Chapitre II. Monde turc et monde chrétien
p. 19-29
Texte intégral
1Une question qui n’a guère tourmenté les « vampirologues » est celle de savoir pourquoi le motif vampirique naît en Europe centrale. Dom Calmet associe le vampire à des phénomènes de la culture gréco-latine, le compare à des faits chrétiens établis (de la Bible ou de la vie des saints) mais continue à affirmer la spécificité du vampire comme apparition slave. La conclusion de Calmet affirme la non-existence des vampires et note qu’ils sont le fruit d’un peuple superstitieux. Mais pourquoi alors spécifiquement d’Europe centrale ?
2Quelques spécialistes ont trouvé des traces de vampires dans toute l’histoire de l’humanité, en Grèce antique, à Rome, en Égypte, en Orient, mais ils ne font que repérer des occurrences où la mort est associée au sang. Comme le rappelle Jean Marigny, il y a souvent confusion entre le vampire et « l’amour du sang »1. Parler de vampires nécessite donc de parler de sang, et cette nécessité conduit à chercher les occurrences vampiriques dans les sacrifices sanglants. On trouve alors des meurtres religieux en Amérique du Sud, des traditions sanguinaires en Chine et même un extrait de l’Odyssée où Ulysse appelle les morts en versant le sang d’un animal… Mais ce ne sont pas là des vampires ! Pour reprendre l’expression de Calmet, on a « cru trouver des vestiges du vampirisme dans la plus haute Antiquité, mais tout ce [qu’on en a] dit n’approche point de ce qu’on raconte des vampires ». Dom Calmet affirme que les vampires sont des créatures — des créations — spécifiques d’Europe centrale.
3S’il a raison, pourquoi alors l’Europe centrale a-t-elle inventé les vampires ?
1. Les premières manifestations : le vampire comme métaphorisation de l’invasion turque
4La réponse à cette question ne peut venir que de l’étude des premiers textes repérés et de l’analyse des contextes politiques, culturels et économiques — d’une étude sociologique — des époques concernées. Les vampires se manifestent en ce début de dix-huitième siècle en Hongrie, Bulgarie, Russie, Pologne… dans cette portion de l’Europe subissant les attaques répétées des forces turques de l’Empire Ottoman.
5Pourquoi associer ici le vampire et les Turcs ? Pour deux raisons : d’abord parce que le terme vampire vient du turc (Uber), et on peut donc supposer qu’il désigne pour les premières personnes qui l’emploient une manifestation liée à la Turquie ; ensuite non seulement parce que des récits vampiriques désignent le Turc comme vampire, mais aussi parce que les zones d’apparitions de ce dernier coïncident parfaitement avec les zones d’invasion turcomanes.
6Le vampire apparaît comme la métaphorisation de l’invasion turque en Europe centrale, c’est la manière symbolique qu’utilisent les Chrétiens slaves soumis aux Turcs pour signifier l’oppression qu’ils subissent.
a. Les cas attestés de vampirisme
7Regardons de plus près les cas cités par les dissertations, dictionnaires, rapports, lettres, journaux et autres traités.
8La première constante est que le vampire se manifeste dans un environnement chrétien. Il n’est pas constitué dans l’imaginaire turc ni n’apparaît dans des ouvrages musulmans. Il est présent uniquement dans des textes chrétiens, et désigne le Turc comme responsable de tous les maux.
› Le monde chrétien
9Le vampire frappe les Chrétiens. Ainsi dans le plus célèbre des cas de vampirisme, celui de Pierre Plogojovits, il est à plusieurs reprises signalé que le vampire se manifeste dans la communauté chrétienne, par la dénomination des personnalités sur lesquelles repose la société, par la consonance des noms propres, à l’évidence slaves non-musulmans.
