Chapitre II. La création d’un motif de la littérature fantastique
p. 67-100
Texte intégral
1Le vampire suit donc le parcours habituel d’une figure littéraire. Chaque auteur cherche l’originalité, la situation nouvelle, la mise au goût du jour qui plaira au plus grand nombre des lecteurs. L’utilisation dans le langage courant du terme vampire pour désigner des tueurs en série et des criminels irrécupérables naît de cette popularité du personnage, que l’on trouve aujourd’hui dans les plus récentes formes artistiques1.
2Pour comprendre le processus de modification et de réécriture des motifs de la littérature fantastique (les fantômes, les maisons hantées, les sorcières, les vampires et tous les autres), observer la naissance de la notion de fantastique n’est pas inutile. Entre le canular2 et la malhonnêteté intellectuelle absolue, le genre fantastique devient arme de guerre et manifestation de l’essence même de la littérature dans les années 1830. L’introduction du roman Lord Ruthwen de Cyprien Bérard rappelle les grands combats du moment : l’histoire du vampire est romantique, le roman n’est pas classique (qui relèverait alors de l’esthétique antique), mais il est moderne, et s’inscrit dans la liste des « récits romantiques »3.
1. La définition d’un texte lié au surnaturel
3En France, avant les années romantiques (avant 1820), la notion de genre fantastique n’existait pas. Pour catégoriser les textes faisant référence à des événements surnaturels ou irréels, on employait les termes d’arabesque, de fantaisie ou de conte.
4L’arabesque, c’est à l’origine une figure picturale, un entrelacement de feuillage à la mode arabe. Par extension c’est un texte arabisant qui ressemble aux Mille et une Nuits, texte fort connu puisque sa première traduction (par Galland) date de 1704, puisque Jacques Cazotte a complété cette première version française et puisque le romantique Charles Nodier, dans les années 1820, s’y était essayé aussi, modestement, par le préfaçage de la traduction de D’Estaing. Les histoires aux couleurs arabes, avec apparitions et disparitions de génies, avec transformations en créatures magiques, avec djinns et sultans changés en chameaux, sont des histoires étranges et exotiques. Les arabesques ont donc une couleur surnaturelle (voir un extrait en annexe).
5La fantaisie, c’est à l’origine une composition musicale dans laquelle l’auteur se livre à toutes sortes d’excentricités, dans laquelle il mêle des morceaux disparates de musique. En littérature, la fantaisie devient le texte surnaturel classique (par opposition au texte surnaturel exotique, l’arabesque). Cazotte écrit son Diable amoureux avec succès en 1772 : cet auteur produit donc à la fois des arabesques (La Patte du Chat, conte zinzinois) et des fantaisies. Au début du xviiie, Lesage avait utilisé de manière tout aussi intéressante la fantaisie, dans son Diable boiteux (1707). En 1818, Mary Shelley rappelle dans son introduction à Frankenstein qu’il s’agit d’une histoire de fantaisie4…
6Le conte est le plus traditionnel des termes utilisés pour désigner une littérature liée au surnaturel, en référence aux textes médiévaux que Perrault et plus tard les frères Grimm ont compilés. Le terme renvoie cependant à des œuvres très diverses. Soit le conte tend vers l’arabesque (les histoires se placent dans des lieux exotiques et lointains, orientalisant ou non, comme Le Taureau blanc ou Micromégas, de Voltaire), soit vers le récit féerique (comme La Belle et la Bête de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont). Dans ce dernier cas, l’histoire relève de la lointaine époque médiévale, et le fameux « il était une fois » éloigne le sujet du lecteur. Soit encore le conte devient philosophique ou libertin et, si sa relation avec le monde contemporain est directe, sa dimension surnaturelle n’est pas toujours présente. Il faut reprendre la distinction de Henri Coulet qui désigne d’un côté les œuvres philosophiques comme le roman à thèse, qui défendent un point moral ou une vision du monde (Bélisaire ou Les Incas, de Marmontel, Valmont, de l’abbé Girard) ou comme le roman d’expérience fictive (L’Homme sauvage, de Mercier, ou L’Élève de la nature, de Guillard de Beaurieu). Et de l’autre côté les œuvres libertines qui posent un détachement vis-à-vis des cadres sociaux et religieux. Dans ce dernier genre, si Le Portier des Chartreux, de Gervaise de la Touche, Thérèse philosophe, de Boyer d’Argens, ou Les Malheurs de la vertu, de Sade sortent de nos préoccupations (du fait de leur caractère exclusivement licencieux, moral ou religieux), d’autres œuvres comme Les Bijoux indiscrets, de Diderot, Acajou et Zirphile, de Duclos entrent dans notre sujet, du fait de leur tonalité surnaturelle 5. Le conte couvre donc un champ très vaste de textes allant du conte de fée, de la nouvelle philosophique ou libertine, au récit exotique et surnaturel. Les auteurs qui emploient cependant le mot pour désigner leurs œuvres sont nombreux : Hoffmann, Tieck, Poe, Andersen, Dickens, Nerval, Gautier…
7Notons que le statut peu sérieux ou secondaire du texte surnaturel lui donne son plus grand intérêt. Parce qu’il raconte des événements impossibles, le récit peut aborder des sujets interdits à la littérature sérieuse. Comme le principe connu de l’exotisme (présenter des nations étrangères pour en fait critiquer la politique de son propre pays), illustré par Montesquieu (Les Lettres persanes), Boyer d’Argens (Lettres juives) ou Voltaire (Candide), le surnaturel permet d’aborder les questions taboues de la sexualité (en particulier l’homosexualité), de la religion ou de la tyrannie.
8Trois termes, fantaisie, arabesque, conte, couvrent donc la production française (en particulier) liée au surnaturel, bien que ce surnaturel puisse s’exprimer dans des genres très variés, au premier rang desquels le roman (Rabelais, Pantagruel ; Cyrano de Bergerac, Voyages dans les États et Empires de la lune ; Swift, Les Voyages de Gulliver ; Radcliffe, Les Mystères d’Udolphe ; Lewis, Le Moine…), le théâtre (Pixérécourt, Ali Baba et les quarante voleurs ; Shakespeare, Songe d’une nuit d’été ; Goethe, Faust…), la poésie (Ronsard, Les Odes, Second livre, XIV ; La Chanson de Roland, le fabliau6…)
9Car il faut noter ici que le texte lié au surnaturel trouve une vigueur particulière en France au siècle des Lumières, lorsque le pouvoir royal et religieux interdit certains sujets. Le conte, la fantaisie, l’arabesque deviennent les moyens d’une contestation philosophique, sociale et politique.
2. Le libertinage, premier pas vers le fantastique
10On appelle libertine, la littérature qui s’affranchit des cadres rigoureux de la morale ou de la religion. Le mot latin libertinus désigne en effet l’esclave affranchi, c’est-à-dire rendu indépendant par son maître.
11Les libertins ne sont donc pas, au xviie puis au xviiie siècles, des auteurs licencieux dans le domaine strict des mœurs, mais ils sont porteurs d’une réflexion sur le fonctionnement de l’univers, de la société, de l’Homme. Certes, l’imaginaire contemporain garde de ces auteurs les plus attachés à des sujets pornographiques ou sexuels (les séductions7, les viols8, les incestes9, les sodomies10) mais il ne s’agit là que d’une partie mineure du mouvement libertin.
12Le libertin cherche à élargir les cadres de la morale, à ouvrir de nouveaux champs de réflexions et à pointer les incertitudes des pouvoirs en place. Comme la censure veille et interdit ce genre de publications, le recours des auteurs est l’exil11, la publication à l’étranger12, l’écriture sous un masque de fantaisie. Dans ce dernier cas, l’écriture d’un conte, par le côté fictif de son histoire, permet d’aborder les sujets désirés sans heurter directement les pouvoirs établis.
13Parmi les textes les plus intéressants, sans doute faut-il placer le peu connu Les Aventures de Jacques Sadeur dans la découverte et le voyage de la terre australe (titre de 1692) de Gabriel de Foigny. Cette œuvre appartient au nombre des récits exotiques imaginaires (à côté de L’Utopie de Thomas More, de La Cité du Soleil de Campanella, de La Relation de l’île imaginaire de Mme de Montpensier…) Il s’agit d’un récit initiatique dans lequel le héros découvre une terre idéale (pour lui) mais qui se révélera à terme destructrice et stérile. Jacques Sadeur quitte l’Europe parce qu’il s’y sent étranger : de fait, deux traits le marquent, il est victime d’une malédiction qui produit une catastrophe chaque fois qu’il prend la mer13 et il est hermaphrodite. Il arrive en terre australe, où habitent des géants, eux aussi hermaphrodites. Vivant dans le respect de Dieu, dont ils ne parlent jamais, par respect, puisant dans la nature leur subsistance, construisant canaux et jardins, se livrant à des activités physiques et intellectuelles, ils représentent une forme d’adéquation de la vie et de la nature, si ce n’est qu’ils détestent la nature par bien des côtés. Ils haïssent la procréation et la sexualité, ils s’adonnent à des guerres meurtrières avec leurs voisins et sont les victimes d’oiseaux gigantesques qui les obligent à se déplacer cuirassés et armés. Ils ne connaissent ni l’amour, ni l’ambition, mais ils sont cruels et finissent par chasser le héros. Nous avons là une jonction entre le sujet surnaturel, le domaine philosophique et utopique et la critique du monde tel qu’il est.
a. Surnaturel et sexualité
14Les libertins appelant le triomphe de la raison sur la religion et l’observation de la nature et de ses règles au détriment de la culture14, le sujet sexuel est assez présent sous leur plume, bien qu’il ne s’agisse là que d’une modalité de leur pensée.
15La fantaisie, l’arabesque et le conte sont donc souvent le lieu de l’amour étrange, mêlant les genres et illustrant des relations impossibles. La censure sociale et étatique tolère le sujet à connotation sexuelle dans le texte surnaturel, puisque le surnaturel est par définition impossible15. L’amour du prêtre pour ses ouailles, de jeunes filles entre elles ou du maître pour son valet peut se décrire dans Le Moine de Lewis, dans Carmilla de Sheridan Le Fanu et dans Le Diable amoureux de Cazotte, car il passe par l’intervention du diable. Il est donc inconcevable (voir textes en annexe).
b. Surnaturel et religion
16Dans le domaine religieux, l’appel à l’exotisme surnaturel permet de dénoncer la toute puissance catholique sur la France. Cyrano de Bergerac passe maître dans le genre, grâce à ses Voyages dans les états et empires du soleil et de la lune. J. Swift, dans ses Voyages de Gulliver alterne les attaques contre la Grande-Bretagne politique (voyage chez les géants), contre les sociétés scientifiques (voyages à l’académie, voyage sur l’île volante), contre l’humanité en général (voyage au pays des chevaux) et contre les religions (voyage à Lilliput — voir textes en annexe).
c. Surnaturel et tyrannie
17Là, l’utilisation du surnaturel permet de porter des critiques multiples et fortes. Rabelais (Pantagruel) rappelle que la découverte de l’Amérique doit rendre les nations d’Occident tolérantes envers les contrées différentes. Lesage, dans son Diable boiteux, fait des démons les principaux organisateurs des gouvernements et des finances, Voltaire (Micromégas) dénonce les guerres dues à la religion ou aux rois avides de conquêtes.
18Avant les années 1820 donc, les œuvres surnaturelles — œuvres peu sérieuses — se désignent par les termes d’arabesque, de conte et de fantaisie mais servent généralement des buts philosophiques ou politiques. Le contexte culturel français du xixe siècle développe cependant dans une direction nouvelle et la production et la compréhension de cette part de la littérature.
19On pourrait d’ailleurs considérer que la littérature française va, en explorant un nouveau style de textes surnaturels, s’inspirer de la Grande-Bretagne parlementaire. Outre-Manche, le régime politique est plus souple, le rôle des Chambres permet aux bourgeois une plus libre expression. La littérature qui se développe n’a donc pas spécifiquement besoin du surnaturel pour exposer des idées politiques. La fantaisie et le conte prennent un rôle plus ludique, plus déconnecté du domaine social ou religieux. En France au contraire, terre de monarchie absolue, le surnaturel a une fonction de contre-pouvoir, de dénonciation. Ainsi la littérature à connotation étrange avait-elle donné des œuvres nombreuses en Grande-Bretagne, sans que le sujet soit jugé amoral ou contestataire. Le roman gothique (Walpole, Radcliffe) appartenait de droit au domaine littéraire, alors qu’en France ce genre de textes relevait d’une pratique minoritaire et dévalorisée, du fait de l’association au libertinage et au conte/arabesque/fantaisie, genre secondaire.
20C’est seulement avec le xixe siècle que la France produit des textes à finalité ludique, et le surnaturel perd souvent son caractère social et politique (voir textes en annexe).
3. La naissance d’un nouveau genre littéraire
21La Révolution française fut l’événement décisif qui réorganisa les salons et les milieux culturels européens. Germaine de Staël, François-René de Chateaubriand et Benjamin Constant, exilés ou fuyards, partisans de la Révolution menacés par les Révolutionnaires, ou monarchistes convaincus, ont quitté la France, parcouru l’Allemagne, l’Angleterre, l’Italie ou l’Amérique. Ils ont connu les écrivains étrangers, ils ont lu leurs textes, vécu à la mode étrangère et ont observé les cultures non-françaises. Lorsqu’en 1815 les monarchistes et les exilés reviennent, ils rapportent une autre vision de la littérature.
22Autour de 1800 déjà, Guilbert de Pixérécourt fait connaître au peuple parisien les merveilles des littératures étrangères. Il adapte pour son théâtre parisien, l’Ambigu-Comique, le roman gothique anglais et le roman d’aventure. Les milieux savants méprisent, avec certitude de leur bon droit, cet auteur qui affirme que le théâtre est fait pour les gens qui ne savent pas lire, pour instruire le peuple et pour porter la gloire de Dieu… Le public se passionne pourtant pour les mélodrames de Pixérécourt, ces spectacles à sentiments, avec grands effets, musiques et danses. Le jeune Victor Hugo connaît alors des pièces de Pixérécourt par cœur… Cette génération d’exilés voit désormais dans le Classicisme un obstacle au génie littéraire. Madame de Staël, en 1813, dans son De la littérature, puis dans De l’Allemagne, affirme que l’abandon des règles strictes de composition permettrait l’épanouissement et l’expression des « nobles sentiments ». Le développement d’une littérature nationale, calquée sur la production médiévale et contemporaine, rajeunirait la littérature classique, imitée de l’Antiquité. Sismondi, en cette année 1813, constate aussi que « d’autres hommes ont existé dans d’autres langues » (La Littérature du midi de l’Europe), et Schlegel que si « l’art et la poésie antiques n’admettent jamais le mélange des genres hétérogènes, l’art romantique, au contraire, se plaît dans un rapprochement continuel des choses les plus opposées » (Cours de littérature dramatique, 1813)16. Une nouvelle forme de littérature doit se développer : le Romantisme, comme le déclare Germaine de Staël.
« Le nom de romantique a été introduit nouvellement en Allemagne, pour désigner la poésie dont les chants des troubadours ont été l’origine, celle qui est née de la chevalerie et du christianisme. Si l’on n’admet pas que le paganisme et le christianisme, le Nord et le Midi, l’antiquité et le moyen âge, la chevalerie et les institutions grecques et romaines, se sont partagé l’empire de la littérature, l’on ne parviendra jamais à juger sous un point de vue philosophique le goût antique et goût moderne.
On prend parfois le mot classique comme synonyme de perfection. Je m’en sers ici dans une autre acception, en considérant la poésie classique comme celle des anciens, et la poésie romantique comme celle qui tient de quelque manière aux traditions chevaleresques. Cette division se rapporte également aux deux ères du monde : celle qui a précédé l’établissement du christianisme, et celle qui l’a suivi. […]
L’homme personnifiait la nature ; des nymphes habitaient les eaux, des hamadryades les forêts : mais la nature, à son tour, s’emparait de l’homme, et l’on eût dit qu’il ressemblait au torrent, à la foudre, au volcan, tant il agissait par une impulsion involontaire, et sans que la réflexion pût en rien altérer les motifs ni les suites de ses actions. Les anciens avaient, pour ainsi dire, une âme corporelle, dont tous les mouvements étaient forts, directs et conséquents ; il n’en est pas de même du cœur humain développé par le christianisme : les modernes ont puisé dans le repentir chrétien l’habitude de se replier continuellement sur eux-mêmes… […]
La littérature des anciens est chez les modernes une littérature transplantée ; la littérature romantique ou chevaleresque est chez nous indigène, et c’est notre religion et nos institutions qui l’ont fait éclore. Les écrivains imitateurs des anciens se sont soumis aux règles du goût les plus sévères ; car, ne pouvant consulter ni leur propre nature, ni leurs propres souvenirs, il a fallu qu’ils se conformassent aux lois d’après lesquelles les chefs-d’œuvre des anciens peuvent être adaptés à notre goût, bien que toutes les circonstances politiques et religieuses qui ont donné le jour à ces chefs-d’œuvre soient changées. Mais ces poésies d’après l’antique, quelque parfaites qu’elles soient, sont rarement populaires, parce qu’elles ne tiennent, dans le temps actuel, à rien de national. […].
