraient sur scène ne sont que des pauses dans l’histoire. Leur contenu fortifie la dimension amoureuse du roman, mais pas sa dimension vampirique. Il faut cependant voir là une diversification intéressante de la narration : un peu moins de trois cents vers s’égrainent au long des récits. Parmi eux, une grande majorité d’octosyllabes et quelques vers de quatre syllabes.
84La versification est assez classique : césure à l’hémistiche, phrase coupée en fin de vers, alternance des rimes. On trouve cependant quelques enjambements, tels que les Romantiques les apprécieront après la bataille d’Hernani, et quelques coupures de vers après cinq syllabes :
Mon nom dans sa bouche est si tendre !
Mais il ne veut plus m’appeler.
Je l’appelle encore ! et je pleure,
Je pleure Oscar et nos amours.
Je vis ! et je dis à toute heure :
Jamais mourir ! pleurer toujours !
Comme il m’aimait ! Toute ma vie.
› Des messages écrits et des messagers
85La narration est encore revigorée par des rebondissements liés à des lectures ou des messages écrits. Les personnages ne se contentent pas de raconter leurs aventures, ils trouvent aussi des mots, des lettres, des textes qui leur donnent l’occasion d’entrer dans un récit digressif.
86C’est le cas des pensées de Cymodore, que Nadour-Héli trouve sur le sol :
Je marchais au hasard, et malgré moi un charme involontaire me ramenait toujours vers la place où elle s’était donnée à ma vue. J’avais la tête courbée vers la terre. J’aperçois un écrit recouvert de quelques feuilles de lierre sauvage. Je le relève, je le déploie, et je trouve des vers recueillis de cette muse de la Grèce qui a chanté l’amour et ses malheurs, et qu’a vue périr un rocher, célèbre par son dernier adieu. Je ne pouvais comprendre comment Cymodore qu’irritait le seul aspect d’un homme, avait pu lire sans émotion la délirante expression du sentiment le plus tendre. Mais de nouveaux caractères étaient tracés à la suite des vers immortels de Sapho ! J’étais impatient de connaître les pensées de la fille d’Athènes ; elles devaient à jamais rester gravées dans ma mémoire. Je lus.
87C’est le cas encore des aventures de la jeune Morave :
Enfin, pour éclaircir ses doutes, il pria Aubrey de lui raconter l’histoire de la jeune Morave revenue après sa mort pour suivre en tous lieux son amant. « Cher Léonti, lui répondit Aubrey, calmez-vous, je consens à vous satisfaire. J’ai conservé le manuscrit du récit que vous demandez, et je vais vous le lire.
88Les lettres servent encore de déclencheurs pour le rebondissement de l’action : c’est une lettre de la duchesse d’A** qui amène Nadour-Héli à raconter son histoire à ses compagnons. C’est une lettre de Ruthwen et de son régiment d’Écosse qui cause la perte de Léonti dans le cœur des Vénitiens.
89Des messagers muets ou non apportent encore des nouvelles qui font évoluer le cours de l’histoire : une lettre donnée à Elzine lui apprend la mort possible de Fernand, un messager interrompt Bettina et ordonne que les héros se rendent à la cour de Modène, Éléonore est accostée par un chevaucheur pendant la chasse… C’est d’ailleurs ces messagers qui constatent, en fin de roman, la réalité vampirique de Ruthwen :
[…] les messagers de la cour forcés de reconnaître la vérité d’un événement au-dessus de toute croyance, en tracent les preuves irrécusables sur un papier qui va en conserver le récit dans les annales de Modène.
90On le voit donc, l’histoire est suffisamment construite pour apporter son lot de renversements et de surprises. Les récits enchevêtrés sont ordonnés de manière assez rationnelle et permettent au lecteur de glisser facilement d’une histoire à l’autre. Ces transitions, par lettres ou messagers, sont donc un des moyens de cohérence de l’histoire, mais elles ne sont pas les seuls : les caractères très semblables des personnages les rendent interchangeables.
› Des portraits
91En effet, héros et héroïnes sont décrits avec l’apparence du parfait amant et de la chaste jeune fille. Les amours des uns se mêlent si facilement aux aventures des autres que Nadour-Héli peut affirmer que Cymodore a été victime de Ruthwen sans que cela surprenne ni que le lecteur ait besoin de précision. La mort de Bettina, de Palmire, de la sœur d’Aubrey, d’Éléonore, de la jeune Polonaise et de ses enfants permet de se faire une idée précise de la façon dont la scène s’est jouée.
92Aux jeunes hommes vont l’amour de l’art, le courage, la tristesse, l’inconstance. Aux jeunes filles vont la délicatesse, la sensibilité, l’honnêteté, l’imprudence, l’innocence trompée.
» Les hommes
93Le récit de Nadoli, racontant la bataille d’Olmutz n’a guère de cohérence avec la trame centrale (Gérard Genette dirait qu’il s’agit d’une analepse externe hétérodiégétique26) sinon de rappeler la bravoure et le courage de Léonti. Fernand est aussi signalé comme guerrier intrépide puisqu’il sauve la vie des frères d’Elzine, Albini triomphe aux combats et Nadour-Héli : « j’é tais à l’armée, et, déjà fier d’essayer mon jeune courage, je combattais, aux plaines de Pharan ». A l’homme, la guerre et ses succès !
94Avec le personnage masculin va aussi l’amour de l’art. Sans reprendre les scènes musicales, notons que la contemplation des œuvres des civilisations passées emplie de bonheur nos romantiques héros : Ruthwen est grand parleur et amateur d’art27, Aubrey peint les ruines d’Italie, Nadour-Héli parcourt l’Europe :
J’étais depuis quelque temps dans les belles contrées où m’avait conduit mon admiration pour les peuples guerriers, lorsqu’un ordre du raja me rappela à la cour de Benarès. J’obéis ; mais, cédant au désir que j’avais de parcourir des lieux rendus à jamais célèbres par d’héroïques exploits, je me dirigeais d’abord vers Athènes. Là, j’interrogeai ces ruines éparses, cette terre illustre, foulée par les coursiers de l’Attique, arrosée du sang des héros dont les tombeaux couverts d’une mousse sauvage ont disparu aux regards attristés qui en cherchent la trace.
95On note d’ailleurs que ce voyage en Grèce est celui d’Aubrey, dans la nouvelle de John William Polidori…
96A l’homme s’associe aussi la beauté physique. Ce trait est suffisamment banal pour qu’un seul exemple ne l’illustre : « Nadour-Héli était à la fleur de l’âge, il avait un port noble, une tête charmante, et son air sévère, son front basané et ses yeux étincelants donnaient à toute sa physionomie un caractère remarquable. » Le héros porte aussi la mélancolie de l’amour perdu, il erre, maudit :
On parlait alors à Rome d’un jeune Arabe que des malheurs ignorés de tous avaient exilé de sa patrie. Rien ne rapproche plus les hommes que la conformité de ca ractère ou de position. Aubrey et Léonti recherchèrent Nadour-Héli. Le hasard leur fit partager la même demeure. Accoutumés à se voir, à désirer de se trouver ensemble, ils formèrent une liaison que chaque jour resserra davantage ; et bientôt, fuyant la gaieté importune de tous les voyageurs que la curiosité ou l’étude des beaux-arts attirent dans la ville immortelle, ils se réunirent enfin pour ne plus se quitter. […]
Ses nouveaux amis ne tardèrent pas à s’apercevoir que, comme eux, il conservait le souvenir d’une grande infortune. Des confidences mutuelles suivirent de près des entretiens vagues ou de peu d’intérêt, la confiance s’établit, leurs larmes roulèrent sur les malheurs d’un amour réduit au désespoir par la perte d’un objet adoré, et bientôt un soupir, poussé par Léonti, répété par Aubrey, interrogea la douleur de Nadour-Héli. Il parla d’une jeune Grecque, captive en Arabie, et promit le récit de ses infortunes. Quelques jours se passèrent sans que le jeune Arabe parût disposé à satisfaire leur curiosité, seulement sa tristesse avait redoublé.
97Il est intéressant de constater un glissement caractéristique du Romantisme : le héros, jeune et vaillant, est maudit par la perte de son amour, alors que le vampire, qui lui est stricto sensu frappé par une malédiction, s’en porte très bien. Ruthwen n’a pas de peines de cœur, et c’est sur ses adversaires que rejaillit le malheur de sa situation. Une différence d’ailleurs entre le vampire et ses victimes-hommes est le fait qu’ils ne considèrent pas tous l’honneur de la même façon : pour Aubrey, son honneur vaut plus que sa vie et celle de sa sœur, pour Léonti l’honneur doit céder devant l’amour, ce en quoi il se rapproche de Ruthwen :
- Eh bien ! dit l’étranger, pour ne pas vous séparer d’elle, vous n’avez plus qu’un moyen. — Lequel ? Hâtez-vous de me l’apprendre. — Il faut l’enlever. — L’enlever ! grand Dieu !… Mais comment ?… Sans appui. — Vous en aurez. — Sans fortune. — Disposez de la mienne. — Ami trop généreux ! — Je vous offre du service dans l’armée d’Écosse. Vous partirez avec une lettre pour le général qui la commande. C’est mon parent, mon ami. Il aura soin de votre avancement. — Mais, mon régiment… mon colonel qui m’es time et me protège ?… — Votre fuite sera ignorée. — Mon honneur !… — L’honneur !… D’affreux revers m’ont appris à connaître les hommes et à juger les événements. Un jour vous ne serez plus entraîné par les erreurs d’une ardente jeunesse ; alors, vous apprendrez, par la cruelle expérience que l’âge apporte avec lui, que l’honneur, vain mot, vrai fantôme, n’est que l’illusion d’un orgueil déguisé. Jeune homme, songez à votre bonheur. — Si je ne puis y songer qu’en devenant coupable, j’y renonce. — Vous renoncez donc à Bettina ? — Renoncer à Bettina !… impossible. — Signez donc cet engagement. — Donnez, je me livre aveuglement à vos conseils.
98Cette distinction amène sans doute le dénouement : Aubrey a supporté de perdre sa sœur mais a gardé son honneur (bien qu’il soit responsable de sa mort), Léonti a perdu le sien et ne supporte pas de perdre Bettina.
99Enfin, le jeune héros possède une force de persuasion qui enflamme ses conquêtes et qui les pousse parfois au désespoir. L’homme est inconstant, comme le rappelle le tuteur de Cymodore, comme l’illustre l’histoire de Maria, comme l’affirme Kaled à Phaloé�. L’amour féminin et la confiance des femmes sont toujours trahis par les hommes. Ruthwen, bien sûr, est le grand traître parce qu’il tue (on ne sait d’ailleurs pas s’il a d’autres actions avec ses épouses), mais Mancini n’est pas en reste :
[Son père] connut bientôt le secret de ses amours avec Maria. Alarmé d’une liaison qui contrariait toutes ses vues, il se hâta de l’arracher à la solitude dangereuse qui l’avait perdu. Conduit à Naples, Mancini fut d’abord surveillé de si près qu’il ne put s’éloigner un seul jour pour voir la victime de sa séduction. On l’entoura de distractions et de fêtes ; avide de plaisirs nouveaux pour lui, il oublia Maria, et peu de mois s’étaient à peine écoulés depuis son départ du château, que son mariage fut décidé avec la fille du duc Orlandi.
Pendant que l’ingrat Mancini est tout entier à sa nouvelle épouse, que devenait la malheureuse Maria ?
Pauvre Maria ! elle ignorait que le bonheur s’envole loin d’une femme qui a tout donné à l’amour, au moment même où il paraît à jamais fixé près d’elle.
Tableau douloureux de la destinée des hommes ! Hélas ! plus d’une femme victime d’une sensibilité trop exaltée, injustement trahie, demandait encore à l’écho muet de la solitude l’amour perdu d’un amant toujours adoré !…
100La fille de Roberti est aussi enlevée par un soldat, la pauvre Thélémy est en but aux jalousies infondées d’Oscar, comme Phaloé est surveillée et questionnée par Kaled… L’homme garde donc un caractère violent et tente souvent de forcer l’adhésion des femmes, comme le montre le rendez-vous secret de Léonti et de Bettina.
» Les femmes
101Le personnage féminin est très caricatural : douce, timide, palpitante, la jeune fille est aussi crédule et imprudente.
Maria avait cette simplicité, cette fraîcheur des champs, parure charmante d’une bergère à la fleur de l’âge. Son embarras, sa démarche incertaine, le son de sa voix, son trouble à la vue de Mancini, tout lui donnait une grâce plus piquante que la beauté. Ses défauts mêmes avaient un attrait de plus. Telle est la nature ; elle est inimitable ; l’art qui cherche à la surprendre reste toujours au-dessous d’elle ; les ornements en voilent le secret, et on en détruit le charme en cherchant à l’embellir.
102Cette innocence et ce charme sont répétés pour chaque héroïne du roman. Notons, que les commentaires du narrateur sur la nature féminine sont parfois cocasses, tant ils illustrent une pensée historiquement datée :
« L’amour est le roman de la vie, et dans les passions les femmes sentent et ne raisonnent point. »
« La femme souvent méconnue, toujours opprimée sur la terre des vaines erreurs, fière de remplir une mission digne d’elle, ne doit y revenir que pour être l’effroi des coupables et la sauvegarde des êtres vertueux. »
« Ami, une femme est un être enchanteur. Parée de toutes les grâces et belle de tous les sentiments généreux, c’est le chef-d’œuvre de la nature. Séduisante par sa beauté, plus intéressante par sa faiblesse, toujours victime, elle cède à l’oppression et n’opprime jamais. Oubliant le bonheur qu’elle donne, elle ne se souvient que de celui qu’elle reçoit, et son cœur si tendre, rempli d’énergie pour aimer, souffrir et pardonner, n’a point de force pour haïr, encore moins pour se venger ».
« Je suis libre !… » disait Cymodore. Elle le croyait ; elle ignorait que, condamnée à subir le joug d’une force supérieure, une femme ne peut échapper à sa destinée, et que tout pour elle, même les succès passagers préparent à sa faiblesse les chaînes de l’esclavage. Nous-mêmes, esclaves d’un pouvoir invisibles, nous obéissons aveuglément à la fatalité qui nous conduit. »
« Le cœur d’une femme, faible pour ses propres souffrances, est animé d’un courage divin, d’un dévouement sublime pour servir les êtres malheureux qu’elle aime. » « Les femmes ont une espèce de prescience et de rapidité dans le jugement qui les sert d’une manière admirable, et le hasard amène souvent ce qu’elles désirent, ou ce qu’elles ont prévu. »
« Il doute, il ne peut comprendre qu’il existe des hommes capables de toutes les horreurs qu’on attribue à ces monstres, invisibles destructeurs d’un sexe, admirable ornement de la vie, et dont la faiblesse est déjà livrée à tant de périls. »
« Une amante vampire ! Ma pensée repousse une horreur impossible. Ami, une femme est un être enchanteur. Parée de toutes les grâces et belle de tous les sentiments généreux, c’est le chef-d’œuvre de la nature. Séduisante par sa beauté, plus intéressante par sa faiblesse, toujours victime, elle cède à l’oppression et n’opprime jamais. Oubliant le bonheur qu’elle donne, elle ne se souvient que de celui qu’elle reçoit, et son cœur si tendre, rempli d’énergie pour aimer, souffrir et pardonner, n’a point de force pour haïr, encore moins pour se venger. »
103Signalons que la morale du xixe siècle s’exprime fortement dans ce roman vampirique, avec parfois des dimensions qui nous laissent perplexes. On voyait déjà avec Polidori qu’un frère préférait voir mourir sa sœur plutôt que de renier un serment fait à Ruthwen, on voit avec Bérard qu’une jeune fille peut s’échapper nuitamment de la maison de ses parents, rencontrer son amant, discourir d’amour mais qu’elle ne peut le suivre pour l’exil sans le consentement de son père. De la discussion de Léonti et de Bettina, il ressort que le jeune fille ne peut vivre sans Léonti, mais qu’elle préfère mourir plutôt que de s’échapper avec lui… L’amour naissant est soumis à la convention sociale.
104Avec ce sentiment amoureux naissant et cette nature féminine si fragile, va l’incertitude d’être aimée : « Une vague inquiétude se peint dans ses yeux. » nous dit le narrateur à propos de Maria, et Ruthwen « s’approche d’elle, l’interroge avec intérêt, devine la cause de l’inquiétude d’un cœur inhabile à cacher ses impressions rapides. » L’amour, chez la femme, est fait de peur et de questionnement !
› Questions, exclamations, vocabulaire
105Le texte, publié en deux volumes, divisé en trois parties, plus quelques divisions thématiques (Le vampire de Bagdad, La femme blanche…) comporte environ 2500 phrases affirmatives et déclaratives, mais plus de 520 exclamatives et de 225 interrogatives. Plus d’une phrase sur quatre est donc une exclamation ou une interrogation. Comparés à la nouvelle La Morte amoureuse, de Gautier, les chiffres sont parlants : environ 450 phrases, une trentaine d’interrogatives et une quinzaine d’exclamatives, soit plus de dix phrases déclaratives pour un impérative/interrogative.
106Le style de Cyprien Bérard étant fortement dialogué, sa grammaire relève donc des formes usuelles du discours oral, les questions et les exclamations.
107Du point de vue du vocabulaire, le mot étrange n’apparaît qu’une seule fois, et dans la bouche du vampire : il a lu un livre grec sur la superstition qui lui paraît étrange. Le mot surnaturel apparaît trois fois : Ruthwen désigne ainsi le pouvoir des diseuses de bonne aventure, le narrateur constate que Ruthwen a utilisé un pouvoir surnaturel pour tuer la sœur d’Aubrey et Léonti demande à Bettina l’origine du pouvoir surnaturel qui lui a rendu la vie. Le mot est donc toujours en binôme avec pouvoir et renvoie toujours au vampire.
108Le synonyme le plus courant du vampire est étranger, mais ce terme s’applique aussi à Aubrey (deux fois, dans la bouche de Léonti) et à Léonti (dans la bouche de Tomaso). Dans le cas du vampire, il est associé à perfide (huit fois le terme désigne Ruthwen et deux fois les ministres et les hommes en général), mais aussi à charme, amabilité, distingué… Le vampire séduit plus qu’il n’effraye.
109Le mot mystérieux a une utilisation aussi soutenue : il désigne trois fois Ruthwen (par ses crimes mystérieux, son mystérieux et affreux secret, son coffre mystérieux qui contient ses mémoires), mais aussi Tomaso (amant mystérieux), Antonio (homme mystérieux), Maria (avec ses apparitions fantomatiques mystérieuses), Albini (messager mystérieux), Bettina (qui donne des réponses mystérieuses), un poème écrit pour Thélémy (mystérieux écrit), le rendez-vous que donne Léonti à Bettina, la rencontre de Léonti avec la duchesse d’A**. Le mot s’associe donc souvent aux phénomènes surnaturels (Ruthwen, Maria, Bettina, Antonio) et autant aux événements secrets (rendez-vous, lettre, amants).
110Le mot surprise est aussi présent dans le roman. Il désigne :
- la réaction de Bettina lorsqu’elle entend le poème de Tomaso ;
- la morte polonaise tuée par Ruthwen (la mort la rend semblable à une femme surprise par le sommeil) ;
- la réaction du gondolier qui découvre le cadavre d’Elmoda ;
- Léonti et Aubrey (immobiles de surprise en s’apercevant qu’Antonio est un faux vampire) ;
- Léonti qui aperçoit le vampire Bettina dans les rues de Modène ;
- Thélémy qui reçoit la visite impromptue d’Oscar ;
- la découverte d’un poème par Thélémy (Ô surprise !) ;
- la réaction d’Adalbert lorsqu’il apprend que sa femme a eu un enfant avant de l’épouser ;
- le sentiment de Nadour-Héli en voyant Cymodore (« une jeune beauté s’élance, passe rapidement devant moi, et sa vue me laisse dans une surprise et un ravissement dont mes expressions ne peuvent donner qu’une imparfaite idée. »)
- l’étonnement de Cymodore en entendant Nadour-Héli jouer de la lyre ;
- la réaction de Cymodore provoquée par le silence de Nadour-Héli ;
- la révélation que le vampire de Bagdad est le calife («- Ciel ! le calife ! Quelle surprise ! ») ;
- le sentiment provoqué par la vision de Ruthwen dans sa tombe.
111Là encore, cette liste montre que le terme, qui devrait s’appliquer plutôt au phénomène surnaturel, ne s’y applique que deux fois (avec Bettina et Ruthwen). Les autres occurrences relèvent du sentiment amoureux.
112Le terme cruel est aussi largement utilisé : il s’emploie pour qualifier les alarmes et les craintes (3), les amants (4), Ruthwen (2), la nuit (2), l’expérience, les conséquences de positions, d’ordres ou d’événements (4), la douleur, la blessure, la peine (3), les rois (1)… A noter que le mot désigne aussi la divinité cruelle qui fait que le vampire Bettina poursuit son amant Léonti de sa haine.
113Que conclure de cette petite analyse du vocabulaire ? Le roman de Bérard alterne une trame centrale de chasse au vampire avec des récits parallèles amoureux ou fantastiques. Pour créer une unité centrale à son histoire, l’auteur utilise à égalité le vocabulaire de l’étrange pour désigner les différents axes de l’intrigue : l’amour et le vampire sont mystérieux, surprenants, cruels.
c. Le vampire de Polidori à Bérard
114La reprise de l’œuvre de Polidori est, on le voit, massive et mineure. Le sujet vampirique, le nom du vampire, le personnage d’Aubrey, des scènes entières (Aubrey sur les rivages de Venise, Nadour-Héli rencontrant une jeune Grecque) sont issues du roman du Britannique, cependant le cœur du sujet, comme son organisation et sa structuration, relèvent d’une création originale, comme le signalent les notes en fin de roman, qui référencent certains épisodes à des expériences ou des connaissances de l’auteur.
115Le trait le plus intéressant de ce roman est sans doute la présentation détaillée du vampire. Dans le texte de Polidori, Ruthwen est présenté dans les salons, puis dans son action en tant que voyageur, récompensant les criminels et abaissant la vertu. Dans l’œuvre de Bérard, il prend la parole, il raconte lui-même ses exploits (le meurtre d’une jeune femme et de ses enfants), il est à l’œuvre en tant que séducteur dans le discours qu’il tient à Éléonore, en tant que manipulateur dans sa discussion avec Léonti. Dans l’œuvre de Polidori, Ruthven était silencieux et observé par Aubrey : « lord Ruthven au fond de sa voiture, ou parcourant les paysages les plus pittoresques était toujours le même, ses yeux parlaient moins que ses lèvres. » Dans le roman de Bérard, il est locuteur, orateur, homme de salon et personnage agissant sous les yeux directs du lecteur. On annonce même à la fin de l’œuvre que ses mémoires seront bientôt publiées !
116Ruthwen est un homme séduisant et fascinant, mais anodin : il voyage seul dans les rues de Venise28, il fréquente les salons de Modène, et il y tient une place importante. Il est Premier ministre, donc grand personnage de l’État, mais c’est un homme comme tous les autres ! Rien n’attirant l’attention dans son apparence, on peut le supposer vêtu à la mode du siècle, participant aux dîners mondains, dormant dans un lit, etc.
117Deux descriptions physiques nous le montrent cependant en vampire. Lors de son arrivée à Venise, le lecteur averti décèle les marques du vampire dans cet étranger séducteur : « À la vue de cette beauté qui a la fraîcheur de la fleur nouvelle, son visage conserve sa pâleur livide, mais un feu intérieur a rougi ses lèvres, et son sourire est effrayant. » Puis, lorsque son cercueil est ouvert, après que Léonti l’ait tué : « Une hideuse pâleur couvre le visage de l’odieux cadavre ; mais par un contraste miraculeux, il offre des vestiges sanglants de la vie. Ses yeux pétillants brillent d’une affreuse expression, ils lancent des traits de feu et ses lèvres rouges de sang s’agitent, se tournent, et semblent se repaître encore d’une effroyable pâture. »
118Un trait particulièrement curieux de Ruthwen est son intérêt unique pour les jeunes filles en peine de cœur. C’est là ses seules victimes ! S’il peut les surprendre dans un bois (on ne sait d’ailleurs pas ce qu’il leur fait), dans leur château (comme la jeune Hongroise qui a eu l’imprudence de l’inviter à entrer29), son habitude est plutôt de les séduire lui-même et de les épouser, comme la sœur d’Aubrey et la fille du duc de Modène. Charles Nodier tente de trouver dans sa pièce une justification à cela : la malédiction veut qu’il doive se marier tous les cent ans… La conclusion, manuscrit trouvé, laisse le lecteur sur sa fin : il pourrait lire bientôt les mémoires de Ruthwen, trouvé après sa mort… Un texte qu’Anne Rice écrit finalement en 1975.
d. Une question d’époque
119Une transformation d’importance dans la réception du phénomène vampirique, mais de peu d’intérêt dans l’histoire racontée, entre les œuvres de Polidori et de Bérard, est le changement d’époque. Si on suppose que l’œuvre de Polidori met en scène la Grande-Bretagne du xixe siècle, Bérard place son sujet au xvie, comme nous l’apprend l’analepse sur l’histoire de Modène. La troisième partie du roman commence ainsi « Alphonse II, duc de Ferrare, mort sans enfants en 1597, déclara, par testament, César d’Est son héritier universel. Le nouveau duc fit part de son couronnement au pape Clément VIII. ».