10Dom Calmet nous éclaire sur ce cas de vampirisme :
« L’exemple le plus remarquable que Rauffcite2 est celui d’un nommé Pierre Plogojovits, enterré depuis six semaines dans un village de Hongrie nommé Kisolova. Cet homme apparut la nuit, à quelques-uns des habitants du village pendant leur sommeil, il leur serra tellement le gosier, qu’en vingt-quatre heures, ils en moururent. Il périt ainsi neuf personnes tant vieilles que jeunes en l’espace de huit jours. La veuve du même Plogojovits déclara que son mari, depuis sa mort, lui était venu demander ses souliers ; ce qui l’effraya tellement qu’elle quitta le lieu de Kisolova pour se retirer ailleurs. Ces circonstances déterminèrent les habitants du village à tirer de terre le corps de Plogojovits et à le brûler, pour se délivrer de ses infestations. Ils s’adressèrent à l’officier de l’Empereur, qui commandait dans le territoire de Gradisca en Hongrie, et au curé du même lieu pour obtenir la permission d’exhumer le corps de Pierre Plogojovits. L’officier et le curé firent beaucoup de difficultés d’accorder cette permission, mais les paysans déclarèrent que si on leur refusait de déterrer le corps de cet homme, qu’ils ne doutaient point qu’il ne fut un vrai vampire, ils seraient obligés de quitter le village et de se retirer où ils pourraient. L’officier de l’Empereur qui a écrit cette relation, voyant qu’il ne pouvait les arrêter ni par menaces ni par promesses, se transporta avec le curé de Gradisca au village de Kisolova, et ayant fait exhumer Pierre Plogojovits, ils trouvèrent que son corps n’exhalait aucune mauvaise odeur, qu’il était entier et comme vivant, à l’exception du bout du nez, qui paraissait un peu flétri et desséché ; que ses cheveux et sa barbe étaient crus, et qu’à la place de ses ongles qui étaient tombés, il lui en était venu de nouveaux ; que sous la première peau qui paraissait comme morte et blanchâtre, il en paraissait une nouvelle, saine et de couleur naturelle, ses pieds et ses mains étaient aussi entiers qu’on les pouvait souhaiter dans un homme bien vivant. Ils remarquèrent aussi dans sa bouche du sang tout frais, que ce peuple croyait que ce vampire avait sucé aux hommes qu’il avait fait mourir. L’officier de l’Empereur et le curé ayant diligemment examiné ces choses, et le peuple qui était présent en ayant conçu une nouvelle indignation et s’étant de plus en plus persuadé qu’il était la vraie cause de la mort de leurs compatriotes, accoururent aussitôt chercher un pieu bien pointu qu’ils lui enfoncèrent dans la poitrine, d’où il sortit par le nez et par la bouche. Il rendit aussi quelque chose par la partie de son corps que la pudeur ne permet pas de nommer. Ensuite les paysans mirent le corps sur un bûcher et le réduisirent en cendres. » (p. 209-211).
11Dans son Dictionnaire, Moreri (1759) réécrit dans les grandes lignes le récit de Calmet, repris de Rauff :
« Le proviseur du district de Gradisch, dans l’Esclavonie, envoya une relation à la régence de Belgrade, dans laquelle il disait que dans le village de Kisolova, appartenant au district de Rham, il était mort un nommé Pierre Plogojowitz3. Or il arriva, dit le proviseur, […] que ledit Plogojowitz […] était apparu pendant le sommeil [des hommes qu’il attaque] et que s’étant couché sur leur corps, il les avait serrés au cou jusqu’à les laisser mourants. […] Comme les histoires de Vampyrs sont fort communes dans ce pays là, on a réduit le Vampyrisme en système, par lequel on indique les marques auxquelles l’on prétend découvrir si un mort est Vampyr ou non. En présence du proviseur et du pope, ou du prêtre de Gradisch, on examina le cadavre de Pierre Plogojowitz, et l’on trouva qu’il avait tous les caractères d’un vrai Vampyr […] ».
12La suite ne diffère guère du récit de Calmet : énumération des traits du vampire et destruction…
13Si ce texte ne fait aucune référence à la Turquie ou aux Turcs, il place en revanche le vampire dans un contexte socioculturel précis. Le vampire apparaît à sa famille et aux personnes de son village, il se manifeste dans un milieu paysan, sa destruction nécessite le recours à l’autorité politique (le proviseur ou le lieutenant impérial) et religieuse (le curé, le pope). Comme nous le verrons par la suite, l’ensemble des institutions citées (famille, organisation politique, paysannerie, religion, village) a été mis en danger par l’invasion turque des siècles précédents… Le vampire s’attaque aux mêmes cibles que l’envahisseur…
› Le Turc
14L’assimilation dans l’imaginaire collectif du Turcoman et de la créature suceuse de sang est clairement faite par le Visum et Repertum, le témoignage d’un Regimentfeldscherer (chirurgien major des régiments), Johan Flüchinger et du médecin Glasser, de l’Obersten Botta d’Adorno de Belgrade, sur les cas de vampirisme survenus en Serbie. Ce rapport a été écrit après une enquête menée le 12 décembre 1731 et a été publié le 29 février 1732.