La littérature romantique est la seule qui soit susceptible encore d’être perfectionnée, parce qu’ayant ses racines dans notre propre sol, elle est la seule qui puisse croître et se vivifier de nouveau : elle exprime notre religion ; elle rappelle notre histoire ; son origine est ancienne, mais non antique.
La poésie classique doit passer par les souvenirs du paganisme pour arriver jusqu’à nous : la poésie des Germains est l’ère chrétienne des beaux-arts : elle se sert de nos impressions personnelles pour nous émouvoir : le génie qui l’inspire s’adresse immédiatement à notre cœur, et semble évoquer notre vie elle-même comme un fantôme, le plus puissant et le plus terrible de tous. » (Germaine de Staël, De L’Allemagne, 1814)
23Cette première génération romantique appelle à un retour à une littérature nationale française (c’est-à-dire s’inspirant du Moyen Âge) et s’intéresse aux auteurs étrangers, au premier rang desquels se trouvent les écrivains britanniques et allemands. Le conte se trouve investi d’un nouvel intérêt, comme le roman de chevalerie, avec ses dragons, ses épées magiques et ses magiciens.
a. Les années 1820
24Dans les années 1820, une nouvelle génération d’auteurs bénéficie des apports de la génération de la Révolution. Née en 1800 (Victor Hugo et Alexandre Dumas en 1802, Balzac en 1799, Mérimée en 1803…), elle a vu jouer les pièces étrangères, lu les auteurs européens, compris que les normes de composition françaises — les règles du classicisme, tant au théâtre que dans les autres genres -, que les préjugés des tenants de l’Académie Française, de l’édition et de la presse17, sont dépassés. Elle voit, cette jeune génération, dans le Classicisme, une entrave à l’inspiration et au génie.
25Dans ce mouvement d’opposition des Classiques et des Romantiques, Stendhal, en 1823, dans son Racine et Shakespeare, compare les normes qui régissent le théâtre français et le théâtre anglais. La qualité de Shakespeare ne laisse aucun doute sur l’inutilité des codes classiques français… On traduit donc Shakespeare, et on le joue, au grand désespoir des critiques classiques qui jugent la traduction d’Othello de Vigny grossière. Il faut dire que l’audacieux traducteur s’était permis d’employer un mot particulièrement vulgaire : le mot mouchoir. Ce terme n’avait en effet pas sa place sur la scène française, du fait même que l’emploi de cet ustensile est bas et peu gracieux ! Le précèdent traducteur d’Othello, Ducis, avait employé l’expression « pièce de tissu », plus neutre… Les troupes anglaise qui viennent jouer Shakespeare à Paris, en anglais, sont huées (1823) mais elles sont portées aux nues en 1827. Il faut dire qu’entre-temps, les auteurs romantiques ont remporté leurs premières victoires littéraires.
26Si Shakespeare, puis Schiller, sont les auteurs essentiels du renouveau théâtral, Walter Scott est l’emblème des auteurs de romans. Traduites en français par Defauconpret, ses œuvres connaissent un grand succès, au point que Stendhal, toujours dans Racine et Shakespeare, affirme que le plus grand phénomène éditorial des premières années du xixe siècle est la publication en France de Walter Scott18. Adulé, imité, cité à tout bout de champ, l’auteur anglais fortifie les Romantiques dans leur volonté d’émanciper la littérature des règles classiques de composition.
› Constant, traducteur de Schiller
27La préface qu’écrit Benjamin Constant en tête de sa traduction du Camp de Wallenstein, de Schiller, montre combien le théâtre français est éloigné du théâtre allemand. Sa traduction est avant tout une adaptation. L’auteur, pour ne pas choquer et attaquer de plein fouet la critique française accepte la défense des règles classiques, plie l’œuvre de Schiller à ces règles décriées mais note combien elles sont vaines. Le début du Romantisme en France se fait sous le masque des auteurs étrangers : c’est eux que l’on met en première ligne pour proposer de nouveaux modèles littéraires.
« Les retranchements dont je viens de parler, une foule d’autres dont l’indication serait trop longue, plusieurs additions qui m’ont semblé nécessaires, font que l’ouvrage que je présente au public n’est nullement une traduction. Il n’y a pas, dans les trois tragédies de Schiller, une seule scène que j’aie conservée en entier. Il y en a quelques-unes dans ma pièce dont l’idée même n’est pas dans Schiller. Il y a quarante-huit acteurs dans l’original allemand, il n’y en a que douze dans mon ouvrage. L’unité de temps et de lieu, que j’ai voulu observer, quoique Schiller s’en fût écarté, suivant l’usage de son pays, m’a forcé à tout bouleverser et à tout refondre.
Je ne veux point entrer ici dans un examen approfondi de la règle des unités. Elles ont certainement quelques-uns des inconvénients que les nations étrangères leur reprochent. Elles circonscrivent les tragédies, surtout historiques, dans un espace qui en rend la composition très difficile. Elles forcent le poète à négliger souvent, dans les événements et les caractères, la vérité de la gradation, la délicatesse des nuances : ce défaut domine dans presque toutes les tragédies de Voltaire ; car l’admirable génie de Racine a été vainqueur de cette difficulté comme de tant d’autres. Mais à la représentation des pièces de Voltaire, on aperçoit fréquemment des lacunes, des transitions trop brusques. On sent que ce n’est pas ainsi qu’agit la nature. Elle ne marche point d’un pas si rapide ; elle ne saute pas de la sorte les intermédiaires.
Cependant, malgré les gênes qu’elles imposent et les fautes qu’elles peuvent occasionner, les unités me semblent une loi sage. » (Réflexions sur la tragédie de Wallenstein et sur le théâtre allemand, 1809).
28On conteste, donc, mais par la voix de la traduction.
› Vigny, traducteur d’Othello
29Vigny se lance dans une traduction d’Othello qui provoque l’indignation du public, du fait de la mort de Desdémone sur scène (comme dans l’originale) et de l’emploi de mots jugés déplacés. Pour Vigny, le système classique doit disparaître au profit d’un nouveau système littéraire.
« Considérez d’abord que, dans le système qui vient de s’éteindre, toute tragédie était une catastrophe et un dénouement d’une action déjà mûre au lever du rideau, qui ne tenait plus qu’à un fil et n’avait plus qu’à tomber. De là est venu ce défaut qui vous frappe, ainsi que tous les étrangers dans les tragédies françaises ; cette parcimonie de scènes et de développements, ces faux retardements, et puis tout à coup cette hâte d’en finir, mêlée à cette crainte que l’on sent presque partout de manquer d’étoffe pour remplir le cadre de cinq actes. Loin de diminuer mon estime pour tous les hommes qui ont suivi ce système, cette considération l’augmente ; car il a fallu, à chaque tragédie, une sorte de tour d’adresse prodigieux, et une foule de ruses pour déguiser la misère à laquelle ils se condamnaient ; c’était chercher à employer et à étendre pour se couvrir le dernier lambeau d’une pourpre gaspillée et perdue.
Ce ne sera plus ainsi qu’à l’avenir procédera le poète dramatique. D’abord il prendra dans sa large main beaucoup de temps, et y fera mouvoir des existences entières ; il créera l’homme, non comme espèce, mais comme individu (seul moyen d’intéresser à l’humanité) ; il laissera ses créatures vivre de leur propre vie, et jettera seulement dans leurs cœurs ces germes de passions par où se préparent les grands événements ; puis, lorsque l’heure en sera venue et seulement alors, sans que l’on sente que son doigt la hâte, il montrera la destinée enveloppant ses victimes dans des nœuds aussi larges, aussi multipliés, aussi inextricables que ceux où se tordent Laocoon et ses deux fils. Alors, bien loin de trouver des personnages trop petits pour l’espace, il gémira, il s’écriera qu’ils manquent d’air et de place ; car l’art sera tout semblable à la vie, et dans la vie une action principale entraîne autour d’elle un tourbillon de faits nécessaires et innombrables. Alors le créateur trouvera dans ses personnages assez de têtes pour répandre toutes ses idées, assez de cœurs à faire battre de tous ses sentiments, et partout on sentira son âme entière agitant la masse. » (Lettre à Lord *** sur la soirée du 24 octobre 1829 et sur un système dramatique, 1829).
30La traduction tient cependant beaucoup de l’adaptation, comme le montre la note qu’il insère en fin de pièce :
« J’ai recomposé et resserré ce dénouement tout entier depuis la scène III ; il m’a fallu rassembler des traits épars, en ajouter quelques-uns et retrancher de trop lentes explications, parce que c’est aujourd’hui, pour la France surtout, une nécessité que la dernière émotion soit la plus vive et la plus profonde. J’ai tâché seulement de ne perdre aucun des grands traits de Shakespeare. »
› Une comparaison : Othello, de Ducis et de Vigny
31La différence entre la traduction de Ducis (1782) et la traduction de Vigny montre l’incompréhension qui existe entre la littérature anglo-saxonne et la littérature française. Ces deux courts extraits de la scène finale des deux traductions illustrent cette distance entre les conceptions théâtrales.
Fin de la version de Ducis | Fin de la version de Vigny |
32La variante de Ducis supprime la mort de Desdémone (appelée Hédelmone) et propose une fin heureuse. La mort de l’héroïne sur scène est donc éludée, comme le suicide d’Othello. Deux cultures s’opposent entre les Classiques et les Romantiques. Deux conceptions radicalement différentes de l’art et de la littérature sont aux prises et les Romantiques commencent leurs attaques par des traductions/adaptations des œuvres étrangères, avant de proposer eux-mêmes des textes de leur plume.
b. Mérimée, Dumas et Hugo
33En 1825, les cercles littéraires s’opposent de plus en plus fermement. La scène est tenue par les Classiques qui font représenter Molière, Racine, Corneille, alors que les Romantiques se contentent de lire leurs propres productions. Delécluze constate :
« Au train dont les choses vont à présent, il arrivera très prochainement que la partie intelligente de la société, cette petite crête qui domine tout, formera une coterie qui aura ses idées, son langage et ses plaisirs à part. Il est facile de voir déjà que ce que l’on représente journellement sur nos théâtres publics n’a aucun rapport avec les comédies, tragédies, drames que les gens spirituels d’élite lisent avec plaisir » (Journal, 6 mars 1828, Grasset, Paris, 1948).
34Delécluze note donc la divergence entre les Classiques et les Romantiques, les milieux littéraires romantiques reconnaissent à Pixérécourt l’honneur de les avoir précédés dans la bonne voie théâtrale, dans l’ouverture vers la littérature étrangère, vers l’abandon des règles strictes du Classicisme, mais ils sont isolés… Mérimée écrit et lit en salon Le Théâtre de Clara Gazul (1825), pièces de théâtre prétendument écrites par une actrice espagnole, et donne sa première œuvre au camp romantique. Tout y est fait pour combattre les règles du Classicisme.
35En 1829, Alexandre Dumas obtient le premier triomphe romantique : il parvient à faire représenter une de ses pièces : Henri III et sa cour, alors que Victor Hugo ne pouvait que donner à lire, deux ans auparavant, Cromwell (1827), dont la préface annonçait les grands axes théoriques du théâtre et de l’art romantique. Pour la résumer en quelques lignes, trois périodes se succèdent dans l’histoire de l’humanité, qui correspondent à trois époques littéraires. Avec les hommes primitifs, proche de la nature, vient l’âge du lyrisme ; avec la constitution des états vient la guerre, c’est l’âge de l’épopée et de la tragédie ; avec le Christianisme, l’homme sent sa dualité matérielle-spirituelle, c’est l’âge du drame. La comédie représentait plutôt le corps, la tragédie l’âme, le drame doit mélanger comédie et tragédie pour rendre pleinement l’humanité. Il faut au passage abandonner les règles d’unité du théâtre français et développer la couleur locale, historique et géographique, pour donner l’impression du vrai et de la vie.
36Avec Henri III et Cromwell, les sujets mythologiques sont abandonnés au profit de sujets historiques. L’époque médiévale et moderne supplante l’Antiquité.
37C’est Victor Hugo qui remporte la deuxième victoire théâtrale des Romantiques avec la représentation à la Comédie Française de son Hernani (1830).
38Théophile Gautier et Victor Hugo tentèrent de rendre l’ambiance combative qui opposaient les deux camps, romantique et classique, lors des représentations de la pièce.
« On joue Hernani au Théâtre-Français depuis le 25 février. Cela fait chaque fois cinq mille francs de recette. Le public siffle tous les soirs tous les vers ; c’est un vacarme, le parterre hue, les loges éclatent de rire. Les comédiens sont décontenancés et hostiles, la plupart se moquent de ce qu’ils ont à dire. » (Victor Hugo, Choses vues, 7 mars 1830, cité par Michel Lioure, Le Drame, Coll. U, A. Colin, 1963, p. 49)
« Pour cette génération, Hernani a été ce que fut Le Cid pour les contemporains de Corneille. Tout ce qui était jeune, vaillant, amoureux, poétique en reçut le souffle. » (Th. Gautier, Le Moniteur Universel, 21 juin 1867)
« Il suffisait de jeter les yeux sur ce public pour se convaincre qu’il ne s’agissait pas là d’une représentation ordinaire ; que deux systèmes, deux partis, deux armées, deux civilisations même, — ce n’est pas trop dire, — étaient en présence, se haïssant cordialement, comme on se hait dans les haines littéraires, ne demandant que la bataille, et prêts à fondre l’un sur l’autre. » (Th. Gautier, Histoire du romantisme, cité par Michel Lioure, op. cit. p. 49-50)
« Si elle raillait l’école moderne sur ses cheveux, l’école classique, en revanche, étalait au balcon et à la galerie du Théâtre Français une collection de têtes chauves pareille au chapelet de crânes de la comtesse Dourga. Cela sautait si fort aux yeux, qu’à l’aspect de ces moignons glabres sortant de leurs cols triangulaires avec des tons couleur de chair et de beurre rance, malveillants malgré leur apparence paterne, un jeune sculpteur de beaucoup d’esprit et de talent, célèbre depuis, dont les mots valent les statues, s’écria au milieu d’un tumulte : “À la guillotine, les genoux !”[…].
Cependant, le lustre descendait lentement du plafond avec sa triple couronne de gaz et son scintillement prismatique ; la rampe montait, traçant entre le monde idéal et le monde réel sa démarcation lumineuse. Les candélabres s’allumaient aux avant-scènes, et la salle s’emplissait peu à peu. Les portes des loges s’ouvraient et se fermaient avec fracas. Sur le rebord de velours, posant leurs bouquets et leurs lorgnettes, les femmes s’installaient comme pour une longue séance, donnant du jeu aux épaulettes de leur corsage décolleté, s’asseyant bien au milieu de leurs jupes. Quoiqu’on ait reproché à notre école l’amour du laid, nous devons avouer que les belles, jeunes et jolies femmes furent chaudement applaudies de cette jeunesse ardente, ce qui fut trouvé de la dernière inconvenance et du dernier mauvais goût par les vieilles et les laides. Les applaudies se cachèrent derrière leurs bouquets avec un sourire qui pardonnait.
L’orchestre et le balcon étaient pavés de crânes académiques et classiques. Une rumeur d’orage grondait sourdement dans la salle ; il était temps que la toile se levât ; on en serait peut-être venu aux mains avant la pièce, tant l’animosité était grande de part et d’autre. Enfin les trois coups retentirent. Le rideau se replia lentement sur lui-même, et l’on vit, dans une chambre à coucher du seizième siècle, éclairée par une petite lampe, dona Josepha Duarte, vieille en noir, avec le corps de sa jupe cousu de jais, à la mode d’Isabelle la Catholique, écoutant les coups que doit frapper à la porte secrète un galant attendu par sa maîtresse :
Serait-ce déjà lui ? C’est bien à l’escalier
Dérobé…
La querelle était déjà engagée. Ce mot rejeté sans façon à l’autre vers, cet enjambement audacieux, impertinent même, semblait un spadassin de profession, allant donner une pichenette sur le nez du classicisme pour le provoquer en duel. » (Théophile Gautier, Victor Hugo, 1902)
39Les Romantiques tentent donc de s’imposer dans un panorama littéraire dominé par les Classiques (éditeurs, auteurs, critiques, directeurs de troupes et acteurs). Ils y parviennent mais restent confrontés à dure partie : en 1843 Victor Hugo connaîtra l’échec avec ses Burgraves face à Judith, la pièce de madame de Girardin, la femme du célèbre éditeur et financier.
c. Une fin provisoire du Romantisme
40Le combat au théâtre n’apportait que de rudes batailles sans claires victoires. Progressivement, le camp classique regagne la place qui était la sienne sur les scènes françaises, laissant au Romantisme le tout nouveau développement du roman-feuilleton.