120Il n’y a plus de relation possible entre le lecteur et le vampire : alors que Ruthwen (version Polidori) pouvait bien se trouver en contact avec le lecteur dans un salon londonien – principe fantastique élémentaire – Ruthwen (Bérard) est mort depuis deux siècles. Aubrey, en passant de l’auteur britannique à l’auteur français rajeunit de deux cents ans ! Il faut sans doute voir là un désir de ne pas effrayer : le texte n’est pas horrifique, il ne veut pas faire peur, mais distraire. On déconnecte donc le vampire de la France et plus encore du xixe siècle. Sur ce point (comme sur l’utilisation du vocabulaire, et sur la représentation humanisée des vampires), le roman de Cyprien Bérard se veut moins fantastique qu’historique, plus ludique qu’effrayant.
e. Le vampire et ses semblables
121Les premières œuvres françaises accentueront la dimension surnaturelle du vampire, non dans ses traits ou son apparence, qui seraient plutôt normalisés, mais dans sa malfaisance, que l’on cite très souvent mais dont on a finalement que peu de manifestations.
122Le vampire est associé aux thèmes habituels du fantastique, comme la folie ou le danger, mais il est surtout accompagné de quelques créatures étranges, qui le combattent ou le servent. Une diseuse de bonne aventure démasque Ruthwen, avant qu’une vampire du bien ne le dénonce aux habitants de Modène (Bérard) ; Oscar et Ituriel, les bons génies, dénoncent Rutven au mariage d’Edgar (Nodier) ; un major prussien récemment pendu accompagnerait Ruthwen (Scribe) ; la fée Mélusine et sa cour protègent Gilbert du vampire avant que la Goule ne se retourne aussi contre lui (Dumas) ; des serviteurs diaboliques, hommes et animaux, servent Clarimonde (Gautier) ; une sorcière dénonce la nature de Lokis au narrateur sans que ce dernier ne le comprenne (Mérimée).
123La manifestation vampirique semble alors insuffisante pour emplir à elle seule les pages de l’œuvre littéraire. Le cas le plus intéressant reste la pièce de Dumas, puisque la Goule, créature très malfaisante qui tue un jeune homme à l’acte un, qui possède comme Ruthwen des ailes, qui boit du sang, qui est motivée par les mêmes pulsions (détruire un jeune amoureux), se retrouve instrument du destin de Ruthwen. Changeant de camp, elle meurt purifiée et monte au ciel, après avoir donné à Gilbert l’arme qui transperce le vampire. La Goule s’éteint par punition infernale (ou divine) pour avoir trahi Ruthwen, mais son rôle reste ambigu : amoureuse et meurtrière, elle n’aide pas Gilbert en soi, mais parce qu’elle le veut épouser. Quelques scènes de renversements, de dialogues déchirants sont alors possibles…
124Avant d’être vampiriques, les productions françaises sont fantastiques : le jeu sur les formes surnaturelles motive leur écriture, la variation est au cœur du projet des auteurs.
f. Les vrais et les faux vampires
125Si le sujet amoureux et fantastique est transversal de tous les récits, le thème vampirique se noie aussi dans l’ensemble des histoires parallèles, du fait de la composition du roman.
126La première intervention de Ruthwen est en ce sens intéressante, puisqu’il décrit les vampires, tout en niant leur présence à Venise. Lorsqu’Elmoda annonce la présence d’une telle créature à proximité de Bettina, Ruthwen déclare
« Venez, dit alors l’étranger, quittons cette foule importune. Oubliez une vaine, terreur. Ne connaissez-vous pas l’audace de ces femmes qui, avides d’un salaire honteux, ne respectent rien pour l’obtenir ? N’osant juger le présent plus facile à interroger, elles chargent un avenir, impénétrable à tous les yeux, des désordres de leur imagination délirante. Elles intéressent ainsi les esprits timides à leurs prédictions mensongères. Que les hommes sont crédules ! »
127Puis il ajoute :
« Le monde n’offre que trop souvent le tableau de l’ingratitude et de la corruption, écrasant de leurs succès inouïs l’innocence qui succombe, et la fidélité qui gémit dans l’oubli. On dit que des hommes trahis, malheureux pendant leur vie, en mourant la vengeance dans le cœur, reviennent après leur mort signaler partout leur passage par des scènes sanglantes ; mais il est plus consolant de penser que le ciel, bornant le nombre de ces êtres impitoyables, a voulu les montrer au monde pour graver avec plus de force, dans le cœur des autres hommes, l’horreur du crime, et le sentiment sublime d’une vie éternelle ; et, comme il répugne à la bonté divine de produire deux fois de pareils monstres, elle a permis que les mêmes âmes, recouvrant des dépouilles mortelles, apparussent encore pour désoler la terre. »
128Sa dernière intervention est contraire, puisqu’elle raconte une fausse historie de vampire, Le Vampire de Bagdad étant plutôt un quiproquo qu’une histoire fantastique. Cependant le roman dans son ensemble multiplie les vrais et les faux vampires : à Bettina, vraie vampire, s’oppose Maria, vrai fantôme, et plus encore Antonio, faux vampire. Ruthwen se rapproche et s’écarte d’Elmoda, la diseuse de bonne aventure, qui le démasque mais qu’il tue. On retrouve là une relation ancienne, du vampire et des bohémiens, exprimée par les textes historiques comme par les romans (Dracula, Le Vampire des Brumes…) La prolifération des créatures surnaturelles (fantôme, sorcières, vampires) et des thèmes liés (la folie de Thélémy, la folie d’Antonio) est noyée par les digressions amoureuses et par les fausses manifestations de l’étrange. Si le doute fantastique, tel que l’a défini T. Todorov (voir annexe sur les définitions du genre) n’est pas présent, des processus de déréalisation de l’effet surnaturel sont en œuvre dans ce roman, ce qui n’était pas le cas dans le roman de Polidori, et ne sera pas le cas non plus dans les adaptations théâtrales postérieures30. Le doute apparaît une fois : Léonti doute de la réalité des vampires, mais Ruthwen le rassure sur ces créatures qui sont existantes mais rares. Le vampire affirme donc sa réalité tout en la vouant aux superstitions.
Il doute, il ne peut comprendre qu’il existe des hommes capables de toutes les horreurs qu’on attribue à ces monstres, invisibles destructeurs d’un sexe, admirable ornement de la vie, et dont la faiblesse est déjà livrée à tant de périls. Il questionne l’étranger qui sourit, et d’un air aimable s’empresse de lui répondre. « L’histoire, dit-il, en déroulant sous nos yeux le bouleversement des empires, et les révolutions des peuples, marche, à travers les siècles qui se succèdent, entourée de grandes vérités et de fictions diverses. Les unes sont des leçons qu’on oublie, les autres des tableaux fabuleux qui plaisent, et qu’on reproduit sous différentes formes. Il est de ces erreurs chères à la crédulité populaire, et qui même contribuent aux délassements des classes élevées de la société. Le soir d’un hiver rigoureux, lorsque la neige tombe par flots, la pluie par torrents, ou que le vent des orages ébranle les arbres de la forêt, le bûcheron fatigué se repose à la clarté inégale d’un feu pétillant ; il gronde sa jeune famille que l’effroi groupe autour de lui, et lui-même, écoutant avidement un récit qui l’attache, il croit voir des fantômes errants dans des ruines ; tandis qu’au château de riants mensonges abrègent l’ennui de la veillée. Longtemps on a cru que le vampirisme était l’emblème de la perversité des hommes et de la fatalité attachée aux êtres vertueux. Le monde n’offre que trop souvent le tableau de l’ingratitude et de la corruption, écrasant de leurs succès inouïs l’innocence qui succombe, et la fidélité qui gémit dans l’oubli. On dit que des hommes trahis, malheureux pendant leur vie, en mourant la vengeance dans le cœur, reviennent après leur mort signaler partout leur passage par des scènes sanglantes.
129Notons que les auteurs suivants utilisent de la même façon le doute vis à vis du surnaturel. Gilbert (Dumas) dit à la Goule : « tu es immortelle, tu l’as dit, et depuis quelques temps, j’ai vu des choses si étranges, si incroyables que je n’ai pas douté ». L’événement surnaturel est si massif, si évident que sa réalité ne peut être infirmée. Et la folie est, comme dans l’œuvre de Polidori, l’un des ressorts de la manipulation vampirique : Ruthwen fait passer Aubrey pour fou dans les trois pièces de théâtre que nous publions. La normalisation du vampire est d’ailleurs clairement annoncée dans la pièce de Dumas, où la possibilité d’une explication future et rationnelle du phénomène est annoncée :
Troisième voyageur : Dame, je crois à ce que je vois et à ce que je sens : je crois à ce verre de vin parce que je tiens ce verre et que je bois ce vin ; mais je ne puis croire à ce que je ne sens pas, à ce que je ne vois pas.
Gilbert : Et vous avez tort, marquis… Il y a des animaux tellement imperceptibles, qu’on ne peut les voir qu’à l’aide d’un microscope inventé l’an passé, je crois, eh bien, de ce que, depuis six mille ans, on ne voyait pas ces animaux faute d’un microscope, s’ensuit-il que ces animaux n’existent pas depuis six mille ans ? S’il y a des êtres, infiniment petits, invisibles à cause de leur petitesse, ne peut-il pas exister des créatures invisibles à cause de leur transparence, et à qui Dieu, dont ils sont les messagers, permet quelquefois de revêtir la forme humaine pour nous révéler une joie ou nous avertir d’un malheur ? Oh, marquis, n’allez pas rire de ces énormités-là. Chez nous, nous n’avons pas un paysan qui ne possède son lutin, qui mêle le crin de ses chevaux ou la quenouille de lin de sa fille ; nous n’avons pas un meunier qui ne possède ses follets, dansant sur les marais et sur les étangs, pas un pêcheur qui n’ait sa dame des eaux, lui prédisant l’orage et le beau temps, lui disant qu’il peut s’aventurer sur la mer ou quand il doit rentrer dans le port.
130On mettra cette analyse en relation avec les commentaires du médecin du Horla (Maupassant, 1887), ou de Van Helsing dans Dracula (Stoker, 1897) :
Nous sommes, affirmait-il, sur le point de découvrir un des plus importants secrets de la nature, je veux dire, un de ses plus importants secrets sur cette terre ; car elle en a certes d’autrement importants, là-bas, dans les étoiles. Depuis que l’homme pense, depuis qu’il sait dire et écrire sa pensée, il se sent frôlé par un mystère impénétrable pour ses sens grossiers et imparfaits, et il tâche de suppléer, par l’effort de son intelligence, à l’impuissance de ses organes. Quand cette intelligence demeurait encore à l’état, rudimentaire, cette hantise des phénomènes invisibles a pris des formes banalement effrayantes. De là sont nées les croyances populaires au surnaturel, les légendes des esprits rôdeurs, des fées, des gnomes, des revenants, je dirai même la légende de Dieu, car nos conceptions de l’ouvrier créateur, de quelque religion qu’elles nous viennent, sont bien les inventions les plus médiocres les plus stupides, les plus inacceptables sorties du cerveau apeuré des créatures. Rien de plus vrai que cette parole de Voltaire. « Dieu a fait l’homme à son image, mais l’homme le lui a bien rendu. » Mais, depuis un peu plus d’un siècle, on semble pressentir quelque chose de nouveau. Mesmer et quelques autres nous ont mis sur une voie inattendue, et nous sommes arrivés vraiment, depuis quatre ou cinq ans surtout, à des résultats surprenants. (Maupassant, Le Horla, Ollendorff, Paris, sd, p. 27) Vous êtes un homme intelligent, mon ami John. Vous raisonnez fort bien et ne manquez pas d’esprit — esprit audacieux, d’ailleurs, je dois le reconnaître. Mais hélas, vous vous embarrassez de préjugés. Parfois, vous ne permettez pas à vos yeux de voir ni à vos oreilles d’entendre et vous ne vous encombrez pas de tout ce qui transcende votre vie quotidienne. Ne croyez-vous pas qu’il existe des forces que vous ne pouvez comprendre — ce qui n’exclut pas leur existence ? Ne croyez-vous pas que certaines gens puissent voir des choses que d’autres ne voient pas ? Des choses, d’ailleurs, il en existe, anciennes ou modernes, qui ne risquent pas d’être surprises par des yeux humains étant donné que ces mêmes humains croient, ou croient croire d’autres choses qu’on leur a enseignées. A qui la faute, sinon à notre science qui désire tout expliquer ? Et si elle est incapable d’expliquer, elle prétend qu’il n’est rien à expliquer. Pourtant, ne voyons-nous pas naître, autour de nous, chaque jour, de nouvelles croyances — plus exactement, des croyances qui se prétendent nouvelles ? De fait, elles sont bien anciennes, même si elles se prétendent neuves — comme ces belles dames qui hantent les soirées d’opéra. Je crois que vous ne voulez rien entendre de la transmutation des corps, n’est-ce pas ? Ni des corps astraux ? Ni de la lecture des pensées ! Et l’hypnotisme ? Toujours pas ?
— Ah si ! Charcot a fort bien prouvé le phénomène ! (Stoker, Dracula, Presses Pocket, paris, 1992, p. 255)
131Le surnaturel n’est qu’une part du naturel qui n’a pas encore été expliquée. On ne s’en étonnera pas, et Gilbert déclare d’ailleurs qu’il possède une tapisserie magique dans son château (Dumas).
132Le roman de Bérard est donc un roman sur les vampires, mais ils apparaissent de manière relativement faible, tant le poids des intrigues de cœur et des processus de déréalisation du surnaturel est grand.
g. Des vampires voyageurs
133Ruthwen est aussi indémasquable en tant que vampire du fait de ses déplacements.
« J’aime beaucoup les voyages ; et, pour varier mes plaisirs, je ne reviens jamais dans les pays que j’ai visités. Rien ne donne plus d’étendue aux conceptions humaines que le tableau renouvelé du caractère, des mœurs et des usages des peuples. La pensée s’agrandit par la comparaison de tant d’objets divers, et le feu du génie se rallume pour peindre à grands traits les sites romantiques de la Provence, les riantes campagnes de l’Italie, l’aride sol des déserts et le climat glacé du Moscovite. »
134Les Romantiques furent de grands voyageurs, tant la génération de la Révolution, qui s’exila, que la génération suivante (qui s’exila d’ailleurs aussi pendant les premiers mois du Second Empire).
135Le voyageur est ainsi figé par la littérature du xixe siècle sous les traits de l’artiste voyageur et de l’explorateur-écrivain31.
136Rappelons que le Romantisme naît au croisement des cultures européennes, de la rencontre des auteurs et des littératures. La posture du voyageur traverse alors le Romantisme comme elle marque toute la littérature de la seconde moitié du xixe siècle : à l’écrivain romantique succède l’écrivain scientifique et l’écrivain explorateur, dans une optique plus colonialiste. En quête de renouveau, le roman-feuilleton des années 1860 est écrit par les militaires en retour des colonies32, par les administrateurs des compagnies françaises et les ambassadeurs33. On voyage pour voyager, et pour raconter ses souvenirs, liés ou non aux pays visités. Arthur-Joseph de Gobineau dénonce cette posture littéraire dans La Vie de voyage par la description d’une aventurière qui devient écrivain. Gobineau considère d’ailleurs que « Savoir voyager n’est pas plus l’affaire de tout le monde que savoir aimer »34, et dans le livre de l’aventureuse Mme Cabara, le héros, Valerio « regarda ça et là, il ne lut absolument rien qui eût trait aux pays visités par l’auteur, tout consistait en une série d’anecdotes relatant d’innombrables occasions où la vertu de Mme Cabara avait couru les plus grands périls, et d’où elle était sortie pure comme cristal et absolument triomphante »35…
137Le roman mettant en scène l’étranger, le pays lointain, est donc à la mode, et plus encore le roman présentant le voyageur. Gustave Aimard36, Gabriel Ferry37 et Edmond Ladoucette38 développent les romans américains, à la suite des traductions de Féminore Cooper39, Louis Boussenard40, Paul Dancray41 et Marcel Idiers42 décrivent l’Inde mystérieuse, Paul d’Ivoi43 et Christian Brulls44 visitent l’Asie et Jules Verne se propose dans son œuvre de résumer toutes les connaissances géographiques de son temps45.
138L’Académie Française réserve d’ailleurs aux écrivains voyageurs quelques sièges. Jean-Jacques Ampère illustrera le voyageur en Amérique46 ; Xavier Marmier47, le plus connu des écrivains voyageurs, obtient l’élection de son confrère Pierre Loti (marin, voyageur, romancier, dandy), contre Zola !
139Le vampire est donc voyageur : en Grèce avec Polidori, en Italie, Turquie, Inde avec Bérard, en Ecosse avec Nodier, en Italie avec Gautier, en Hongrie avec Scribe, en Espagne avec Dumas… Il garde ce trait jusqu’aux derniers vampires romantiques, sous la plume d’Anne Rice, après avoir été encore, avec Dracula, touriste londonien… Dans ce dernier cas, le déplacement du vampire répond davantage à un principe de la littérature fantastique, qui consiste à rapprocher le phénomène surnaturel du lecteur. Les motivations de Dracula sont en effet fort minces pour quitter son château ! Des films comme Du sang pour Dracula (Warhol/Morrisey/Margheriti, 1974) et Le Vampire de ces dames (Stan Dragoti, 1979) seront plus explicites : dans le premier, le vampire ne peut boire que du sang de jeunes filles vierges. Or en plusieurs siècles de vie, il a fait disparaître le cheptel ! Il doit donc partir pour l’Italie pour trouver la perle rare. Dans le second, Dracula est expulsé par les Communistes qui veulent faire de son château un gymnase pour le peuple !
140Comme l’auteur romantique, le vampire aime donc se déplacer et visiter les pays de culture ancienne. On le voit observer les ruines du monde antique dans la plupart des œuvres : il aime constater que les civilisations s’effondrent mais que lui demeure !
141Ruthwen se déplace en fonction de ses envies, même s’il lui arrive de se fixer et de devenir le premier citoyen d’une ville, comme à Modène. La discrétion des caractères vampiriques comme le peu d’activités du Ruthwen prédateur lui permettent de se fondre dans la ville ou inversement d’en devenir le plus éminent ministre. Personne ne s’aperçoit de sa véritable nature. Avec le xxe siècle, le vampire se singularisera davantage : avec Kim Newman, Dracula devient princeconsort de Grande-Bretagne, mais c’est en tant que vampire affirmé ! Avec Cyprien Bérard, l’action néfaste du vampire est éludée : Bettina arrive pâle et chancelante après sa rencontre avec Ruthwen, et la jeune Polonaise ne nous apprend pas plus ce qui lui est arrivée.
Je prends le papier des mains d’Elisca. Je le lis. Il contenait quelques lignes tracées avec peine. Je me les rappelle. Les voici : « Le monstre !… Je lui ai donné l’hospitalité… Je me suis perdue… il m’a trahie… Je l’aimais, et il m’assassine… Je n’ai plus qu’un reste de vie… ma force s’éteint. Mon sang est tari… Ô mes pauvres enfants ! qu’allez-vous devenir… Ô ciel ! prends pitié… Elisca !… » J’examine cette malheureuse mère, j’essaie de la rendre à la vie. Vains secours !… Elle n’était plus. Elle avait été la vic time d’un vampire.
— D’un vampire, dit Torelli. — Je le vis lui-même. — Lui-même, ajouta Léonti en frémissant de colère. — Il revint, prit dans ses bras la jeune fille, qui s’élança sur lui pour le frapper de ses faibles mains ; et bientôt cette intéressante Elisca, image d’une fleur naissante qu’un vent brûlant dessèche sur sa tige, Elisca avait cessé de vivre. Je me hâtai de quitter ce spectacle affreux.
142Ainsi le vampire est un noble de salon, voyageur à ses heures, comme toute l’aristocratie.
h. Un vampire écossais
143Et Lord Ruthwen est le voyageur romantique par goût et par nature. Il visite les pays aimés des auteurs romantiques : la Grèce (voir Lord Byron et Victor Hugo), l’Orient (Chateaubriand et Balzac), l’Italie (Stendhal et Lamartine)… Il est aussi issu d’un pays de Romantisme : l’Écosse.
144Car l’Écosse jouit d’une réputation particulièrement forte dans la pensée des jeunes auteurs des années 1820. C’est en effet le pays d’Ossian.
145Ce barde aurait écrit une série de poèmes (iiie siècle) traduit en anglais pour la première fois par James Macpherson entre 1760 et 1763. La popularité de Macpherson est immédiate et tend à l’universalité européenne dans la décennie suivante. Il est bien sûr l’auteur des textes attribués Ossian, mais, si la polémique – sur la réalité des manuscrits d’Ossian — dure pendant tout le xviiie siècle, c’est au xxe siècle que Macpherson sera définitivement reconnu comme l’auteur de Fingal et des autres poésies gaéliques48… On note d’ailleurs que les jeunes Romantiques s’illustreront comme Macpherson : pour s’imposer dans un panorama hostile, ils se masqueront sous des pseudonymes du passé (traductions, adaptations, inventions d’auteurs…) Ossian est la référence littéraire des premiers auteurs Romantiques et de tout le renouveau européen des lettres du xixe siècle commençant.
Ossian a, dans mon cœur, pris la place d’Homère. Quel monde, que celui dans lequel m’introduit ce sublime génie ! Errer par la lande, parmi les sifflements de la bourrasque qui dans de nébuleuses vapeurs entraîne les esprits des ancêtres sous la crépusculaire clarté de la lune ! Entendre venir des montagnes, dans le mugisse ment du torrent qui court à travers la forêt, les gémissements, à demi emportés par le vent, des esprits qui hantent les cavernes, et les lamentations de la vierge exhalant sa mortelle douleur autour des quatre pierres recouvertes de mousse, ensevelies dans l’herbe, qui cachent le noble guerrier tombé là, son bien-aimé. (Lettre du 12 octobre 1772.)
« N’avez-vous rien à lire ? » dit-elle. Il n’avait rien. « Là, dans mon tiroir, reprit-elle, est votre traduction de quelques chants d’Ossian ; je ne l’ai pas encore lue, car j’espérais toujours les entendre de votre bouche, mais cela ne s’est jamais trouvé, cela n’a jamais pu se faire ». Il sourit, alla chercher le manuscrit, un frisson le parcourut lorsqu’il le prit en main, et ses yeux se remplirent de larmes lorsqu’il les y porta. Il s’assit, et lut.
« Etoile de la nuit naissante, c’est avec beauté que tu étincelles à l’ouest, que tu lèves ta tête rayonnante hors de ta nuée et que tu t’en vas majestueusement le long de ta colline. Que regardes-tu dans la lande ? Les vents orageux se sont calmés ; de loin vient le murmure du torrent ; des vagues bruissantes jouent là-bas, au pied de la falaise ; de leur bourdonnement les essaims de moucherons emplissent la campagne. Que regardes-tu, belle lumière ? Mais tu souris et passes, joyeusement les vagues t’entourent et baignent ton aimable chevelure. Adieu, paisible clarté ! Et toi, parais, magnifique lumière qui viens de l’âme d’Ossian ! »
49Lorsqu’en 1793, la révolution me jeta en Angleterre, j’étais grand partisan du barde écossais : j’aurais, la lance au poing, soutenu son existence envers et contre tous, comme celle du vieil Homère.