« Ayant entendu dire à plusieurs reprises que dans le village de Medwegya, en Serbie, les soi-disant vampires faisaient mourir un grand nombre de personnes en leur suçant le sang, j’ai reçu l’ordre et la mission du commandement supérieur de sa Majesté de faire la lumière sur cette question et d’enquêter avec l’appui de deux Unterfeldscherer ; notre examen des faits se fit par devant le capitaine de la compagnie des Heiduques4 Gorschitz Heiduck Burjaktar, et les autres heiduques les plus anciens de l’endroit. Ceux-ci, après qu’on les eut interrogés, déclarèrent unanimement qu’il y a environ cinq ans un heiduque du pays, nommé Arnold Paole, se brisa le cou en tombant d’une charrette de foin ; ledit Arnold Paole aurait raconté à plusieurs reprises au cours des années précédentes avoir été victime d’un vampire près de Cassowa, dans la Perse Turque […] Le heiduque Jobira fait savoir que sa belle fille Stanjoika s’étant couchée quinze jours auparavant en parfaite santé poussa une nuit un cri effroyable ; se réveillant en sursaut et pleine de frayeur, se plaignant avoir été touchée au cou par un homme mort depuis plus de quatre semaines, qui était le fils du heiduque Milloe. Dès lors elle ne fit que décliner d’heure en heure et mourut au bout de trois jours.
C’est pourquoi ce même après-midi, après avoir entendu les témoins, nous allâmes au cimetière accompagnés du heiduque du village pour y faire ouvrir les tombes suspectes et examiner les corps s’y trouvant. Cette enquête nous révéla les faits suivants :
No 1 : une femme nommée Stana, morte à vingt ans et depuis trois mois en mettant un enfant au monde et à la suite d’une maladie ayant duré trois jours5, avait déclaré s’être frotté du sang d’un vampire pour se débarrasser de toute atteinte possible… Elle était en parfait état de conservation. En ouvrant le corps on y découvrit une grande quantité de sang frais. Tous les viscères, comme les poumons, le foie, l’estomac et l’intestin, étaient aussi frais que chez quelqu’un de bien portant. Mais l’utérus était distendu et enflammé à l’extérieur, le placenta était en état de putréfaction. La peau et les ongles des mains et des pieds tombaient tandis qu’une peau fraîche et vivante apparaissait ainsi que des ongles neufs.
No 2 : une femme Miliza, âgée de soixante ans, morte après une maladie de trois mois et enterrée depuis quatre vingt dix et quelques jours, avait encore dans la poitrine quantité de sang liquide : les autres organes étaient en excellent état. Son corps était devenu plus gras qu’avant sa mort, durant sa vie Miliza avait été plutôt maigre. On voyait aussi en elle un vampire car elle avait mangé de la viande de moutons précédemment contaminés par des vampires.
No 3 : un enfant de huit jours, enterré depuis quatre vingt dix jours, fut reconnu également en état de vampirisme.
No 4 : on déterra aussi le fils d’un heiduque nommé Milloe, âgé de seize ans et enterré depuis neuf semaines, qui était mort après trois semaines de maladie et fut considéré comme vampire ainsi que les autres.
N5 : Joachim, également fils de heiduque, âgé de dix sept ans, fut déterré. Il était mort après trois jours de maladie et était enterré depuis huit semaines et quatre jours. Notre examen a révélé qu’il était également en état de vampirisme.
No 6 : Rusha, une femme morte après huit jours de maladie, enterrée depuis six semaines dans la poitrine de laquelle on a trouvé une grande quantité de sang frais. L’enfant de Rucha âgé de dix huit jours mort depuis cinq semaines a été trouvé dans le même état que sa mère.
No 7 : une fillette de dix ans morte depuis deux mois avait le corps intact, non décomposé. Dans sa poitrine, il y avait une grande quantité de sang.