« Le mouvement si énergiquement imprimé à l’art dramatique par Christine, Hernani, Henri III, ne s’est pas continué ; nous avons cru un moment que nous allions avoir un théâtre moderne ; mais nos espérances ont été trompées : les deux chefs, qui s’étaient vaillamment portés en avant, la bannière d’une main et l’épée de l’autre, ont été lâchement abandonnés par leurs troupes ; quand ils se sont retournés, ils se sont vus seuls. Il est bien étonnant que MM. Hugo et Dumas n’aient produit dans le drame aucun élève remarquable. » (Th. Gautier, Histoire de l’art dramatique, 2, Hetzel, p. 247)
« Hugo fait à peine un drame tous les trois ou quatre ans ; Alexandre Dumas écrit des impressions de voyage ; Lamartine garde en portefeuille son Toussaint Louverture, Alfred de Musset, faute de théâtre donne le spectacle dans un fauteuil ; Jules Janin fait tous les lundis d’inutiles mais louables Saint-Barthélémy de vaudevilles ; Balzac, après deux tentatives violentes, va sans doute retourner au roman ; de Vigny s’est arrêté à Chatterton ; bref, tout ce qu’il y a de célèbre, de poétique, de passionné, d’ingénieux, de brillant, de spirituel et de délicat dans notre littérature, tout ce qui fait notre gloire à l’étranger, se tient éloigné de la scène. » (Th Gautier, Histoire de l’art dramatique, 1, Hetzel, p. 84)
« II se passe en ce moment au Théâtre-Français une chose inattendue, surprenante, curieuse pour le public, intéressante au plus haut degré pour ceux qui s’occupent des arts. Après avoir été complètement abandonnées pendant plus de dix ans, les tragédies de Corneille et de Racine reparaissent tout à coup et reprennent faveur. Jamais, même aux plus beaux jours de [l’acteur] Talma, la foule n’a été plus considérable. Depuis les combles du théâtre jusqu’à la place réservée aux musiciens, tout est envahi. On fait cinq mille francs de recette avec des pièces qui en faisaient cinq cents ; on écoute religieusement, on applaudit avec enthousiasme Horace, Mithridate, Cinna ; on pleure à Andromaque et à Tancrède. » (Alfred de Musset, Œuvre en prose, Pléiade, p. 904)
41Déclin du Romantisme théâtral, mais développement du Romantisme romanesque.
42En effet, en 1836, Armand Dutacq et Émile de Girardin lancent des journaux dont le principe est de publier en bas de page des textes de fiction à suivre de jour en jour. Le public est fidélisé par l’histoire racontée, et non plus par l’analyse politique ou économique.
43Paul Féval constate : « C’est le monde renversé, j’en conviens, mais qu’y faire ? On a supprimé tout ce qui est excellent et précieux : l’éloquence du rédacteur en chef, la science de l’économiste, l’esprit du chroniqueur, le discernement du critique ; on a gardé que la pauvre bande de papier racontant les amours de deux marionnettes. On la cartonne religieusement, cette bande, on la préserve, on en guérit les déchirures comme si elle était billet de banque de France et, au bout de six mois, quand le haut bout du journal a déjà été enveloppe de paquet, chiffon jeté, ramassé, trié, vendu, plié, moulé en feuilles, ficelé en rames et peut-être illustré de nouveau par la main des mêmes honorables publicistes, l’humble bande continue d’aller son chemin, apprenant aux populations attentives comme quoi Gaston finit toujours par épouser Madeleine, — en dépit du sort injuste et cruel. »19
44Ce roman-feuilleton est aux mains des éditeurs, plutôt classiques, mais est écrit par les auteurs romantiques, les seuls, ou presque20, à produire des textes suffisamment longs pour tenir en haleine le lecteur, de janvier à décembre. Dès lors, les questions artistiques sont passées au second plan, car les Classiques n’aiment pas l’art romantique, mais elles triomphent par l’universalisation des textes romantiques, via les journaux. Même ceux qui ne savent pas lire lisent les feuilletons, déclare Théophile Gautier (en parlant des Mystères de Paris, d’Eugène Sue), tant la renommée des auteurs est grande21.
45Louis Reybaud fait dire par l’éditeur de Jérôme Paturot : « Ce que vous appelez la question d’art ne peut venir qu’en seconde ligne lorsqu’on s’adresse à un public nombreux. Voyons, ne sortons pas des réalités. De quoi se compose la masse des lecteurs de journaux ? de propriétaires, de fermiers, de marchands, d’industriels, assaisonnés de quelques hommes de robes et d’épées ; encore sont-ce là les plus éclairés. Eh bien ! dites maintenant quelle est la moyenne de l’intelligence de cette clientèle ? Croyez-vous que vos théories sur l’art pourront la toucher, qu’elle s’y montrera sensible, qu’elle vous comprendra seulement ? Quand on parle à tout le monde, môssieur, il faut parler comme tout le monde […] Aujourd’hui pour réussir, il faut faire un feuilleton de ménage, passez-moi l’expression. Dégusté par le père et par la mère, le feuilleton va droit aux enfants, qui le prêtent à la domesticité, d’où il descend chez le portier, si celui-ci n’en a pas eu la primeur »22.
46Le roman se développe donc, au détriment du théâtre, en même temps que la littérature fantastique.
d. Le déplacement du combat romantique vers le fantastique
47Ce long préambule consiste à rappeler que la littérature fantastique, et le personnage du vampire qui en est la meilleure expression, sont nés à une période de transformations profondes des conceptions artistiques et littéraires.
48Comme nous le verrons, le vampire est dépossédé d’une part de ses caractères orientaux pour acquérir de nouveaux traits, purement romantiques. Cela ne doit pas nous étonner, c’est le principe même du Romantisme que de prendre une œuvre étrangère et de l’adapter à ses goûts : Constant adapte Schiller en changeant l’original allemand, Pixérécourt réécrit les romans de Radcliffe pour les jouer à l’Ambigu-Comique…
49La notion de littérature fantastique naît aussi sous le signe de la traduction et de l’adaptation.
50L’idée de créer un genre fantastique fut de trois romantiques : Jean-Jacques Ampère, historien et écrivain, futur membre de l’Académie Française, François-Adolphe Loève-Veimars, traducteur d’allemand et dramaturge, Jean-Baptiste Defauconpret, traducteur de Walter Scott. Ces trois auteurs transportent le combat des Classiques et des Romantiques sur un autre terrain, celui de la littérature liée au surnaturel.
51Pour justifier l’abandon des règles strictes de composition du Classicisme, Ampère, Defauconpret et Loève-Veimars affirment en 1829 qu’il existe un genre littéraire dont la nature est d’être sans normes, sans règles de composition fixes et déterminées. Ils trouvent un auteur emblématique de cette littérature sans codes : Hoffmann. En 1829, ils publient la première traduction en français d’une partie des œuvres de l’Allemand, avec un avant-propos reprenant en partie un article de Walter Scott sur cet auteur. Ils affirment que le genre fantastique est un genre littéraire universel, auquel ont contribué les plus grands écrivains, qui repose sur la légèreté et non sur la norme, et qui a pour maître Hoffmann. Le projet des Romantiques d’abandonner la composition classique est donc présenté comme possible, normal, justifié, légitime.
52En créant de toutes pièces la notion de « genre fantastique », les Romantiques veulent affirmer l’existence d’un genre littéraire universel qui puisse leur servir d’arme contre leurs opposants. Puisqu’au théâtre le combat est difficile et que leurs auteurs-adversaires sont nombreux, ils créent le fantastique, genre dans lequel s’illustrent seulement les Romantiques, et quelques géniaux précurseurs. La plupart des Romantiques donne donc dans l’écriture du fantastique, de textes surnaturels, sans pour autant le définir, en préciser la nature.
53Le fantastique est sans normes, donc indéfinissable.
54En 1830, Nodier écrit Du fantastique en littérature dans lequel il affirme que Shakespeare, les auteurs de la Bible, Homère, Goethe sont des auteurs fantastiques, Berlioz compose la Symphonie fantastique, Musset fait paraître la Revue fantastique. En 1836, Gautier écrit La Morte amoureuse, en 1837, Mérimée publie la Vénus d’Ille. En 1839 George Sand écrit un Essai sur le drame fantastique. En France comme à l’étranger, le genre connaît un succès immédiat : Poe publie des Contes du grotesque et arabesques (1835), Gogol des Arabesques (1840) reprenant ainsi l’ancien nom du genre. Tout devient fantastique, car tout est bon pour combattre les Classiques. Charles Nodier affirmait ainsi :
Le fantastique avait inventé et embelli l’histoire des âges équivoques de nos jeunes nations, peuplé nos châteaux en ruine de visions mystérieuses, évoqué sur le donjon la figure des fées protectrices, ouvert un refuge impénétrable, dans le creux des rochers ou sous les créneaux des murs abandonnés, à la formidable famille des vouivres ou des dragons. C’est lui qui avait allumé sur leur front les feux de l’escarboucle, quand ils traversent rapidement le ciel comme une étoile qui tombe ; lui qui égarait les voyageurs au bord des eaux stagnantes, sur les traces capricieuses du follet ; qui consolait les veillées rustiques dans la cabane du bûcheron, au coin d’un âtre hospitalier, par les jeux inoffensifs des lutins ; qui entretenait de douces promesses les espérances crédules des jeunes filles, et de doux loisirs la rêverie sédentaire des vieillards, hélas, sitôt déçue par la mort. Le fantastique était partout alors, dans les croyances les plus sévères de la vie comme dans ses erreurs les plus gracieuses, dans ses solennités comme dans ses fêtes.23
55Le fantastique est donc l’essence de l’imagination et de la vie.
56En regardant de plus près les trois textes qui donnent naissance au genre fantastique, la traduction d’Hoffmann faite par Loève-Veimars, l’introduction de Walter Scott traduite par Defauconpret et la préface d’Ampère, on constate un ensemble de malversations flagrantes. Les Romantiques voulaient créer un nouveau genre, mais peu leur importait la valeur de leurs arguments. Hoffmann et Scott sont outrageusement trahis et dénaturés.
57Le genre fantastique naît d’une volonté d’émancipation de la littérature face au classicisme et les Romantiques glorifient Hoffmann uniquement parce qu’ils voient dans ses textes un rejet des normes de composition françaises.
58Force nous est cependant de constater que l’auteur allemand n’est pas en tout point l’homme que Loève-Veimars, Defauconpret et Ampère présentent au public français : sa vie, « faite de souffrances », son « génie torturé », faisaient de lui le héros romantique par excellence. Sa mort, survenue en 1821 empêchait tout démenti de sa part. Pour appuyer leur glorification d’Hoffmann, ils dénaturent un article de Walter Scott (écrit en 1827) : On the Supernatural in fictitious Composition ; and particulary on the Works of Ernest Theodor William Hoffmann24. Ce texte transformé affirmait, dans sa version française, que
« Le goût des Allemands pour le mystérieux leur a fait inventer un genre de composition qui peut-être ne pouvait exister que dans leur pays et leur langue. C’est celui qu’on pourrait appeler le genre FANTASTIQUE, où l’imagination s’abandonne à toutes les irrégularités de ses caprices et à toutes les combinaisons des scènes les plus bizarres et les plus burlesques […] Les transformations les plus imprévues et les plus extravagantes ont lieu par les moyens les plus improbables. […] L’auteur qui est à la tête de cette branche de la littérature romantique est Ernest-Théodor-Guillaume Hoffmann »25.
59Cette traduction — dont le titre Sur Hoffmann et les compositions fantastiques, s’écarte du titre original, Du Surnaturel dans les œuvres de fiction, et plus particulièrement chez Hoffmann — offre de singulières différences avec l’original. Elle pose d’abord un problème d’adaptation : ainsi la dernière phrase de l’article de Scott est « L’auteur à l’origine de cette branche de la littérature fut Ernest Theodor William Hoffmann ». On note évidemment l’absence du mot « romantique », ce qui était le point capital pour le traducteur26.
60La traduction de Defauconpret pose ensuite un problème de définition du fantastique. Scott parle de mode d’écriture fantastique, quand les traducteurs parlent de genre fantastique. C’est évidemment plus noble, plus sérieux. On l’a vu, ce genre, pour les romantiques, désigne des textes d’imagination sans normes. Scott, de son côté, s’engage dans une voie différente : il oppose Hoffmann, la légèreté et le fantasque, à Mary Shelley, auteur d’un Frankenstein que tous les Romantiques connaissent déjà puisque sa parution en Angleterre date de 1818 et en France de 1821. La jeune femme, nous dit Scott, offre la vision d’un surnaturel plus raisonné et reste encline à une optique plus didactique du fantastique.
En d’autres termes, le prodige, bien que le postulat sur lequel il est fondé soit au plus haut point extravagant, n’est pas utilisé pour produire un simple effet de surprise, mais est destiné à donner lieu à une succession d’événements et de raisonnements en eux-mêmes justes et vraisemblables. En ce sens, donc, Frankenstein ressemble aux Voyages de Gulliver, qui présupposent l’existence des inventions les plus extravagantes afin d’en dégager un raisonnement philosophique et une vérité morale »27.
61Scott affirme que le fantastique peut avoir un autre but que la destruction des normes, qu’il peut s’inscrire dans les cadres traditionnels du roman, avec sa volonté pédagogique et didactique. Les Romantiques avait boudé Frankenstein et censuré le texte de Scott, pour ne garder que la partie sur Hoffmann, parce que Shelley offrait une vision du genre qui s’opposait totalement à leur orientation.
62Quelques phrases de l’original montrent bien comment Scott désigne Hoffmann comme le représentant d’un fantastique fantasque, loin des préoccupations habituelles des procédés surnaturels, qui visent l’agrément et l’édification :
We are […] encompassed by the shadowy world, of which our mental faculties are to obscure to comprehend the laws (p. 313) All species of combinaison, however ludicrous, or however shocking, are attenpted and executed without scrupule (p. 325) Not so in the fantastic style of composition, which has no restraint save that which it may ultimately find in the exhausted imagination of the author. (p. 325) The miracle is not wrought for the mere wonder, but is designed to give rise to a train of acting reasoning in itself just and probable, although the postulatum on which it is grounded is in the highest degree extravagant (p. 326) In such cases the admission of the marvellous expresly resembles a sort of entry-money paid at the door of a lecture-room (p. 326) The utmost length in which we can indulge a turn to fantastic is, where it tends to excite agreeable and pleasing ideas (p. 348)
63Les auteurs romantiques inventent donc un nouveau genre littéraire dans lequel ils placent la plupart des grands textes fondateurs de l’Occident et la majorité des auteurs étrangers à la mode. Ils se lancent alors dans l’écriture de textes à caractères surnaturels pour produire des œuvres nationales anti-classiques. Ils modifient consciemment les textes critiques étrangers (l’article de Walter Scott) et les productions étrangères (les œuvres d’Hoffmann) dans le but unique de livrer bataille à leurs opposants.
64Dans ces conditions, les motifs de la littérature fantastique deviennent des spadassins, des produits esthétiques à finalité ludique et scolaire : ils permettent de jouer, et de fortifier le courant romantique.
65Le vampire est alors pris comme sujet par de nombreux auteurs, qui chercheront la variation sur le thème, l’originalité, et qui déclineront le motif dans des directions parfois géniales et parfois décevantes. L’histoire de vampire est le lieu de la rencontre de toutes les formes surnaturelles et des thèmes liés : folies, sorcières, maléfices, diseuses de bonne aventure, démons… Et des références à tous les textes : Bérard et Dumas feront référence aux Mille et une nuits pour caractériser leur vampire28…
Annexe
Annexes sur la tradition surnaturelle
Voici quelques extraits qui illustrent la présence du surnaturel dans la littérature avant la période romantique.
Extrait des Mille et une nuits
Le narrateur a épousé une femme qui ne mange que du riz.