50Le ciel est peut-être moins vaporeux et la figure mobile et arbitraire des nuages moins pittoresque et moins bizarre que dans le royaume brumeux de Fingal ; mais, à cela près, la ressemblance des deux pays laisse peu de chose à désirer. Des montagnes arrondies et boisées aux sommets longtemps neigeux, sur lesquelles se dressent ça et là, en pans rompus et menaçants, les ruines de quelques vieux châteaux qui se confondent de loin avec les rochers de leurs crêtes sourcilleuses ; des gorges étroites et fraîches où serpentent des ruisseaux qui deviendront des torrents, où roulent des torrents qui deviendront des ravins, où se creusent des ravins qui deviendront des précipices ; des bouquets de sombres sapins et de bouleaux frileux qui se courbent et se relèvent en gémissant au souffle du vent ; des lacs bleus et purs qui se bercent doucement au soleil, dans les vallées bien ouvertes, et que le martin-pêcheur effleure en sifflant avec l’éclat et la rapidité d’une flèche d’azur ; des lacs noirs et endormis qui n’ont presque jamais réfléchi le ciel, tant ils reposent profondément encaissés entre leurs rivages : c’est la Franche-Comté du Lomond et du Jura, c’est l’Écosse du Jura et du Lomond, car le hasard ou la nature a voulu que les montagnes culminantes de deux contrées si semblables l’une à l’autre portassent le même nom.
La même analogie se remarque entre les highlanders ou les montagnards des deux pays. Ce sont là comme ici des géants à la stature athlétique, aux vastes épaules, aux mains larges et puissantes ; robustes comme le bison, agiles comme le renne de ces régions d’un monde usurpé par l’homme, où le renne et le bison ne se trouvent plus ; c’est la vigueur native de l’espèce, aujourd’hui servie par une habileté qui va quelquefois jusqu’à la ruse ; un reste de candeur qui charme avec un commencement de pénétration et d’adresse qui épouvante ; une magnifique organisation naturelle qui achève de se civiliser pour se perdre. Ce moment est précieux pour l’observateur. Demain, il ne sera plus. Quand le wagon aura labouré les lieux âpres, il n’y restera pas une seule semence des vertus antiques.
Ces deux races, qui n’en font peut-être qu’une, ont dû être également animées d’un merveilleux instinct poétique. L’esprit de poésie a reposé à la surface de leurs lacs éternels, comme celui de Dieu sur les abîmes de la création ; il y a rayonné dans les météores de leurs montagnes, comme celui de Jéhovah dans les foudres du Sinaï. Il en brille encore quelques éclairs dans les traditions franc-comtoises ; non pas que la Franche-Comté se rappelle un Ossian qui n’a point eu de Macpherson, un Bruce qui n’a point porté de couronne, un Wallace ignoré de l’histoire (l’éducation française y a mis bon ordre) ; mais parce qu’il n’est point de pays où, en dépit de l’Université, il ne batte encore dans l’artère populaire quelque goutte de vieux sang. Les Francs-Comtois ne se souviennent pas de si loin, mais ils n’ont pas tout oublié. Les récits du bisaïeul qui les tenait de son père berçaient encore dans son enfance les veillées conteuses de la jeune famille. Quand j’arrivai dans les Highlands, on m’y montra la maison de Rob-Roy, on m’y fit soulever la lourde épée qu’il brandissait dans la mêlée, de ses longs bras dont il pouvait nouer ses jarretières sans se baisser ; on m’y introduisit dans la cave mystérieuse où il disparaissait tout a coup aux yeux de ses ennemis prêts à le saisir. J’avais vu dans les montagnes de Franche-Comté la maison, la lourde épée, la cave de Lacuzon. Il n’y a qu’un nom de changé.
Un immense avantage des Ecossais sur les Francs-Comtois, comme sur tous les peuples d’aujourd’hui, c’est qu’ils ont produit un Macpherson d’abord, et depuis un Walter Scott, pour consacrer à la dernière postérité leurs souvenirs nationaux.51
146L’Ecosse est donc naturellement une terre romantique, et c’est la terre natale de Ruthwen, qui propose à Léonti de s’engager dans un régiment de cette nation (Bérard)… Oscar (Nodier) est « le digne fils d’Ossian » et Rutven gît dans le tombeau de Fingal, titre des œuvres de Macpherson (Fingal, 1762).
i. Des femmes vampires et fantômes
147L’œuvre de Bérard est aussi la première à nous présenter une femme vampire, avant donc La Morte amoureuse de Gautier et Carmilla de Sheridan Le Fanu.
148Bettina revient à la vie pour des raisons assez obscures et contradictoires. Léonti la retrouve pour la première fois dans les rues de Florence, en but à un batelier qui lui réclame ses gages. Tout vampire qu’elle est, elle n’en a pas moins besoin de se déplacer par les moyens normaux ! On constate là encore l’aspect anodin du vampire, qui peut se faire passer pour un simple voyageur. Bettina revient ensuite par deux fois auprès de Léonti : elle s’introduit dans le palais de la duchesse d’A** par des moyens mystérieux et disparaît de manière tout aussi secrète. Puis, elle rend visite à Léonti pour lui conter sa vie vampirique. Le lecteur la voit une ultime fois, haranguant la foule de Modène avant de mourir de convulsion.
149La jeune Morave, donc Thélémy, est dite « premier exemple d’une femme vampire » bien qu’aucune information ne soit donnée sur elle. Il est vrai que la fin de son aventure, comme la fin des amours de Cymodore, ne nous informe pas sur ses relations aux vampires. Elle reviendrait pourchasser son amant !
150Maria est elle une femme fantôme. On la suppose revenir chaque année au château de Mancini pour réclamer son amant, bien que personne ne l’ait vue véritablement.
151Cette apparition de la femme en tant que créature surnaturelle n’est évidemment pas nouvelle (les sorcières de Shakespeare, les striges de Tibulle) mais c’est la première fois qu’une femme devient vampire depuis le Visum et Repertum. Car un trait qui n’a guère perturbé les auteurs de dictionnaires français du xixe siècle, est que si les termes qui désignent les créatures surnaturelles de la mythologie grecque et latine sont des noms de femmes (lamie et strige), aucune femme n’était vue comme vampire agissant dans les tradition d’Europe centrale. Arnold Paole, Pierre Plogojowitz, Milloé sont des hommes vampires qui propagent le vampirisme, qui transforment les femmes en vampires, mais les femmes déterrées et brûlées n’agissaient pas.
152Avec Lord Ruthwen, la femme devient vampire, mais un vampire du bien, et non du mal.
j. Des vampires amoureux ou maudits
153Sous la plume de Dumas, la Goule est clairement amoureuse52, mais les sentiments de Ruthwen, quelques soient les auteurs, sont assez flous (désir simple de survivre chez Nodier, perversité chez Polidori, vengeance chez Dumas). Avec Bérard, devant la jeune fille amoureuse (Bettina), son désir est de la détruire mais devant la duchesse de Modène, sa volonté est de l’épouser. On s’étonnera d’ailleurs de cette volonté, qui ne répond pas à une ambition politique, puisqu’il la tue au cours de la nuit de noce et qu’il ne peut alors succéder à son beau-père en tant que duc… La psychologie vampirique est donc obscure, mais pourrait-il en être autrement ? Dans l’œuvre de Polidori, Ruthwen, en bon libertin, faisait tomber les femmes dans le vice : sa volonté première était leur séduction, comme son action en Italie était de récompenser les mauvais et punir les gentils. C’est la passion du mal qui motivait ses actions, et, par la suite la destruction de l’innocence (Ianthe) et la vengeance (en tuant la sœur d’Aubrey). Dans le roman de Bérard, Ruthwen laisse davantage son inspiration et ses caprices diriger son activité vampirique. Trouvant une jeune Polonaise et ses enfants dans un château vide, il la séduit et tue toute la famille ; apprenant de Bettina qu’elle aime Léonti, il met en place un stratagème compliqué pour s’en emparer dans les bois ; pour épouser Éléonore, il incendie le palais mais on ne sait pour quelle raison il la veut marier.
154Bettina vampire est tout aussi soumise à la fluctuation de son état vampirique. Son retour à la vie la pousse à détruire Léonti et à le pourchasser, puis ses sentiments reprennent le dessus : elle le protége et l’aide à détruire Ruthwen.
« Je ne savais quel parti prendre. Mes idées confuses ne me laissaient comprendre qu’un vague désir de vengeance. Mais sur qui pouvais-je assouvir cette aveugle fureur qui faisait bouillonner mon sang ? Quel est le coupable que je devais punir ? L’ennemi qu’il fallait frapper ?… Léonti ! pardonne. Je ne sais quelle divinité cruelle avait bouleversé tous mes sens ; mais de tous les objets que j’avais connus dans ma première vie, je ne me souvins que de toi seul, et ce cœur qui l’avait tant aimé, le croirais-tu ? ce cœur formait le barbare projet de te désespérer ; oui, c’est toi, c’est toi-même que je voulais poursuivre, et c’est ainsi que, docile jouet d’une destinée impérieuse, inexplicable, horrible, Bettina avait choisi pour victime l’amant qu’elle adorait toujours. »
155Son amour est cependant impossible :
« Chère Bettina, dit Léonti ému jusqu’aux larmes, est-ce bien toi que je revois ? Si ce n’est point un songe, si tu m’es rendue, ne cherche plus à fuir un malheureux qui t’aime, demeure auprès le ton amant. — Un vœu religieux me le défend jusqu’au jour de la mort du vampire. »
156Le Ruthwen de Polidori est aussi marqué en théorie par l’amour : la jeune Ianthe raconte comment le vampire doit tuer chaque année une femme qu’il aime. « Souvent tandis qu’elle lui racontait l’histoire d’un vampire qui avait passé plusieurs années au milieu de ses parents et de ses amis les plus chers, et était forcé pour prolonger son existence de quelques mois, de dévorer chaque année une femme qu’il aimait, son sang se glaçait dans ses veines. » Cependant, Ruthwen tue par vengeance, et non par amour. Dans l’œuvre de Bérard, le vampire ne tue pas non plus par amour, et le cas est abordé, mais confus, dans l’œuvre de Nodier (il se trouve deux femmes possibles en une soirée, il est donc improbable qu’il soit deux fois victimes de l’amour !)
157Bettina est une vampier amoureuse, et parente éloignée de Ruthwen, qui avait appris au lecteur que les vampires étaient des hommes mauvais dans sa première digression, que la malédiction divine les rappelait pour faire le mal. Bettina au contraire est bénie et rappelée pour faire le bien :
Cependant cette affreuse idée tourmentait mon âme, et dès que j’en eus repoussé toute l’amertume, une émotion plus douce gagna mes sens éperdus, mes pleurs coulèrent, mes cris retentirent, mes pas errants se dirigèrent au hasard. Une gondole était près du rivage. Je m’y précipite, et voguant en pleine mer, je m’abandonne à l’influence divine qui guidait mes mouvements inventaires. Le jour commençait à paraître et colorait de ses premiers feux les monts d’alentour. Tout s’animait dans les riantes vallées, sur les vertes collines. Le laboureur matinal confiait ses espérances à la terre fertile. Un chant pur et mélodieux s’élevait dans les airs. De jeunes filles groupées sur une rive ombragée d’arbres répondaient à des hymnes répétés sur la rive opposée. Cette suave harmonie que rend plus ravissante encore le spectacle majestueux des eaux, porte dans mon âme un calme délicieux. Dans cette enivrante extase, le premier besoin que j’éprouvai fut d’offrir mes vœux à l’auteur de la nature. J’étais pénétrée de ce pieux devoir quand un bois s’offrit à ma vue. Je guidai ma barque près du bord et m’élançai du côté d’une chapelle consacrée aux matelots. Mes genoux fléchirent sur les marches de l’autel révéré d’un Dieu que le malheur n’implore jamais en vain. Mais au moment où mes prières s’élevaient vers le ciel, je sentis mes paupières s’appesantir malgré moi, et un sommeil subit s’empara de mes sens. C’est alors qu’un songe flatteur me fit entrevoir une destinée plus heureuse. Un ange du ciel m’apparut. Je le vis. Il était suspendu dans les airs, un nuage d’azur soutenait ses ailes déployées, et son auréole éclatante annonçait le messager d’un Dieu puissant. « Jeune fille du Lido, dit-il, ta prière a fléchi l’Éternel. Par une faveur qui peut seule émaner de la grandeur divine, ton âme, pure dans ses premiers jours, conservera sa bonté dans la nouvelle vie qui va s’ouvrir devant toi. Tu ne seras point l’épouvante des mortels comme ces monstres, fléau détesté du ciel et des hommes. La femme souvent méconnue, toujours opprimée sur la terre des vaines erreurs, fière de remplir une mission digne d’elle, ne doit y revenir que pour être l’effroi des coupables et la sauvegarde des êtres vertueux. Ainsi le veut le Dieu que tu adores. Bettina ! tu seras désormais destinée à protéger l’objet de tes chastes amours. Réveille-toi. Pars, dirige tes pas vers l’Orient. Le ciel te guidera ; mais tu ne seras réunie pour toujours à l’amant que tu vas retrouver, que lorsque le vampire, dont tu fus la victime, sera rendu à la terre des tombeaux, qui se fermera bientôt sur lui pour l’éternité. Promets d’obéir aux volontés célestes. — Je le jure ! » m’écriai-je, et à ces mots je m’éveillai. Les yeux qui s’ouvrirent cherchèrent en vain dans les airs les images que le sommeil m’avait présentées.
158Les dualités Héros-Vampire, Hommes-Femmes se doublent donc d’une opposition entre vampires maudits-amoureux.
k. Des amitiés masculines
159Un trait particulièrement intéressant du vampire est sa faculté à souder ses adversaires.
160Dans ce roman, le vampire, s’il est fascinant, ne déclenche pas l’admiration ou le désir des femmes, exception faite de la jeune Polonaise, mais cette information est donnée par Ruthwen lui-même. Les autres héroïnes n’ont d’yeux que pour leurs amants et ne considèrent pas le vampire comme un mari potentiel, ni même comme un objet possible de leur amour.
161Du côté masculin, le vampire ne provoque pas de réactions amoureuses ou homosexuelles, comme on pourra le voir sous la plume de Sheridan Le Fanu et d’Anne Rice, devant la caméra de Jimmy Sangster (Lust for a vampire), de Tony Scott (Les Prédateurs)… Cependant, le vampire soude durablement et fortement les hommes auxquels il a fait tort. Ainsi, l’amitié d’Aubrey et de Léonti est-elle puissante et fraternelle, comme l’empathie qu’ils éprouvent pour Nadour-Héli est grande.
« Léonti éprouve le besoin d’entendre un cœur qui réponde au sien, et déjà, attirés l’un vers l’autre par une sympathie indéfinissable, ils se livrent aux épanchements d’une consolante amitié. Lorsque nés sous les mêmes cieux, mais errants aux terres étrangères, des hommes, que rien n’avait unis jusqu’alors, se rencontrent par hasard si loin des champs paternels, une émotion subite les rapproche ; l’air, l’habit, le langage de la patrie, les fait tressaillir, et chacun d’eux croit retrouver un frère, un ami, un compagnon de ses premiers jours. Ainsi un intérêt rapide réunit deux cœurs que le malheur accable. »
162La beauté de Ruthwen ne lui sert guère, dans le roman de Bérard, alors qu’elle lui permettait des conquêtes nombreuses dans l’œuvre de Polidori. Cette beauté ne lui servira non plus à séduire les représentants de son sexe, comme plus tard les vampires du xxe siècle.
163Avec sa séduction va aussi sa malfaisance, et c’est elle qui crée les liens les plus durables de ses ennemis. Unis dans la douleur, ils s’associent et fraternisent, bien après encore la mort de Ruthwen : les survivants Aubrey et Nadour-Héli s’installent à Modène et demeurent dans le ville où le vampire a sévi pour la dernière fois.
l. De la création et destruction des vampires
164Le roman de Cyprien Bérard ouvre enfin une voie : l’interrogation sur la destruction et la création des vampires. Le texte de Polidori ne posait pas ce problème, puisque Ruthwen triomphait. Avec l’œuvre française, non seulement Bettina devient vampire, mais Ruthwen est détruit.
165La création est assez mystérieuse (comment pourrait-il en être autrement !) et le vampire n’est pas maître de ses enfants. C’est par intervention du ciel, du fait que son amour est déçu, que Bettina revient de la mort. Les textes d’Europe centrale décrivaient de manières variées la transmission vampirique (frottement avec du sang, ingestion de viande contaminée…) et Cyprien Bérard ouvre dans la littérature une première façon de se vampiriser.
« […] que te dirais-je ? soit qu’animé par le rapide souffle d’une inspiration divine, soit que brûlante d’un amour plus fort que la vie, mon cœur, se survécût à lui-même ; alors, ô Léonti ! en expirant à tes yeux je ne crus pas mourir pour toujours, et il me sembla que mon âme en s’échappant me donnait la flatteuse assurance que je te reverrais encore.
Le lis et la rosé blanche ne fleurissent pas aux champs funéraires. Leur culture, aimée des cieux, ne se plaît à embellir que l’asile heureux de l’espérance, et pourtant leurs tiges verdoyantes commençaient déjà à s’élever sur ma tombe couverte des pleurs d’une mère et des baisers d’un amant, lorsque, par un prodige supérieur à l’esprit des hommes, tout parut s’agiter autour de moi. Je sentis dans mes veines un feu qui me dévorait. Mes yeux brillèrent dans la profonde obscurité, mes lèvres brûlantes frémirent, la terre ébranlée s’ouvrit, et semblables aux éclats effrayants de la foudre, ces terribles paroles retentirent au milieu des airs : “Femme vampire ! sors du tombeau.” J’apparus alors à une nouvelle vie, et d’abord jetant autour de moi des regards égarés, je ne vis que de sombres tableaux. J’étais seule, séparée du reste des vivants que ma présence eût glacé d’épouvante. La lune, amie de nos climats, était sur son déclin et éclairait de sa clarté douteuse un horizon lointain qui fuyait à ma vue. Le calme imposant de la nuit ajoutait au désordre de mes esprits. Je ne savais quel parti prendre. »
166L’action du vampire n’est donc pas déterminante dans la création d’un nouveau vampire, comme elle le sera dans la littérature postérieure (le vampire donne son sang pour « fabriquer » un jeune vampire). C’est par l’action de Dieu (ou par l’amour tragique de la victime qui triomphe de la mort) que certaines femmes deviennent les égales de Ruthwen. Rappelons d’ailleurs que Ruthwen laisse ses victimes faibles et pâles, mais qu’à aucun moment on ne sait pourquoi ! La bienséance interdit sans doute à l’auteur de décrire des scènes trop crues. « Je suis loin de considérer comme un thème bien favorable à l’imagination et au goût celles de ces superstitions qui, admises comme à regret par les peuples, n’offrent à la pensée que des scènes de terreur » dit Charles Nodier dans la préface, en guise d’excuse à son œuvre.
167La destruction du vampire est tout aussi elliptique, mais Cyprien Bérard en donne une double description (Bettina et Ruthwen) qui inaugure la longue liste des morts vampiriques.
168Pour Bettina, sa mort, en d’horribles convulsions, est la conséquence d’un coup de poignard empoisonné donné par Ruthwen. Le cas est donc intéressant, car Ruthwen résiste généralement bien aux armes blanches, qui ne le tuent que provisoirement ! Bettina, elle, meurt du poison. Voici donc une première façon nouvelle de combattre le vampire, par empoisonnement.
169Pour Ruthwen, Bérard reprend tout d’abord la double mort du vampire, telle qu’on la trouve chez John W. Polidori. Ruthwen est blessé lors d’un combat et meurt, mais se régénère sans doute au clair de lune53, puisqu’il reparaît à Londres quelques temps plus tard. Le roman de Cyprien Bérard montre Ruthwen tué par Léonti, mais toujours actif, puisque des jeunes filles de la cour meurent inexplicablement. On voit avec le texte français une influence directe des textes d’Europe centrale : c’est depuis son cercueil que le vampire est le plus dangereux et qu’il agit. En homme bien vivant, il tue une victime épisodiquement, mais en tant que cadavre, ses crimes se multiplient.
170Les armes peuvent donc tuer le vampire, que l’on enterre ou abandonne dans la nature, mais elles ne suffisent pas pour le détruire. La disparition complète de Ruthwen vient d’un moyen assez original : « Le prince en est instruit, et, sur-le-champ, il ordonne que, pour prévenir de nouvelles calamités, un fer brûlant crève les yeux et traverse le cœur du monstre. Après cette exécution la mort cessa ses ravages. » C’est la première fois qu’un vampire est tué par l’aveuglement et le fer brûlant.
171Poison ou fer brûlant sont donc les moyens français de la disparition vampirique. Aucun d’eux n’aura de postérité.
m. De l’ensevelissement
172La destruction du vampire est donc possible lorsqu’il est dans son cercueil, cependant sa relation au tombeau ou à la terre de ses ancêtres est rare, voire inexistante. La postérité de Dracula fait du cercueil le lieu obligé de repos du vampire, mais aucun commentaire sur ce domaine n’est fait dans la littérature française de notre époque de référence.
173Ruthwen (de Bérard) est enseveli parce qu’il est tué par Léonti, et il retrouve là les caractéristiques de ses ancêtres orientaux : il agit depuis sa tombe. Cependant, sa vie entière ne se trouve pas liée à son caveau. Bettina n’est non plus une créature de la nuit et du tombeau, bien qu’il lui arrive de rêver (à défaut d’agir en rêve comme les vampires des traditions orientales).
174Ruthwen (de Dumas) préfère vivre au clair de lune : il demande à reposer à même la terre, comme toute créature chtonienne (prétextant l’appartenance à une secte mystérieuse), pour puiser la force du sol et de la lune. C’est d’ailleurs la lune qui le rappelle à la vie.
« Gilbert arrive lentement, avec le cadavre de Ruthwen sur ses épaules. Il le dépose sur une roche saillante, le visage tourné à l’occident ; puis il s’agenouille un instant auprès du corps, et redescend le sentier. Dès qu’il a disparu, la lune transparaît derrière les nuages ; un coin de son disque argente les saillies des rocs et les pitons de la montagne ; la clarté grandit et envahit peu à peu le cadavre et finit par monter jusqu’à son visage. À peine la face est-elle baignée de cette lumière, que les yeux du cadavre s’ouvrent tout grands ; sa bouche sourit lugubrement. » (Acte II, troisième tableau)
175Point de cercueil, donc. Le vampire de Dumas est plus proche du vampire de Polidori, qui disparaît lui-aussi avec les rayons de lune.
176Rutven (Nodier) est plus directement enseveli : la première scène de la pièce le montre qui sort de son tombeau. Tous les cent ans, il doit tuer une jeune-fille mais on ne sait véritablement ce qu’il fait en dehors de ces périodes de chasse. Sans doute le suppose-t-on relié directement à sa grotte funéraire… Il est donc le premier vampire qui possède cette caractéristique tombale.
177Clarimonde (de Gautier) possède une relation plus directe encore avec la tombe puisqu’elle y passe la totalité de sa non-existence. Certes elle apparaît dans les rues d’Italie, mais sa vraie personne semble enterrée : c’est en rêve qu’elle agit et c’est pourquoi, lorsque Sérapion ouvre sa tombe, il y découvre son corps.
n. La première œuvre française
178Ce roman est donc le premier d’une longue série de textes vampiriques. S’inspirant de J. W. Polidori, il n’abuse guère des emprunts et doit se considérer comme une création typiquement romantique et française. Il puise dans les mécanismes d’écriture théâtraux, dans les expériences de l’auteur, dans les grandes œuvres narratives françaises pour se proposer comme la plus originale des créations françaises sur le vampire.
179Quatre dimensions lui donnent son intérêt : la présentation d’un vampire agissant et présent à plusieurs reprises dans l’action et dans les discours ; l’entrecroisement d’histoires fantastiques et d’histoires amoureuses ; la diversification des personnages surnaturels ; la destruction originale des vampires.
180Cyprien Bérard reprend le personnage de Polidori et lui donne des variations en puisant dans l’imaginaire romantique (surnaturel, voyage, héros, malédiction…), et, comme tous les auteurs postérieurs, en cherchant la nouveauté.
3. Nodier, Scribe, et Dumas
181Et cette nouveauté, Charles Nodier, Eugène Scribe, Nicolas Brazier, Gabriel et Armans D’Artois, Alexandre Dumas-père vont la trouver dans le genre théâtral.