No 8 : [cas d’une femme et d’un enfant déterrés en état de décomposition, donc non-vampire]
No 9 : [cas du valet du chef heiduque, mort après trois mois de maladie, âgé de vingt trois ans, non-vampire]
No 10 : [cas d’une autre femme et d’un enfant déterrés en état de décomposition, donc non-vampire]
No 11 : Stanko, heiduque de soixante ans, mort depuis six semaines, avait une grande quantité de sang dans la poitrine et l’estomac. Son corps a été déclaré en état de vampirisme.
No 12 : Milloe, heiduque de vingt cinq ans, enterré depuis six semaines, a été trouvé en parfait état de vampirisme.
No 13 : Stanjoika, femme d’un heiduque, morte à vingt ans d’une maladie ayant duré trois jours, fut trouvée le visage rouge et de couleur vermeille, c’est elle qui à minuit avait été serrée au cou par le fils de Milloe. Or, à l’enquête on vit clairement que, sous l’oreille gauche, cette femme portait une marque bleue, par où le sang avait coulé. Alors qu’on ouvrait son cercueil, une grande quantité de sang frais sortait de son nez. Tous les organes se trouvaient en parfait état de conservation, ainsi que la peau de tout son corps, les ongles des mains et des pieds.
Après avoir pris acte de tout ce qui précède, on coupa les têtes des corps reconnus en état de vampirisme. Cette tâche fut effectuée par des Bohémiens6 de passage. Ensuite on brûla les corps puis on jeta les cendres dans un cours d’eau : la Moravia. On a ensuite replacé les autres cadavres dans leurs cercueils ».
15Dom Calmet relate les mêmes faits, de façon presque identique : « on se souvint alors que cet Arnold Paul avait souvent raconté qu’aux environs de Cassowa et sur la frontière de la Serbie turque, il avait été tourmenté par un vampire turc »
16Que faut-il retenir de toutes ces informations ? Le vampirisme se propage dans le village à partir de l’attaque répétée d’une créature d’origine turque, et sont touchés particulièrement les proches des heiduques. Si l’on s’interroge sur la signification de ce terme, on constate qu’il vient du hongrois hadju (chasseur) et qu’il désigne à l’origine une peuplade de Hongrie, mais que par extension il désigna des soldats fantassins. Plus intéressant, son sens commun signifiait « opposant à l’invasion turque ». Les victimes des vampires sont les paysans et les soldats qui s’opposent à la troupe turcomane.
17Concernant le mode de propagation du vampirisme, il est intéressant de constater qu’aucune personne ne meurt des attaques vampiriques mais que toutes deviennent vampires par l’action du vampire initial, fut-elle très ancienne. Il y a donc distinction entre la cause de la mort, qui est naturelle (accouchement, maladie, vieillesse, chute de charrette) et le destin vampirique, qui est lié à plusieurs cas de figure :
ingestion de nourriture contaminée par le vampire,
attaque physique du vampire,
rêve de vampire,
accouchement7 (deux enfants vampires naissent de leurs mères vampires),
frottement avec du sang de vampire.
18Une part de ces actions est commise par la victime, et non par le vampire. Il n’y a donc pas besoin de relation personnelle avec la créature maléfique ou de volonté de la créature pour que sa victime se vampirise, comme ce sera le cas dans le cinéma et la littérature du xxe siècle. C’est par contact, rapprochement, jonction avec le vampire que la communauté sombre dans le vampirisme.
b. Le vampire turc
19L’attaque vampirique est la métaphorisation des troubles politiques et culturels de l’Europe centrale pendant et après l’invasion turque. Le vampire est l’envahisseur, qui corrompt les soldats résistant à son arrivée (les heiduques).