Une nuit qu’Amine me croyait fort endormi, elle se leva tout doucement, et je remarquai qu’elle s’habillait avec de grandes précautions pour ne pas faire de bruit, de crainte de m’éveiller. Je ne pouvais comprendre à quel dessein elle troublait ainsi son repos ; et la curiosité de savoir ce qu’elle voulait devenir me fit feindre un profond sommeil. Elle acheva de s’habiller, et un moment après elle sortit de la chambre sans faire le moindre bruit. Dès qu’elle fut sortie, je me levai en jetant ma robe sur mes épaules ; j’eus le temps d’apercevoir par une fenêtre qui donnait sur la cour, qu’elle ouvrit la porte de la rue, et qu’elle sortit. Je courus aussitôt à la porte, qu’elle avait laissée entr’ouverte ; et, à la faveur du clair de la lune, je la suivis jusqu’à ce que je la visse entrer dans un cimetière qui était voisin de notre maison. Alors je gagnai le bout d’un mur qui se terminait au cimetière ; et après m’être précautionné pour ne pas être vu, j’aperçus Amine avec une goule. Votre majesté n’ignore pas que les goules de l’un et de l’autre sexe sont des démons errants dans les campagnes. Ils habitent d’ordinaire les bâtiments ruinés, d’où ils se jettent par surprise sur les passants, qu’ils tuent et dont ils mangent la chair. Au défaut des passants, ils vont la nuit dans les cimetières se repaître de celle des morts qu’ils déterrent. Je fus dans une surprise épouvantable, lorsque je vis ma femme avec cette goule. Elles déterrèrent un mort qu’on avait enterré le même jour, et la goule en coupa des morceaux de chair à plusieurs reprises, qu’elles mangèrent ensemble, assises sur le bord de la fosse. Elles s’entretenaient fort tranquillement, en faisant un repas si cruel et si inhumain ; mais j’étais trop éloigné, et il ne me fut pas possible de rien comprendre de leur entretien, qui devait être aussi étrange que leur repas, dont le souvenir me fait encore frémir. Quand elles eurent fini cet horrible repas, elles jetèrent le reste du cadavre dans la fosse qu’elles remplirent de la terre qu’elles en avaient ôtée. Je les laissai faire, et je regagnai en diligence notre maison. En entrant, je laissai la porte de la rue entr’ouverte, comme je l’avais trouvée ; et après être rentré dans ma chambre, je me recouchai, et je fis semblant de dormir. Amine rentra peu de temps après, sans faire de bruit ; elle se déshabilla, et elle se recoucha de même avec la joie, comme je me l’imaginai, d’avoir si bien réussi, sans que je m’en fusse aperçu. L’esprit rempli de l’idée d’une action aussi barbare et aussi abominable que celle dont je venais d’être témoin, avec la répugnance que j’avais de me voir couché près de celle qui l’avait commise, je fus longtemps à pouvoir me rendormir. Je dormis pourtant ; mais d’un sommeil si léger, que la première voix qui se fit entendre pour appeler à la prière publique de la pointe du jour, me réveilla. Je m’habillai, et je me rendis à la mosquée. Après la prière, je sortis hors de la ville, et je passai la matinée à me promener dans les jardins, et à songer au parti que je prendrais pour obliger ma femme à changer de manière de vivre. Je rejetai toutes les voies de violence qui se présentèrent à mon esprit, et je résolus de n’employer que celles de la douceur, pour la retirer de la malheureuse inclination qu’elle avait. Ces pensées me conduisirent insensiblement jusque chez moi, où je rentrai justement à l’heure du dîner. Dès qu’Amine me vit, elle fit servir, et nous nous mîmes à table. Comme je vis qu’elle persistait toujours à ne manger le riz que grain à grain : Amine, lui dis-je avec toute la modération possible, vous savez combien j’eus lieu d’être surpris le lendemain de mes noces, quand je vis que vous ne mangiez que du riz, en si petite quantité, et d’une manière dont tout autre mari que moi eût été offensé ; vous savez aussi que je me contentai de vous faire connaître la peine que cela me faisait, en vous priant de manger aussi des autres viandes qui nous sont servies, et que l’on a soin d’accommoder de différentes manières, afin de tâcher de trouver votre goût. Depuis ce temps-là, vous avez vu notre table toujours servie de la même manière, en changeant pourtant quelques-uns des mets, afin de ne pas manger toujours les mêmes choses. Mes remontrances néanmoins ont été inutiles, et jusqu’à ce jour vous n’avez cessé d’en user de même, et de me faire la même peine. J’ai gardé le silence, parce que je n’ai pas voulu vous contraindre, et je serais fâché que ce que je vous en dis présentement vous fit la moindre peine ; mais, Amine, dites-moi, je vous en conjure, les viandes que l’on nous sert ici ne valent-elles pas mieux que de la chair de mort ? Je n’eus pas plus tôt prononcé ces dernières paroles, qu’Amine, qui comprit fort bien que je l’avais observée la nuit, entra dans une fureur qui surpasse l’imagination : son visage s’enflamma, les yeux lui sortirent presque hors de la tête, et elle écuma de rage. Cet état affreux où je la voyais me remplit d’épouvante : je devins comme immobile, et hors d’état de me défendre de l’horrible méchanceté qu’elle méditait contre moi, et dont votre majesté va être surprise. Dans le fort de son emportement, elle prit un vase d’eau qu’elle trouva sous sa table ; elle y plongea ses doigts, en marmottant entre ses dents quelques paroles que je n’entendis pas ; et en me jetant de cette eau au visage, elle me dit d’un ton furieux : Malheureux ! reçois la punition de ta curiosité, et deviens chien. À peine Amine, que je n’avais pas encore connue pour magicienne, eut-elle vomi ces paroles diaboliques, que tout à coup je me vis changé en chien. L’étonnement et la surprise où j’étais d’un changement si subit et si peu attendu m’empêchèrent de songer d’abord à me sauver, ce qui lui donna le temps de prendre un bâton pour me maltraiter. En effet, elle m’en appliqua de si grands coups, que je ne sais comment je ne demeurai pas mort sur la place. (Traduction Galland, t. 3, ed. Furne, Paris, 1837, p. 468 et ss.)
Extrait de La Chanson de Roland
Un ange envoie à Charlemagne un rêve prophétique de la bataille à venir.
La nuit est claire et la lune brillante. Charles est couché mais il a de la peine pour Roland et il souffre beaucoup à propos d’Olivier, des douze pairs et de l’armée des Francs, en Ronceveaux il les a laissés morts sanglants ; il ne peut s’empêcher d’en pleurer, de se lamenter sur eux et il prie Dieu qu’il soit garant de leurs âmes.
Le roi est las, car la peine est très grande. Il est endormi, il n’en peut plus. Par tous les prés, les Francs dorment. Il n’y a aucun cheval qui puisse rester debout. Celui qui veut de l’herbe, il la prend couché. Il a beaucoup appris, celui qui a connu l’effort. Charles dort comme un homme tourmenté. Dieu lui a envoyé Saint Gabriel : il confie l’empereur à sa garde. L’ange reste toute la nuit à son chevet. Par une vision il lui a annoncé une bataille qui sera livrée contre lui. Il lui en montre des signes très graves. Charles regarde en haut vers le ciel, voit les tonnerres et les vents et les gels et les orages, les tempêtes merveilleuses, et les feux et les flammes qui y sont préparés : soudainement ils tombent sur toute son armée. Les lances de frêne et de pommier s’enflamment, ainsi que les écus jusqu’aux boucles d’or pur, les hampes des épieux tranchants se brisent, les hauberts et les heaumes d’acier se fendent ; il voit ses chevaliers en proie à une grande douleur. Puis des ours et des léopards les veulent dévorer, et des serpents, des guivres, des dragons et des diables ; il y a des griffons, plus de trente mille : il n’y en a aucun qui n’assaille les Français. Et les Français crient : « Charlemagne, aidez-nous. »
Le roi en a douleur et pitié ; il veut y aller, mais il en est empêché : depuis un bois un grand lion vient sur lui, il est très orgueilleux, farouche et terrible, il attaque et recherche Charlemagne lui-même ; tous deux se mettent à bras-le-corps pour lutter, mais le roi ne sait lequel triomphe ni lequel tombe. (Édition de G. Moignet, Paris, Bordas, 1972)
Extrait du Roman d’Enéas
Description de Camille, vers 4010.
La reine était très belle. La noble jeune fille chevaucha vers l’armée en ordre de bataille. Elle avait les cheveux blonds, longs jusqu’à ses pieds, elle les avait tressés d’un fil d’or. La dame était élégamment et étroitement vêtue de pourpre foncée sur sa chair nue ; la pourpre était brodée d’or, et travaillée avec grande habileté. Trois sœurs fées la créèrent, elles la tissèrent dans une chambre : chacune d’elle y prit part et y démontra son savoir, elles l’ornèrent de poissons de mer, d’oiseaux en vol, de bêtes sauvages. La Sibylle, vers 2198-2220
Une femme qui connaît les augures, pourra t’y conduire ; elle est devineresse à Cumes et prêtresse très savante. Elle connaît tout ce qui est et tout ce qui est à venir, je ne lui sais pas de maître en oracles ; elle connaît le soleil et la lune, chacune des étoiles, la nécromancie, la physique, la rhétorique, la musique, la dialectique et la grammaire. Avant cela, il te faut offrir un sacrifice au roi des Enfers. Elle te conduira à moi ; je te dévoilerai les batailles et je te nommerai tous les rois qui naîtront de ta lignée : ils seront seigneurs du monde entier. Je ne puis plus demeurer ici, le jour me presse de retourner.
Animaux magiques, vers 471-496
[…] un grand serpent d’eau que l’on appelle crocodile et qui pullule dans une île. Ce sont d’énormes serpents, au comportement très étrange. Quand un crocodile a dévoré sa proie, il s’endort la gueule ouverte. Comme il n’a pas de boyaux, les oiseaux entrent dans l’ouverture et se nourrissent pendant son sommeil de ce qu’il a mangé auparavant ; il ne se purge pas autrement car il ne possède pas de fondement.
Extrait de fabliau, Les Putains et les Jongleurs
(Traduit par Gilbert Rouger, Gallimard 1978).
Lorsque Dieu eut créé le monde tel qu’on peut le voir à la ronde, avec tout ce qu’il mit dedans, il donna trois classes de gens : les nobles, les clercs, les vilains. Les chevaliers eurent les terres ; quant aux clercs, il leur octroya le fruit des dîmes et des quêtes ; le travail fut le lot des autres. La chose faite, il s’en alla. Sur son chemin il aperçoit une bande de chenapans : des ribaudes et des jongleurs. Il ne va pas loin, ils l’accostent et se mettent tous à crier : « restez là, sire, parlez-nous. Ne partez pas ; où allez-vous ? Nous n’avons rien eu en partage quand vous avez doté les autres. » Notre-Seigneur les regarda et, les entendant, demanda à Saint Pierre qui le suivait quels pouvaient être ces gens-là. « Ce sont des gens faits par mégarde, que vous avez pourtant créés comme ceux qui ont foi en vous. S’ils vous hèlent, c’est qu’ils voudraient avoir leur part à vos largesses. » Notre-Seigneur, au même instant et sans faire d’autre réponse, vint aux chevaliers et leur dit : « A vous qui possédez les terres je baille et donne les jongleurs. Vous devez en prendre grand soin et les retenir près de vous. Ne les laissez manquer de rien ; accédez à tous leurs désirs. Tenez bien compte de mes ordres. A vous maintenant, seigneurs clercs, je donne à garder les putains. » Depuis, les clercs se gardent bien de désobéir au Seigneur : ils n’ont d’yeux que pour les ribaudes et les traitent du mieux qu’ils peuvent.
Comme ce fabliau le montre, si vous l’avez bien entendu, les chevaliers vont à leur perte quand ils méprisent les jongleurs, leur refusent le nécessaire et les laissent aller pieds nus. Les putains ont chaudes pelisses, doubles manteaux, doubles surcots ; les jongleurs ne reçoivent guère de tels cadeaux des chevaliers. Ils ont beau savoir bien parler ; ils n’ont droit qu’à de vieilles nippes ; on leur jette comme à des chiens quelques bouchées des bons morceaux. Mais en revanche les putains changent de robes tous les jours ; elles couchent avec les clercs qui subviennent à leurs besoins. Ainsi les clercs font leur salut. Quant aux chevaliers, ce sont pingres qui ne donnent rien aux jongleurs, oubliant les ordres de Dieu. Les clercs en usent autrement, pour les putains ont la main large et se plient à tous leurs caprices. Pour elles, voyez-les à l’œuvre : ils dépensent leur patrimoine et les richesses de l’Église ; en leurs mains est bien employé l’argent des rentes et des dîmes.
Donc, si mon fabliau dit vrai, Dieu veut que les clercs soient sauvés, que les chevaliers soient damnés (MR, III, 76).
Extrait de mystère : Le Miracle de Théophile, de Rutebeuf
Théophile a vendu son âme au diable. La Vierge Marie vient la reprendre et la lui rend.
notre-dame : Qui es-tu, toi qui viens ici ?
théophile : Ah ! Notre-Dame, ayez de moi merci ! c’est le pauvre Théophile, le mal en point, que les démons ont lié et pris. Maintenant je viens vous prier et crier merci : qu’il ne puisse guetter le moment de venir me prendre, celui qui m’a mis en telle détresse. Tu me tenais jadis pour ton fils, belle Reine !
notre-dame : Je n’ai cure de tes discours ; va-t’en, sors de ma chapelle.
théophile : Notre-Dame, je n’ose. Fleur d’églantier et lis et rose en qui le Fils de Dieu se repose, que vais-je faire ? Je me sens gravement compromis avec le malin furieux. Je ne sais que faire. Jamais je ne cesserai de crier. Vierge magnanime, Dame honorée, sans nul doute mon âme sera dévorée car en enfer elle aura son séjour avec Caïn.
notre-dame : Théophile, je t’ai connu, jadis, fidèle à mon service. Sache-le en vérité : je te ferai ravoir la charte que tu donnas dans ta folie ; je vais la quérir. Ici Notre-Dame va prendre la charte de Théophile. Satan, Satan ! es-tu enfermé ? Si maintenant tu es venu ici pour chercher la guerre à mon clerc, mal t’en prit. Rends la charte que tu tiens du clerc : tu as fait là trop vilain tour.
satan : Moi, vous la rendre !… J’aimerais mieux que l’on me pende. Je lui ai rendu sa prébende et il m’a fait, sans atermoyer, don de son corps, de son âme et de son bien.
notre-dame : Et moi, je vais te fouler la panse. Ici Notre-Dame apporte la charte à Théophile. Ami, je te rapporte ta charte. [Sans moi] tu serais arrivé à un port de malheur où il n’y a joie ni allégresse ; écoute-moi : va trouver l’évêque sans plus attendre ; de la charte fais-lui présent, et qu’il la lise devant les fidèles dans la sainte église, pour que les gens de bien ne soient pas dupés par une telle fourberie. Il aime trop la richesse, qui l’achète à tel prix : l’âme en est honteuse et perdue.
théophile : Volontiers, Notre-Dame ; ah ! c’en était fait de moi, corps et âme. Il perd sa peine, qui sème ainsi, je le vois bien.
Extrait de La Vérité de Sade
Parmi d’autres textes et auteurs, voici un exemple des œuvres libertines du xviiie siècle.
Quelle est cette chimère impuissante et stérile,
Cette divinité que prêche à l’imbécile
Un ramas odieux de prêtres imposteurs ?
[…] Jamais cette bizarre et dégoûtante idole,
Cet enfant de délire et de dérision
Ne fera sur mon cœur la moindre impression.
Content et glorieux de mon épicurisme,
Je prétends expirer au sein de l’athéisme
Et que l’infâme Dieu dont on veut m’alarmer
Ne soit conçu par moi que pour le blasphémer.
Oui, vaine illusion, mon âme te déteste,
Et pour t’en mieux convaincre ici je le proteste,
Je voudrais qu’un moment tu pusses exister
Pour jouir du plaisir de te mieux insulter.
Quel est-il en effet ce fantôme exécrable,
Ce jean-foutre de Dieu, cet être épouvantable
Que rien n’offre aux regards ni ne montre à l’esprit,
Que l’insensé redoute et dont le sage rit,
Que rien ne peint aux sens, que nul ne peut comprendre,
Dont le culte sauvage en tous temps fit répandre
Plus de sang que la guerre ou Thémis en courroux
Ne purent en mille ans en verser parmi nous ?
J’ai beau l’analyser, ce gredin déifique,
J’ai beau l’étudier, mon œil philosophique
Ne voit dans ce motif de vos religions
Qu’un assemblage impur de contradictions
Qui cède à l’examen sitôt qu’on l’envisage […]
Extrait du Moine de Lewis
Le surnaturel britannique connaît très tôt des œuvres importantes en taille comme en influence. La sorcière (et son invocation des démons) est un des motifs parfois présents, mais ces extraits illustrent davantage l’interdit sexuel : le moine viole ses ouailles, sous l’impulsion du malin.
Pacte avec le démon pour séduire les femmes et punition du moine (1796).
