Le théâtre de Botho Strauss ou le(s) corps violenté(s) dans Kalldewey, farce
p. 171-184
Texte intégral
1Le théâtre de Botho Strauss, auteur de langue allemande né en 1944, jouit d’une notoriété certaine en France depuis que Claude Régy l’a introduit au tout début des années 1980 par ses mises en scène à l’Odéon. En effet, les premières pièces publiées par Botho Strauss - Trilogie du revoir (Trilogie des Wiedersehens de 1977), Grand et petit (Groß und klein de 1978) et Kalldewey, farce (Kalldewey, Farce de 1981) - furent très rapidement traduites vers le français : Trilogie du revoir en 1979, Grand et petit en 1980 et, avec un peu plus d’écart, Kalldewey, farce en 1988. Son théâtre a de toute évidence su capter durablement l’attention du public français : preuve en est qu’une des toutes dernières pièces1 de Botho Strauss, Viol d’après Titus Andronicus de William Shakespeare, parue en Allemagne en août 2005 sous le titre Schändung, fut aussitôt traduite vers le français, paraissant à peine deux mois plus tard que la version originale en allemand. Cette traduction-éclair était vraisemblablement due au fait que cette pièce était en train d’être montée à l’automne 2005 par Luc Bondy aux Ateliers Berthier de l’Odéon – avant même d’être jouée devant un public de langue allemande.
2 En France, la réception critique de son théâtre, et plus largement de l’œuvre littéraire de Strauss2, s’est faite de manière différente de l’Allemagne, où Strauss a souvent été jugé à l’aune de ses prises de position politiques (notamment à propos de la nation allemande), ce qui lui a valu aussi certaines mises à l’écart par les médias allemands, ce qui n’a pas été le cas pour la France, où il est surtout connu comme auteur de théâtre étranger, dont la quasi-totalité de l’œuvre (théâtre, mais aussi prose et essais) est traduite en français.
3La dichotomie habituelle qu’opèrent les critiques allemands est de distinguer un premier théâtre de Botho Strauss, considéré comme plus « sociétal » et analysé sous l’angle de la Gesellschaftskritik, d’une œuvre théâtrale plus tardive qui serait le fruit d’une écriture dramatique redevable des écrits de Michel Foucault (Les mots et les choses de 1966, et surtout L’archéologie du savoir de 1969), laquelle se trouve par conséquent analysée sous l’angle de la Kulturkritik, par une approche plutôt inspirée de la mythocritique.
4Ces deux types d’approche focalisent leur regard sur les contenus apparents (effectivement plus contemporains et sociaux aux débuts, l’histoire et les mythes se faisant jour ultérieurement, dans Ithaque par exemple), mais ne tiennent cependant pas suffisamment compte de la trajectoire professionnelle de Botho Strauss qui a fortement influencé son écriture dramatique. En effet, il a d’abord été critique théâtral, puis dramaturge assistant de Peter Stein à la Schaubühne à Berlin et ensuite seulement auteur dramatique en premier lieu (même si par la suite, il sera aussi auteur de romans et nouvelles, voire d’essais de réflexion). Autrement dit, le théâtre dans sa matérialité concrète a fortement influencé son écriture théâtrale du début3 qui fut son activité littéraire première.
5 Or une des caractéristiques majeures du théâtre-texte qui se réalise en théâtre-représentation, c’est bien les corps sur scène lesquels accomplissent et parachèvent l’acte théâtral. Au niveau de la recherche, la corporéité au théâtre est presque exclusivement analysée par les performance studies qui se concentrent souvent sur des phénomènes de mise en espace du corps lors de représentations particulières4.
6Notre propre démarche se consacre cependant à l’analyse des seuls textes en nous interrogeant sur la valeur sémiotique des corps au sens large du terme, car nous ne réduisons pas, comme le feraient souvent à l’opposé des études théâtrales la plupart des analyses exclusivement littéraires, les corps aux caractéristiques physiques ou autres des personnages, mais nous soutenons qu’il existe un lien étroit entre les corps représentés et le corps du texte, formant un ensemble du message théâtral.
7Il nous semble donc qu’aborder la thématique du corps dans le théâtre de Botho Strauss permet de dépasser les clivages purement thématiques de l’analyse littéraire habituelle à son sujet et de se concentrer sur ce qui semble être le véritable sujet récurrent de ce théâtre, à savoir le théâtre lui-même ou tout au moins une réflexion approfondie, en quelque sorte in situ, de ce que le théâtre peut encore faire de nos jours.
8Pour ce faire, nous allons nous pencher sur la pièce Kalldewey, farce5 de Botho Strauss, où la thématique du corps et de la violence est centrale, car cette pièce en trois parties6 rompt en effet tous les contrats de vraisemblance physique avec le spectateur : d’une part, on y met en morceaux un protagoniste au premier acte qui fera une réapparition ultérieure, d’autre part le personnage-éponyme de la pièce, Kalldewey, apparu de manière un peu fortuite au deuxième acte, disparaîtra dans un néant indéfini dans ce même acte, sans qu’une logique interne quelconque ne puisse expliquer ni motiver sa disparition subite. Ces dispositions dramatiques tendent de ce fait à problématiser la notion de personnage par son irruption, voire sa disparition physique violente sur scène.