› Droit du sol, droit du sang
20Et bien sûr le fait que le vampire s’attaque au sang de ses victimes prend un sens nouveau. On constate que les invasions turques ont eu pour conséquence la persécution des Chrétiens (d’où le moyen de détruire les vampires : l’appel au pope ou au curé) et le changement des institutions politiques (d’où l’appel aux lieutenants de l’Empereur ou aux notables slaves pour détruire le vampire). D’un point de vue juridique, les Turcs firent passer les peuples d’Europe centrale de chrétiens à musulmans et changèrent leur nationalité. On passa donc du droit du sang (la nationalité s’acquiert par filiation) à un droit du sol (la nationalité turque est donnée à ceux qui occupent le territoire turc). Il n’est donc pas étonnant que le vampire s’attaque au sang des Chrétiens, puisque le vampire symbolise l’envahisseur turc qui détruit les heiduques (les opposants) et qui transforme le système culturel antérieur reposant sur une nationalité par droit du sang. Le vampire, c’est la symbolisation des craintes des Européens du centre de devoir changer de culture, de religion, de système politique et de nationalité du fait de l’invasion orientale. Le vampire s’attaque à l’entité territoriale (le village) et à la famille, donc à la division sociale qui permettait d’acquérir la nationalité, la culture, le savoir ancestral.
› Un peu d’histoire turque
21Observer le développement de l’Empire turc nous permet de comprendre la naissance du vampire. À la fin du xiie siècle, le déclin de l’empire byzantin entraîne la libération des états balkaniques qui gagnent leur indépendance. C’est le cas de la Bulgarie au xiiie siècle, dont le royaume comprend l’Albanie, la Macédoine, la Thrace, la Thessalie et une partie de la Serbie. Au cours du xiiie siècle, les nations se constituent avec leurs arts propres. Les Roumains, les Albanais, les Hongrois, les Serbes et les Bulgares développent des cultures fortement marquées par Byzance, mais suffisamment typiques pour constituer des unités nationales. À partir de 1330, c’est la Hongrie-Serbie qui domine le monde slave et qui arrache à Constantinople la moitié de son territoire (1345).
22Si les églises sont grecques ou orthodoxes, la langue liturgique est le slavon. Les auteurs nationaux traduisent les textes religieux et historiques, développent une littérature populaire chantant les gloires nationales. Luce Pietri et Marc Venard constatent8 que l’art serbe et bulgare doit beaucoup à Byzance mais n’est pas dépourvu d’originalité.
« Dans les fresques de l’église de Boïana, près de Sofia (xiiie siècle) dans les peintures de l’église rupestre d’Ivanovo (département de Roussé), les visages donnés par l’artiste aux saints personnages frappent par leur réalisme. Dans l’ouest de la Bulgarie, l’église du monastère de Zémène, les églises de Nessèbre présentent des peintures murales dont l’accent vigoureux dénote l’existence d’un art populaire. On constate en Serbie une évolution analogue : [vers le réalisme…] À côté des peuples serbe et bulgare qui se sont illustrés dans l’histoire médiévale, d’autres nations plus obscures commencent à s’affirmer : Albanais d’Illyrie ; Roumains, dont l’origine reste discutée. Tous ces peuples vont être comme Byzance submergés par la vague turque. Mais leurs traditions sont à la fin du Moyen Âge assez affirmées pour leur permettre de traverser cinq siècles d’occupation ottomane sans perdre leur conscience nationale ».
23Et là est bien l’enjeu du vampirisme : le vampire désigne à l’opprobre populaire l’influence politique et culturelle oppressante des envahisseurs, la modification de la structure familiale et religieuse, le passage du droit du sang au droit du sol.
24On remarque ainsi qu’après la soumission de la Bulgarie, se développe le mouvement des Heiduques qui combattait les oppresseurs. Ces opposants formaient des groupes appelés drujina ou encore ˇceta, commandés par des voïvodes. Les Heiduques avaient pour objectif de protéger les Chrétiens et, pour ce faire, combinaient les attaques directes des troupes régulières turques et les représailles sur les magistrats et les notables voués aux Turcs. À cela s’ajoutent les révoltes populaires comme celles de 1404, de 1443, de 1594, de 1598, qui eurent comme conséquence des massacres et des migrations bulgares vers le nord.
25Les Chrétiens tentèrent aussi de s’allier les puissances politiques et religieuses de la Chrétienté, comme on s’allie le curé et le proviseur du district pour tuer le vampire. Les Turcs progressant vers le nord-ouest, les Bulgares firent appels, sans succès notables, aux Autrichiens, aux Hongrois et aux Serbes… Il faut dire que la domination turque progressait rapidement : après 1453, la prise de Constantinople, les Turcs s’emparent de l’Égypte, de la Perse, de la Hongrie, de la totalité du Moyen-Orient… En 1672 et 1676 des guerres contre la Pologne leur permettent de prendre la Podolie et de pénétrer en Ukraine. L’Europe centrale est dans sa totalité menacée par l’arrivée turque et c’est à cette période que fleurissent les manifestations vampiriques.