Il sentit ses membres trembler en lui obéissant. Elle le guida à travers divers étroits passages ; et de chaque côté, comme ils avançaient, la clarté de la lampe ne montrait que les objets les plus révoltants : des crânes, des ossements, des tombes et des statues dont les yeux semblaient à leur approche flamboyer d’horreur et de surprise. Enfin ils parvinrent à un vaste souterrain dont l’œil cherchait vainement à discerner la hauteur : une profonde obscurité planait sur l’espace ; des vapeurs humides glacèrent le cœur du moine, et il écouta tristement le vent qui hurlait sous les voûtes solitaires. Ici Mathilde s’arrêta ; elle se tourna vers Ambrosio, dont les joues et les lèvres étaient pâles de frayeur. D’un regard de mépris et de colère, elle lui reprocha sa pusillanimité ; mais elle ne parla pas. Elle posa la lampe à terre près du panier ; elle fit signe à Ambrosio de garder le silence, et commença les rites mystérieux. Elle traça un cercle autour de lui, et un autre autour d’elle ; puis prenant une petite fiole dans le panier, elle en répandit quelques gouttes sur la terre devant elle ; elle se courba sur la place, marmotta quelques phrases inintelligibles ; et immédiatement il s’éleva du sol une flamme pâle et sulfureuse, qui s’accrut par degré, et finit par étendre ses flots sur toute la surface, à l’exception des cercles où se tenaient Mathilde et le moine ; ensuite la flamme gagna les énormes colonnes de pierre brute, glissa le long de la voûte et changea le souterrain en une immense salle toute couverte d’un feu bleuâtre et tremblant : il ne donnait aucune chaleur ; au contraire, le froid extrême du lieu semblait augmenter à chaque instant. Mathilde continua ses incantations. Par intervalles, elle tirait du panier divers objets, dont la nature et le nom, pour la plupart, étaient inconnus au prieur ; mais dans le peu qu’il en distingua, il remarqua particulièrement trois doigts humains et un agnus dei qu’elle mit en pièces. Elle les jeta dans les flammes qui brûlaient devant elle et ils furent consumés aussitôt.
Le moine la regardait avec anxiété. Tout à coup elle poussa un cri long et perçant ; elle fut saisie d’un accès de délire ; elle s’arracha les cheveux, se frappa le sein, fit les gestes les plus frénétiques, et, tirant le poignard de sa ceinture, elle se le plongea dans le bras gauche : le sang jaillit en abondance ; et elle se tint sur le bord de ce cercle, prenant soin qu’il tombât en dehors. Les flammes se retiraient de l’endroit où le sang coulait. Une masse de nuages sombres s’éleva lentement de la terre ensanglantée, et monta graduellement jusqu’à ce qu’elle atteignît la voûte de la caverne ; en même temps un coup de tonnerre se fit entendre, l’écho résonna effroyablement dans les passages souterrains, et la terre trembla sous les pieds de l’enchanteresse.
Ce fut alors qu’Ambrosio se repentit de sa témérité. L’étrangeté solennelle du charme l’avait préparé à quelque chose de bizarre et d’horrible : il attendit avec effroi l’apparition de l’esprit dont la venue était annoncée par la foudre et le tremblement de terre ; il regarda d’un œil égaré autour de lui, persuadé que la vue de cette vision redoutable allait le rendre fou ; un frisson glaçait son corps, et il tomba sur un genou, hors d’état de se soutenir.
- Il vient ! s’écria Mathilde avec un accent joyeux.
Ambrosio tressaillit, et attendit le démon avec terreur. Quelle fut sa surprise quand, le tonnerre cessant de gronder, une musique mélodieuse se répandit dans l’air ! Au même instant le nuage disparut, et Ambrosio vit un être plus beau que n’en créa jamais le pinceau de l’imagination. C’était un jeune homme de dix-huit ans à peine, d’une perfection incomparable de taille et de visage ; il était entièrement nu ; une étoile étincelait à son front ; ses épaules déployaient deux ailes rouges, et sa chevelure soyeuse était retenue par un bandeau de feux de plusieurs couleurs, qui se jouaient à l’entour de sa tête, formaient diverses figures, et brillaient d’un éclat bien supérieur à celui des pierres précieuses ; des bracelets de diamants entouraient ses poignets et ses chevilles, et il tenait dans sa main droite une branche de myrte en argent ; son corps jetait une splendeur éblouissante ; il était environné de nuages, couleur de rosé, et au moment où il parut, une brise rafraîchissante répandit des parfums dans la caverne. Enchanté d’une vision si contraire à son attente, Ambrosio contempla l’esprit avec délice et étonnement ; mais toute son admiration ne l’empêcha pas de remarquer dans les yeux du démon une expression farouche, et sur ses traits une mélancolie mystérieuse qui trahissaient l’ange déchu et inspiraient une terreur secrète.
La musique cessa. Mathilde s’adressa à l’esprit ; elle lui parlait une langue inintelligible pour le moine, et la réponse fut faite dans la même langue. Elle paraissait insister sur un point que le démon ne voulait pas accorder. Il lançait fréquemment sur Ambrosio des regards de colère, et à chaque fois celui-ci sentait son cœur défaillir. Mathilde eut l’air de s’irriter ; elle parlait d’un ton élevé et impérieux, et ses gestes annonçaient qu’elle le menaçait de sa vengeance. Ses menaces eurent l’effet désiré ; l’esprit tomba à genoux, et d’un air soumis lui présenta la branche de myrte. Elle ne l’eut pas plus tôt reçue que la musique recommença : un nuage épais s’étendit sur la vision ; les flammes bleues disparurent ; et une complète obscurité régna dans la caverne. Le prieur ne bougea pas de sa place ; ses facultés étaient toutes enchaînées par le plaisir, l’anxiété et la surprise. Enfin les ténèbres se dispersèrent, et il aperçut Mathilde près de lui dans son habit religieux, et le myrte à la main. Il ne restait aucune trace de l’incantation, et les caveaux n’étaient éclairés que des faibles rayons de la lampe sépulcrale.
- J’ai réussi, dit Mathilde, quoiqu’avec plus de difficulté que je n’en attendais. Lucifer, que j’ai évoqué à mon aide, refusait d’abord d’obéir à mes ordres : pour l’y forcer, il m’a fallu avoir recours à mes charmes les plus puissants. Ils ont produit leur effet ; mais j’ai pris l’engagement de ne plus réclamer jamais son ministère en votre faveur. Songez donc à bien employer une occasion qui ne se représentera plus ; désormais mon art magique ne vous sera d’aucune utilité ; vous ne pourrez espérer de secours surnaturel qu’en invoquant vous-même les démons, et en acceptant les conditions de leurs services. C’est ce que vous ne ferez jamais : vous manquez d’énergie pour les contraindre à l’obéissance ; et à moins que vous ne leur payiez le prix fixé par eux, ils ne vous serviront pas volontairement. Pour cette fois seulement, ils consentent à vous obéir ; je vous fournis les moyens de posséder votre maîtresse ; ayez soin de les mettre à profit. Recevez ce myrte étincelant : tant que vous l’aurez en main, toutes les portes s’ouvriront devant vous. Il vous donnera accès la nuit prochaine dans la chambre d’Antonia : alors soufflez trois fois sur le myrte, appelez-la par son nom et placez-le sous son oreiller ; à l’instant, un sommeil de mort s’emparera d’elle, et lui ôtera le pouvoir de vous résister. Ce sommeil la tiendra jusqu’au point du jour. En cet état, vous pouvez satisfaire vos désirs […] (Le Moine, Maxi-poche, 1996, p. 239)
Relation d’Ambrosio et d’Antonia
De moment en moment, la passion du moine devenait plus ardente, et la terreur d’Antonia plus intense. Elle lutta pour se dégager : ses efforts furent sans succès, et, voyant Ambrosio s’enhardir de plus en plus, elle appela au secours à grands cris. L’aspect du caveau, la pâle lueur de la lampe, et les objets funèbres que ses yeux rencontraient de toute part, étaient peu faits pour lui inspirer les sentiments qui agitaient le prieur ; ses caresses même l’éprouvaient par leur fureur : cet effroi, au contraire, cette répugnance manifeste, cette résistance incessante, ne faisaient qu’enflammer les désirs du moine, et prêter de nouvelles forces à sa brutalité. Les cris d’Antonia n’étaient point entendus ; pourtant elle les continua, et ne cessa de faire des efforts pour fuir, jusqu’à ce que, épuisée et hors d’haleine, elle tombât de ses bras sur les genoux et eût de nouveau recours aux prières et aux supplications. Cette tentative ne réussit pas mieux que la précédente ; au contraire, prenant avantage de la position, le ravisseur se jeta à côté d’elle. Il la serra contre lui presque morte de frayeur, et harassée de la lutte ; il étouffa ses cris sous les baisers, la traita avec la grossièreté d’un barbare éhonté, marcha de liberté en liberté, et dans la violence du désir lascif, blessa et froissa ses membres si tendres. Sans faire attention aux pleurs, aux cris, aux prières, il se rendit peu à peu maître d’elle, et ne quitta sa proie que lorsqu’il eut consommé son forfait et le déshonneur d’Antonia. (idem, p. 328)
L’expiation : le diable parle au moine.
C’est à peine si je pouvais te proposer des crimes aussi vite que tu les exécutais. Tu es à moi, et le ciel lui-même ne peut plus te soustraire à mon pouvoir. N’espère pas que ton repentir annule notre contrat ; voilà ton engagement signé de ton sang : tu as renoncé à toute miséricorde, et rien ne peut te rendre les droits que tu as follement abjurés. Crois-tu que tes pensées secrètes m’échappaient ? non, non, je les lisais toutes ! Tu comptais toujours avoir le temps de te repentir ; je voyais ton artifice, j’en connaissais l’erreur, et je me réjouissais de tromper le trompeur ! Tu es à moi sans retour : je brûle de jouir de mes droits, et tu ne quitteras pas vivant ces montagnes.
Pendant le discours du démon, Ambrosio était resté frappé d’épouvante et de stupeur. Ces derniers mots le réveillèrent.
— Je ne quitterai pas vivant ces montagnes ? s’écria-t-il. Perfide, que voulez-vous dire ? avez-vous oublié votre marché ?
L’esprit répondit avec un sourire malin :
— Notre marché ? n’en ai-je pas rempli ma part ? Qu’ai-je promis de plus que de te tirer de prison ? ne l’ai-je pas fait ? n’es-tu pas à l’abri de l’inquisition ? à l’abri de tous, excepté de moi ? Insensé que tu fus de te confier à un diable ! pourquoi n’as-tu pas stipulé ta vie, et la puissance, et le plaisir ? tu aurais tout obtenu ; maintenant tes réflexions sont trop tardives. Mécréant, prépare-toi à la mort, tu n’as pas beaucoup d’heures à vivre.
L’effet de cette sentence fut terrible sur le malheureux condamné ; il tomba à genoux, et leva les mains vers le ciel. Le démon devina son intention, et la prévint.
— Quoi ! cria-t-il, en lui lançant un regard furieux, oses-tu encore implorer la miséricorde de l’Éternel ? voudrais-tu feindre le repentir, et faire encore l’hypocrite ! Scélérat, renonce à tout espoir de pardon ! voilà comme je m’assure de ma proie…
À ces mots, enfonçant ses griffes dans la tonsure du moine, il s’enleva avec lui de dessus le rocher. Les cavernes et les montagnes retentirent des cris d’Ambrosio. Le démon continua de s’élever jusqu’à ce qu’il parvînt à une hauteur effrayante ; alors il lâcha sa victime. Le moine tomba, la tête la première, dans le vide de l’air ; la pointe aiguë d’un roc le reçut, et il roula de précipice en précipice jusqu’à ce que, broyé et déchiré, il s’arrêtât sur les bords de la rivière. La vie n’avait pas abandonné son misérable corps : il essaya en vain de se lever ; ses membres rompus et disloqués lui refusèrent leur office, et il ne put bouger de la place où il était tombé. Le soleil venait de paraître à l’horizon ; ses rayons brûlants donnaient aplomb sur la tête du pêcheur expirant. Des milliers d’insectes, attirés par la chaleur, vinrent boire le sang qui coulait des blessures d’Ambrosio ; il n’avait pas la force de les chasser, et ils s’attachaient à ses plaies, enfonçant leurs dards dans son corps, le couvrant de leurs essaims, et lui infligeant les plus subtiles et les plus insupportables tortures. Les aigles du rocher mirent sa chair en lambeaux, et de leurs becs crochus lui arrachèrent les prunelles. Une soif ardente le tourmentait ; il entendait le murmure de la rivière qui coulait à côté de lui, mais il s’efforçait vainement de se traîner jusque-là. Aveugle, mutilé, perclus, désespéré, exhalant sa rage en blasphèmes et en imprécations, maudissant l’existence, mais redoutant l’arrivée de la mort, qui devait le livrer à de plus grands supplices, le criminel languit six misérables jours. Le septième, il s’éleva une violente tempête ; les vents en fureur déracinaient les rocs et les forêts : le ciel était tantôt noir de nuages, tantôt tout enveloppé de feu ; la pluie tombait par torrents, elle grossit la rivière ; les flots débordèrent, ils atteignirent l’endroit où gisait Ambrosio ; et quand ils s’abaissèrent, ils entraînèrent avec eux le cadavre du moine infortuné. (Id. p. 376)
Cazotte, Le Diable amoureux
Après la séduction et le viol commis par le moine, voici l’homosexualité provoquée par le diable.
Apparition du diable
[…] nous sommes sous une voûte assez bien conservée, de vingt cinq pieds en carré à peu près, et ayant quatre issues.
Nous observions le plus parfait silence. Mon camarade, à l’aide d’un roseau qui lui servait d’appui dans sa marche, trace un cercle autour de lui sur le sable léger dont le terrain était couvert, et en sort après y avoir dessiné quelques caractères. « Entrez dans ce pentacle, mon brave, me dit-il, et n’en sortez qu’à bonnes enseignes…
- Expliquez-vous mieux ; à quelles enseignes en dois-je sortir ?
- Quand tout vous sera soumis ; mais avant ce temps, si la frayeur vous faisait faire une fausse démarche,
vous pourriez courir les risques les plus grands. »
Alors il me donne une formule d’évocation courte, pressante, mêlée de quelques mots que je n’oublierai jamais.
« Récitez, me dit-il, cette conjuration avec fermeté, et appelez ensuite à trois fois clairement Belzébuth, et surtout n’oubliez pas ce que vous avez promis de faire. »
Je me rappelai que je m’étais vanté de lui tirer les oreilles. « Je tiendrai parole, lui dis-je, ne voulant pas en avoir le démenti.
- Nous vous souhaitons bien du succès, me dit-il ; quand vous aurez fini, vous nous avertirez. Vous êtes directement vis-à-vis de la porte par laquelle vous devez sortir pour nous rejoindre. » Ils se retirent.
Jamais fanfaron ne se trouva dans une crise plus délicate : je fus au moment de les rappeler ; mais il y avait trop à rougir pour moi ; c’était d’ailleurs renoncer à toutes mes espérances. Je me raffermis sur la place où j’étais, et tins un moment conseil. On a voulu m’effrayer, dis-je ; on veut voir si je suis pusillanime. Les gens qui m’éprouvent sont à deux pas d’ici, et à la suite de mon évocation je dois m’attendre à quelque tentative de leur part pour m’épouvanter. Tenons bon ; tournons la raillerie contre les mauvais plaisants.
Cette délibération fut assez courte, quoique un peu troublée par le ramage des hiboux et des chats-huants qui habitaient les environs, et même l’intérieur de ma caverne.
Un peu rassuré par mes réflexions, je me rassois sur mes reins, je me piète ; je prononce l’évocation d’une voix claire et soutenue ; et, en grossissant le son, j’appelle, à trois reprises et à très courts intervalles, Belzébuth.
Un frisson courait dans toutes mes veines, et mes cheveux se hérissaient sur ma tête.
À peine avais-je fini, une fenêtre s’ouvre à deux battants vis-à-vis de moi, au haut de la voûte : un torrent de lumière plus éblouissante que celle du jour fond par cette ouverture ; une tête de chameau horrible, autant par sa grosseur que par sa forme, se présente à la fenêtre ; surtout elle avait des oreilles démesurées. L’odieux fantôme ouvre la gueule, et, d’un ton assorti au reste de l’apparition, me répond : Che vuoi ?
Toutes les voûtes, tous les caveaux des environs retentissent à l’envi du terrible Che vuoi ?
Je ne saurais peindre ma situation ; je ne saurais dire qui soutint mon courage et m’empêcha de tomber en défaillance à l’aspect de ce tableau, au bruit plus effrayant encore qui retentissait à mes oreilles.
Je sentis la nécessité de rappeler mes forces ; une sueur froide allait les dissiper : je fis un effort sur moi.
Il faut que notre âme soit bien vaste et ait un prodigieux ressort ; une multitude de sentiments, d’idées, de réflexions touchent mon cœur, passent dans mon esprit, et font leur impression toutes à la fois.
La révolution s’opère, je me rends maître de ma terreur. Je fixe hardiment le spectre.
« Que prétends-tu toi-même, téméraire, en te montrant sous cette forme hideuse ? »
Le fantôme balance un moment :
« Tu m’as demandé, dit-il d’un ton de voix plus bas…
– L’esclave, lui dis-je, cherche-t-il à effrayer son maître ? Si tu viens recevoir mes ordres, prends une forme convenable et un ton soumis.
– Maître, me dit le fantôme, sous quelle forme me présenterai-je pour vous être agréable ? »
La première idée qui me vint à la tête étant celle d’un chien : « Viens, lui dis-je, sous la figure d’un épagneul. » À peine avais-je donné l’ordre, l’épouvantable chameau allonge le col de seize pieds de longueur, baisse la tête jusqu’au milieu du salon, et vomit un épagneul blanc à soies fines et brillantes, les oreilles traînantes jusqu’à terre.