182Quatre pièces assez différentes sont produites mais qui développent le motif du vampire dans une même direction ! Entre 1820 et 1850, le vampire est une figure suffisamment populaire et connue pour que Nodier écrive Le Vampire, mélodrame en trois actes, joué au Théâtre de la Porte-Saint-Martin (1820), pour que Scribe écrive Le Vampire, comédie-vaudeville en 1 acte, pièce écrite en société avec M. Mélesville, jouée au Théâtre du Vaudeville (1820), pour que Nicolas Brazier, Gabriel et Armans D’Artois écrivent Les Trois Vampires ou la clair de lune, vaudeville (1820) dont il ne nous reste que quelques costumes (réalisés par Odry) ; pour que Dumas écrive Le Vampire, drame fantastique en cinq actes et dix tableaux, représenté à l’Ambigu-Comique (1851). On notera la grande originalité des quatre titres…
183Charles Nodier était le théoricien du fantastique romantique, et ses oeuvres vampiriques sont nombreuses. Il tint salon dans les années 1820 et les auteurs se réunissaient chez lui chaque semaine (Sainte-Beuve, Hugo, Musset, Vigny, Lamartine). Qu’il écrive un mélodrame n’est en rien surprenant puisque le mélodrame avait été mis à la mode par Pixérécourt, et que les Romantiques plébiscitaient cet auteur. Son originalité réside plutôt dans la reprise du sujet de Bérard, dont il s’était fait l’éditeur scientifique. Alexandre Dumas, chef de fil des romantiques au théâtre, fondateur du Théâtre Historique, n’est pas étonnant comme auteur d’une oeuvre vampirique, car son inspiration flirte souvent avec le genre fantastique. Le nom d’Eugène Scribe est en revanche surprenant dans la liste des auteurs de textes vampiriques. Maître incontesté du vaudeville, on l’imagine mal changer de public et d’habitudes pour écrire une pièce fantastique !… C’est pourtant ce qu’il fit en 1820. Les trois autres vaudevillistes sont aussi exotiques, avec cette œuvre vampirique, puisque leurs pièces sont généralement légères. Nicolas Brazier était l’auteur de L’Auvergnate ou la principale locataire, Les Cochers : tableaux grivois, Les Ecoliers en promenade, Les Entrepreneurs, vaudeville en un acte.
184Ces vaudevilles, loin de sortir de notre propos, sont au cœur de notre réflexion sur la littérature vampirique. Qu’en 1820 sortent quatre œuvres littéraires54, deux sérieuses, deux parodiques, sur les vampires montrent combien le sujet devait passionner lecteurs et spectateurs. Sur l’air d’Au clair de la lune, mon ami Pierrot, Brazier fait dire au vampire La Rose :
Au clair de la lune,
Quand on n’y voit pas,
La blonde et la brune
Ont bien plus d’appas ;
L’Amour qui nous joue,
Me met tout en feu,
Prête-moi ta joue,
Pour l’amour de Dieu.
185Les tonalités ne sont pas identiques, entre les dramaturges et les vaudevillistes, mais le thème assurément est à l’ordre du jour. La littérature fantastique romantique prend son essor en 1830 (avec la traduction d’Hoffmann et la définition du genre fantastique) mais c’est dès les années 1820 que le vampire se popularise comme figure littéraire.
a. Le théâtre et le fantastique
186Pour comprendre les raisons qui poussèrent ces auteurs à écrire une pièce fantastique sur les vampires, il faut se placer dans l’optique du théâtre romantique et pré-romantique autour des années 1800. Guilbert de Pixérécourt est revenu d’exil. Il a apporté avec lui la littérature anglo-saxonne et il décide de faire jouer, devant le peuple, des mélodrames, des pièces à grand spectacle, avec danses, musiques, chants et sentiments moraux. La Révolution Française avait exacerbé le goût populaire pour le théâtre, et, à côté des scènes officielles (La Comédie Française) où se jouaient les Classiques (Racine, Corneille, Molière, Destouches, Voltaire), Pixérécourt faisait représenter des pièces qui ne répondaient pas aux canons de l’art français.
187Quelques spectacles d’inspiration étrange sont ainsi représentés : des adaptations d’Anne Radcliffe en particulier. Pixérécourt n’était d’ailleurs pas le seul à adapter des oeuvres « surnaturelles ». Pour prendre un exemple connu, trois auteurs de mélodrames, A. Duval, I. H. F. Lamartelière et R. Guilbert de Pixérécourt, adaptent les Mystères d’Udolphe d’Anne Radcliffe, sous trois titres différents en l’espace de trois ans :
- 1797 : Montoni ou le Château d’Udolphe pour Duval ;
- 1798 : Le Testament ou les Mystères d’Udolphe pour Lamartelière ;
- 1799 : Le Château des Apennins ou le Fantôme vivant pour Pixérécourt. Trois mélodrames, trois théâtres : Théâtre de la Cité pour Duval, Théâtre Louvois pour Lamartelière, Ambigu-Comique pour Pixérécourt. L’Ambigu-Comique avait d’ailleurs construit en décor gothique depuis 1792 qui servait à toutes les pièces du genre. Le goût pour le fantastique est bien présent.
188Lorsque paraît en français le texte de Polidori, son retentissement est assez large, et les auteurs français en mal d’inspiration et en quête d’un vaste auditoire vont périodiquement l’adapter : les écrivains Nodier, Scribe, Dumas, Brazier, d’Artois, mais aussi les musiciens et les librettistes Joseph Hart (1820), Mengal (1826), Marschner et Lindpaintner (1828), Palomba (1861), Hummel (1866), Hargreaves (1881). Drame, mélodrame, vaudeville, ballet, opérette… le vampire se décline sur tous les tons. Malgré cette diversité, la lecture des pièces de Scribe, Nodier, Dumas permet de dégager quelques constantes évidentes. Bien entendu, comme il s’agit de l’adaptation de la même nouvelle de Polidori, l’histoire garde un vague air de famille. Mais on observe surtout que les codes théâtraux qui régissent ces spectacles, et donc les critères de constructions des pièces, sont identiques. Scribe, Dumas et Nodier donnent trois variations sur le vampire, trois variations qui possèdent des phases précises, voulues non par le motif mais par l’attente du public… Les spectacles donnés à Paris sont très normés, et reposent toujours sur un nombre restreint de passages obligés55.
b. Les constantes de l’histoire
189Le texte de Dumas est plus complexe que ceux de Scribe et de Nodier. Plus de personnages, de retournements, de sentiments. Nodier place son histoire en Écosse, Dumas en Espagne et en Bretagne, Scribe en Hongrie… L’originalité tient parfois a peu de chose !
190L’histoire de Nodier est la suivante : le prologue nous apprend qu’après une tempête, Oscar, l’esprit des mariages, a protégé une jeune fille, Malvina, perdue dans la grotte où vivent des spectres. L’un de ces spectres doit posséder une jeune fille avant une heure, le lendemain, ou retourner au néant. Malvina, elle, doit se marier le lendemain avec un mystérieux comte de Marsden, frère de Lord Rutwen qui fut jadis l’ami de son frère. Rutwen a disparu mystérieusement après avoir été blessé, en Grèce, par des voleurs… Arrive Marsden, qui est reconnu comme étant Rutwen et qui avoue ne pas avoir été tué, et porter maintenant le nom de son frère défunt, Marsden.
191Un autre mariage se prépare dans le château voisin. Aubrey et Rutwen y assistent. Oscar, l’esprit du mariage, tente d’informer les invités de la véritable nature de Rutwen, mais en vain. Au cours des festivités, le vampire essaye de s’emparer de la jeune épousée, mais le mari le tue d’un coup de pistolet. En mourant, Rutwen fait promettre à Aubrey de tenir sa mort secrète pour douze heures.
192Le lendemain, Rutwen arrive pour son propre mariage. Malvina ne sait rien de sa mort de la veille, et Aubrey n’ose pas briser son serment de silence. Rutwen fait passer l’embarras d’Aubrey pour un signe de folie et s’apprête à épouser Malvina, quand on apprend que l’horloge est arrêtée. Les douze heures sont passées. Aubrey dénonce le vampire ; une heure sonne à l’horloge et Ruthwen doit retourner au néant, n’ayant pas réussi à s’emparer de la jeune fille.
193Les différences avec Polidori sont relativement nombreuses : le vampire meurt deux fois fictivement au lieu d’une, et ses motivations ne sont plus les mêmes, désir de vengeance chez Polidori, malédiction chez Nodier, chez qui interviennent des esprits magiques. Pour que l’homme puisse vaincre l’incarnation charismatique du mal, il faut l’aide du surnaturel. On note la référence à Songe d’une nuit d’été et à Hamlet, de Shakespeare : les esprits parlent entre eux, l’un d’eux tente d’avertir les hommes d’un malheur.
194L’histoire de Dumas est plus complexe : en Espagne, parce qu’un aubergiste marie sa fille et qu’il n’a plus de place dans son établissement, un groupe de voyageurs français, dirigé par Gilbert de Tiffauges, va dormir dans les ruines d’un vieux château. Une mystérieuse moresque tombe amoureuse de Gilbert, mais disparaît… Se joint aux voyageurs français une femme en quête de son fiancé. Tous s’installent dans le château. Arrive alors un Lord anglais, Ruthwen. Au cours de la nuit la jeune fille meurt, son fiancé également, et Tiffauges tue Ruthwen en croyant qu’il est le responsable de ces décès. Il s’en repent bientôt : non ! Ruthwen est innocent…
195Tiffauges rentre chez lui, en Bretagne, et apprend que sa sœur Hélène désire se marier. Lui-même a décidé d’en faire autant… En chemin, un mystérieux attentat contre sa personne a été évité de peu, grâce à l’intervention d’une femme étrange.
196C’est bien sûr Ruthwen qui apparaît comme le fiancé d’Hélène, expliquant qu’il n’est pas mort de ses blessures et qu’il vit maintenant sous le nom de son défunt frère, le comte Marsden… Au cours de son sommeil, la fée Mélusine apprend à Tiffauges que Ruthwen est un vampire, mais ce dernier parvient à faire passer Tiffauges pour fou.
197Lors d’une conversation entre Ruthwen et la mystérieuse femme qui a sauvé Tiffauges de la mort — la même qui était apparue sous les traits de la mauresque et qui est en fait la Goule, un mort-vivant — on apprend que cette femme protégera Tiffauges de Ruthwen, car elle l’aime.
198Ruthwen tue cependant Hélène, mais est tué par Tiffauges. Ce dernier s’apprête à se marier, quand la Goule intervient pour briser l’union. Devant les supplications des amants, qui sont prêts à mourir si on les sépare, la Goule accepte de les laisser vivre ensemble et donne à Tiffauges une arme bénie pour tuer Ruthwen quand il reviendra… Car il reviendra, ne pouvant être tué que par cette arme. Ruthwen revient en effet, est tué par Tiffauges, mais la Goule meurt aussi pour avoir trahi le vampire.
199Une scène finale nous montre les amants réunis, et la Goule sortant de sa tombe, sous forme de fantôme, les mains tendues vers le ciel.
200Dumas respecte donc le déroulement de la nouvelle de Polidori, en change les lieux et ajoute ponctuellement des épisodes ou des événements. Il fait lui aussi appel à des esprits magiques autres que le vampire, qui contre balancent la toute puissance de ce dernier et permettent de le détruire. L’influence de Bérard est plus nette que dans les autres œuvres vampiriques : une arme magique (et non empoisonnée comme chez Bérard) tue le vampire ; la Goule, comme Bettina, meurt après avoir trahi le vampire (là encore par malédiction et non par poison).
201L’histoire de Scribe est la plus originale : il produit une pièce à finalité ludique, drôle. Le public de Scribe est celui du vaudeville, qui n’est donc pas exactement celui du drame ou du mélodrame. La situation de départ est plus curieuse : une jeune fille, Hermance, avoue à sa sœur Nancy qu’elle a décidé de faire un mariage de convenance avec le baron de Lourdorff. Certes, elle aimait Adolphe de Valberg, mais l’oncle de celui-ci s’opposait à ce mariage et le jeune homme est mort… Le reprise de Bérard est là importante : c’est l’histoire d’Elzine d’Alberg, qui épouse Adalbert… Le mariage est intéressé, comme dans Lord Ruthwen (Mancini, Éléonore, Elzine…) et n’a pas l’amour comme finalité.
202Une autre influence de Bérard est le fait que la pièce, comme le roman, s’ouvre sur les femmes (et non sur les personnages masculins) : l’amour et la jeune fille sont donc au cœur du problème vampirique.
203Le jour du mariage, arrive au château le comte de Valberg, celui-là même qui s’était opposé au mariage de son neveu et d’Hermance. Il ne sait pourtant pas qui est Hermance… Il vient enquêter sur la réapparition périodique de son neveu, que les gens du cru soupçonnent d’être un vampire et de s’acoquiner avec des morts de la sorte. Le comte quitte le château pour recueillir des informations.
204La noce commence. Adolphe de Valberg et son serviteur, un homme pendu quelques jours auparavant, demandent l’hospitalité au château. Adolphe, après s’être fait appeler un temps par le nom de Ruthven, se dévoile sous sa véritable identité, provoquant la panique des invités. Il tombe amoureux de Nancy, la sœur d’Hermance… Son oncle revient, Adolphe se cache d’abord, puis se découvre. Il n’était pas vraiment mort, et ne faisait que jouer sur les superstitions locales pour pouvoir échapper au mariage forcé que lui avait préparé son oncle. Il épouse finalement Nancy, et un chant final affirme que les fonctionnaires, qui ne se réveillent que pour toucher leur émoluments, les riches avares et les acteurs toujours en tournée sont tantôt morts, tantôt vivants, qu’inversement les héros morts pour la patrie sont bien vivants dans le cœur des hommes, et que tout ce petit monde est semblable au vampire, mort et vivant… Avec Scribe, le vampire devient un trait de caractère, un nom désignant un mort vivant, mais qui peut s’appliquer à tout le monde. Son histoire repose sur les traits vampiriques constitués par les Romantiques, même si au dernier moment, pour un public voulant rire et s’amuser, le vampire de la pièce est fictif, le fruit d’une machination de jeune homme. Les fins tristes, ou en demi-teinte, de Polidori, Nodier, Dumas font place à une fin de comédie. Le vampire disparaît en tant que personnage dans la dernière scène, mais son universalité est rappelée dans le chant final. On constatait déjà sous la plume de Bérard que le vampire se décrivait lui-même comme une créature universelle :
« On parle beaucoup depuis quelque temps d’un vampire qui voyage dans tous les pays, et laisse partout des victimes sur son passage. L’ignorance a accrédité cette nouvelle, et toutes les femmes tremblent de rencontrer un voyageur vagabond dont l’effroi a fait un monstre redoutable. Je ne nierai point l’existence des vampires ; j’ai même vu, à quelques époques de ma vie, des malheurs qui pourraient m’y faire croire ; mais je pense que le crime horrible que signale le vampirisme, est plutôt une allégorie dont la morale a de nombreuses applications. Par exemple, un conquérant qui ravage de paisibles contrées, et dont l’ambition insatiable fait verser le sang des peuples ; un fils ingrat et prodigue qui réduit à la misère un père vertueux dont soixante ans de travail avaient assuré la fortune ; une femme qu’on aime et qui, par ses imprudences, aiguise à chaque instant pour nous le poignard de la jalousie ; un roi cruel, un ami perfide ; un ministre qui trahit la confiance de son maître et amène des révolutions terribles à la place du bien qu’il aurait pu faire ; tous ces êtres, fléaux de la société, ne représentent-ils pas le vampirisme ? En effet, si l’on pouvait toujours écarter les nuages dont on entoure les cruautés inexplicables de ces hommes qu’on appelle vampires, on verrait souvent que l’épouvante qu’ils inspirent n’est pro duite que par des malheurs au-dessus des bornes de notre intelligence, ou par des méprises qui, une fois éclaircies, nous font rougir de notre crédulité. »
205La pièce de Scribe est une parodie de texte romantique vampirique. Elle en reprend pourtant tous les caractères et fait entrer véritablement le personnage dans l’universalité, puisqu’elle change et le ton et la nature de l’œuvre. Le vampire touche désormais un nouveau public !
206Il est à noter que Scribe est le seul auteur à proposer un vampire originaire d’Europe centrale. Ruthwen (Bérard) visitait la Pologne, mais Valberg est, lui, Hongrois ! Les autres écrivains préféraient placer le vampire sous une origine romantique, l’Écosse.
c. Les constantes formelles du vaudeville, du drame et du mélodrame
207Les trois auteurs transforment l’histoire de Polidori dans tout ce qui relève à la mécanique théâtrale, et ils le font de la même manière56. Récit à la troisième personne avec narrateur absent, la nouvelle de Polidori n’a pas besoin de maintenir en éveil pendant deux heures un public composite. Pour faire passer l’information, pour construire le sens, Polidori se contente de raconter le fil des événements, en notant les sentiments du héros (nous suivons l’aventure le regard fixé sur le jeune Aubrey).
208Les trois dramaturges doivent au contraire permettre la compréhension de l’histoire par l’écriture de dialogues, par la multiplication des personnages et des situations. Ils s’inspirent donc largement du roman de Bérard, qui est très dialogué.
209Voici quelques constantes voulues par la forme théâtrale57.
› La musique
210Depuis que Pixérécourt a défini le mélodrame comme un genre théâtral qui associe les grands sentiments et les grandes émotions — reprenant en partie la définition de Rousseau, qui voulait que le mélodrame présentât des morceaux musicaux en alternance avec des morceaux parlés — les pièces qui se donnent à l’Ambigu-Comique, au Théâtre de la Porte-Saint-Martin et au Châtelet sont construites à partir de lieux obligés. Il faut que le spectacle théâtral soit musical et ce, quelque soit le contenu du texte. Zola, dans les années 1880, se pliera aussi à cet impératif structurel, comme Jules Verne58 d’ailleurs. Drame frénétique, mélodrame, drame romantique, drame fantastique, drame naturaliste, vaudeville… ces genres s’apparentent par leur forme, sinon par leur contenu !
211Ainsi les airs musicaux et les chants se succèdent-ils dans les pièces de Scribe (près d’une vingtaine), de Dumas (passage de Mélusine, Acte III, 5 ° Tableau, Scène 1), et de Nodier (musique d’Alexandre Piccini). Les moments chantés et musicaux sont plutôt sombres dans les oeuvres de Dumas et Nodier, plutôt gais dans le vaudeville de Scribe. Les acteurs chantent une partie de leur texte sur des airs connus de l’époque (Air : De sommeiller encor, ma chère — Fauchon la vielleuse…, trouve-t-on chez Scribe). Le théâtre à grand spectacle, doit avoir une musique et des paroles chantées. Deux des pièces étudiées comportent de plus un ballet, qui complète les formes de distraction proposées au public.
› L’amour et les confidents
212Si Polidori se contente de décrire les sentiments de ses personnages, les auteurs dramatiques doivent les décliner en dialogues. Les valets, confidents et confidentes, concierges, aubergistes, neveux, oncles, voyageurs, filleuls se multiplient donc à cette fin. Bien que les Romantiques aient contesté ce type de personnages dans le théâtre classique, ils les emploient largement.
« L’obligation de mettre en récit ce que, sur d’autres théâtres, on pourrait mettre en action, est un écueil dangereux pour les tragiques français. Ces récits ne sont presque jamais placés naturellement. Celui qui raconte n’est point appelé par sa situation ou son intérêt à raconter de la sorte. Le poète, d’ailleurs, se trouve entraîné invinciblement à rechercher des détails d’autant moins dramatiques qu’ils sont plus pompeux. On a relevé mille fois l’inconvenance du superbe récit de Théramène dans Phèdre. Racine ne pouvant, comme Euripide, présenter aux spectateurs Hippolyte déchiré, couvert de sang, brisé par sa chute, et dans les convulsions de la douleur et de l’agonie, a été forcé de faire raconter sa mort ; et cette nécessité l’a conduit à blesser, dans le récit de cet événement terrible, et la vraisemblance et la nature, par une profusion de détails poétiques, sur lesquels un ami ne peut s’étendre, et qu’un père ne peut écouter59. »
213Saussmann et Péters (Scribe), Edgar, Lahennée et Lazare (Dumas), Oscar, Brigitte et Scop (Nodier) jouent donc les valets et les interlocuteurs de leurs maîtres. Ils apprennent les rebondissements de l’action au public (disparition de Malvina, arrivée d’un navire, mystérieux inconnu caché dans les bois, rencontre d’une voiture conduite par un major prussien récemment pendu…).
214L’action n’est pourtant pas elliptique, comme les strictes règles de la bienséance l’imposeraient : Rutven saisit Aubrey par les cheveux et brandit un poignard (Nodier), Gilbert poignarde Ruthwen qui meurt sur scène (Dumas), Valberg s’enferme dans une chambre-placard. Nous ne sommes plus dans la bataille du Cid, déclenchée par une main malencontreuse sur une épée !… Et la bataille d’Hernani n’est pas encore en vue, avec son roi d’Espagne caché dans une amoire.
› Le rire
215Même les pièces les plus tragiques doivent distraire le public. Émile Zola, dans l’Assommoirpièce, fait appel à un trio comique : Bec-Salé, Bibi-la-Grillade, Mes-Bottes… Nodier, Dumas et Scribe font alterner les passages tragiques et les réflexions comiques. Lorsque la vieille gouvernante de Malvina tremble d’avoir traversé un jour une grotte où vivent des vampires, Scop lui répond « Allez Mistress vous ne risquez rien, vous ; ces esprits n’en veulent qu’aux jeunes filles. » (Nodier, Acte I, Scène 1). Alors que le serviteur de Ruthwen s’apprête à empocher l’argent de son maître décédé depuis six mois, Ruthwen reparaît soudain comme s’il n’y avait rien de plus naturel. Le valet rend donc la bourse à son maître et termine la scène par un « je suis ruiné » comique (Dumas, Acte III, 4 ° Tableau, Scène 11). Chez Scribe, l’effet comique est souvent créé par les morceaux chantés : les personnages s’envolent, en plein tragique, dans des couplets au style léger et au vocabulaire absolument inapproprié. Ainsi en voyant que le vampire entre dans le château par sa faute, Péters chante : « Mon Dieu ! c’est-il guignonnant !/Me voilà son répondant ! / J’répondons tous les deux / De tout c’qui f’ra dans ces lieux ». Ceci étant repris en chœur par le concierge et le vampire (Scribe, Scène 8). Le spectacle mettant en scène Ruthwen doit détendre les esprits par des répliques comiques.
› Les types théâtraux
216Enfin une pièce de théâtre possède des personnages fixes, toujours identiques. Lorsque l’on regarde les caractères des différents vampires, leurs vocabulaires, les situations dans lesquelles ils interviennent, on constate une similitude claire avec tous les personnages de « méchants ». Par comparaison, la pièce de Jules Verne Voyage à travers l’impossible montre le docteur Ox, bien que n’étant en rien un vampire, agir et parler comme les Ruthwen… L’organisation des scènes relève d’une composition habituelle : le méchant doit parler en tête à tête avec l’héroïne, menacer le héros, comploter avec ses valets, être trahi… Les constantes des trois Vampires viennent de la structure typique de la pièce de théâtre.
217Ruthwen est donc un méchant ; Tiffauges, Aubrey et Adolphe des héros, jeunes et dynamiques ; Oscar, Péters, Lazare des valets plus ou moins ridicules ; Jarwick, Saussmann, Petterson les serviteurs de confiance ; Malvina, Hélène et Nancy les jeunes filles pures… La pièce de Scribe diffère des autres, et encore très peu, du fait que le vaudeville demande aussi une femme moins… fidèle ! Hermance est donc la femme inconstante qui se marie en croyant son fiancé mort.
218Les lieux sont aussi très généraux : Dumas fait commencer sa pièce dans une auberge espagnole, et l’on y trouve évidement tout ce que ce lieu suppose… Les châteaux sont ensuite les lieux principaux de chaque pièce.
219Des trois adaptations théâtrales françaises du Vampire de Polidori, on ne peut garder un souvenir impérissable !
220Certes, les trois pièces sont inventives, elles eurent du succès, elles innovaient parfois… Mais elles n’apportent presque rien à la figure du vampire. Les codes théâtraux sont trop forts pour que les auteurs puissent s’en affranchir. Ils mettent en scène le vampire, mais dans des situations et avec des dialogues classiques.
221Leur véritable intérêt, mais qui n’est pas des moindres, est de prouver la popularité du motif vampirique. Un mélodrame, un drame fantastique, un vaudeville-opérette : le vampire sort des cadres stricts du récit fantastique pour entrer dans le champ populaire du théâtre. Il devient universel :
« Ce grand acteur qu’on dit si riche,
Que l’on voit si peu sur l’ affiche,
Et dont souvent on parle encor,
Serait-il mort ? (bis)
Vampire de nouvelle espèce,
De la province usant la caisse,
Dès qu’une recette l’ attend…
Il est vivant,
Bien vivant,
Toujours vivant.
Ce paisible fonctionnaire,
Qui n’a jamais su que se taire,
Et qui depuis vingt ans s’ endort,
Serait-il mort ? (bis)
Est-il une place vacante,
Ou bien, du mois quand vient le trente,
Faut-il toucher son traitement ;
Il est vivant,
Bien vivant,
Toujours vivant.