26Les transformations sociales et politiques liées à la conquête s’accompagnent du développement du croque-mitaine vampirique, qui prend dès lors une dimension étiologique. L’attaque vampirique est le récit par lequel s’expliquent les changements culturels et nationaux, familiaux et religieux qui frappent les paysans d’Europe centrale.
27Pour continuer l’exemple bulgare, l’Encyclopédie Larousse (article Bulgarie) nous dit :
« Le passage du peuple bulgare sous le joug turc eut des conséquences graves. Toutes les institutions de l’État bulgare furent abolies par les conquérants. Les Turcs détruisirent les églises et les monastères. Le territoire bulgare devint la base de départ des troupes turques vers les autres terres balkaniques et l’Europe centrale. […] De nombreux Bulgares furent réduits en esclavage. Au cours des premiers siècles d’oppression, des Bulgares émigrèrent en Transylvanie et en Autriche, plus tard en Roumanie. La Sublime Porte chercha à renforcer ses positions dans les terres conquises par l’établissement de Musulmans venant d’Asie et par des tentatives d’islamisation des Bulgares. Mais le peuple résista opiniâtrement à ces tentatives et conserva sa foi chrétienne. […] Les Bulgares étaient repoussés vers les régions forestières et montagnardes. […] En Bulgarie, province de l’Empire ottoman, le pouvoir suprême introduisit le système turc de la féodalité militaire. Sur la base des traditions et des lois ottomanes, les Bulgares devinrent des rayias (sujets) de l’Empire. Les paysans qui représentaient l’immense majorité du peuple furent attachés à la terre des féodaux […] Le rayia était tenu de travailler gratuitement (angarija) et de payer différentes lourdes charges fiscales en argent et en nature (au nombre de plus de 90). De plus aux yeux des conquérants, les Bulgares chrétiens restaient des infidèles. Très lourds étaient les impôts de discrimination religieuse, qui étaient payés uniquement par les « infidèles » : le djizya (impôt général), le haraç (droit de travailler la terre), le devˇsirme (impôt du sang) ».
28Les Bulgares émigrent donc sous la pression turque, comme les villageois menacent de le faire dans le récit de Dom Calmet lorsqu’apparaît le vampire Pierre Plogojovits… Les Turcs s’attaquent à la religion et à l’état, à la nationalité même des Bulgares et à leur culture. Leur nationalité change : ils habitent une province ottomane, ils deviennent donc sujets turcs… La transmission de l’identité bulgare et des valeurs culturelles du groupe ne se fait plus par la famille, par la filiation sanguine. Le Turc, comme le vampire, s’attaque au sang, à la structure familiale, au village…
29Le vampire est donc la métaphorisation de l’oppression turque. Le récit vampirique prend alors une tournure étiologique : c’est un récit des origines qui explique des comportements quotidiens. Pour symboliser la destruction que faisaient subir les Turcs à leur société et à leur culture, les peuples d’Europe centrale ont inventé une figure, un monstre effrayant qui reproduisait l’action du pouvoir ottoman. Toutes les données de la transformation nationale, religieuse et culturelle due à l’arrivée des envahisseurs trouvent leur correspondant dans la figure du vampire :
à la mort renvoie la guerre ;
au besoin de sang correspondent l’impôt du sang exigé des Chrétiens et le changement de la nationalité ;
à l’attaque de la famille correspond la destruction de la cellule familiale, qui portait les valeurs du groupe et la nationalité ;
au mode de destruction du vampire par l’appel au pouvoir et à la religion correspondent la disparition des institutions d’Europe centrale et la persécution des Chrétiens. On détruit le vampire en faisant appel à ce qui fait la spécificité du groupe chrétien maltraité par l’oppresseur, ses institutions politiques d’origine et sa religion.