La fenêtre s’est refermée, toute autre vision a disparu, et il ne reste sous la voûte, suffisamment éclairée, que le chien et moi.
Il tournait tout autour du cercle en remuant la queue, et faisant des courbettes.
« Maître, me dit-il, je voudrais bien vous lécher l’extrémité des pieds ; mais le cercle redoutable qui vous environne me repousse. »
Ma confiance était montée jusqu’à l’audace : je sors du cercle, je tends le pied, le chien le lèche ; je fais un mouvement pour lui tirer les oreilles, il se couche sur le dos comme pour me demander grâce ; je vis que c’était une petite femelle.
« Lève-toi, lui dis-je ; je te pardonne : tu vois que j’ai compagnie ; ces messieurs attendent à quelque distance d’ici ; la promenade a dû les altérer ; je veux leur donner une collation ; il faut des fruits, des conserves, des glaces, des vins de Grèce ; que cela soit bien entendu ; éclaire et décore la salle sans faste, mais proprement. Vers la fin de la collation tu viendras en virtuose du premier talent, et tu porteras une harpe ; je t’avertirai quand tu devras paraître. Prends garde à bien jouer ton rôle, mets de l’expression dans ton chant, de la décence, de la retenue dans ton maintien…
- J’obéirai, maître, mais sous quelle condition ?
- Sous celle d’obéir, esclave. Obéis, sans réplique, ou…
- Vous ne me connaissez pas, maître : vous me traiteriez avec moins de rigueur ; j’y mettrais peut-être l’unique condition de vous désarmer et de vous plaire. »
Le chien avait à peine fini, qu’en tournant sur le talon, je vois mes ordres s’exécuter plus promptement qu’une décoration ne s’élève à l’Opéra. Les murs de la voûte, ci-devant noirs, humides, couverts de mousse, prenaient une teinte douce, des formes agréables ; c’était un salon de marbre jaspé. L’architecture présentait un cintre soutenu par des colonnes. Huit girandoles de cristaux, contenant chacune trois bougies, y répandaient une lumière vive, également distribuée.
Un moment après, la table et le buffet s’arrangent, se chargent de tous les apprêts de notre régal ; les fruits et les confitures étaient de l’espèce la plus rare, la plus savoureuse et de la plus belle apparence. La porcelaine employée au service et sur le buffet était du Japon. La petite chienne faisait mille tours dans la salle, mille courbettes autour de moi, comme pour hâter le travail et me demander si j’étais satisfait.
« Fort bien, Biondetta, lui dis-je ; prenez un habit de livrée, et allez dire à ces messieurs qui sont près d’ici que je les attends, et qu’ils sont servis. »
À peine avais-je détourné un instant mes regards, je vois sortir un page à ma livrée, lestement vêtu, tenant un flambeau allumé […]. (Jacques Cazotte, Le Diable amoureux. Éd. Garnier-Flammarion, 1994, p. 57)
Lors de la scène finale, le diable avoue son amour. Habillé en femme, représenté par un chameau, il est tantôt désigné par le masculin et le féminin. La relation qu’il noue avec Alvare est donc ambiguë. Révélation
« Ô mon Alvare ! s’écrie Biondetta, j’ai triomphé : je suis le plus heureux de tous les êtres. »
Je n’avais pas la force de parler : j’éprouvais un trouble extraordinaire ; je dirai plus : j’étais honteux, immobile. Elle se précipite à bas du lit ; elle est à mes genoux : elle me déchausse. « Quoi ! chère Biondetta, m’écriai-je, quoi ! vous vous abaissez ?…
– Ah ! répond-elle, ingrat, je te servais lorsque tu n’étais que mon despote : laisse-moi servir mon amant. Je suis dans un moment débarrassé de mes hardes : mes cheveux, ramassés avec ordre, sont arrangés dans un filet qu’elle a trouvé dans sa poche. Sa force, son activité, son adresse ont triomphé de tous les obstacles que je voulais opposer. Elle fait avec la même promptitude sa petite toilette de nuit, éteint le flambeau qui nous éclairait et voilà les rideaux tirés.
Alors avec une voix à la douceur de laquelle la plus délicieuse musique ne saurait se comparer : « Ai-je fait, dit-elle, le bonheur de mon Alvare, comme il a fait le mien ? Mais non : je suis encore la seule heureuse : il le sera, je le veux ; je l’enivrerai de délices ; je le remplirai de sciences ; je l’élèverai au faîte des grandeurs. Voudras-tu, mon cœur, voudras-tu être la créature la plus privilégiée, te soumettre avec moi les hommes, les éléments, la nature entière ? — Oh ma chère Biondetta ! lui dis-je, quoiqu’en faisant un peu d’effort sur moi-même, tu me suffis : tu remplis tous les vœux de mon cœur… — Non, non, répliqua-t-elle vivement, Biondetta ne doit pas te suffire : ce n’est pas là mon nom ; tu me l’avais donné : il me flattait ; je le portais avec plaisir : mais il faut que tu saches qui je suis… je suis le diable, mon cher Alvare, je suis le diable…
En prononçant ces mots avec un accent d’une douceur enchanteresse, elle fermait, plus qu’exactement, le passage aux réponses que j’aurais voulu lui faire. Dès que je pus rompre le silence : « Cesse, lui dis-je, ma chère Biondetta, ou qui que tu sois, de prononcer ce nom fatal et de me rappeler une erreur abjurée depuis longtemps. — Non, mon cher Alvare, non ce n’était point une erreur ; j’ai dû te le faire croire, cher petit homme. Il fallait bien te tromper pour te rendre enfin raisonnable. Votre espèce échappe à la vérité ; ce n’est qu’en vous aveuglant qu’on peut vous rendre heureux. Ah ! tu le seras beaucoup si tu veux l’être ! Je prétends te combler. Tu conviens déjà que je ne suis pas aussi dégoûtant que l’on me fait voir.
Ce badinage achevait de me déconcerter. Je m’y refusais, et l’ivresse de mes sens aidait à ma distraction volontaire. — Mais, réponds-moi donc, me disait-elle. — Eh ! que voulez-vous que je réponde ?… — Ingrat, place la main sur ce cœur qui t’adore ; que le tien s’anime, s’il est possible, de la plus légère des émotions qui sont si sensibles dans le mien. Laisse couler dans tes veines un peu de cette flamme délicieuse par qui les miennes sont embrasées ; adoucis si tu le peux le son de cette voix si propre à inspirer l’amour, et dont tu ne te sers que trop pour effrayer mon âme timide ; dis-moi, enfin, s’il t’est possible, mais aussi tendrement que je l’éprouve pour toi : Mon cher Belzébuth, je t’adore… »
À ce nom fatal, quoique si tendrement prononcé, une frayeur mortelle me saisit ; l’étonnement, la stupeur accablent mon âme : je la croirais anéantie si la voix sourde du remords ne criait pas au fond de mon cœur. Cependant, la révolte de mes sens subsiste d’autant plus impérieusement qu’elle ne peut être réprimée par la raison. Elle me livre sans défense à mon ennemi : il en abuse et me rend aisément sa conquête.
Il ne me donne pas le temps de revenir à moi, de réfléchir sur la faute dont il est beaucoup plus l’auteur que le complice. « Nos affaires sont arrangées, me dit-il, sans altérer sensiblement ce ton de voix auquel il m’avait habitué. Tu es venu me chercher : je t’ai suivi, servi, favorisé ; enfin, j’ai fait ce que tu as voulu. Je désirais ta possession, et il fallait, pour que j’y parvinsse, que tu me fisses un libre abandon de toi-même. Sans doute, je dois à quelques artifices la première complaisance ; quant à la seconde, je m’étais nommé : tu savais à qui tu te livrais, et ne saurais te prévaloir de ton ignorance. Désormais, notre lien, Alvare, est indissoluble, mais pour cimenter notre société, il est important de nous mieux connaître. Comme je te sais déjà presque par cœur, pour rendre nos avantages réciproques, je dois me montrer à toi tel que je suis. »
On ne me donne pas le temps de réfléchir sur cette harangue singulière : un coup de sifflet très aigu part à côté de moi. À l’instant l’obscurité qui m’environne se dissipe : la corniche qui surmonte le lambris de la chambre s’est toute chargée de gros limaçons ; leurs cornes, qu’ils font mouvoir vivement et en manière de bascule, sont devenues des jets de lumière phosphorique, dont l’éclat et l’effet redoublent par l’agitation et l’allongement. Presque ébloui par cette illumination subite, je jette les yeux à côté de moi ; au lieu d’une figure ravissante, que vois-je ? Ô ciel ! c’est l’effroyable tête de chameau. Elle articule d’une voix de tonnerre ce ténébreux « Che vuoi » qui m’avait tant épouvanté dans la grotte, part d’un éclat de rire humain plus effrayant encore, tire une langue démesurée…
Je me précipite, je me cache sous le lit, les yeux fermés, la face contre terre. Je sentais battre mon cœur avec une force terrible : j’éprouvais un suffoquement comme si j’allais perdre la respiration.
Je ne puis évaluer le temps que je comptais avoir passé dans cette inexprimable situation, quand je me sens tirer par le bras ; mon épouvante s’accroît : forcé néanmoins d’ouvrir les yeux, une lumière frappante les aveugle.
Ce n’était point celle des escargots, il n’y en avait plus sur les corniches ; mais le soleil me donnait d’aplomb sur le visage. On me tire encore par le bras : on redouble ; je reconnais Marcos. — « Eh ! seigneur cavalier, me dit-il, à quelle heure comptez-vous donc partir ? Si vous voulez arriver à Maravillas aujourd’hui, vous n’avez pas de temps à perdre, il est près de midi. »
Je ne répondais pas : il m’examine : « Comment ? vous êtes resté tout habillé sur votre lit : vous y avez donc passé quatorze heures sans vous éveiller ? Il fallait que vous eussiez un grand besoin de repos. Madame votre épouse s’en est doutée : c’est sans doute dans la crainte de vous gêner qu’elle a été passer la nuit avec une de mes tantes ; mais elle a été plus diligente que vous ; par ses ordres, dès le matin, tout a été mis en état dans votre voiture, et vous pouvez y monter. Quant à madame, vous ne la trouverez ici : nous lui avons donné une bonne mule ; elle a voulu profiter de la fraîcheur du matin ; elle vous précède, et doit vous attendre dans le premier village que vous rencontrerez sur votre route. » (Jacques Cazotte, Le Diable amoureux. Éd. Garnier-Flammarion, 1994, p. 117.)
J. S. Sheridan Le Fanu, Carmilla
L’homosexualité féminine n’est pas en reste. Carmilla séduit la narratrice. L’adaptation cinématographique du roman, Lust for the vampire, accentue encore la dimension homosexuelle (voir filmographie)…
Un peu plus tard, j’accompagnai Carmilla comme d’habitude dans sa chambre, et je bavardai avec elle pendant qu’elle s’apprêtait à se coucher.
– Je me demande, dis-je enfin, si tu auras jamais pleinement confiance en moi.
Elle sourit et se détourna sans répondre.
– Tu ne dis rien. Tu ne peux pas répondre oui. Je n’aurais pas dû te poser cette question.
– Tu as le droit de me poser toutes les questions. Tu ne sais pas à quel point je tiens à toi, sans cela tu ne douterais pas de l’étendue de ma confiance. Mais je suis liée comme par un vœu, je ne peux révéler à personne mon histoire, pas même à toi. Le jour viendra, pourtant, où tu sauras tout. Tu me trouveras cruelle, égoïste, mais l’amour est toujours égoïste, il l’est à la mesure de son ardeur. Tu ne peux savoir comme le mien est exclusif. Tu viendras avec moi et tu m’aimeras jusqu’à la mort. Ou tu me haïras, en venant quand même avec moi et en me haïssant encore par-delà la mort, Avec moi, le mot « indifférence » n’existe pas.
- Tais-toi, Carmilla, tu recommences à divaguer, dis-je vivement.
- Tu as raison, folle que je suis, avec des lubies plein la tête ! Pour l’amour de toi je parlerai comme une sage. As-tu jamais été au bal ?
- Non. Tu as l’art de changer de sujet ! Mais raconte-moi. Ce doit être délicieux.
- J’ai presque oublié ; il y a des années de cela. Je me mis à rire.
- Tu n’es pas si vieille. Tu ne peux avoir oublié ton premier bal.
- Si, je me souviens de tout… en faisant un effort. Mais je vois tout cela comme un plongeur qui regarde ce qui se passe à la surface — à travers les rides d’un voile liquide. Et il y a cette nuit qui est arrivée, où le tableau devient flou et où ses couleurs se ternissent. J’ai été assassinée, ou presque, dans mon lit — on m’a blessée là… (elle toucha le haut de sa poitrine) et depuis je n’ai plus été la même.
- Tu as failli mourir ?
- Oui. À cause d’un cruel amour — d’un étrange amour, qui voulait me dérober ma vie. L’amour exige le sacrifice. Et il n’y a de sacrifice que par le sang. Dormons maintenant… Je me sens si lasse. Comment même me relever pour aller fermer à clé la porte ?
Elle était couchée, sa petite tête sur l’oreiller, ses mains frêles enfouies sous sa joue dans l’épaisse toison de ses cheveux, et elle suivait de ses yeux brillants chacun de mes mouvements, avec un sourire timide et indéchiffrable.
Je lui souhaitai bonne nuit et sortis de la chambre avec un sentiment de malaise. Les manies des gens nerveux sont contagieuses, surtout pour ceux qui y sont eux-mêmes enclins. À l’exemple de Carmilla, j’avais pris l’habitude de verrouiller ma chambre avant de dormir. J’avais adopté ses terreurs fantasques concernant les voleurs et autres maraudeurs. Je prenais même le soin d’inspecter chaque soir la pièce pour m’assurer que personne ne s’y dissimulait.
Une fois ces précautions prises, je me mis au lit ce soir-là et m’endormis. Une bougie brûlait dans la chambre — autre habitude, mais de très ancienne date, dont je ne m’étais jamais défaite.
Ainsi garantie, je pensais pouvoir jouir d’un repos paisible. Mais les rêves transpercent les murs, et se jouent des serrures. Et cette nuit-là j’eus un rêve, qui marqua le début d’une très étrange angoisse. J’avais conscience d’être endormie dans ma chambre, couchée dans mon lit, comme je l’étais en réalité, j’apercevais la pièce et les meubles tels que je les avais vus avant de m’endormir, avec la différence qu’il faisait très sombre.
Et dans cette pénombre, je distinguai quelque chose d’imprécis qui bougeait autour de mon lit. Je me rendis bientôt compte qu’il s’agissait d’un animal noir comme du charbon, pareil à un monstrueux chat. Il me parut avoir près d’un mètre cinquante de long, car il avait la dimension de la carpette sur laquelle il passa. Et il poursuivait ses allées et venues, avec l’agitation sinistre d’une bête en cage. J’étais terrifiée, et je ne pouvais appeler au secours. Le rythme de sa démarche se précipitait et en même temps l’obscurité s’épaississait de plus en plus, au point que je ne vis plus que ses yeux. Je le sentis monter d’un bond léger sur mon lit. Les deux énormes yeux se rapprochèrent de mon visage. Et soudain une douleur perçante me traversa, comme si deux grandes aiguilles, éloignées de quelques centimètres, avaient troué profondément ma gorge. Je hurlai en m’éveillant. La chambre était éclairée par la lueur incertaine de la bougie — et au pied de mon lit, un peu sur la droite, je vis une forme féminine. Elle était vêtue d’une robe flottante et sombre, ses cheveux répandus lui couvraient les épaules. Un bloc de pierre n’eût pas été plus rigide. Aucun souffle ne troublait le silence. Puis brusquement, sans que je l’eusse quittée du regard, la silhouette parut avoir changé de place — elle était maintenant près de la porte… plus près encore — puis la porte s’ouvrit et elle disparut. (Denoël, traduction Alain Dorémieux et Elisabeth Gille, 1960, p. 43).
Cyrano de Bergerac, les procès religieux
Le héros est arrêté par les habitants de la lune, qui communiquent entre eux au moyen de trompettes, pour avoir déclaré que la terre n’était pas la lune de leur planète. On liera avec intérêt l’adaptation en bande dessinée (à la richesse intertextuelle très grande) faite par Ayrolles et Masbou (De cape et de crocs, Delcourt, 9 tomes à ce jour).
Les prestres, cependant, furent advertis que j’avois osé dire que la lune estoit un monde dont je venois, et que leur monde n’estoit qu’une lune. Ils crurent que cela leur fournissoit un prétexte assés juste pour me faire condamner à l’eau : c’estoit la façon d’exterminer les athées. Ils vont en corps à cette fin faire leur plainte au roy qui leur promet justice : on ordonne que je serait remis sur la sellette.