Ce riche dont la main stérile
Aux siens ne fut jamais utile,
Lorsqu’il est frappé par le sort,
Il est bien mort,
Tout à fait mort ;
Celui qui servit sa patrie
Sans regret peut perdre la vie ;
Dans notre cœur reconnaissant
Il est vivant,
Bien vivant,
Toujours vivant.
Chaque vampire a la puissance
De revenir à l’existence ;
Mais la moitié du temps son sort
Est d’être mort (bis).
Partageons… qu’en cette demeur, Chaque matin le nôtre meure,
Pourvu que le soir seulement
Il est vivant,
Bien vivant,
Longtemps vivant. »
(Scribe, Scène 17).
222Le théâtre n’enrichit donc pas la figure du vampire, il le popularise.
c. Des spécificités vampiriques
223Les textes en présence ne se confondent cependant pas dans la présentation de leurs vampires. Chaque auteur a profilé sur quelques points sa créature.
224Le vampire de Polidori possède un don surnaturel : il est télépathe60, et Ianthe affirme que la nuit lui rend « l’exercice de [ses] pouvoirs ». Ruthwen collectionne en outre les armes, « plus ou moins propre à assurer la mort » et sombre dans la contemplation des astres et de la mer « qu’aucune marée n’agite ». La relation du vampire à la marée sera reprise par Stoker dans Dracula.
225Le vampire de Bérard est plus limité dans sa dimension magique, mais il a un « pouvoir surnaturel » sur Aubrey qui l’oblige à garder le silence.
226Le vampire de Nodier est un être maudit qui revient tous les cent ans pour tuer une jeune fille, sous peine de destruction. Destruction à laquelle on assiste d’ailleurs car à midi la possession d’Hélène a échoué.
227Le vampire de Dumas est doté d’ailes, comme la Goule, son associée, et s’envole dans les airs. Il meurt traversé par l’épée bénie de Gilbert. On apprend aussi que le prénom de Ruthwen est Georges.
228Le Vampire de Scribe est un vivant déguisé, comme Antonio sous la plume de Bérard…
4. Théophile Gautier
229A l’inverse, Gautier innovera, et sous la forme d’une nouvelle. Le deuxième grand texte français non-théâtral sur les vampires est La Morte amoureuse de Gautier (ce texte appartient aux Contes fantastiques, 1831-1866). Gautier écrit donc sa nouvelle après que Nodier et Scribe aient fait jouer leurs pièces.
230La Morte amoureuse est un texte ludique. Il n’est pas, en première lecture, particulièrement drôle… mais il est d’une profonde intelligence. Il joue avec les codes, les motifs et les textes antérieurs.
231L’histoire en est fort simple. Romuald, âgé de soixante six ans, raconte l’aventure qui marqua sa vie. Jeune novice, il aperçoit, alors qu’il est en train de prononcer ses vœux de prêtrise, une femme resplendissante et sublime. A sa vue, « j’éprouvai les sensations d’un aveugle qui recouvre subitement la vue. L’évêque, si rayonnant tout à l’heure, s’éteignit tout à coup, les cierges pâlirent sur leurs chandeliers d’or comme les étoiles au matin, et il se fit par toute l’église une complète obscurité. La charmante créature se détachait sur ce fond d’ombre comme une révélation angélique ; elle semblait éclairée d’elle-même et donner le jour plutôt que le recevoir ». La confusion du sacré et du diabolique, est une constante dans le texte, d’autant que la jeune femme, Clarimonde, propose à Romuald, devenu prêtre, de la suivre et de faire de lui la plus heureuse des créatures, plus que Dieu et les anges eux-mêmes. Obsédé par Clarimonde, Romuald part pour le village où il est nommé prêtre. Une nuit, un étrange cavalier lui demande de venir dans un mystérieux château auprès de sa maîtresse mourante. C’est Clarimonde, morte déjà. Un baiser de Romuald lui rend cependant la vie un instant. Le prêtre s’évanouit, et se réveille dans sa cure. Son supérieur, Sérapion, lui apprend le décès de Clarimonde, femme mauvaise, « une goule, un vampire-femelle, […] je crois que c’était Belzébuth en personne ».
232Commence alors une étrange période de rêve. Chaque nuit Romuald croit vivre à Venise avec Clarimonde, comme un noble prétentieux et pécheur, et chaque jour il redevient prêtre… mais il ne sait plus exactement laquelle de ses deux personnalités est illusoire. En se coupant au doigt, il s’aperçoit que Clarimonde retrouve sa force et sa vie en buvant du sang, et il avoue être prêt à donner son corps entier pour sauver sa maîtresse.
233Sérapion, le supérieur de Romuald, intervient pourtant un jour, ouvre le cercueil de Clarimonde et la détruit par une giclée d’eau bénite. Romuald revoit une dernière fois en rêve son aimée qui lui annonce leur séparation définitive. Romuald avoue l’avoir toujours regrettée.
234Trois systèmes d’images récurrentes montrent le jeu auquel se livre Gautier sur le motif du vampire.
a. D’abord le jeu sur le sacré et le maudit
235La situation, un prêtre tenté par un vampire, se prête particulièrement à une confusion des notions. Clarimonde apparaît d’abord comme plus brillante et triomphante que les saints mystères, lors de l’ordination de Romuald. Elle invite celui-ci à vivre à ses côtés un bonheur supérieur à celui du paradis. Elle est donc le plaisir et l’incarnation de la félicité et de la beauté. Elle est investie, aux yeux de Romuald, d’une dimension sacrée qui est renforcée par le fait que Clarimonde avoue elle-même n’avoir pas cédé aux avances d’un pape !… Mais parallèlement, Sérapion la décrit comme une courtisane et une incarnation du démon. Ses amants seraient morts de manières mystérieuses, et les termes mêmes qui décrivent ses orgies oscillent entre le positif et le négatif :
« La grande courtisane Clarimonde est morte dernièrement, à la suite d’une orgie qui a duré huit jours et huit nuits. Ça a été quelque chose d’infernalement splendide. On a retrouvé là les abominations des festins de Balthazar et de Cléopâtre. Dans quel siècle vivons nous bon Dieu ! Les convives étaient servis par des esclaves basanés parlant un langage inconnu et qui m’ont tout l’air de vrais démons ; la livrée du moindre d’entre eux eût pu servir de gala à un empereur ».
236De même, la distinction sacré-maudit se fait et s’annule lorsque la femme se dévoile comme vampire et qu’elle boit le sang de Romuald, consentant. Ce dernier refuse alors de procéder à l’Eucharistie, de toucher l’hostie, le corps du Christ, et de boire le vin, le sang du Christ. Souillé par le vampire, le prêtre constate la différence entre ses actions vampiriques et les actes, tout aussi vampiriques, de la messe. L’association est faite entre Dieu et le vampire.
237Cette alternance des côtés positifs et négatifs, comme nous le verrons plus loin, contribue au mélange des valeurs. L’assimilation la plus curieuse, et qui montre que Gautier ne veut pas un vampire typique, mais au contraire une variation sur le motif du vampire, est le fait que Clarimonde soit associée à un chat et à un serpent. On comprend l’assimilation au serpent, désignant d’une part le diable qui tente le prêtre Romuald comme il tenta Eve, et d’autre part le cadavre à la peau froide. Clarimonde est morte (Sérapion dit « les tombeaux ne sont pas toujours fidèles […] ce n’est pas, à ce qu’on dit, la première fois qu’elle est morte », reprenant ainsi une phrase de Nodier) et son sang est donc froid. Le serpent est aussi un animal chthonien, lié à la terre et au pouvoir guérisseur de la terre, et c’est donc normal que le vampire y puise sa force61. Romuald qui ne sait d’abord pas qu’elle est vampire associe la femme au pêché originel et à un animal à sang froid.
238L’assimilation au chat est plus curieuse : Clarimonde à les yeux « phosphoriques » et un passage du texte nous apprend que les chats sauvages ont des yeux identiques. Lorsqu’elle boit du sang, elle est d’ailleurs comparée à un félin : « sa physionomie prit une expression de joie féroce et sauvage […] une agilité de singe ou de chat […] la pupille de ses prunelles vertes était devenue oblongue ». Carmilla, dans le texte du même nom — de Sheridan Le Fanu — aura aussi la capacité de se transformer en chat… Le vampire félin a donc une grande postérité, mais c’est une innovation de Théophile Gautier.
239La transformation de Clarimonde en chat, qui n’est que supposée par le lecteur, donne plusieurs informations que le texte ne formule pas expressément.
- D’abord que Clarimonde a observé Romuald un soir dans sa cure. Le prêtre avait, en effet, vu des yeux verts le regarder dans la nuit.
- Ensuite que Clarimonde observe Romuald lorsque celui-ci se rend dans son château mystérieux : il aperçoit les yeux d’un chat sauvage, yeux identiques à ceux de Clarimonde.
240Avec le texte de Gautier, le vampire entre véritablement dans la catégorie des prédateurs : il observe sa proie avant de l’attaquer. Certes, comme tout personnage romantique, Ruthwen était signalé par son regard perçant, les romans, nouvelles et pièces de théâtre notaient l’avidité de son expression lorsqu’il apercevait une proie… Mais Clarimonde est un chasseur : elle choisit sa proie, l’observe, puis le fait tomber entre ses dents. Les opposés sacré-maudit se confondent ultimement lors de l’ouverture de la tombe de Clarimonde. Romuald, qui garde une bonne opinion de sa maîtresse, bien qu’il en sache la nature vampirique, décrit Sérapion, son supérieur, comme étant lui-même un démon. Le mal est donc décrit comme le bien, et le bien (le prêtre exorciste et destructeur du Malin) comme le mal :
« il se mit à l’ouvrage avec la pioche. Moi, je le regardais faire, plus noir et plus silencieux que la nuit elle-même ; quant à lui, courbé sur son oeuvre funèbre il ruisselait de sueur, il haletait, et son souffle pressé avait l’air d’un râle d’agonisant. C’était un spectacle étrange, et qui nous eût vus du dehors nous eût plutôt pris pour des profanateurs et des voleurs de linceuls, que pour des prêtres de Dieu. Le zèle de Sérapion avait quelque chose de dur et de sauvage qui le faisait ressembler à un démon plutôt qu’à un apôtre ou à un ange […] je regardais au fond de moi-même l’action du sévère Sérapion comme un abominable sacrilège, et j’aurais voulu que du flanc des sombres nuages […] sortît un triangle de feu qui le réduisit en poudre ».
241Le prêtre est donc un démon, et Clarimonde-vampire est un ange. Gautier joue avec les valeurs, tout comme Umberto Eco le fera dans le Nom de la Rose, livre dans lequel le moment de plaisir que connaît le héros en s’unissant charnellement à une jeune prostituée est décrit avec le vocabulaire et le style d’un récit sacré, d’une vie de saint ou d’une prière à Dieu… Mettre en scène le vampire permet un jeu sur les valeurs bibliques… auxquelles d’ailleurs on ne croit plus.
b. Le sang : l’héritage de Baudelaire
242Un deuxième système d’images permet à Gautier de jouer sur la teinte et la fonction du sang. Le jeu sur les couleurs est très développé dans La Morte amoureuse.
243Et c’est la première fois dans l’œuvre littéraire française, que l’on voit le vampire boire le sang. Certes, il devait le faire dans les textes antérieurs (puisque vampire il est) mais cet acte était laissé dans l’ombre.
244Dans l’avant-propos de la nouvelle de Polidori, le vampire est clairement présenté comme buveur de sang, mais cette action n’est que rarement présentée et de manière assez métaphorique parfois. Ianthe est retrouvée pâle, le cou dénudé et la marque des dents du vampire se voit sur sa gorge (« sa gorge portait les marques des dents qui avaient ouvert sa veine. ») ; la dernière phrase du texte donne la relation entre la mort provoquée par le vampire et le sang (« Lord Ruthwen avait disparu et le sang de la sœur d’Aubrey avait éteint la soif d’un vampire »). Ce rejet en fin de texte est assez significative du refus littéraire de l’action vampirique ou de l’impossibilité à dire la succion. On présente le résultat de la morsure (« son cou et son sein étaient couverts de sang et sa gorge portait les marques des dents qui avaient ouvert sa gorge »), on affirme qu’on trouve sur les morts « les signes de la voracité de ces monstres », mais l’action en elle-même n’est pas décrite. Le lecteur sait quel était le crime de Ruthwen mais aucune scène ne le montre en action : c’est le résultat accompli qui est présenté. Voir un inconnu dénuder le cou d’une jeune fille pour y approcher sa bouche et y plonger ses dents relèverait, dans la morale du xixe siècle, du scandale ! Rappelons que dans la pièce de Nodier, Ruthwen demande à tenir la main de Lovette, et que cette dernière trouve cela extrêmement indécent. De là à mordre son cou… Situation impossible !
245Dès lors, contrairement à ce que la Grande-Bretagne permettait, le Ruthwen de Bérard ne boit jamais de sang, et cette action est même totalement éludée. On parle de « scènes sanglantes », on voit le vampire s’émouvoir de la beauté amoureuse (« À la vue de cette beauté qui a la fraîcheur de la fleur nouvelle, son visage conserve sa pâleur livide, mais un feu intérieur a rougi ses lèvres, et son sourire est effrayant. ») mais il n’agit pas. Seule une phrase rejetée là encore dans les dernières lignes du roman suppose la relation entre le vampire et la succion : « Ses yeux pétillants brillent d’une affreuse expression, ils lancent des traits de feu et ses lèvres rouges de sang s’agitent, se tournent, et semblent se repaître encore d’une effroyable pâture. ».
246Le Rutven de Nodier est plus directement sangsue : -de manière théorique d’abord :
« ITURIEL : Explique-toi… Serait-il vrai que d’horribles fantômes viennent quelquefois, sous l’apparence des droits de l’hymen, égorger une vierge timide, et s’abreuver de son sang ?
OSCAR : Ces monstres s’appellent les Vampires. […] La première heure du matin les réveille dans leurs sépultures ; une fois que le retentissement du coup sonné a expiré dans tous les échos de la montagne, ils retombent immobiles dans leur demeure éternelle. Mais il en est un parmi eux, sur lequel mon pouvoir est plus borné… que dis-je ! la destinée elle-même ne revient jamais sur ses arrêts. Après avoir porté la désolation dans vingt pays divers, toujours vaincu, toujours vivant, toujours plus altéré du sang qui conserve son effroyable existence… »
247- puis l’action vampirique est clairement exposée, sans être montrée :
« Et le lendemain, qu’est-ce qu’on trouva, le corps de la jeune fille tout couvert de sang, elle avait été égorgée. »
248- enfin deux phrases montrent le danger que représente le vampire et le résultat de son crime :
« je me crus destinée à être la proie d’un monstre dévorant » dit Malvina et « Le fond du théâtre s’ouvre et l’on voit paraître les ombres des victimes du vampire. Ce sont des jeunes femmes couvertes de voiles, elles le poursuivent en lui montrant leur sein déchiré d’où le sang coule encore. »
249Le Rutven de Nodier boit donc du sang, mais n’est pas représenté en action, comme le Valberg de Scribe, dont on signale la malfaisance mais qui n’est pas montrée, ni même suggérée, puisqu’elle relève des didascalies, et non du discours : « Si ce petit garçon, qui n’est pas brave, allait se laisser… (Il fait le signe de mordre.) » Scribe élude donc totalement le mode de dévoration du vampire.
250Le Ruthwen de Dumas est encore sur une ligne identique : Rozo signale une victime du vampire « avec une blessure béante à la gorge » mais on ne sait quel type de mort risquent les voyageurs (« si l’on nous fracassera la tête à tous les huit, ou si l’on nous ouvrira les veines du cou »). L’action du vampire est donc vague. On signale encore que c’est la goule, la femme spectre, qui boit « le sang avec délice » et sa victime est vue avec « une blessure à la gorge… comme il est pâle ! ».
251On le voit donc, l’acte de succion, qui est parfois précisé, est noyé dans des périphrases ou rejeté en fin de texte. Le lecteur sait l’action du vampire mais ne la suit pas en direct. La découverte de la victime de Lokis (Mérimée), qui signale une gorge ouverte, dénonce donc fort logiquement un vampire, puisque dans les textes vampiriques français, la créature surnaturelle n’est jamais vue agissante. Lokis, comme Ruthwen, laisse ses victimes égorgées, sans que les scènes soient présentées, sans que les détails de la succion soient suggérés.
252Notons d’ailleurs que les vampires se nourrissent comme les hommes : si Ruthwen (Nodier et Dumas) n’a pas faim de la nourriture de la noce ou des voyageurs (à cause du froid, dit-il chez Dumas), sa collègue féminine (toujours Dumas) mange quelques grains de riz62 et les vampires « font leurs quatre repas » déclare Saussmann (Scribe). Le sang est un moyen de survivre pour l’éternité, mais pas forcément de se nourrir63.
253Pourquoi ses prudences dans le discours comme dans la narration ? Sans doute parce que si la description d’une créature qui boit le sang peut se faire sans trop choquer la morale, la présentation d’une scène de succion serait radicalement immorale dans la présentation du corps dévêtu qu’elle donnerait. Clarimonde, sous la plume de Gautier, est vue en action, mais au moyen d’une aiguille d’abord, puis sur le doigt ou le bras. L’embrassade à la nuque est toujours taboue.
› Le procès de Baudelaire
254En 1857, vingt et un ans après la publication de La Morte amoureuse, Charles Baudelaire, qui dédicace son recueil à Théophile Gautier, publie Les Fleurs du mal.
255L’influence de Gautier sur Baudelaire se lit à de nombreuses reprises, en particulier les réécriures d’Albertus (voir l’extrait que nous publions dans une de nos annexes)… Baudelaire ose la scène de vampirisation dans la droite ligne de Gautier, mais sur la nuque, en poésie, dans la pièce 87, Les Métamorphoses du vampire. La réaction de la justice ne se fait pas attendre : éditeur, auteur et libraire sont condamnés à des amendes et au retrait de la poésie en question.
256Il y a donc indécence de la scène de nue, comme de la scène de succion, puisque cette dernière se fait à la nuque ou sur la gorge !
Réquisitoire du procureur Pinard
Baudelaire n’appartient pas à une école. Il ne relève que de lui-même. Son principe, sa théorie, c’est de tout peindre, de tout mettre à nu. Il fouillera la nature humaine dans ses replis les plus intimes ; il aura, pour la rendre, des tons vigoureux et saisissants, il l’exagérera surtout dans ses côtés hideux ; il la grossira outre mesure, afin de créer l’impression, la sensation. Il fait ainsi, peut-il dire, la contrepartie du classique, du convenu, qui est singulièrement monotone et qui n’obéit qu’à des règles artificielles. […] Le législateur a inscrit dans nos codes le délit d’offense à la morale publique… a donné au pouvoir judiciaire une autorité discrétionnaire pour reconnaître si cette morale est offensée, si la limite a été franchie. Le juge est une sentinelle qui ne doit pas laisser passer la frontière. Voilà sa mission. […]
Je lis à la page 53, la pièce 20, intitulée les Bijoux, et j’y signale trois strophes qui, pour le critique le plus indulgent, constituent la peinture lascive, offensant la morale publique : [Les Bijoux, strophes 5-7]. […]
A la page 208, la pièce 87, intitulée Les Métamorphoses du vampire, débute par ces vers [vers 1-16]. Sans doute, Baudelaire dira qu’à la strophe suivante il a fait la contrepartie en écrivant ces autres vers [17-20] […] De bonne foi, croyez-vous qu’on puisse tout dire, tout peindre, tout mettre à nu, pourvu qu’on parle ensuite du dégoût né de la débauche et qu’on décrive les maladies qui la punissent ?
Messieurs, je crois avoir cité assez de passages pour affirmer qu’il y a eu offense à la morale publique. Ou le sens de la pudeur n’existe pas, ou la limite qu’elle impose a été audacieusement franchie.
Pièces incriminées
Les Bijoux
La très-chère était nue, et, connaissant mon cœur,
Elle n’avait gardé que ses bijoux sonores,
Dont le riche attirail lui donnait l’air vainqueur Qu’ont dans leurs jours heureux les esclaves des Mores.
Quand il jette en dansant son bruit vif et moqueur,
Ce monde rayonnant de métal et de pierre
Me ravit en extase, et j’aime à la fureur
Les choses où le son se mêle à la lumière.
Elle était donc couchée et se laissait aimer,
Et du haut du divan elle souriait d’ aise
À mon amour profond et doux comme la mer,
Qui vers elle montait comme vers sa falaise.
Les yeux fixés sur moi comme un tigre dompté,
D’un air vague et rêveur elle essayait des poses,
Et la candeur unie à la lubricité
Donnait un charme neuf à ses métamorphoses ;
Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins,
Polis comme de l’huile, onduleux comme un cygne,
Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins ;
Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne,
S’avançaient, plus câlins que les Anges du mal,
Pour troubler le repos où mon âme était mise,
Et pour la déranger du rocher de cristal
Où, calme et solitaire, elle s’était assise.
Je croyais voir unis par un nouveau dessin
Les hanches de l’Antiope au buste d’un imberbe,
Tant sa taille faisait ressortir son bassin.
Sur ce teint fauve et brun le fard était superbe !
– Et la lampe s’étant résignée à mourir,
Comme le foyer seul illuminait la chambre,
Chaque fois qu’il poussait un flamboyant soupir,
Il inondait de sang cette peau couleur d’ambre !
Les métamorphoses du vampire
La femme cependant, de sa bouche de fraise,
En se tordant ainsi qu’un serpent sur la braise,
Et pétrissant ses seins sur le fer de son busc,
Laissait couler ces mots tout imprégnés de musc :
- « Moi, j’ai la lèvre humide, et je sais la science
De perdre au fond d’un lit l’antique conscience64.
Je sèche tous les pleurs sur mes seins triomphants,
Et fais rire les vieux du rire des enfants.
Je remplace, pour qui me voit nue et sans voiles,
La lune, le soleil, le ciel et les étoiles !
Je suis, mon cher savant, si docte aux voluptés,
Lorsque j’étouffe un homme en mes bras redoutés,
Ou lorsque j’abandonne aux morsures mon buste,
Timide et libertine, et fragile et robuste,
Que sur ces matelas qui se pâment d’ émoi,
Les anges impuissants se damneraient pour moi ! »
Quand elle eut de mes os sucé toute la moelle,
Et que languissamment je me tournai vers elle Pour lui rendre un baiser d’amour, je ne vis plus
Qu’une outre aux flancs gluants, toute pleine de pus !
Je fermai les deux yeux, dans ma froide épouvante,
Et quand je les rouvris à la clarté vivante,
A mes côtés, au lieu du mannequin puissant
Qui semblait avoir fait provision de sang,
Tremblaient confusément des débris de squelette,
Qui d’eux-mêmes rendaient le cri d’une girouette
Ou d’une enseigne, au bout d’une tringle de fer,
Que balance le vent pendant les nuits d’hiver.
Jugement du tribunal
Attendu […] qu’il présente au lecteur […] un réalisme grossier et offensant la pudeur ;
Attendu que Baudelaire, Poulet-Malassis et de Broise, en publiant, vendant et mettant en vente à Paris et à Alençon l’ouvrage intitulé : Les Fleurs du Mal, lequel contient des passages ou expressions obscènes ou immorales […] :
Condamne Baudelaire à 300 francs d’ amende,
Poulet-Malassis et De Broise chacun à 100 francs d’amende ;
Ordonne la suppression des pièces portant les numéros 20, 30, 39, 80, 81 et 87 du recueil,
Condamne les prévenus solidairement aux frais.
En revanche, le poème Le Vampire ne suscite pas de réaction particulière.
Le vampire
Toi qui, comme un coup de couteau,
Dans mon cœur plaintif es entrée ;
Toi qui, forte comme un troupeau
De démons, vins, folle et parée, De mon esprit humilié
Faire ton lit et ton domaine ;
– Infâme à qui je suis lié
Comme le forçat à la chaîne, Comme au jeu le joueur têtu,
Comme à la bouteille l’ ivrogne,
Comme aux vermines la charogne
– Maudite, maudite sois-tu !
J’ai prié le glaive rapide
De conquérir ma liberté,
Et j’ai dit au poison perfide
De secourir ma lâcheté.
Hélas ! le poison et le glaive
M’ont pris en dédain et m’ont dit :
« Tu n’es pas digne qu’on t’ enlève
A ton esclavage maudit, Imbécile ! – de son empire
Si nos efforts te délivraient,
Tes baisers ressusciteraient
Le cadavre de ton vampire ! »
257Notons que ce n’est pas le vampire qui est condamné, c’est le corps indécent de la femme, mêlé aux sentiments impurs, à la jonction entre sacré et maudit, au réalisme de la scène. La même année, le même tribunal est saisi du cas Flaubert : la publication de Madame Bovary.