30Reste une dernière valeur vampirique à analyser : le retour du vampire des rivages de la mort. Si la mort elle-même peut être la manifestation métaphorisée de la guerre, on peut encore l’interpréter comme une résurgence plus profonde, comme la manifestation d’une trace culturelle indo-européenne. Si la plupart des caractères du vampire sont constitués au cours du xviie siècle, période d’arrivée des Turcs, le fait que cette arrivée soit symbolisée par le retour d’un mort peut, certes, marquer l’aspect belliqueux et destructeur de l’invasion ottomane, mais peut aussi renvoyer à un imaginaire plus profond d’Europe centrale. La mort n’arrive pas, elle revient. Paole, Plogojowitz, Milloe réapparaissent sous une forme nouvelle !
2. Un élément convergent : le vampire est la métaphorisation de l’histoire des peuples ouraliens et hunniques
31Si le vampire revient, c’est évidemment qu’il était déjà là.
32Observant le peuplement de l’Europe centrale, on constate la pénétration en Europe centrale des Suèves (200-403), des Goths (vers 150), des Gépides (vers 250), des Ostrogoths (200-375), des Visigoths (270-376), des Huns (375-453), des Alains et des Vandales (vers 400)… La Hongrie et la Bulgarie furent très tôt occupées par des populations venues d’orient, à ce point que certains peuples sont directement de souche ouralo-altaïque et non indo-européenne. On sait d’ailleurs que le hongrois est une langue d’origine orientale, issue du même moule que le japonais et le turc, mais aussi que si le bulgare est une langue indo-européenne (du groupe slave), il n’en est pas moins parlé par une population d’origine orientale.
33Ainsi les Bulgares, « peuple turc du rameau hunnique, peuvent être considérés comme les héritiers directs des Huns »9. Dès 481 ils occupent la région située entre la Volga, la Kama et la Samara. Dans les années 870, les Turcs Bulgares abandonnent leur langue au profit de celle de leurs sujets slaves, et ils se convertissent au Christianisme. Les Bulgares sont donc un peuple turc que les circonstances ont fait évoluer vers un type civilisationnel slave. La Hongrie connaît un même processus de lutte et d’assimilation ouralienne-hunnique. Dans les années 830, une nouvelle peuplade ouralienne, venant sans doute de la Volga, s’installe sur le territoire de la Hongrie. Cette peuplade est confrontée à l’hégémonie des Khazars, c’est-à-dire d’une peuplade turque. On assiste alors, malgré de multiples combats, à l’assimilation des populations d’origine hunnique et ouralienne, les Khazars et les Magyars. Le terme Hongrois désigne d’ailleurs à l’origine une tribu du rameau hunnique : les Onogours.
34En conséquence, même si certains peuples d’Europe centrale spécifient leur culture au cours du xiiie siècle, même s’ils deviennent des peuples et des états originaux et de culture grecque (donc indo-européenne), ils n’en restent pas moins des populations de souche orientale (les Bulgares et une partie des Hongrois). L’arrivée des Turcs est donc l’arrivée d’envahisseurs, certes différents, destructeurs, mais ethniquement ou linguistiquement proches.
35L’invasion turque n’est qu’une nouvelle vague d’arrivée de populations orientales qui s’impose par la force, comme les Indo-européens Doriens s’étaient imposés aux Indo-européens Mycéniens au xiie siècle avant Jésus Christ en Grèce…
36Certains points de notre lecture historique du vampire s’affinent donc en supposant que si la créature, d’origine turque, s’attaque aux populations d’Europe centrale, si elle sème les vampires, qui alors s’en prennent à leurs villages et à leurs proches, c’est parce que l’invasion turque est une agression fratricide, parce que les peuples en présence sont globalement issus de la même origine ethnique. Le vampire revient dans sa famille, car les peuples d’Europe centrale ont toujours connu des invasions orientales, et parce que certaines nations sont elles-mêmes d’origine orientale.
37Le vampire devient la métaphorisation de l’Histoire des peuples. Il est le passé, ce que l’on a oublié, il est marqué par la mort, donc par la destruction et l’oubli. Il resurgit pour s’attaquer aux valeurs de la vie et de l’ethnie, il est le retour de la civilisation orientale dans le quotidien. Le vampire rappelle donc ce qui constitue la fondation, la nature originelle de certains peuples d’Europe centrale (la population orientale des Huns) ; il est ce qui disparaît, mais qui revient avec les Turcs. Le vampire, c’est l’Histoire, le mouvement des populations et le rappel de la communauté ethnique de l’Europe centrale hunnique et ouralienne face aux peuples slaves.