Me voilà donc descagé pour la 3e fois. Le grand pontife prit la parolle et plaida contre moy. Je me souviens pas de sa harangue à cause que j’estois trop espouventé pour recevoir les espèces de la voix sans désordre, et par ce aussy qu’il s’estoit servi, pour déclamer, d’un instrument dont le bruit m’estourdissoit : c’estoit une trompette qu’il avoit tout exprés choisie, affin que la violence de ce ton martial eschauffast leurs esprits à ma mort, et affin d’empescher par cette esmotion que le raisonnement ne put fère son office, comme il arrive dans nos armées où ce tintamarre de trompettes et de tambours empesche le soldat de réfléchir sur l’importance de sa vie.
Quand il eut dit, je me levé pour deffendre ma cause, mais j’en fus délivré de la peine par une advanture que vous allés entendre. Comme j’avois desjà la bouche ouverte, un homme qui avoit eu grande difficulté à traverser la foule vint choir aux piedz du roy et se traisna lon temps sur le dos. Cette façon de faire ne me surprit pas, car je sçavois bien dès lon temps que c’estoit la posture où ilz se mettoient quand ilz vouloient discourir en public. Je renguaisné seulement ma harangue et voicy celle que nous eusmes de luy :
« Justes, escoutés-moy, Vous ne sçauriés condamner cet homme, ce singe ou ce perroquet pour avoir dit que la lune estoit un monde d’où il venoit ; car, s’il est homme, quand mesme il ne seroit pas venu de la lune, puisque tout homme est libre, ne luy est-il pas libre de s’imaginer ce qu’il voudra ? […]
« J’ay maintenant à vous prouver qu’il ne doit pas estre condamné si vous le posés dans la catégorie des bestes ; car supposés qu’il soit animal sans raison : quelle raison vous mesmes avés-vous de l’accuser d’avoir péché contre elle ? Il a dit que la lune estoit un monde ; or les brutes n’agissent que par un instinct de nature ; doncques c’est la nature qui le dit et non pas luy. De croire maintenant que cette sçavante nature qui a faict et la lune et ce monde cy ne sache elle mesme ce que c’est, et que vous autres, qui n’avés de connoissance que ce que vous en tenés d’elle, le sachiez plus certainement, cela seroit bien ridicule. […] En vérité, Messieurs, si vous rencontriés un homme d’âge meur qui veillast à la police d’une fourmillière, pour tantost donner un soufflet à la fourmi qui auroit faict choir sa compagne, tantost en emprisonner une qui auroit dérobé à sa voisine un grain de bled, tantost mettre en justice une autre qui auroit abandonné ses œufs, ne l’estimeriés-vous pas insensé de vacquer à des choses trop au dessous de luy, et de prétendre assujettir à la raison des animaux qui n’en ont pas l’usage ? Comment donc, vénérables pontifes, appellerés-vous l’intérest que vous prenés aux capriolles de ce petit animal ? Justes, j’ay dit. » Dès qu’il eut achevé, une forte musique d’applaudissemens fit retentir toutte la sale, et après que les opinions eurent esté débattues un gros quart d’heure, voicy ce que le roy prononça : « Que doresnavant je serois sensé homme ; comme tel mis en liberté, et que la punition d’estre noyé seroit modiffiée en une amande honteuse (car il n’en est point en ce païs là d’honorable), dans laquelle amende je me dédirois publicquement d’avoir enseigné que la lune estoit un monde, et ce à cause du scandale que la nouveauté de cette opinion auroit peu causer dans l’âme des foibles. » Cet arrest prononcé, on m’enlève hors du palais, on m’habille par ignominie fort magnificquement, on me porte sur la tribune d’un superbe chariot ; et traisné que je fus par quatre princes qu’on avoit attachez au joug, voicy ce qu’ilz m’obligèrent de prononcer à tous les carfours de la ville : « Peuple, je vous déclare que cette lune icy n’est pas une lune, mais un monde ; et que ce monde de la bas n’est point un monde, mais une lune. Tel est ce que les prestres trouvent bon que vous croyés. » (États et empires de la lune, ed. L’Oeil ouvert, Paris, 1972, p. 89)
Swift et le libre arbitre
Parmi les voyages de Gulliver, si celui à Lilliput est resté le plus célèbre, les autres ne sont pas mineurs : les géants, les savants, les immortels, les humains en général sont l’objet de critiques virulentes.
Un ministre de Lilliput parle au héros.
J’en reviens donc à ce que j’allais vous dire : ces deux formidables puissances se trouvent engagées depuis trente-six lunes dans une guerre à mort, et voici quelle en fut l’occasion. Chacun sait qu’à l’origine, pour manger un œuf à la coque, on le cassait par le gros bout. Or, il advint que l’aïeul de notre Empereur actuel, étant enfant, voulut manger un œuf en le cassant de la façon traditionnelle, et se fit une entaille au doigt. Sur quoi l’Empereur son père publia un édit ordonnant à tous ses sujets, sous peine des sanctions les plus graves, de casser leurs œufs par le petit bout. Cette loi fut si impopulaire, disent nos historiens, qu’elle provoqua six révoltes, dans lesquelles un de nos Empereurs perdit la vie, un autre sa Couronne. Ces soulèvements avaient chaque fois l’appui des souverains de Blefuscu et, lorsqu’ils étaient écrasés, les exilés trouvaient toujours un refugedans ce Royaume. On estime à onze mille au total le nombre de ceux qui ont préféré mourir plutôt que de céder et de casser leurs œufs par le petit bout. On a publié sur cette question controversée plusieurs centaines de gros volumes ; mais les livres des Gros-Boutiens sont depuis longtemps interdits et les membres de la secte écartés par une loi de tous les emplois publics. Au cours de ces troubles, les Empereurs de Blefuscu nous ont, à maintes reprises, fait des remontrances par leurs ambassadeurs, nous accusant d’avoir provoqué un schisme religieux et d’être en désaccord avec les enseignements que notre grand prophète Lustrog donne au chapitre cinquante-quatre du Blundecral (c’est le nom de leur Coran). Cela s’appelle, bien sûr, solliciter les textes. Voici la citation :
« Tous les vrais fidèles casseront leurs œufs par le bout le plus commode. » Quel est le plus commode ? On doit, à mon humble avis, laisser à chacun le soin d’en décider selon sa conscience ou s’en remettre alors à l’autorité du premier magistrat. (Maxi-poche, Paris, 1994, p. 74)
Rabelais, Pantagruel
Ingéré par inadvertance, le narrateur visite le géant et il découvre un monde complet et entier. Rabelais, comme Montaigne (Notre monde vient d’en trouver un autre…), considère que la découverte de l’Amérique relativise la suprématie européenne.
chap 32, 1532.
Donc, le mieux que je pus, montai pardessus, et cheminai bien deux lieues sur sa langue, tant que j’entrai dedans sa bouche. Mais, ô dieux et déesses, que vis-je là ? Jupiter me confonde de sa foudre trisulque si j’en mens. J’y cheminais comme l’on fait en Sophie à Constantinople, et y vis de grands rochers, comme les monts des Danois (je crois que c’étaient ses dents), et de grands prés, de grandes forêts, de fortes et grosses villes, non moins grandes que Lyon ou Poitiers. Le premier qu’y trouvai ce fut un bonhomme qui plantait des choux. Dont, tout ébahi, lui demandai : « Mon ami, que fais-tu ici ?
- Je plante, dit-il, des choux […] Je gagne ainsi ma vie, et les porte vendre au marché, en la cité qui est ici derrière.
- Jésus ! dis-je, il y a ici un nouveau monde ?
- Certes, dit-il, il n’est mie nouveau ; mais l’on dit bien que, hors d’ici, y a une terre neuve où ils ont et soleil et lune, et tout plein de belles besognes ; mais celui-ci est plus ancien.
- Voire mais, dis-je, mon ami, comment a nom cette ville où tu portes vendre tes choux ?
- Elle a, dit-il, nom Aspharage, et sont christians, gens de bien, et vous feront grande chère. »
Bref, je délibérai d’y aller. Or, en mon chemin, je trouvai un compagnon qui tendait aux pigeons, auquel je demandai : « Mon ami, dont vous viennent ces pigeons ici ?
-Sire, dit-il, ils viennent de l’autre monde. » Lors je pensai que, quand Pantagruel bâillait, les pigeons à pleines volées entraient dedans sa gorge, pensant que fût un colombier. Puis entrai en la ville, laquelle je trouvai belle, bien forte et en bel air […]
Déjà partant, passai entre les rochers qui étaient ses dents et fis tant que je montai sur une, et là trouvai les plus beaux lieux du monde, beaux grands jeux de paume, belles galeries, belles prairies, force vigne et une infinité de cassines à la mode italique par les champs pleins de délices, et là demeurai bien quatre mois, et ne fis onques telle chère que pour lors. Puis descendis par les dents du derrière pour venir aux baulièvres mais en passant, je fus détroussé des brigands par une grande forêt qui est vers la partie des oreilles. Puis trouvai une petite bourgade à la devallée (j’ai oublié son nom), où je fis encore meilleure chère que jamais, et gagnai quelque peu d’argent pour vivre. Savez-vous comment ? À dormir, car l’on loue les gens à journée pour dormir, et gagnent cinq et six sols par jour ; mais ceux qui ronflent bien fort gagnent bien sept sols et demi. Et contais aux sénateurs comment on m’avait détroussé par la vallée, lesquels me dirent que, pour tout vrai, les gens de delà étaient mal vivants et brigands de nature. À quoi je connus qu’ainsi comme nous avons les contrées de deçà et delà les monts, aussi ont-ils deçà et delà les dents. Mais il fait beaucoup meilleur deçà, et y a meilleur air.
Là commençai penser qu’il est bien vrai ce que l’on dit que la moitié du monde ne sait comment l’autre vit, vu que nul n’avait encore écrit de ce pays-là, auquel sont plus de vingt-cinq royaumes habités, sans les déserts et un gros bras de mer. […] Finalement voulus retourner, et, passant par sa barbe, me jetai sur ses épaules, et de là me dévalai en terre et tombai devant lui. Quand il m’aperçut, il me demanda : « Dont viens-tu, Alcofribas ? Je lui réponds : De votre gorge, monsieur.
– Et depuis quand y es-tu ? dit-il.
– Depuis, que vous alliez contre les Almyrodes.
– Il y a, dit-il, plus de six mois. Et de quoi vivais-tu ? Que buvais-tu ? Je réponds : Seigneur, de même vous, et des plus friands morceaux qui passaient par votre gorge, j’en prenais le barrage ».
Lesage, Le Diable boiteux
Le héros invoque un diable et voit arriver un homme de peu d’allure. Il l’interroge. C’est de politique et de moral encore que le surnaturel permet de parler.
Chapitre i. (1707)
Il faut donc, reprit don Cleofas, que vous soyez Léviathan, Belphégor ou Astarot. — Oh ! pour ces troislà, dit la voix, ce sont des diables du premier ordre. Ce sont des esprits de cour. Ils entrent dans les conseils des princes, animent les ministres, forment les ligues, excitent les soulèvements dans les États, et allument les flambeaux de la guerre. Ce ne sont pas là des maroufles, comme les premiers que vous avez nommés. — Eh ! dites-moi, je vous prie, répliqua l’écolier, quelles sont les fonctions de Flagel ? — Il est l’âme de la chicane et l’esprit du barreau, repartit le démon. C’est lui qui a composé le protocole des huissiers et des notaires. Il inspire les plaideurs, possède les avocats et obsède les juges.
Pour moi, j’ai d’autres occupations : je fais des mariages ridicules ; j’unis des barbons avec des mineures, des maîtres avec leurs servantes, des filles mal dotées avec de tendres amants qui n’ont point de fortune. C’est moi qui ai introduit dans le monde le luxe, la débauche, les jeux de hasard et la chimie. Je suis l’inventeur des carrousels, de la danse, de la musique, de la comédie et de toutes les modes nouvelles de France. En un mot, je m’appelle Asmodée, surnommé le Diable boiteux.
- Hé quoi ! s’écria don Cleofas, vous seriez ce fameux Asmodée dont il est fait une si glorieuse mention dans Agrippa et dans la Clavicule de Salomon ? Ah ! vraiment, vous ne m’avez pas dit tous vos amusements ; vous avez oublié le meilleur. Je sais que vous vous divertissez quelquefois à soulager les amants malheureux. À telles enseignes que, l’année passée, un bachelier de mes amis obtint, par votre secours, dans la ville d’Alcala, les bonnes grâces de la femme d’un docteur de l’université. — Cela est vrai, dit l’esprit ; je vous gardais celui-là pour le dernier, je suis le démon de la luxure, ou, pour parler plus honorablement, le dieu Cupidon ; car les poètes m’ont donné ce joli nom, et ces messieurs me peignent fort avantageusement. Ils disent que j’ai des ailes dorées, un bandeau sur les yeux, un arc à la main, un carquois plein de flèches sur les épaules, et avec cela une beauté ravissante. Vous allez voir tout à l’heure ce qui en est, si vous voulez me mettre en liberté.
Voltaire, Micromégas
Inspiré par Swift, Voltaire présente les voyages de deux géants, l’un de Saturne, l’autre de Sirius, qui découvrent le monde humain par hasard. Emerveillés par de si petites créatures, les géants les interrogent pour savoir s’ils ont de l’esprit et si leur peu de matière (en comparaison avec le corps des géants) fait d’eux des êtres plus spirituels. C’est à la critique des religions et des tyrannies que se livre Voltaire. « Ô atomes intelligents, dans qui l’Être éternel s’est plu à manifester son adresse et sa puissance, vous devez sans doute goûter des joies bien pures sur votre globe ; car, ayant si peu de matière et paraissant tout esprit, vous devez passer votre vie à aimer et à penser, c’est la véritable vie des esprits. Je n’ai vu nulle part le vrai bonheur, mais il est ici sans doute. » À ce discours, tous les philosophes secouèrent la tête ; et l’un deux, plus franc que les autres, avoua de bonne foi que, si l’on en excepte un petit nombre d’habitants fort peu considérés, tout le reste est un assemblage de fous, de méchants et de malheureux. « Nous avons plus de matière qu’il ne nous en faut, dit-il, pour faire beaucoup de mal, si le mal vient de la matière, et trop d’esprit, si le mal vient de l’esprit. Savez-vous bien, par exemple, qu’à l’heure que je vous parle il y a cent mille fous de notre espèce, couverts de chapeaux, qui tuent cent mille autres animaux couverts d’un turban, ou qui sont massacrés par eux, et que, presque par toute la terre, c’est ainsi qu’on en use de temps immémorial ? » Le Sirien frémit et demanda quel pouvait être le sujet de ces horribles querelles entre de si chétifs animaux. « II s’agit, dit le philosophe, de quelques tas de boue grands comme votre talon. Ce n’est pas qu’aucun de ces millions d’hommes qui se font égorger prétende un fétu sur ces tas de boue. Il ne s’agit que de savoir s’il appartiendra à un certain homme qu’on nomme Sultan ou à un autre qu’on nomme, je ne sais pourquoi, César. Ni l’un ni l’autre n’a jamais vu ni ne verra jamais le petit coin de terre dont il s’agit, et presque aucun de ces animaux qui s’égorgent mutuellement n’a jamais vu l’animal pour lequel ils s’égorgent.
- Ah, malheureux ! s’écria le Sirien avec indignation, peut-on concevoir cet excès de rage forcenée ? Il me prend envie de faire trois pas, et d’écraser de trois coups de pied toute cette fourmilière d’assassins ridicules. — Ne vous en donnez pas la peine, lui répondit-on ; ils travaillent assez à leur ruine. Sachez qu’au bout de dix ans il ne reste jamais la centième partie de ces misérables ; sachez que, quand même ils n’auraient pas tiré l’épée, la faim, la fatigue ou l’intempérance les emportent presque tous. D’ailleurs, ce n’est pas eux qu’il faut punir : ce sont ces barbares sédentaires qui, du fond de leur cabinet, ordonnent, dans le temps de leur digestion, le massacre d’un million d’hommes, et qui ensuite en font remercier Dieu solennellement. »
Le voyageur se sentait ému de pitié pour la petite race humaine, dans laquelle il découvrait de si étonnants contrastes. « Puisque vous êtes du petit nombre des sages, dit-il à ces messieurs, et qu’apparemment vous ne tuez personne pour de l’argent, dites-moi, je vous en prie, à quoi vous vous occupez. — Nous disséquons des mouches, dit le philosophe, nous mesurons des lignes, nous assemblons des nombres, nous sommes d’accord sur deux ou trois points que nous entendons, et nous disputons sur deux ou trois mille que nous n’entendons pas. » Il prit aussitôt fantaisie au Sirien et au Saturnien d’interroger ces atomes pensants pour savoir les choses dont ils convenaient.