Extrait du réquisitoire du procureur Pinard
Je dis, messieurs, que des détails lascifs ne peuvent pas être couverts par une conclusion morale, sinon on pourrait raconter toutes les orgies imaginables, décrire toutes les turpitudes d’une femme publique, en la faisant mourir sur un grabat à l’hôpital. Il serait permis d’étudier et de montrer toutes ses poses lascives ! Ce serait aller contre toutes les règles du bon sens. Ce serait placer le poison à la portée de tous et le remède à la portée d’un bien petit nombre, s’il y avait un remède. Qui est-ce qui lit le roman de M. Flaubert ? Sont-ce des hommes qui s’occupent d’économie politique ou sociale ? Non ! Les pages légères de Madame Bovary tombent en des mains plus légères, dans des mains de jeunes filles, quelquefois de femmes mariées. Eh bien ! lorsque l’imagination aura été séduite, lorsque cette séduction sera descendue jusqu’au cœur, lorsque le cœur aura parlé aux sens, est-ce que vous croyez qu’un raisonnement bien froid sera bien fort contre cette séduction des sens et du sentiment ? Et puis, il ne faut pas que l’homme se drape trop dans sa force et dans sa vertu, l’homme porte les instincts d’en bas et les idées d’en haut, et, chez tous, la vertu n’est que la conséquence d’un effort, bien souvent pénible. Les peintures lascives ont généralement plus d’influence que les froids raisonnements. Voilà ce que je réponds à cette théorie, voilà ma première réponse, mais j’en ai une seconde.
Je soutiens que le roman de Madame Bovary, envisagé au point de vue philosophique, n’est point moral. Sans doute madame Bovary meurt empoisonnée ; elle a beaucoup souffert, c’est vrai ; mais elle meurt à son heure et à son jour, mais elle meurt, non parce qu’elle est adultère, mais parce qu’elle l’a voulu ; elle meurt dans tout le prestige de sa jeunesse et de sa beauté ; elle meurt après avoir eu deux amants, laissant un mari qui l’aime, qui l’adore, qui trouvera le portrait de Rodolphe, qui trouvera ses lettres et celles de Léon, qui lira les lettres d’une femme deux fois adultère, et qui, après cela, l’aimera encore davantage au-delà du tombeau. Qui peut condamner cette femme dans le livre ? Personne. Telle est la conclusion. Il n’y a pas dans le livre un personnage qui puisse la condamner. Si vous y trouvez un personnage sage, si vous y trouvez un seul principe en vertu duquel l’adultère soit stigmatisé, j’ai tort. Donc, si, dans tout le livre, il n’y a pas un personnage qui puisse lui faire courber la tête, s’il n’y a pas une idée, une ligne en vertu de laquelle l’adultère soit flétri, c’est moi qui ai raison, le livre est immoral !
258La liste des scènes incriminées relève les présentations de l’adultère et les mises en scène du corps de la femme… Maître Ernest Pinard déclare encore :
« Et puis ensuite, lorsque le corps est froid, la chose qu’il faut respecter par-dessus tout, c’est le cadavre que l’âme a quitté. Quand le mari est là, à genoux, pleurant sa femme, quand il a étendu sur elle le linceul, tout autre se serait arrêté, et c’est le moment où M. Flaubert donna le dernier coup de pinceau. « Le drap se creusait depuis ses seins jusqu’à ses genoux, se relevant ensuite à la pointe des orteils. » Voilà la scène de la mort, je l’ai abrégée, je l’ai groupée en quelque sorte. C’est à vous de juger et d’apprécier si c’est là le mélange du sacré au profane, ou si ce ne serait pas plutôt le mélange du sacré au voluptueux. »
259Le réalisme est donc condamnable, et le fantastique l’est aussi lorsqu’il frôle, par une peinture trop nette, l’érotisme et la sexualité. Le vampire de Baudelaire est donc condamnable par sa dimension charnelle et sexuelle, par sa bouche qui boit le sang et mange le corps (le buste) de sa victime.
260Il y a donc indécence du touché vampirique. Nodier note d’ailleurs dans son avant-propos qu’il serait à l’avenir préférable d’éviter le sujet ! Il ne le fera pas lui-même, mais, comme Scribe et Dumas, il éludera le problème de la succion. Elle sera racontée mais jamais montrée. Notons que ce n’est pas la mort qui est scandaleuse, mais le contact charnel du vampire. Aubrey tue plusieurs fois Ruthwen (dans les oeuvres citées) et sous la plume de Bérard il assassine même quelques esclaves ! Présenter ces scènes relève du choix romanesque, présenter la bouche mordant la gorge relèverait du choix immoral.
261Le texte de Gautier est alors très novateur, puisqu’il présente de telles scènes vingt et un ans avant Baudelaire, sans connaître la censure. Il présente la scène de succion vampirique, et pire, les orgies vampiriques… Le tout, avec un jeu très subtil sur les couleurs.
› La couleur
262Clarimonde est un vampire. Elle est resplendissante de beauté et sa peau prend des couleurs variables selon les circonstances. Elle est :
- Pâle bien sûr lorsqu’elle manque de sang, lorsqu’elle dépérit ;
- Bleue, trois fois, à des moments clefs du texte. Lorsqu’elle gît sur son lit de mort, des fleurs bleues entourent sa tête, qui seront fanées lors de la première rencontre onirique avec Romuald. Les veines de Romuald sont elles aussi bleues lorsque Clarimonde s’apprête à y puiser ses forces65 ;
- Rose. Un des grands plaisirs de la lecture de ce texte est d’observer la circulation des termes liés au sang, les rouges et les roses.
263En voici quelques occurrences significatives :
- Clarimonde apparaît au seuil de l’église pour la première fois dans une « pénombre pourprée » ;
- des dents du plus bel orient scintillaient dans son rouge sourire et des petites fossettes se creusaient […] dans le satin rose de ses adorables joues » ;
- comme vêtement, elle porte une « fraise » ;
- elle propose à Romuald de briser ses vœux de prêtre en répandant le vin rouge consacré et compare leur future existence à un « baiser éternel ». Ce thème de la bouche et de l’embrassement est évidemment récurrent dans les histoires postérieures de vampire ;
- lorsque Romuald prononce ses vœux de prêtre, il remarque que « le sang abandonna complètement sa charmante figure […] pour moi, livide, le front inondé d’une sueur plus sanglante que celle du Calvaire, je me dirigeai… ». Romuald conclut « je pâlissais, je rougissais ». Clarimonde n’a plus de sang, Romuald est pâle lui aussi, et la référence au Christ achève de mêler le sacré et le démoniaque, le prêtre et le vampire ;
- la peau de Clarimonde était « froide comme la peau d’un serpent et l’empreinte me resta comme la marque d’un fer rouge » ;
- Mon sang battait avec force » dit Romuald ;
- sur la table de Clarimonde mourante se trouve une rose blanche : la pâleur de la mort et le sang réunis ;
- la chambre est décorée de damas rouge et le corps de la défunte est recouvert « de lin d’une blancheur éblouissante que la pourpre sombre de la tenture faisait encore mieux ressortir ». Mélange encore de la mort et du sang ;
- la réaction de Romuald est contrastée (« navré de douleur, éperdu de joie ») ; ses « artères palpitaient » ; en regardant le cadavre, il note « la pâleur de ses joues, le rose moins vif de ses lèvres » ;
- la vie revient à Clarimonde soudain, après que Romuald ait constaté que sa peau ressemble aux hosties (mélange sacré-diabolique) et que son touché reste froid. Il observe que « le sang commençait à circuler sous cette mâte pâleur » ;
- il laisse alors échapper une « rosée » de larmes ; la rose blanche perd son dernier pétale ;
- Romuald remarque lors de son premier rêve que Clarimonde a des doigts d’une transparence rose, que sa bouche « si vermeille autrefois, n’était plus teintée que d’un rose faible et tendre ».
264Voici enfin quelques termes relevés dans la scène de vampirisme, lorsque Clarimonde suce le sang de Romuald :
« son teint s’amortissait de jour en jour […] elle pâlissait […] devenait plus froide […] [elle ouvre les veines de Romuald] le sang partit aussitôt en filets pourpres […] elle avalait le sang à petites gorgées […] [devait] presser les lèvres sur la plaie pour faire sortir quelques gouttes rouges […] elle se releva […] plus rose qu’une aurore de mai […] Quelques gouttes de ton riche et noble sang, plus précieux et plus efficace que tous les élixirs du monde, m’ont rendu l’existence […] une goutte, rien qu’une petite goutte rouge, un rubis […] Ah le beau bras, comme il est blanc, jolie veine bleue […] [elle] se mit à pomper le sang […] la femme me répondait du vampire […] j’avais des veines plantureuses […] Bois ! et que mon amour s’infiltre dans ton corps avec mon sang […] Une petite goutte rouge brillait comme une rose au coin de sa bouche décolorée […] ».
265L’eau bénite est enfin comparée à une « sainte rosée ». Le vampire est plaisant et effrayant car il représente l’interdit, l’antithèse de la religion et de la vie cléricale. Le narrateur ne sait plus, du fait des interventions de Clarimonde (dont le nom suffit à préciser son ambiguïté, entre clarté et immonde) poser la frontière entre bien et mal, possible et impossible, rêve et réalité, vivants et morts. Tous les opposés se concentrent sur le vampire et sa séduction vient du trouble – ou du flou – qu’il impose à l’univers du prêtre.
266Il y a donc un jeu évident avec les couleurs et les occurrences de sang, de rouge, de bleu, de rose et de blanc. L’assimilation est toujours faite entre le sacré et le démoniaque, entre Romuald et Clarimonde, entre la mort et la vie.
267Il est particulièrement intéressant que la fleur de référence soit la rose et que le rose soit aussi la couleur dominante du texte. Si on s’en tient à la mythologie, la rose est née d’une goutte de sang perdue par Vénus. Le texte de Dracontius est particulièrement éloquent à ce sujet :
« La douce Vénus, alors qu’elle fuyait les amours de Mars, marchait pieds-nus dans la prairie fleurie. Une ronce sacrilège s’était glissée parmi les herbes inoffensives qui blessa et déchira les tendres pieds de la déesse. Le sang coula. La ronce se teinta de rouge et, pour ce crime, reçut en récompense une délicate odeur. Alors les ronceraies mélangées au sang rougirent dans les champs couleur de safran et les buissons épineux furent punis par l’éclosion d’une rose semblable aux astres. Est-il bon, Vénus, que tu aies fui le cruel Mars et que la plante de tes pieds soit humide de ton sang ? Ainsi, Vénus, tu punis ce crime en couvrant la ronce d’un diamant flamboyant ! Ainsi il a fallu que la déesse souffre, ainsi il a fallu la volonté de l’amour pour qu’à cette blessure réponde un présent admirable »66.
268La rose, en soit, est une fleur de type vampirique… L’un des trois vampires de Nicolas Brazier (Les Trois Vampires ou le clair de lune) s’appelle La Rose !
269Gautier, à partir du motif du vampire, nous offre des variations sur le thème du sang et du sacré, de la vie et de la mort. La figure du vampire s’enrichit d’un croisement d’images qui renforce sa présence et ses traits… qui les modifie aussi.
› Références intertextuellles
270Un troisième système d’images dévoile un jeu sur la littérature fantastique elle-même. Gautier émaille son texte de références à d’autres textes. Quatre intertextualités semblent évidentes : avec le Moine de Lewis ; avec La Belle et la Bête, avec La Belle au Bois Dormant, avec Blancheneige.
271La figure du vampire s’enrichit d’un imaginaire constitué autour d’autres textes fantastiques sans relation avec le vampirisme. Ainsi Romuald tenté par Clarimonde rappelle Ambrosio (Le Moine de Lewis, 1796) séduit par Mathilde, qui à son tour séduit ses pénitentes et fait finalement appel au diable. Gautier connaissait le texte, puisque le « roman noir » était une lecture favorite des Romantiques… On trouve par ailleurs une accumulation des situations fantastiques : le voyage même jusqu’à Clarimonde donne lieu à une scène au surnaturel exacerbé.
Nous dévorions le chemin, la terre filait sous nous, grise et rayée, et les silhouettes noires des arbres s’enfuyaient comme une armée en déroute. Nous traversâmes une forêt d’un sombre si opaque et si glacial, que je me sentis courir sur la peau un frisson de superstitieuse terreur. Les aigrettes d’étincelles que les fers de nos chevaux arrachaient aux cailloux laissaient sur notre passage comme une traînée de feu, et si quelqu’un, à cette heure de nuit, nous eût vus, mon conducteur et moi, il nous eût pris pour deux spectres à cheval sur le cauchemar. Des feux follets traversaient de temps en temps le chemin, et les choucas piaulaient piteusement dans l’épaisseur du bois, où brillaient de loin en loin les yeux phosphoriques de quelques chats sauvages.
272Du conte de fée, le texte garde aussi la référence aux roses, qui peut alors se lire comme un appel à La Belle et la Bête. La Belle s’éprend de la Bête, comme Romuald de son vampire. Le thème de la fleur est aussi omniprésent dans le conte… Il y a cependant une inversion des sexes et un changement de la chute, qu’une étude plus poussée rendrait sans doute signifiants. Enfin la scène du rappel à la vie de Clarimonde par le baiser de Romuald, évoque La Belle au Bois Dormant. Mais l’analogie va plus loin puisque Clarimonde boit le sang de Romuald en le piquant avec une aiguille alors qu’elle le croit endormi, et c’est avec l’aiguille de son fuseau que se blesse la Belle au Bois Dormant. Là encore les situations sont inversées.
273La Morte amoureuse ressemble enfin à Blancheneige. Le texte cité ci-après vient du recueil des frères Grimm : « elle était encore aussi fraîche qu’une personne vivante, et elle avait toujours ses belles joues rouges […] ils firent un cercueil de verre transparent […] elle était fille de roi […] Blancheneige demeura longtemps, longtemps dans le cercueil, et elle ne se décomposait pas, elle avait l’air de dormir, car elle restait toujours Blanche comme neige, rouge comme sang, noir de cheveux comme bois d’ébène » (Grimm, Contes, Gallimard, Folio, 1976, p. 155). Et on trouve dans La Morte amoureuse : « On eût dit une statue d’albâtre faite par quelque sculpteur habile pour mettre sur un tombeau de reine, ou encore une jeune fille endormie sur qui il aurait neigé » et encore
ses longs cheveux dénoués, où se trouvaient encore mêlées quelques petites fleurs bleues, faisaient un oreiller à sa tête et protégeaient de leurs boucles la nudité de ses épaules, ses belles mains, plus pures, plus diaphanes que des hosties, étaient croisées dans une attitude de pieux repos et de tacite prière, qui corrigeait ce qu’auraient pu avoir de trop séduisant, même dans la mort, l’exquise rondeur et le poli d’ivoire de ses bras nus dont on n’avait pas ôté les bracelets de perles. Je restai longtemps absorbé dans une muette contemplation, et plus je la regardais, moins je pouvais croire que la vie avait pour toujours abandonné ce beau corps. Je ne sais si cela était une illusion ou un reflet de la lampe, mais on eût dit que le sang recommençait à circuler sous cette mate pâleur.
274Enfin le réveil du vampire est digne du conte :
La nuit s’avançait, et, sentant approcher le moment de la séparation éternelle, je ne pus me refuser cette triste et suprême douceur de déposer un baiser sur les lèvres mortes de celle qui avait eu tout mon amour. Ô prodige un léger souffle se mêla à mon souffle, et la bouche de Clarimonde répondit à la pression de la mienne ses yeux s’ouvrirent et reprirent un peu d’éclat.
275Gautier conserve aussi une référence aux vampires initiaux, que l’on trouvait en Europe centrale : Clarimonde intervient sous sa forme surnaturel dans les rêves du narrateur (« je tombai en rêverie », ou encore « Je ne pouvais plus distinguer le songe de la veille, et je ne savais pas où commençait la réalité et où finissait l’illusion »…).
276Le dernier trait ajouté au vampire de Gautier, qui le rattache aux traditions littéraires surnaturelles, est la dimension arabisante de sa nouvelle. Nous avons là une arabesque, dans tous les caractères du genre. Trois fois Clarimonde est rapprochée de l’orient (ses dents du plus bel orient, le parfum oriental de sa chambre mortuaire, les décors orientaux de son palais) et ses serviteurs sont tout aussi arabisants : vêtements à la mode étrangère, peau cuivré, poignard étrange (comme celui que trouve Aubrey dans la nouvelle de Polidori, sans doute).
› Erotisme et destruction
277L’originalité de Théophile Gautier se voit aussi dans deux scènes absentes des œuvres précédentes.
278Le vampire est d’abord séduisant et triomphe en amour. On apprenait, chez Polidori, qu’il abusait de son charisme non pour dévorer les femmes londoniennes mais pour abuser de leur vertu. Mais ces sortes de scènes ne se montraient pas. Le sujet était éludé dans toutes les œuvres suivantes, puisque le vampire ne provoquait pas de sentiment amoureux. Avec La Morte amoureuse, comme le titre l’indique, on suit le roman de Cazotte Le Diable amoureux et la créature surnaturelle est vaincue par le narrateur, qui succombe à son tour :
Quand elle se fut bien assurée que je dormais, elle découvrit mon bras et tira une épingle d’or de sa tête puis elle se mit à murmurer à voix basse « Une goutte, rien qu’une petite goutte rouge, un rubis au bout de mon aiguille Puisque tu m’aimes encore, il ne faut pas que je meure. Ah pauvre amour ! son beau sang d’une couleur pourpre si éclatante, je vais le boire. Dors, mon seul bien ; dors, mon dieu, mon enfant ; je ne te ferai pas de mal ; je ne prendrai de ta vie que ce qu’il faudra pour ne pas laisser éteindre la mienne. Si je ne t’aimais pas tant, je pourrais me résoudre à avoir d’autres amants dont je tarirais les veines ; mais depuis que je te connais, j’ai tout le monde en horreur. Ah ! le beau bras ! comme il est rond ! comme il est blanc je n’oserai jamais piquer cette jolie veine bleue. » Et, tout en disant cela, elle pleurait, et je sentais pleuvoir ses larmes sur mon bras qu’elle tenait entre ses mains. Enfin elle se décida, me fit une petite piqûre avec son aiguille et se mit à pomper le sang qui en coulait.
Quoiqu’elle en eût bu à peine quelques gouttes, la crainte de m’épuiser la prenant, elle m’entoura avec soin le bras d’une petite bandelette après avoir frotté la plaie d’un onguent qui la cicatrisa sur-le-champ. Je ne pouvais plus avoir de doutes, l’abbé Sérapion avait raison. Cependant, malgré cette certitude, je ne pouvais m’empêcher d’aimer Clarimonde, et je lui aurais volontiers donné tout le sang dont elle avait besoin pour soutenir son existence factice. D’ailleurs, je n’avais pas grand’peur ; la femme me répondait du vampire, et ce que j’avais entendu et vu me rassurait complètement ; j’avais alors des veines plantureuses qui ne se seraient pas de sitôt épuisées, et je ne marchandais pas ma vie goutte à goutte. Je me serais ouvert le bras moi-même et je lui aurais dit « Bois ! et que mon amour s’infiltre dans ton corps avec mon sang ! » J’évitais de faire la moindre allusion au narcotique qu’elle m’avait versé et à la scène de l’aiguille, et nous vivions dans le plus parfait accord.
279La sexualité est donc pour la première fois mise en scène dans le récit vampirique…
280Et la destruction du vampire est aussi originale : l’eau bénite détruit la créature démoniaque.
281Le principe de la littérature fantastique est de proposer des variations sur un thème. Le thème du vampire repose sur quelques traits particuliers, que les auteurs déclinent donc, en transposant le personnage dans de nouvelles situations, et en multipliant les renvois à des oeuvres de référence, vampiriques ou non. Les plus grands textes vampiriques ne sont donc pas ceux qui nous présentent des vampires très typés, mais ceux qui mélangent les motifs fantastiques pour donner naissance à des oeuvres fortes, syncrétiques, riches en thèmes et en résonances. Théophile Gautier, comme avant lui Cyprien Bérard, est de ces auteurs qui donnèrent au vampire sa meilleure expression, la plus riche sémantiquement. Les définitions du texte fantastique s’appliquent d’ailleurs imparfaitement à ce texte (voir annexe sur les définitions) et le doute, cher à Tzvétan Todorov, est absent (« Une chose remarquable, c’est que je n’éprouvais aucun étonnement d’une aventure aussi extraordinaire, et, avec cette facilité que l’on a dans la vision d’admettre comme fort simples les événements les plus bizarres, je ne voyais rien là que de parfaitement naturel. »). Les thématiques proches du fantastique sont en revanche présentes : la folie, l’étrangeté.
282Le texte joue sur les cadres du fantastique : « Malgré l’étrangeté de cette position, je ne crois pas avoir un seul instant touché à la folie. J’ai toujours conservé très nettes les perceptions de mes deux existences. » dit Romuald, mais on trouve aussi « Cette scène me préoccupa longtemps et m’inspira d’étranges doutes à l’endroit de Clarimonde ». De quoi peut-il douter, puisqu’il la sait morte depuis toujours et que sa nature vampirique et démoniaque est connue !… Romuald dit d’ailleurs : « je ne songeais presque plus à la façon étrange dont j’avais fait connaissance avec Clarimonde ».
283Comme tous les grands textes, La Morte amoureuse est à la frontière des cadres de la littérature normée, entre le merveilleux et le fantastique.
5. Prosper Mérimée
284Une fois le vampire devenu objet courant de l’imaginaire (rappelons qu’il est sur-employé au xixe siècle, Paul Féval terminant à la fin du siècle la liste des œuvres vampiriques avec son Vampire), le génie consiste à faire varier la figure, à modifier ses caractères, à fausser les attentes du lecteur. Prosper Mérimée et Jules Verne y parvinrent à merveille. Lokis est de loin le texte vampirique le plus passionnant après La Morte amoureuse, parce que les attentes vampiriques sont nombreuses et déçues. Le Château des Carpathes joue aussi sur l’imaginaire vampirique, trouve un fantôme et finit par décrire une invention scientifique… On pourrait citer un cas semblable dans la littérature anglo-saxonne avec les vampires de Howard Phillips Lovecraft, qui n’ont de vampire que le nom67.
285Lokis (Mérimée, 1868) apparaît en effet comme un des plus grands textes fantastiques français, du fait de sa structure particulièrement travaillée. Tous les indices du texte nous signalent la présence du vampire mais nous n’avons en fin de compte qu’un… un quoi, au fait ?…
a. Les circonstances d’écriture
286Mérimée n’est plus, en 1868, le jeune Romantique désireux de s’imposer dans un milieu classique austère. Mérimée est l’auteur de cour de Napoléon III. Il est l’écrivain officiel, vivant dans l’intimité des puissants. Et c’est lui maintenant qui dit la norme. C’est son avis que l’on recherche. Le jeune homme qui écrivait des histoires fantastiques et qui donnait à lire du théâtre sous le pseudonyme de Clara Gazul, est maintenant un maître de soixante cinq ans ! Les Romantiques se sont d’ailleurs séparés, Victor Hugo a préféré l’exil au Second Empire, et ses relations avec Mérimée sont au plus mal.
287La correspondance de Prosper Mérimée à l’époque d’écriture de Lokis est éclairante sur son projet, et son résultat. Mérimée travaille à la traduction de textes d’Europe centrale, et il veut écrire une nouvelle sur un homme à moitié humain et à moitié ours, dont la mère aurait été violée par un plantigrade. Un sujet traité sur le mode de la dérision, une parodie de texte fantastique peut-être ?… Seulement Mérimée est devenu un personnage important de l’institution impériale. Écrire de telles fantaisies n’est plus digne de lui, et pourrait jeter un froid dans les lectures publiques de l’impératrice-très-catholique qui malmène déjà Offenbach pour ses sujets grivois.
288Mérimée, après un premier essai, va, sur le conseil de ses amis, détourner le sujet de son texte, le masquer, le noyer, le dissoudre dans un folklore d’Europe centrale qui modifie la nature de l’histoire et la compréhension que l’on peut en avoir.