38Certains pays d’Europe centrale (Hongrie et Bulgarie) qui étaient peuplés par des populations orientales-turques mais avaient adopté une forme de civilisation slave, voient avec l’arrivée des Turcs, au xive siècle, le retour de la nature orientale du peuplement européen.
39L’invasion est assimilée à une déferlante de vampires… Le Chrétien devient aussi un vampire car, à l’origine, il est lui-même apparenté au vampire, il est de même sang. La créature s’attaque à sa famille parce que le Turc et le Chrétien sont, dans certains pays d’Europe centrale, de la même branche ethnique. L’origine turque de l’Europe centrale était morte, avait disparu, elle revient avec l’invasion du xive siècle.
Conclusion : Le vampire devient mythe
40Le vampire, au xviie siècle, devient un mythe : la référence permanente des attitudes, la dimension opératoire qui stimule, explique, justifie le comportement quotidien des individus et des groupes humains qui s’y réfèrent. Le vampire apparaît en Hongrie et en Bulgarie, il devient le symbole de l’oppression turque, la manifestation de l’agression d’un peuple oriental sur un autre peuple oriental qui a changé de civilisation pour prendre les caractères chrétiens et slaves des populations qu’il asservissait. Le vampire, c’est la nature originelle turque de cette partie de l’Europe centrale, que l’on croyait disparue mais qui resurgit soudain et déterre dans le sang des villageois la marque de l’ethnie orientale. Le paysan hongrois, bulgare, devient un vampire, ou plutôt le redevient. Par la figure du vampire, l’homme explique le mouvement des populations et les fondements de l’identité des nations. Frappé dans son sang, dans sa nationalité, dans sa religion, dans sa famille, dans son gouvernement, l’homme d’Europe centrale imagine sous une forme néfaste et surnaturelle l’oppression que lui fait subir La Sublime Porte.
41Mais ce mythe va, en arrivant en France, et plus généralement en Europe de l’ouest, perdre son caractère explicatif de la vie quotidienne, sa dimension mythique proprement dite, pour devenir un « motif », c’est-à-dire une figure de l’imaginaire qui n’explique plus le réel, mais qui représente un jeu sur une image figée, amusante-effrayante, figure dont on a perdu la signification.
42Et d’ailleurs quelle signification un peuple franc ou anglo-saxon pouvait-il donner à un mythe né d’une confrontation culturelle entre deux peuples (slavo-turc et turc) en mutation ?
Notes de bas de page
1 C’est le titre du premier chapitre de Sang pour Sang, le réveil des vampires, de Jean Marigny, Découvertes Gallimard, 1993.
2 dans son ouvrage De masticatione mortuorum in tumulis, c’est-à-dire « De la mastication des morts dans leur tombeau », ouvrage publié à Leipzig en 1738.
3 Une des nombreuses autres écritures du nom.
4 Ce terme est sans doute le plus important de ce texte, comme nous le verrons par la suite.
5 On note que la cause de la mort est toujours connue. Aucune de ces personnes n’est morte du fait du vampire, mais toutes l’ont approché, ce qui suffit à les contaminer.
6 La jonction Bohémiens-vampires sera reprise par la littérature (Dracula de Bram Stoker, Le Vampire des brumes de Christie Golden). Voir aussi Florent Montaclair, Gitans et Bohémiens dans la littérature, les arts et la presse, PUFC, 2010.
7 Ce qui se retrouve au xxe siècle dans La Jeune Vampire, de Rosny-Ainé.
8 Le Monde et son histoire, tome ii, Laffont, p. 136. Sur l’histoire byzantine et l’émergence de la Turquie, voir Gilbert Dagron, Empereur et prêtre, Gallimard, 1996 ; Louis Bréhier, Le Monde byzantin, Albin Michel, 1950, 1970 ; André Clot, Mehmed II, Perrin, 1990 ; John Julius Norwich, Histoire de Byzance, Perrin, 1999 ; Pierre Aubé, Les Empires normands d’Orient, Perrin 1991, 1999 ; Elisabeth Crouzet-Pavan, Venise triomphante, Albin Michel, 1999.
9 Georges Cerbelaud Salagnac, Les Origines ethniques des Européens, Perrin, 1992, p. 337.
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Le vampire dans la littérature romantique française, 1820-1868
Textes et documents
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