[Les hommes tombent d’accord sur quelques vérités scientifiques, mais sur les questions métaphysiques, les discussions sont sans fin…]
Mais il y avait là, par malheur, un petit animalcule en bonnet carré, qui coupa la parole à tous les animalcules philosophes ; il dit qu’il savait tout le secret, que cela se trouvait dans la Somme de saint Thomas ; il regarda de haut en bas les deux habitants célestes ; il leur soutint que leurs personnes, leurs mondes, leurs soleils, leurs étoiles, tout était fait uniquement pour l’homme. À ce discours, nos deux voyageurs se laissèrent aller l’un sur l’autre en étouffant de ce rire inextinguible qui, selon Homère, est le partage des dieux ; leurs épaules et leurs ventres allaient et venaient, et dans ces convulsions le vaisseau, que le Sirien avait sur son ongle, tomba dans une poche de la culotte du Saturnien. Ces deux bonnes gens le cherchèrent longtemps ; enfin ils retrouvèrent l’équipage, et le rajustèrent fort proprement. Le Sirien reprit les petites mites ; il leur parla encore avec beaucoup de bonté, quoiqu’il fût un peu fâché dans le fond du cœur de voir que les infiniment petits eussent un orgueil presque infiniment grand. Il leur promit de leur faire un beau livre de philosophie, écrit fort menu pour leur usage, et que dans ce livre ils verraient le bout des choses. Effectivement, il leur donna ce volume avant son départ : on le porta à Paris, à l’Académie des sciences ; mais, quand le secrétaire l’eut ouvert, il ne vit rien qu’un livre tout blanc : « Ah ! dit-il, je m’en étais bien douté ».
Mérimée, Le Théâtre de Clara Gazul
Premières pièces romantiques lues dans les salons parisiens, ce théâtre est prétendument écrit par une actrice espagnole, et Mérimée n’en est que le traducteur. Nous sommes encore en 1825 à une époque où les auteurs n’osent pas produire ouvertement des pièces anti-classiques. Ces quelques lignes illustrent cette dimension anti-classique, par le sujet religieux, par la mise en scène ridicule des tenants de la religion.
Une salle de l’inquisition à Grenade. À droite, trois sièges (celui du milieu plus élevé) sur une estrade tendue de noir. Dans le fond on aperçoit très confusément quelques instruments de torture. Au bas de l’estrade est une table avec une chaise pour le greffier. Le théâtre n’est éclairé que faiblement.
RAFAËL, DOMINGO, en grand costume d’inquisiteurs.
RAFAEL : Seigneur Domingo, je vous le répète, c’est une injustice criante. Il y a dix-sept ans que je suis inquisiteur à Grenade. J’ai fait condamner vingt hérétiques par an, et c’est ainsi que monseigneur le grand-inquisiteur reconnaît mes services. Me donner pour supérieur un jeune homme imberbe !
DOMINGO : Voilà qui est affreux, et pour ma part j’en aurais autant à vous dire. Savez-vous ce que cela prouve ? c’est que monseigneur le grand-inquisiteur n’est qu’un sot.
RAFAEL : Nous le savions ; mais pour injuste et pour fanatique, je ne le connaissais pas encore.
DOMINGO : Enfin, qu’a-t-il de si grave à nous reprocher ?
RAFAËL : Quant à moi, je sais ce qui m’a fait du tort dans son esprit. Une misère ! L’histoire de cette juive que j’ai convertie, et qui s’est avisée tout d’un coup de devenir mère a fait du bruit dans le monde. Mais, après tout, y a-t-il là-dedans quelque chose de si extraordinaire ?
DOMINGO : De plus, il nous accuse, m’a-t-on dit, de n’être pas chrétiens.
RAFAEL : Est-il donc si nécessaire d’être chrétien pour être inquisiteur ?
DOMINGO : Malgré votre conversion et ses suites, je suis encore plus mal noté que vous sur ses tablettes.
RAFAEL : Vous y figurez donc comme athée ?
DOMINGO : Non, plût au ciel ! mais mon coquin de frère servant, qui fait ma chambre, lui a porté une cuisse de poulet qui s’y trouvait, je ne sais comment, et dans le carême, s’il vous plaît !
RAFAEL : Par le corps du Christ ! Voilà une fâcheuse affaire !
DOMINGO : Ce qu’il y a de pis, c’est que ce nouvel inquisiteur qu’il nous a envoyé pour présider ce tribunal est un démon qui doit nous espionner. Ajoutez à cela que le drôle est de bonne foi.
RAFAEL : Bon ! pouvez-vous le croire ?
DOMINGO : Ou je me trompe fort, ou c’est un véritable Loyola. On dit qu’il en est à ne pouvoir distinguer une femme d’un homme ; oh ! c’est un saint.
RAFAEL : Hélas !
DOMINGO : Hélas !
RAFAEL : Sacrebleu ! est-ce ainsi que l’on paie nos services ! Je suis aujourd’hui d’une humeur affreuse ; je voudrais être Turc ! Malheur à ceux que nous allons juger ! il me faut quelqu’un pour passer ma mauvaise humeur. Au feu, au feu et puis au feu ! Voilà mon dernier mot.
DOMINGO : Amen ! c’est aujourd’hui samedi, et c’est mon usage de condamner ce jour-là ; le lundi j’absous. De cette façon, s’il y a des quiproquos, si les innocents tombent le mauvais jour, la faute en est au bon Dieu.
(Une femme est un diable, in Prosper Mérimée, Le Théâtre de Clara Gazul, comédienne espagnole ; suivi de La jacquerie scènes féodales ; et de La famille Carvajal, Charpentier, Paris, 1842, p. 79.)
Dumas, extrait de Henri III
Tout est fait dans cette pièce pour contrer les auteurs classiques : mélange du comique et du tragique (les événements politiques sont moins importants que les vêtements), participation de la noblesse fainéante à une intrigue comique (ils jouent aux échecs en parlant politique), présence d’éléments historiques contribuant à la couleur locale (construction du Pont-neuf), bienséance contrariée (les personnages se battent en fond de scène). C’est de plus une pièce en prose !
Acte ii, scène i
JOYEUSE, SAINT-MÉGRIN, D’ÉPERNON, SAINT-LUC, DU HALDE, PAGES
Une salle du Louvre. À gauche, deux fauteuils et quelques tabourets préparés pour le roi, la reine-mère et les courtisans. Joyeuse est couché dans l’un de ces fauteuils, et Saint-Mégrin, debout, appuyé sur le dossier de l’autre. Du côté opposé, d’Épernon est assis à une table sur laquelle est posé un échiquier.
Au fond, Saint-Luc fait des armes avec du Halde. Chacun d’eux a près de lui un page à ses couleurs.
[…]
D’ÉPERNON. Est-ce que tu veux réfléchir aussi, toi ?
JOYEUSE. C’est au contraire, pour ne pas être obligé de réfléchir.
SAINT-LUC. Eh bien, veux-tu faire des armes avec moi, vicomte ?
JOYEUSE. C’est trop fatigant, et puis tu n’es pas de ma force. Fais une œuvre charitable, tire d’Épernon d’embarras…
SAINT-LUC. Soit.
JOYEUSE tirant un bilboquet de son escarcelle. Vive Dieu ! messieurs, voilà un jeu… Celui-là ne fatigue ni le corps ni l’esprit… Sais-tu bien que cette nouvelle invention eu un succès prodigieux chez la présidente ? A propos, tu n’y étais pas, Saint-Luc ; qu’es-tu donc devenu ?…
SAINT-LUC. J’ai été voir les Gelosi ; tu sais, ces comédiens italiens qui ont obtenu la permission de représenter des mystères à 1’hôtel de Bourbon.
JOYEUSE. Ah ! oui,… moyennant quatre sous par personne.
SAINT-LUC. Et puis en passant… Un instant, d’Épernon, je n’ai pas joué.
JOYEUSE. Et puis, en passant ?…
SAINT-LUC. Où ?
JOYEUSE. En passant, disais-tu ?…
SAINT-LUC. Oui… Je me suis arrêté en face de Nesle, pour y voir poser la première pierre d’un pont qu’on appellera le Pont-Neuf.
D’ÉPERNON. C’est Ducerceau qui l’a entrepris… On dit que le roi va lui accorder des lettres de noblesse.
JOYEUSE. Et justice sera faite… Sais-tu bien qu’il m’épargnera au moins six cents pas, toutes les fois que je voudrai aller à 1’école Saint-Germain ? (Il laisse tomber son bilboquet, et appelle son page, qui est à l’autre bout de la salle.) Bertrand, mon bilboquet…
SAINT-LUC. Messieurs, grande réforme ! Ce matin, Mme de Sauves m’a dit en confidence que le roi avait abandonné les fraises goudronnées pour prendre les collets renversés à l’italienne.
D’ÉPERNON. Eh ! que ne nous disais-tu pas cela !… Nous serons en retard d’un jour… Tiens, Saint-Mégrin le savait, lui… (A son page.) Que je trouve demain un collet renversé au lieu de cette fraise…
SAINT-LUC, riant. Ah ! ah !… tu te souviens que le roi t’a exilé quinze jours parce qu’il manquait un bouton à ton pourpoint…
Notes de bas de page
1 La bande dessinée a beaucoup exploité les vampires ces dernières années. Du côté des mangas, on trouve : Blood, de Tamaoki, Blood Rain, de Moi, Bloodsucker, de Okesu Saki et Aki, Dahlia, de Narumi, Dark Crimson, de Satoshi, Rebirth, de Lee, Vampire princess Miyu, de Narumi, Vampires, de Osamu… Du côté de la bande dessinée plus traditionnelle, on lit D., d’Ayrolles, Maïorana et Leprévost, Requiem, de Ledroit, Dracula, de Breccia, Rapaces, de Marini et Dufaux, Je suis un vampire de Trillo et Risso, Nosferatu de Druillet, Dracula de Mignola, Dracurella de Ribera, Vampirella de Brennan, Englehart et Gonzales, Le Prince de la nuit, de Swolfs, Dracula, Dracul, Vald ?, bah… de Breccia…
2 Le mot étant anachronique lorsqu’il s’agit du xixe siècle. Voir Du canular dans l’art et la littérature, L’Harmattan, 2000.
3 Sur le courant romantique et sur sa définition de l’amour et de la fantaisie, on liera les deux essais de Pierre Laforgue, L’Eros romantique, représentation de l’amour en 1830 (PUF, Paris, 1998) et Romanticoco. Fantaisie, chimère et mélancolie 1830-1860 (PUV, Vincennes, 2001).
4 « On ne saurait supposer que j’accorde sérieusement une ombre de créance à imagination semblable ; pourtant, quand je fondai sur elle une œuvre de fantaisie, je n’eus pas l’impression de tisser seulement une intrigue de terreurs surnaturelles ». Garnier-Flammarion, Paris, 1979, p. 333.
5 Voir sur la distinction de genre, Henri Coulet, Le Roman jusqu’à la Révolution française, Armand Colin, Paris, 1967, tome 1, p. 315, 386 et 455.
6 Voir des exemples en annexe.
7 Voir Valmont ou les égarements de la raison, de l’abbé Gérard.
8 Voir Mémoire de l’Abbé de Choisi habillé en femme, de François de Choisy.
9 Voir L’Homme sauvage de Mercier.
10 Voir Les Infortunes de la vertu, passim. « Rodin pénètre dans l’asile étroit des plaisirs ; le même trône est pendant ce temps offert à ses baisers par sa gouvernante… » ; « […] Le sentier s’entrouvre, le bélier pénètre […] bientôt la masse entière est engloutie, et la couleuvre lançant aussitôt un venin qui lui ravit ses forces […] » ; « […] Je ne serai pas pour votre vertu plus dangereux que Clément », me dit ce libertin en caressant l’autel ensanglanté où vient de sacrifier ce moine. »
11 C’est le cas de Saint-Evremond… Voir ses œuvres publiées par L’Oeil ouvert, Éditions rationalistes, 1972.
12 L’Elève de la nature de Guillard de Beaurieu est ainsi publié à Genève, puis à Amsterdam. Voir Henri Coulet, op. cit., p. 457.
13 Cela vient de sa naissance : il est né sur un bateau qui ramenait ses parents de l’Amérique à l’Europe…
14 On en trouve un exemple dans Les Bijoux indiscrets de Diderot. Le héros possède un anneau magique qui permet au sexe de la femme de parler… Mais au chapitre 32, un songe lui montre l’Expérience qui balaie les Hypothèses… Une métaphore pour signifier que l’observation de la nature doit être la seule règle à suivre pour les hommes. Voir le texte publié par L’Oeil ouvert, Éditions rationalistes, 1972, p. 61.
15 A lire, sur le corps dans la littérature romantique, Mario Praz, La Chair, la mort et le diable dans la littérature du xixe siècle, Gallimard, Paris, 1999.
16 Cette opposition comique-tragique est au cœur du drame romantique, comme elle est au cœur du texte vampirique : « Un serrement inexprimable le saisit. Cette mer immense qui s’offre partout à sa vue, le calme de la nuit, peut-être même un de ces funestes pressentiments, avertissements secrets du ciel, qui portent au fond de l’âme un trouble agitateur contre lequel l’esprit de l’homme veut vainement se révolter, tout l’importune et redouble sa tristesse. Mais alors, par un contraste qui n’est que trop fréquent dans les scènes rapprochées de la vie, un joyeux prélude se fait entendre auprès de lui. La barque fuit, sillonnant à peine la surface des eaux, et le gondolier qui la dirige a déjà dit le refrain d’une barcarolle aimée des jeunes filles du Lido. Bientôt il chante. » (Cyprien Bérard)
17 Rappelons que le chef de fil du Classicisme est alors Delphine de Girardin, femme de l’éditeur Émile de Girardin. Voir Pierre Pellissier, Émile de Girardin, Prince de la Presse, Denoël, Paris, 1985.
18 « Quel est l’ouvrage littéraire qui a le plus réussi en France depuis dix ans ? Les romans de Wlater Scott. Qu’est-ce que les romans de Walter Scott ? De la tragédie romantique » (cité par Michel Lioure, Le Drame, Colin, Paris, 1963, p. 148).
19 Sur le roman-feuilleton, voir le colloque de Cerisy Théâtre et roman-feuilleton, PCUB, 1998.
20 Delphine de Girardin se laisse aller à quelques romans, dont La Cane de monsieur de Balzac…
21 Ainsi, Dumas pourra constater que ses romans et ses drames ont fait vivre 2150 personnes pendant 15 ans. Mes Mémoires, Gallimard, 1954, p. 469.
22 Jérôme Paturot à la recherche d’une position sociale, 1843.
23 Cité par Marie-France Briselance, Voyage en Franche-Comté littéraire, Cêtre, Besançon, 1991, p. 136.
24 Sur les circonstances d’écriture de ce texte, voir Ana Pano Alaman, Walter Scott et sa perception négative du fantastique chez Hoffmann, Séminaire d’histoire littéraire, Bologne, 2004.
25 Ce texte se trouve en introduction des œuvres d’Hoffmann. Voir Hoffmann, Contes fantastiques, Garnier-Flammarion, Paris, 1979.
26 Le mot était pourtant dans le texte de Scott à d’autres places : « In fact, the grotesque in his compositions partly resembles the arabesque in painting in which is introduced the most strange and complicated monsters, resembling centaurs, griffins, sphinxes […] and other creatures of romantic imagination, dazzling the beholder as it were by the unbounded fertility of the author’s imagination… while there is in reality nothing to satisfy the understanding or inform the judgment. » (I. Williams, Sir Walter Scott, Routledge & Kegan Paul, London, 1968, p. 335)
27 Texte traduit par Joël Marlrieu, Le Fantastique, Hachette, 1993.
28 Un jeune homme épouse une goule qui ne mange que quelques grains de riz pour toute nourriture. Le mari la suit une nuit et assiste à un festin. Anecdote racontée à l’acte un de la pièce de Dumas et signalée dans la postface de Bérard.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le vampire dans la littérature romantique française, 1820-1868
Textes et documents
Florent Montaclair
2010
Histoires de familles. Les registres paroissiaux et d’état civil, du Moyen Âge à nos jours
Démographie et généalogie
Paul Delsalle
2009
Une caméra au fond de la classe de mathématiques
(Se) former au métier d’enseignant du secondaire à partir d’analyses de vidéos
Aline Robert, Jacqueline Panninck et Marie Lattuati
2012
Interactions entre recherches en didactique(s) et formation des enseignants
Questions de didactique comparée
Francia Leutenegger, Chantal Amade-Escot et Maria-Luisa Schubauer-Leoni (dir.)
2014
L’intelligence tactique
Des perceptions aux décisions tactiques en sports collectifs
Jean-Francis Gréhaigne (dir.)
2014
Les objets de la technique
De la compétitivité motrice à la tactique individuelle
Jean-Francis Gréhaigne (dir.)
2016
Eaux industrielles contaminées
Réglementation, paramètres chimiques et biologiques & procédés d’épuration innovants
Nadia Morin-Crini et Grégorio Crini (dir.)
2017
Epistémologie & didactique
Synthèses et études de cas en mathématiques et en sciences expérimentales
Manuel Bächtold, Viviane Durand-Guerrier et Valérie Munier (dir.)
2018
Les inégalités d’accès aux savoirs se construisent aussi en EPS…
Analyses didactiques et sociologiques
Fabienne Brière-Guenoun, Sigolène Couchot-Schiex, Marie-Paule Poggi et al. (dir.)
2018