289Voici quelques extraits de sa correspondance de 1868-1869 :
« … j’ai commencé à écrire une autre nouvelle. La recrudescence de cette maladie de jeunesse m’alarme et ressemble beaucoup à une seconde enfance. Bien entendu rien de cela n’est pour le public. Lorsque j’étais dans ce château, on lisait des romans modernes prodigieux […] C’est pour imiter ces messieurs que cette dernière nouvelle est faite. La scène se passe en Lituanie, pays qui vous est fort connu. On y parle le sanscrit presque pur. Une grande dame du pays étant à la chasse a eu le malheur d’être prise et emportée par un ours dépourvu de sensibilité, de quoi elle est restée folle ; ce qui ne l’a pas empêchée de donner le jour à un garçon bien constitué qui grandit et qui devient charmant. Seulement il a des humeurs noires et des bizarreries inexplicables. On le marie et, la première nuit de ses noces, il mange la femme toute crue. Vous qui connaissez les ficelles, puisque je vous les dévoile, vous devinez tout de suite le pourquoi ? C’est que ce monsieur est le fils illégitime de cet ours mal élevé » (2 septembre 1868 à Jenny Dacquin).
« Lorsque j’étais à Fontainebleau […] on lisait des histoires terribles, fantastiques et autres. J’ai pris l’engagement d’en faire une encore plus atroce […] Une dame est rencontrée par un ours qui la viole. Elle a un enfant, très beau, garçon, un peu velu, très robuste, qu’on élève bien, mais qui est toujours un peu bizarre […] Il se marie et il […] mange [sa fiancée] » (9 octobre 1968 à Tourgueniev).
« J’ai recopié l’ours que vous savez et je l’ai léché avec un certain soin. Beaucoup de choses sont changées, en mieux, je crois. Le titre et les noms changés également. Pour les personnes aussi peu intelligentes que vous, les manières de cet ours resteront fort mystérieuses. Mais on ne pourra rien conclure à son désavantage, quelque perspicace que l’on soit. Il y a une quantité de choses qui reste inexpliquée » (2 janvier 1869 à Jenny Dacquin).
« A Saint-Cloud, j’ai lu l’Ours devant un auditoire très sélect, dont plusieurs demoiselles qui n’ont rien compris, à ce qu’il m’a semblé ; ce qui m’a donné l’idée d’en faire cadeau à la Revue, puisque cela ne cause pas de scandale » (5 août 1869 à Jenny Dacquin).
« Si on me demande des explications, je dirai qu’il s’agit d’un regard ou d’une peur de femme grosse. Honni soit qui mal y pense » (16 août à Tourgueniev).
« Heureusement personne n’y a rien vu d’immoral. Une Princesse m’a écrit pour me demander si cet ours n’avait pas abusé de sa position ; j’ai répondu en m’étonnant que pareille idée lui fût venue en tête » (10 octobre 1869 à Tourgueniev).
290Nous passons donc, sous la pression des salons mondains auxquels Mérimée ne veut pas déplaire, d’une histoire de viol à une histoire folklorique où plus rien n’est franchement compréhensible, et où les bizarreries du héros s’expliquent par le fait que sa mère a eu peur d’un plantigrade pendant sa grossesse !… Le sens varie donc, mais l’hypothèse du vampire naît dans les incertitudes de cette variation.
b. La construction du sens
291Sans entrer dans le mécanisme psychologique d’interprétation du sens, rappelons, avec Umberto Eco que le sens d’une œuvre (et d’une phrase) se construit à partir de l’ouverture plus ou moins grande que l’auteur a laissé au lecteur pour s’insérer dans le texte. L’œuvre est paresseuse, lorsqu’elle est très elliptique ou au contraire fermée lorsque le sens trouvé par le lecteur est identique au sens voulu par l’auteur. L’interprétation est un effort demandé à l’intelligence du lecteur et c’est par cet effort que le plaisir fantastique est le plus fort. La littérature moderne du fantastique ou de l’heroic fantasy, l’a oublié depuis longtemps et repose essentiellement sur l’action ou sur la peur, mais ne fait plus appel à l’incertitude68.
Un texte, tel qu’il apparaît dans sa surface (ou manifestation) linguistique, représente une chaîne d’artifices expressifs qui doivent être actualisés par le destinataire. Puisque dans ce livre nous avons décidé de nous occuper uniquement de textes écrits (et progressivement nous restreindrons notre analyse à des textes narratifs), nous parlerons désormais de « lecteur » au lieu de destinataire — de même que nous emploierons indifféremment « émetteur » et « auteur » pour définir le producteur du texte. Ainsi un texte, d’une façon plus manifeste que tout autre message, requiert des mouvements coopératifs actifs et conscients de la part du lecteur. Etant donné la portion textuelle :
(9) Jean entra dans la pièce. « Tu es revenu, alors ! » s’exclama Marie, radieuse,
il est évident que le lecteur doit en actualiser le contenu à travers une série complexe de mouvements coopératifs. Nous négligeons pour l’instant l’actualisation des co-références (c’est-à-dire que l’on doit établir que le tu dans l’emploi de la deuxième personne du singulier du verbe être se réfère à Jean), mais, déjà, cette co-référence est rendue possible par une règle conversationnelle selon laquelle le lecteur admet qu’en l’absence d’éclaircissements alternatifs, étant donné la présence de deux personnages, celui qui parle s’adresse nécessairement à l’autre. Règle de conversation qui se greffe sur une autre décision interprétative, une opération extensionnelle effectuée par le lecteur : il a décidé, à partir du texte qui lui est administré, qu’il doit déterminer une portion de monde habitée par deux individus, Jean et Marie, dotés de la propriété d’être dans la même pièce. Enfin, que Marie soit dans la même pièce que Jean dépend d’une autre inférence née de l’emploi de l’article déterminatif la : on parle bien d’une seule et même pièce. Reste à se demander si le lecteur juge opportun d’identifier Jean et Marie, au moyen d’indices référentiels, comme des entités du monde extérieur qu’il connaît à partir d’expériences précédentes partagées avec l’auteur, si l’auteur se réfère à des individus inconnus du lecteur ou si la portion textuelle (9) doit être reliée à des portions textuelles précédentes ou successives où Jean et Marie ont été ou seront interprétés par des descriptions définies.
Mais, même si nous négligeons tous ces problèmes, il n’en demeure pas moins que d’autres mouvements coopératifs entrent indubitablement en jeu. En premier lieu, le lecteur doit actualiser sa propre encyclopédie de façon à comprendre que l’emploi du verbe revenir présuppose d’une manière quelconque que le sujet s’est précédemment éloigné. En second lieu, il est demandé au lecteur un travail inférentiel pour tirer de l’emploi de la conjonction adversative alors la conclusion que Marie ne s’attendait pas à ce retour et de la détermination radieuse la certitude qu’elle le désirait ardemment.
Le texte est donc un tissu d’espaces blancs, d’interstices à remplir, et celui qui l’a émis prévoyait qu’ils seraient remplis et les a laissés en blanc pour deux raisons. D’abord parce qu’un texte est un mécanisme paresseux (ou économique) qui vit sur la plus-value de sens qui y est introduite par le destinataire ; et ce n’est qu’en des cas d’extrême pinaillerie, d’extrême préoccupation didactique ou d’extrême répression que le texte se complique de redondances et de spécifications ultérieures — jusqu’au cas limite où sont violées les règles conversationnelles normales. Ensuite parce que, au fur et à mesure qu’il passe de la fonction didactique à la fonction esthétique, un texte veut laisser au lecteur l’initiative interprétative, même si en général il désire être interprété avec une marge suffisante d’univocité. Un texte veut que quelqu’un l’aide à fonctionner.
Nous n’essayons pas ici de dessiner une typologie des textes en fonction de leur « paresse » ou de leur liberté offerte, définie ailleurs comme « ouverture ». Nous en reparlerons plus avant. Pour le moment, disons ceci : un texte postule son destinataire comme condition sine qua non de sa propre capacité communicative concrète mais aussi de sa propre potentialité significatrice. En d’autres mots, un texte est émis pour quelqu’un capable de l’actualiser — même si on n’espère pas (ou ne veut pas) que ce quelqu’un existe concrètement ou empiriquement.69
292Il y a donc une alchimie qui reconstruit le sens d’une phrase à partir de lettres et de mots, qui traduit l’histoire, en associant dans l’esprit du lecteur les événements entre eux. Romuald est observé par des yeux verts, Clarimonde a des yeux de chats. Que déduire de cela ? Les indices sont laissés par l’auteur et c’est au lecteur d’assembler le texte et de l’interpréter. Selon son attention et sa culture. Rappelons qu’Edgar Poe définissait le texte fantastique comme un jeu de piste : il s’agit de semer des indices qui permettent au lecteur de fabriquer une interprétation de l’histoire. Ces indices convergent vers la fin, qui est le point de départ de l’écriture.
Si pourtant, l’on me demandait de désigner le genre de composition qui, après le genre de poème que je viens de décrire, serait le mieux capable de satisfaire les exigences et de servir les desseins du génie ambitieux, lui offrirait le champ d’action le plus avantageux et la plus belle occasion de se mettre en valeur, je citerais sans hésiter le bref conte en prose. Nous excluons, bien sûr, l’histoire, la philosophie et autres matières du même genre. Je dis bien sûr, n’en déplaise aux vieilles barbes. Ces graves sujets seront, jusqu’à la fin des temps, le mieux mis en lumière par ce qu’un public averti, dégoûté des mornes opuscules, est tombé d’accord pour considérer comme le talent. Le roman ordinaire est inacceptable, à cause de sa longueur, pour des raisons analogues à celles qui rendent la longueur inacceptable dans le poème. Comme le roman ne peut être lu d’une traite, il ne peut bénéficier de l’avantage immense de la totalité. Les préoccupations quotidiennes intervenant durant les pauses dans la lecture modifient, contrarient et annulent les impressions recherchées. Mais la simple interruption de la lecture serait à elle seule capable de détruire la véritable unité. Dans le conte bref, cependant, l’absence d’interruption permet à l’auteur de mettre intégralement son dessein à exécution. Pendant l’heure que dure la lecture, l’âme du lecteur demeure sous la coupe de l’écrivain.
Un artiste habile construit un conte. Il ne façonne point ses idées pour qu’elles s’accordent avec ses épisodes, mais après avoir soigneusement conçu le type d’effet unique à produire, il inventera alors des épisodes, combinera des événements, les commentera sur un certain ton, subordonnant tout à la volonté de parvenir à l’effet préconçu. Si sa toute première phrase ne tend pas à amener cet effet, c’est qu’alors, dès le tout premier pas, il a fait un faux pas. Dans toute l’œuvre, il ne devrait pas y avoir de mot dont la tendance, de façon directe ou indirecte, soit étrangère au dessein préétabli. Et par ce moyen, ce soin et cette habileté, un tableau, à la fin, est peint, qui laisse dans l’esprit de qui le contemple avec un art semblable une impression de satisfaction la plus totale. L’idée du conte, sa thèse, s’est trouvée présentée intacte parce qu’imperturbée — chose absolument indispensable et cependant tout à fait hors de portée dans le roman.70
293Le génie de Mérimée fut de donner dans son texte les indices permettant de construire plusieurs histoires sans que l’on sache exactement laquelle est la bonne. On n’hésite pas sur la dimension réelle ou non du surnaturel, on hésite sur le sujet même de l’histoire racontée. On part sur une histoire de vampire — à moins d’ailleurs que ce soit tout à fait autre chose -, et on arrive à une histoire d’ours, qui se définit aussi comme un simple fait divers d’Europe centrale, tout en relevant du conte (avec forêt magique et peuple d’animaux humanisés), de l’histoire de sorcière et de la réflexion métaphysique sur la dualité romantique de l’homme !…
c. Un ours
294Or, voici un ours qui aurait pu faire un beau vampire. Observons le « réseau de signes » — l’ensemble des caractères disséminés dans le livre — qui porte le sens du vampire.
295Un professeur — un prêtre luthérien spécialiste de la traduction de la Bible en dialectes du centre européen — lit un manuscrit à une jeune fille, Adélaïde, et sans doute à d’autres personnes présentes. C’est le récit d’une aventure de jeunesse. Ce récit renvoie donc d’emblée à la situation de Romuald, prêtre lui-aussi et narrateur d’événements de sa jeunesse. Ce procédé de narration est d’ailleurs assez banal, puisqu’il est aussi employé, par exemple, par Gobineau, dans Adélaïde, qui date aussi de 1869…
296Le prêtre se rend en Lituanie pour consulter un grimoire, dans un château ancien, tenu par le comte Michel Szémioth. Le médecin du comte — ou plus exactement de la mère du comte — le reçoit, lui annonçant que son maître est indisposé pour le moment. De la discussion qui s’engage, on apprend que la mère est folle depuis son enlèvement par un ours au moment de son mariage, et qu’elle a appelé son fils, la première fois qu’elle l’a vu, « la bête »71. La comtesse-mère est folle, le comte a une « bizarrerie de caractère, très hospitalier d’ailleurs, ami des sciences et des lettres » (p. 24). Nous voici donc dans une situation des plus curieuses dès l’abord, une situation qui n’a rien de fantastique mais qui multiplie les références à des caractères vampiriques type Polidori (noblesse, étrangeté, ami des salons cultivés) et type Gautier (prêtrise du héros). Les thèmes du fantastique sont aussi présent, comme la folie.
297Au cours de la première nuit dans le château, le narrateur est observé par une forme cachée dans un arbre. « L’éclat singulier des yeux qui rencontrèrent mon regard me frappa plus que je ne saurais dire » (p. 33). Le rapport avec La Morte amoureuse est évident : une forme observe Romuald, elle aussi cachée dans les feuilles.
298Le lendemain le professeur rencontre enfin Szémioth, remarque son regard « étrange » (p. 34) et apprend que le comte l’a effectivement observé, la veille. Au cours des jours qui suivent, le prêtre-professeur apprend que le comte n’est pas aimé des chiens, mais est l’ami des ours. Ces ours que l’on dit être les vice-rois des forêts, après les lions. Au cours d’une promenade, le professeur et le comte rencontrent une sorcière qui leur apprend que le lion est mort. « Les bêtes vont élire un autre roi. Vas-y, tu seras roi peut-être » dit-elle au narrateur, mais la phrase s’adresse évidemment au comte (p. 54).
299Le comte et le professeur passent la soirée et la nuit dans la demeure de celle qui sera plus tard la fiancée et la femme du comte. Un général raconte qu’il a dû faire comme les Indiens d’Amérique du sud, un jour où il mourait de soif : « saigner mon cheval et […] boire son sang […] Le comte demanda comment j’avais trouvé cette boisson » (p. 61). Le texte indique bien que tous sont pris de dégoût et d’horreur, sauf le comte. Il questionne d’ailleurs le professeur sur les moyens à employer pour saigner les chevaux, lorsque sa fiancée s’écrie « il est homme à tuer toute son écurie, et à nous manger nous-mêmes quand il n’aura plus de chevaux » (p. 62).
300Dormant dans la même chambre, le professeur s’aperçoit que le comte grogne en rêvant de sa promise, qu’il est pris d’accès de violence, et qu’il est particulièrement poilu. « Bien fraîche !… Bien blanche !… Le professeur ne sait pas ce qu’il dit… Le cheval ne vaut rien… Quel morceau friand !… Puis il se mit à mordre à belles dents le coussin où reposait sa tête, et en même temps il poussa une sorte de rugissement » (p. 66).
301Demandant des explications sur les bizarreries du comte, le professeur apprend du docteur qu’elles lui viennent sans doute de sa mère car la « manie est transmissible par le sang » (p. 67). Par la suite, le comte questionne essentiellement le professeur sur la dualité de la nature humaine, et lorsque la discussion tourne autour du sang, le comte demande à changer de sujet : « laissons là le sang, docteur s’écria le comte avec impatience et prenons un autre exemple » (p. 68). Le professeur quitte le château après ses recherches.
302Quelque temps plus tard, il reçoit une invitation au mariage du comte et de sa fiancée. Lors de la cérémonie, la mère du comte, voyant son fils partir avec sa nouvelle femme, s’écrie « A l’ours ! […] Il emporte une femme ! Tuez-le ! » (p. 75). Au cours de la nuit de noces, le professeur croit apercevoir une masse sombre qui tombe de la fenêtre des mariés. Le lendemain on découvre le corps de la fiancée, « la gorge ouverte, inondée de sang » (p78). Le comte a disparu pendant la nuit… Sa femme a été mordue à la gorge.
303Le texte se termine par l’explication du titre : Lokis est l’équivalent de Michel, le prénom du comte, et signifie ours.
d. Evolution du texte
304Dans la première version de la nouvelle, il était clairement expliqué que le comte était le fils de l’ours qui avait enlevé sa mère. Dans la version finale, si le comte ressemble à un ours, ce qui ne se comprend qu’en rapprochant — comme c’est fait ici – des commentaires noyés dans beaucoup d’autres, c’est simplement parce que sa mère a eu peur des ours et que cette phobie est transmissible. Obnubilée par les ours, la mère a mis au monde un ours sans avoir eu de contact physique réel avec ces plantigrades !… Pour justifier cette explication, Mérimée, dans sa correspondance, note d’ailleurs qu’il a entendu dire qu’une femme ayant mangé du poisson pendant sa grossesse avait donné naissance à une fille munie de dents de brochet autour du sexe. Cette peur – ou envie — de femme grosse se manifestait aussi périodiquement par la naissance d’enfants noirs dans l’aristocratie, suite à une absorption trop importante de chocolat72.
305Cependant, pour noyer le sens ursin de son texte, Mérimée fait appel à la figure du vampire, par la référence omniprésente au sang — que l’on boit -, à l’étrangeté du comte, au décor mystérieux d’Europe centrale. Il réutilise des situations déjà codifiées dans l’imaginaire et associées aux vampires (regard des vampires ; références à Polidori et Gautier…).
306Lokis est donc un texte vampirique sans vampire, un texte d’une grande intelligence qui n’utilise pas le type de figure classique du vampire mais qui, par une multiplication des références, intègre le motif à un autre, et brouille les pistes de compréhension. Le lecteur reconstruit donc l’histoire selon sa culture et l’attention de sa lecture. Il décèle les traits vampiriques pour finalement s’apercevoir qu’il s’agit d’un nouveau motif : l’ours-garou, ou quelque créature du genre. Ou qu’il ne s’agit pas d’un texte fantastique, juste un témoignage sur les mœurs Lituaniennes.
307Alors que le vampire est significatif pour le public, Prosper Mérimée retrouve les principes romantiques qui présidaient à la création du genre fantastique, les principes de dérision, de mélange, d’incertitude des notions. Il crée un texte que tous s’attendent à voir vampirique mais qui finalement ne l’est pas complètement. Le génie de Mérimée est d’avoir intégré dans son texte les données universelles des vampires — universellement codifiées dans l’imaginaire français de ces années 1860 — pour créer une oeuvre ambiguë, un motif nouveau.
6. Jules Verne
308Et on retrouve ce même procédé chez Jules Verne : orienter le texte entièrement sur le vampire, pour déjouer les thèmes vampiriques devenus communs, et inventer une forme originale. Le génie du texte vampirique est finalement de ne plus mettre en scène de vampires ! C’est d’avoir joué sur l’attente du public, de le décevoir, pour l’exalter par la nouveauté. Quarante ans plus tard, le film La Marque du Vampire de Browning jouera aussi sur cette attente déçue, comme le feuilleton Le Vampire du Pont de la Tournelle, de Franz de Lienhart le faisait (1871), ou le roman de Thévenin, Le Vol du vampire (vers 1920).
a. Un auteur romantique ?
309Jules Verne, ami de Dumas, continuateur de son oeuvre par certains côtés, se place dans la lignée des auteurs de roman-feuilleton du dernier Romantisme. De même qu’Edmond Rostand relance le théâtre d’inspiration romantique en 1897 avec son Cyrano de Bergerac, Jules Verne a toujours joué la carte du Romantisme et la carte du fantastique (lorsque son éditeur le lui permettait73… Le héros de Jules Verne, à l’exception de quelques personnages charismatiques, n’est pourtant pas le personnage romantique : il est plutôt l’homme ordinaire, exalté par son savoir scientifique. L’homme d’exception au contraire est romantique. Il est, dans l’œuvre de Verne, un marginal qui rejette la société ou qui est rejeté par elle. En proie aux idées fixes, son triomphe ou son échec marquent généralement son effacement (Hatteras, Sandorf, Némo, Lidenbrok…) au profit du jeune homme, véritable pôle charismatique… Il y a des exceptions, bien sûr, la production de Verne s’étendant sur une centaine d’œuvres (romand, nouvelles, théâtre, poésies…) et sur une cinquantaine d’années74.
310Les caractères de l’être d’exception vernien sont ceux que l’on trouve dans les oeuvres de ses amis romantiques : c’est un noble, un exclu, un puissant, un tourmenté, un génie75.
311Nous plaçons ici Le Château des Carpathes dans la liste des romans vampiriques romantiques.
b. Le mélange
312Ce qui fait la particularité des textes fantastiques romantiques, c’est le goût du jeu et du mélange. Gautier associe le vampire aux contes de Grimm, au roman de Lewis, et crée de nouvelles scènes (ingestion du sang, sensualité vampirique). Mérimée et Verne annoncent un vampire, et nous offrent « autre chose » sans que l’on puisse dire que le thème du vampire ait été trahi.
313Le titre du roman de Verne, Le Château des Carpathes, ne laisse aucun doute sur la nature vampirique du texte. Le lieu est donné, ainsi que le décor. Dès les premières lignes, la superstition extrême du pays est rappelée, il est fait référence aux sorcières (comme dans Lokis), on souligne les paysages tortueux et les croyances nombreuses aux diables et aux fées.
314Le village de Wrest, où se passe l’action, est présenté sous l’angle du mystère et du surnaturel. Un château, que l’on dit hanté par les fantômes des barons de Gortz, domine le lieu ; une prophétie annonce sa destruction lorsque le vieil arbre qui le domine perdra sa dernière branche ; les habitants croient aux génies malfaisants-bienfaisants, et vivent terrés dans leurs maisons. C’est l’instituteur et le pope qui véhiculent les légendes effrayantes de la mythologie, auxquelles même le médecin du lieu croit !… Le village est donc le lieu idéal pour être le repère d’un vampire, lorsque se produit un singulier événement : une fumée apparaît au dessus du château, preuve que le diable y habite. Une voix mystérieuse retentit dans l’auberge, semblant venir de nulle part et menace les habitants… Verne prend soin de multiplier les références intertextuelles : outre les textes vampiriques, il se réfère à l’œuvre d’Hoffmann à travers la présence d’un vendeur de lunettes astronomiques — le personnage de L’Homme au sable, qui fabrique un automate et lui donne le mouvement.
315On s’attend donc à voir un vampire, et on rencontre un fantôme, identique au fantôme du père d’Hamlet, identique aussi au fantôme du Château d’Otrante, qui semblent réclamer vengeance pour un crime commis à leur encontre.
316Puis le fantôme se dérobe au profit d’une machine, d’une création humaine : c’est une peinture, associée à des magnétophones fonctionnant à l’électricité. L’attente du lecteur est déçue, mais il trouve un motif plus extraordinaire encore que celui qu’il cherchait : une nouveauté littéraire qui se nourrit des thèmes du fantastique pour se constituer. Une nouvelle forme, vampirique dans son essence (il vole la voix et l’apparence de sa victime), qui joue avec le lecteur.
Conclusion
317Le principe du fantastique est de jouer avec les formes. Le vampire, lorsqu’il arrive en France, est perçu comme une figure de l’imaginaire, comme une image de fantaisie. Les auteurs brodent donc jusqu’à faire du vampire la forme royale du fantastique. Il est le héros sombre du mal, le personnage noir du Romantisme.
318Devenu universel, le vampire est alors objet de jeu. Les auteurs (Scribe, Mérimée, Verne) attirent le lecteur sur ses traces, mais le perdent dans un dédale de motifs surnaturels où l’attente est déçue mais où la nouveauté est au rendez-vous. Scribe, Mérimée et Verne, s’ils ne donnent pas de véritables textes vampiriques, produisent des oeuvres étranges de grandes qualités, retrouvant l’essence même du fantastique, le côté ludique de la littérature du surnaturel, de l’arabesque et de la fantaisie.
319Si le Romantisme perdure tout au long du xixe siècle, il s’impose comme forme majeure de la création en 1830, puis en 1897. Et à nouveau à partir des années 1970…
Notes de bas de page
1 Byron produisit un texte qu’il mit en appendice de Mazzepa et Shelley, des propres termes de Mary, « plus apte à enrober idées et sentiments dans l’éclat d’une rhétorique étincelante et de la musique du plus mélodieux des vers qui ornent notre langue qu’à inventer les rouages d’une histoire, en commença une, basée sur ses expériences d’enfant » (Préface de Frankenstein de 1831, Garnier-Flammarion, 1979, p. 342).
2 Ce texte de 1813 est sans doute complété par l’écriture en commun de nouvelles fantastiques, en 1816, lors des vacances suisses de Byron, Polidori, Percy et Mary Shelley. A Fragment of a Turkish Tale. A turban carved in coarsest stone, / A pillar with rank weeds o’ergrown, / Whereon can now be scarcely read / The Koran verse that mourns the dead, / Point out the spot where Hassan fell / A victim in that lonely dell. / There sleeps as true an Osmanlie / As e’er at Mecca bent the knee ; / As ever scorn’d forbidden wine, / Or pray’d with face towards the shrine, / In orisons resumed anew / At solemn sound of « Alla Hu ! » / Yet died he by a stranger’s hand, / And stranger in his native land ; / Yet died he as in arms he stood, / And unavenged, at least in blood. / But him the maids of Paradise / Impatient to their halls invite, / And the dark Heaven of Houris’ eyes / On him shall glance for ever bright ; / They come---their kerchiefs green they wave, / And welcome with a kiss the brave ! / Who falls in battle ‘gainst a Giaour / Is worthiest an immortal bower. / But thou, false Infidel ! shall writhe / Beneath avenging Monkir’s scythe ; / And from its torments ‘ scape alone / To wander round lost Eblis’throne ; / And fire unquench’d, unquenchable, / Around, within, thy heart shall dwell ; / Nor ear can hear nor tongue can tell / The tortures of that inward hell ! / But first, on earth as Vampire sent, / Thy corse shall from its tomb be rent : / Then ghastly haunt thy native place, / And suck the blood of all thy race ; / There from thy daughter, sister, wife, / At midnight drain the stream of life ; / Yet loathe the banquet which perforce / Must feed thy livid living corse : / Thy victims ere they yet expire / Shall know the demon for their sire, / As cursing thee, thou cursing them, / Thy flowers are withered on the stem. / But one that for thy crime must fall, / The youngest, most beloved of all, / Shall bless thee with a father’s name--- / That word shall wrap thy heart in flame ! / Yet must thou end thy task, and mark / Her cheek’s last tinge, her eye’s last spark, / And the last glassy glance must view / Which freezes o’er its lifeless blue ; / Then with unhallow’d hand shalt tear / The tresses of her yellow hair, / Of which in life a lock when shorn / Affection’s fondest pledge was worn, / But now is borne away by thee, / Memorial of thine agony ! / Wet with thine own best blood shall drip / Thy gnashing tooth and haggard lip ; / Then stalking to thy sullen grave, / Go---and with Gouls and Afrits rave ; / Till these in horror shrink away / From Spectre more accursed than they ! (The Poetical Works of Byron, ed. Paul Elmer More, 1905, vers 723 et ss. Ponctuation et orthographe reproduites de l’original).
3 Dit Francis Lacassin, dans les notes qu’il met à Frankenstein, op. cit. p. 335.
4 Voir l’analyse de Jean-Claude Aguerre qui fait suite au Vampire de Polidori, Babel, Actes Sud, 1996, p. 49-70.
5 Préface de 1831, op. cit.
6 Voici le texte complet : Not in those climes where I have late been straying, / Though Beauty long hath there been matchless deemed, / Not in those visions to the heart displaying / Forms which it sighs but to have only dreamed, / Hath aught like thee in truth or fancy seemed / Nor, having seen thee, shall I vainly seek / To paint those charms which varied as they beamed / To such as see thee not my words were weak / To those who gaze on thee what langage could they speak ? / Ah may’st thou ever be what now thou art, / Nor unbeseem the promise of thy spring, / As fair in form, as warm yet pure in heart, / Love’s image upon earth without his wing, / And guileless beyond Hope’s imagining ! / And surely she who now so fondly rears / Thy youth, in thee, thus hourly brightening, / Beholds the rainhow of her future years, / Before whose heaventy hues all sorrow disappears. / / Young Peri of the West ! – ‘tis well for me / My years already doubly number thine ; / My loveless eye unmoved may gaze on thee, / And safely view thy ripening beauties shine ; / Happy, I ne’er shall see them in decline ; / Happier, that while all younger hearts shall bleed, / Mine shall escape the doom thine eyes assign / To those whose admiration shall succeed, / But mixed with pangs to Love’s even loveliest hours decreed. / O ! let that eye, which, wild as the Gazelle’s, / Now brightly bold or beaulifully shy, / Wins as it wanders, dazzles where it dwells, / Glance o’er this page, nor to my verse deny / That smile for which my breast might vainly sigh / Could I to thee be ever more than friend : / This much, dear maid, accord ; nor question why / To one so young my strain I would commend, / But bid me with my wreath one matchless lily blend. / Such is thy name with this my verse entwined ; / And long as kinder eyes a look shall cast / On Harold’s page, Ianthe’s here enshrined / Shall thus be first beheld, forgotten last / My days once numbered, should this homage past / Attract thy fairy fingers near the lyre / Of him who hailed thee, loveliest as thou wast, / Such is the most my memory may desire ; / Though more than Hope can claim, could Friendship less require ? (Hachette, paris, 1883, p. 4-5)
7 Références à des textes postérieurs à Polidori mais parce que, bien sûr, le Romantisme ne fait que débuter dans les années 1819 et que Polidori et Byron sont en train de constituer des caractères qui seront développés par la suite…
8 Les orthographes sont assez changeantes. Gardons celle-ci puisque c’est celle de Bérard.
9 Sur cette question, voir ma thèse, Fantastique et événement chez Verne et Lovecraft, Les Belles Lettres, 1997. La distinction entre merveilleux et fantastique (et la nature de ce qu’on appelle événement) vient de l’apparition plus ou moins massive du surnaturel.
10 Voir l’annexe sur les définitions du fantastique.
11 Eugène Sue, Les Mystères de Paris, France Loisirs, Paris, 1980, p. 17.
12 Idem, p. 18.
13 Idem, p. 17.
14 Du surhomme à Superman, Grasset, 1993.
15 Les trois que nous publions ici, auxquelles il faut rajouter Les Trois Vampires ou la clair de lune, de Brazier et d’Artois, à laquelle nous empruntons notre couverture.
16 Les Origines du roman réaliste, Paris, 1912, p. 148. Ses exemples ne laissent pas de doute : un mari se fait enfermer dans un bahut pendant que sa femme le trompe et c’est tout joyeux qu’au matin il sort de sa prison ; un mari épouse sans le savoir une femme enceinte et elle accouche le jour de ses noces ; un mari impose à sa femme de se vêtir d’une armure chaque fois qu’elle entre dans le lit conjugal… Voir aussi Krystyna Kasprzyk, Nicolas de Troyes et le genre narratif en France au xvie siècle, Paris, 1963, p. 291.
17 On note d’ailleurs que la narration théâtrale de Nodier ne manque pas d’illogismes non plus : Edgar annonce qu’Aubrey participera à son mariage et lorsqu’Aubrey arrive dans son château, il ignore pourquoi la fête se prépare…
18 Le texte auquel nous nous référons est celui qu’établit M. François, Paris, 1960. La dernière journée aurait été composée de récits racontés directement par l’auteur. (op. cit. p. 445).
19 Op. cit. p. 124.
20 Touchant la narration même du roman, notons la présence d’une prolepse (« Que je suis malheureuse ! » Hélas ! ce cri de l’enfance, échappé à un chagrin aussi léger que l’objet qui l’a produit, sera peut-être un jour le seul que son cœur pourra redire.) et un principe d’alternance des points de vue assez intéressant dans le récit de Ruthwen sur le vampire de Bagdad : on passe de Kaled aux marchands, puis de Phaloé à Kaled… (Plusieurs corbeilles pleines de poisson, échappèrent à ses mains. Le marchand à qui elle avait coutume de vendre la reconnut sur-le-champ, il accourut et lui dit : « Belle Phaloé ! combien je vous plains de n’avoir pas les secours d’un frère ou d’un ami ! Daigne notre saint prophète vous envoyer le modèle des époux, afin de récompenser vos vertus. » Phaloé, effrayée d’abord par la crainte de tomber, n’avait pas fait attention à l’étranger qui l’avait secourue. Mais maintenant elle le regarde, et son front se colore de la plus vive rougeur. L’étranger est à côté d’elle, c’est lui qui la garantie du danger… pourtant il a l’air de trembler plus qu’auparavant… Il a entendu le son de la voix touchante de Phaloé… et toutes les sensations qu’il éprouve se rapportent à une seule… l’aimer et s’unir à elle pour toujours. La fille de Gia Hassan adresse, les yeux baissés, de timides remerciements à l’inconnu qui proteste de son dévouement et de sa délicatesse, et ne veut pas souffrir qu’elle s’en retourne seule. Il prend le marchand à témoin de ses bonnes intentions, et ajoute : Je suis Kaled, soldat du calife.)
21 « Il s’empressa de se faire introduire dans la maison de son ancien ami, et par des soins assidus, et l’affection qu’il feignait de porter à son frère, il parvint à se faire aimer de miss Aubrey. Qui pouvait résister au pouvoir de cet homme ? Il racontait avec éloquence les dangers qu’il avait courus. Il se peignait comme un être qui n’avait de sympathie sur la terre qu’avec celle à qui il s’adressait, lui disait qu’il n’avait connu le prix de la vie que depuis qu’il avait eu le bonheur d’entendre les sons touchants de sa voix ; en un mot, il sut si bien mettre en usage cet art funeste dont le serpent se servit le premier, qu’il réussit à gagner son affection. »
22 Le narrateur observe la nature glacée (1811) : « Je me souviens encore aujourd’hui de la profonde tristesse dont j’étais accablé en voyageant de Lausanne à Besançon. Le temps était affreux, la nuit obscure ; la neige, qui tombait par flocons épais sur la terre, donnait aux ténèbres mêmes une teinte blanchâtre qui les rendait plus lugubres. Le vent mugissait autour de ma voiture et menaçait de la renverser. Les chevaux n’avançaient qu’avec peine, s’écartant souvent du chemin et s’enfonçant quelquefois tout à coup comme dans des abîmes. Le postillon s’arrêtait à chaque instant pour m’annoncer que plus nous approchions des montagnes, plus les obstacles se multiplieraient, et plus la route deviendrait dangereuse. Mais tout ce désordre extérieur, toute cette hostilité de la nature au dehors de moi, n’étaient rien en comparaison de la douleur et des combats que je sentais au fond de mon âme. […] je voyais s’élever et grandir les spectres du passé. Les difficultés de la route me paraissaient un avertissement du ciel. J’aurais presque désiré qu’elles fussent assez fortes pour m’obliger à rétrograder. […] Je crus en effet que nous péririons, et j’en éprouvai une grande joie. » (Constant, Cécile, Pléiade, Paris, 1957, p. 179)
23 Werther observe la nature en crue (1774) : « C’était un terrible spectacle !… Voir de la cime d’un roc, à la clarté de la lune, les torrents rouler sur les champs, les prés, les haies, inonder tout un vallon bouleversé, et à sa place, une mer houleuse livrée aux sifflements aigus du vent… Et lorsque la lune reparaissait, et qu’elle demeurait au dessus des nuages noirs et qu’un reflet superbe et terrible me montrait à nouveau les flots roulant et raisonnant à mes pieds, alors il me prenait un frissonnement, et puis bientôt un désir… Ah ! les bras étendus, j’étais devant l’abîme, et, haletant, je brûlais de m’y jeter, de m’y jeter. » (Goethe, Les Souffrances du jeune Werther, II, Lettre du 12 décembre 1772, Pléiade, Paris, 1976, p. 96)
24 Le narrateur observe la tempête à Besançon (1832) : « L’orage grondait toujours. Cela était si beau que je ne pus m’empêcher d’ouvrir ma jolie croisée sur la rue Neuve, en face de cette gracieuse fontaine dont mon grand-père l’architecte avait orné la ville et qu’enrichit une sirène de bronze, qui a souvent, au gré de mon imagination charmée, confondu des chants poétiques avec le murmure de ses eaux. Je m’obstinai à suivre de l’œil dans les nues tous ces météores de feu, qui se heurtaient les uns contre les autres, de manière à ébranler tous les mondes. — Et quelquefois, le rideau enflammé se déchirant sous un coup de tonnerre, ma vue plus rapide que les éclairs plongeait dans le ciel infini qui s’ouvrait au-dessus, et qui me paraissait plus pur et plus tranquille qu’un beau ciel de printemps. « Oh ! me disais-je alors, si les vastes plaines de cet espace avaient pourtant des habitants, qu’il serait agréable de s’y reposer avec eux de toutes les tempêtes de la terre ! Quelle paix sans mélange à goûter dans cette région limpide qui n’est jamais agitée, qui n’est jamais privée du jour du soleil, et qui rit, lumineuse et paisible, au-dessus de nos ouragans comme au-dessus de nos misères ! Non, délicieuses vallées du ciel, m’écriai-je en pleurant abondamment, Dieu ne vous a pas créées pour rester désertes, et je vous parcourrai un jour, les bras enlacés à ceux de mon père ! » » (Nodier, Jean-François-les-Bas-Bleus, Paris, Charpentier, 1850, p. 10)
25 Le narrateur subit la tempête (1802 / 1848) : « Levez-vous vite, orages désirés, qui devez emporter René dans les espaces d’une autre vie ! Ainsi disant, je marchais à grand pas, le visage enflammé, le vent sifflant dans ma chevelure, ne sentant ni pluie ni frimas, enchanté, tourmenté, et comme possédé par le démon de mon cœur. » (Chateaubriand, René, Paris, Garnier, sd, p. 83) « Je partis de Paris le 3 septembre 1833, prenant la route du Simplon par Pontarlier. La grande tempête qui a tant causé de naufrages dans la Manche m’assaillit sur le Jura. J’arrivai de nuit aux wastes (landes) du relais de Levier. Le caravansérail bâti en planches, fort éclairé, rempli de voyageurs réfugiés, ne ressemblait pas mal à la tenue d’un sabbat. Je ne voulus pas m’arrêter ; on amena les chevaux. Quand il fallut fermer les lanternes de la calèche, la difficulté fut grande, l’hôtesse, jeune sorcière extrêmement jolie, prêta son secours en riant. Elle avait soin de coller son lumignon, abrité dans un tube de verre, auprès de son visage, afin d’être vue. L’ouragan croissait : j’essuyais sa plus grande violence entre Pontarlier et Orbes. Il agrandissait les montagnes, faisant tinter les cloches dans les hameaux, étouffait le bruit des torrents dans celui de la foudre, et se précipitait en hurlant sur ma calèche, comme un grain noir sur la voile d’un vaisseau. Quand les bas éclairs lézardaient les bruyères, on apercevait des troupeaux de moutons immobiles, la tête cachée entre leurs pattes de devant, présentant leurs queues comprimées et leurs croupes velues aux giboulées de pluie et de grêle fouettées par le vent. La voix de l’homme qui annonçait le temps écoulé du haut d’un beffroi montagnard semblait le cri de la dernière heure. » (Chateaubriand, Les Mémoires d’outre-tombe, Pléiade, Paris, 1983, p. 763)
26 Voir Figure III, Seuil, Paris, 1972.
27 « Cependant lord Seymour, parvenu au faîte des honneurs et de sa puissance, voyait tout fléchir sous ses lois. La sévérité de son regard et l’altération de ses traits paraissaient l’effet de son application aux affaires publiques ; mais, dans les fêtes qu’on donnait au palais, il montrait tant d’adresse dans l’esprit, tant de grâce dans le langage, que toutes les femmes de la cour enviaient ses hommages. »
28 « Tout à coup un étranger se présente. Ses vêtements, ses manières nobles décèlent un rang élevé ; altérés, son regard farouche, démentent la tranquillité d’âme qu’il s’efforce de faire paraître, et son mais ses traits front sillonné atteste à tous les yeux que des chagrins affreux ont tourmenté sa vie. »
29 Ce trait est parfois repris par la suite, le vampire ne peut entrer que s’il y est invité.
30 Le cas de Scribe étant particulier, puisqu’il n’y a finalement pas de vampire dans son œuvre.
31 Nous laisserons de côté ici les deux autres figures du voyageur, le Juif Errant et le Bohémien. Sur la question, voir notre ouvrage Gitans et Bohémiens dans la littérature, les arts et la presse, PUFC, 2010.
32 Colonel Royet (Eclaireurs Robinsons) ; commandant de Wailly (L’Ile mystère)…
33 Gobineau décrit le Moyen Orient après y avoir été en poste, puis la Suède.
34 Nouvelles Asiatiques, La Vie de voyage, Pléiades, III, Gallimard, Paris, 1987, p. 531.
35 Id., p. 549.
36 Les Trappeurs de l’Alaska, Les Rôdeurs des frontières, Le Chercheur de Pistes, Les Pirates des prairies…
37 Le Coureur des bois, Les Chercheurs d’or.
38 Les Faiseurs d’Epaves, entre autres. L’auteur reste aussi connu pour ses romans historiques : La Revanche de Mazarin, Le Masque de fer…
39 La Prairie, Le Tueur de daims, Le Dernier des Mohicans…
40 Aventure d’un gamin de Paris au pays des tigres, Le Maître du Curare, Le Sultan de Bornéo…
41 Au pays des fakirs…
42 L’Hindou aux yeux de jade…
43 La Course au radium…
44 Sa Majesté T’sien.
45 Voir la préface de Jules Hetzel en tête de la publication des Aventures du Capitaine Hatteras.
46 Promenades en Amérique.
47 Du Rhin au Nil.
48 Samuel Johnson (George F. Black, Macpherson’s Ossian and the Ossianic Controversy, New York, 1926) déclare que les textes d’Ossian étaient une création de Macpherson d’après diverses sources traditionnelles. Hugh Blair soutient dans A Critical Dissertation on the Poems of Ossian (1763) l’opinion qu’il s’agissait bien de traductions. Derick Thomson (1952) affirme que des poèmes gaéliques furent effectivement trouvés chez Macpherson après sa mort (Derick Thomson, The Gaelic Sources of Macpherson’s « Ossian », 1952)… On se souviendra que l’impossibilité de l’auteur à montrer ses sources fut l’arme la plus importante des adversaires d’Ossian.
49 Goethe, Les Souffrances du jeune Werther, Pléiade, Paris, 1954, p. 79.
50 Chateaubriand, Mémoires d’Outre-tombe, II, Pléiade, Paris, 1983, p. 1396.
51 Charles Nodier, Les Marionnettes, Charpentier, 1860, p. 411 et ss
52 Avec cependant des modalités : « ces dames sont fort coquettes ; elles ne prennent point au hasard l’homme à qui elles réservent le funeste présent de leur infernal amour… Celui qu’elles ne trouvent pas dignes d’elles, elles le laissent vivre ; mais qu’un homme soit beau, soit aimé d’une autre femme, jeune et belle, elles tressaillent de joie, car elles ont à la fois un homme à tuer et une rivale à désespérer. »
53 Ce qui est repris par Dumas en 1851, ce qui donne en 1820 le titre de la pièce de Brazier et des frères d’Artois.
54 Nodier, Bérard, Scribe, Artois et alii… L’œuvre de Dumas est postérieure.
55 Voir aussi Florence Naugrette, Le Théâtre romantique, Seuil, Paris, 2001 ; Anne Ubersfeld, Le Drame romantique, Belin, Paris, 1993 ; Jean-Luc Steinmetz, La France frénétique de 1830, Phébus, paris, 1978.
56 Voir en particulier Jean-Marie Thomasseau, Le Mélodrame, PUF, 1984, p. 111 et ss.
57 Sur la vaudeville proprement dit, on consultera Henri Gidel, Le Vaudeville, PUF, 1986, p. 43 et ss.
58 Voir Florent Montaclair, La Littérature et les arts, Centre UNESCO, Didier Erudition, 1997, p. 301-312. Voir aussi Le Théâtre de Jules Verne, in Le Théâtre des romanciers, Les Belles Lettres, 1997 et Zola mis en pièce, in Le Théâtre naturaliste, Presses universitaires de Valenciennes, 2001.
59 Réflexions sur la tragédie de Wallenstein et sur le théâtre allemand, 1809.
60 « Aussitôt Aubrey s’élance, saisit sa sœur par le bras, et l’entraîne d’un pas rapide à la porte de la rue, il se voit arrêté par la foule des domestiques qui attendaient leurs maîtres ; tandis qu’il passe au milieu d’eux, il entend encore cette voix trop connue lui répéter tout bas : Souviens-toi de ton serment ! Il n’ose pas se retourner : mais il entraîne plus vivement sa sœur et arrive enfin dans sa maison. »
61 Le film de Rodriguez Une nuit en Enfer reprend la symbolique du serpent comme attribut du vampire.
62 Référence aux Mille et une nuits, passage dont nous citons un extrait dans l’annexe précédente.
63 On rapprochera cela de l’œuvre d’Anne Rice, dans laquelle les vampires font semblant de manger de la vraie nourriture pour ne pas effrayer les humains avec qui ils dînent.
64 Ces deux vers sont repris par Fellini dans La Tentation du docteur Mazuollo (Bocacce 70), et mis dans la bouche d’Anita Ekberg, personnifiant le diable.
65 Le seul vampire bleu se trouve, au cinéma, dans Les Vampires de Salem, adaptation du roman de S. King.
66 Tiré de Martin Balmont, Dictionnaire des poètes latins antiques, PCUB, Association Françaises des Presses Universitaires, 1998, article Dracontius.
67 Démons et Merveilles et Le Modèle Pickman. Voir sur cet auteur notre thèse, Fantastique et Evénement, une lecture croisée des oeuvres de Jules Verne et de Howard Phillips Lovecraft, Les Belles Lettres, 1997.
68 Un des rares auteurs d’heroic fantasy à demander encore un effort au lecteur est Martin Balmont (voir ses romans publiés en français : La Conquête du Thorland, Enquête dans un pays en guerre, Bienvenue à Galata, La Sixième force. PCUB.) et les éditions critiques PUFC, 2010)
69 Umberto ECO, Lector in fabula, « Figures », Grasset, 1983, p. 64-65.
70 L’art du conte, Bouquins, Laffont, Paris, 1989, p. 1002.
71 Voir la version complète de la nouvelle au Livre de Poche, 1995, occurrence p. 31.
72 Des témoignages assez contradictoires se trouvent ça et là sur la fille légitime de Louis XIV, Louise-Marie, dont le père serait peut-être le jeune page Nabo, venant du Dahomey. Rien ne prouve cependant que cette fille, mise au couvent très tôt, ait effectivement été noire. « In the library of St. Genevieve in the Latin Quarter of Paris (bibliothèque Sainte-Geneviève, 10, place du Panthéon, 75005 Paris), there is a simple unsigned portrait of an African woman in nun’s habit : Louise Marie-Therese, the Black Nun of Moret (1664-1732). Cloistered all her life, this African-featured nun took the veil at the late age of 31 in 1695. Journals and diaries attest to her having been visited throughout her life by important personages from the Royal Court. A folder at St. Genevieve bears the title, « Documents Concerning The Princess Louise Marie-Therese, Daughter of Louis XIV and Marie-Therese ». The folder is empty. On November 1664, after a pregnancy marked by « dark forebodings », Marie-Therese, the pious and devoted Queen of the notoriously philandering Louis XIV, gave birth to a baby daughter. Laughter is said to have greeted her birth. Rumors ran wild in the court. The child was said to have been born « black as ink from head to toe », covered with hair. Shortly after birth, the child was pronounced dead by a grief-stricken King. It was rumored at Court that the child was fathered by an African dwarf named Nabo, a young man from Dahomey brought from his country by the admiral François de Vendome, duc de Beaufort, as a present from the King of Dahomey to the Queen Marie-Therese. Soon after his arrival, Nabo had become the Queen’s favorite companion. Perhaps, it was discretely suggested, a penetrating glance from this servant had corrupted the royal womb. Nabo was sent for by the King. He disappeared ». (Edward Scobie, African presence in Early Europe, Ivan Van Sertima, 1985, p. 37)
73 Voir sur la question nos articles, in L’Intertextualité, Les belles Lettres, 1997 ; et in La Fantaisie, Presses Universitaires de Rouen, 1996.
74 Voir F. Montaclair et Y. Gilli, Le Naufrage dans l’œuvre de Jules Verne, L’Harmattan, 1998, où nous analysons les « êtres d’exception » chez Verne.
75 Voir Lise Queffélec, Le Roman-feuilleton français au XIXe siècle, PUF, Paris, 1989 où la production romantique est analysée. Voir aussi le dernier chapitre de cette partie, sur le vampire des années 1970.
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Le vampire dans la littérature romantique française, 1820-1868
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