9La pièce Kalldewey, farce se décline en trois « actes » de longueur et de facture inégales et ne possède qu’un nombre très réduit de personnages, car il n’y a en réalité que six à sept personnages au total dans cette pièce, dont cinq ont une relative importance : « L’homme » et « La femme », « K » et « M », « le serveur » comme simple faire-valoir de « K » et « M », ainsi que « Kalldewey » (qui n’apparaît qu’au deuxième acte pour disparaître à la fin de cet acte), puis, au troisième acte, sans qu’il apparaisse physiquement sur scène, « le thérapeute ». Dans un décor à peine esquissé, il n’y a donc que quatre ou cinq personnages (au sens plein du terme) agissant simultanément sur scène, parfois même que deux personnages.
10Le premier acte met en scène un couple qui semble en difficulté. Ce couple est réduit aux appellations génériques « L’homme » et « La femme » et on n’apprend rien sur leur apparence physique si ce n’est que, par le biais de leurs accessoires (une flûte traversière et un violon), on comprend qu’ils sont musiciens tous les deux (le texte le confirmera, mais plus tard). Mais de même que leurs instruments les situent à peine, ce n’est qu’au détour d’une ou deux répliques que ces « personnages » citent leurs noms respectifs : ce n’est que très accessoirement que l’on apprend qu’ils s’appellent « Lynn » et « Hans », puis aussi que les deux féministes, « K » et « M », s’appellent « Kattrin » et « Meret » - mais du point de vue du paratexte, les répliques de ces quatre protagonistes sont toujours précédées de leurs sigles d’anonymat « K » ou « M » ou des désignations génériques « L’homme » ou « La femme ». De leur physique, de l’apparence de leurs corps, rien n’est dit au point qu’on peine à les imaginer. Il y a donc dans cette pièce une très nette sous-détermination des personnages en tant qu’êtres en chair et en os.
11Cette quasi-évanescence des corps va cependant de pair avec un deuxième phénomène, celui d’une grande violence, verbale d’abord, qui a paradoxalement souvent trait à une corporéité basse, voire dévoyée, qui mêle le discours sur l’exaltation des corps dans la sexualité à une dégradation violente de celle-ci en une sorte de perversion tenant lieu de rapports physiques. Cette violence verbale se muera plus tard en violence physique.
12On constate au départ que seul le premier acte est divisé en scènes distinctes et la courte première scène du premier acte ressemble certes à un bref dialogue rétrospectif d’un couple qui partage d’inconsistants souvenirs romantiques. Mais il semble se situer dans les limbes, tel un entre-deux irréel qui ne permet même plus de se serrer dans les bras comme la femme le demande en vain à l’homme. Ceci tend à ruiner l’illusion d’idylle, à peine a-t-elle été suggérée au travers de ces souvenirs fort peu réels.
13La deuxième partie de ce premier acte en revanche, met brutalement en scène deux féministes féroces qui débitent dans une langue underground de nombreuses insultes contre une femme qui était probablement venue leur demander conseil : « lesbos facho » et « tarte qui traîne dans les boutiques de mode » sont parmi les insultes qui fusent. « K » et « M », qui semblent être liées par une relation passionnelle que l’on peine à qualifier d’amicale, voire d’amoureuse, ont vite fait de révéler que leur militantisme se double d’une grande férocité sexuelle. En effet, « K » a un pantalon qui la gratte, à un endroit que « M » dit être celui qui démange le plus « K », et « M » laisse clairement entendre qu’elle s’emploierait volontiers à faire vibrer un peu plus « K ». Celle-ci doit aller faire une interview avec un chef d’orchestre censé être un macho qui ne veut pas de femmes dans son orchestre, mais très vite cela dégénère en une discussion empreinte de jalousie mutuelle, lorsque « M » reproche à « K » de trop s’intéresser à ces mâles oppresseurs, sur quoi « K » lui rétorque qu’elle (« M ») profite des femmes venant demander conseil (« Et moi, j’en ai gros sur la patate, si déjà on aborde le sujet, j’en ai gros sur la patate quand la dernière des tartes fashion victim ramène sa frite ici et que tu te mets aussitôt à lui faire du gringue »7. On reste sur le même registre de la violence verbale lorsque « K » dit à « M » : « flipouiller et ce genre de problèmes, draguer à droite et à gauche quelqu’un, ça ne me branche pas. Dans ce cas, je me casse vite fait. »8 et « M » répond à « K » : « Mais toi et tes mecs-nounours, alors que tu papotes avec eux parce que soi-disant c’est ton job, ces semi-chauves qui rayonnent de sex-appeal, pour lesquels tu arbores ton plus beau sourire Colgate »9).
14Lorsque « La femme » arrive, elles ne l’entendent d’abord pas, mais très rapidement, elles vont diminuer son mari en le taxant de lampiste sans avenir, de « Rambo d’autoroute » etc. Mais « La femme » formule de réels reproches importants au sujet de la violence physique perpétrée sur elle par son mari, car elle l’accuse d’être une mauviette qui tremble devant un public quelconque, mais qui, en privé, la violente dans tous les sens du terme : « Et s’il m’arrivait de vouloir sortir, alors l’homme [le mari] me traînait par les cheveux vers l’intérieur. Il m’a même anesthésiée avec un coton tige imprégné d’éther pour me violer. D’une manière générale, le viol était à l’ordre du jour »10 .
15On est donc loin des rapports amoureux idylliques que pouvait suggérer la première partie du premier acte, mais on assiste à un corps à corps violent, du moins dans les affrontements verbaux et dans le récit de violences passées.
16Notons qu’à la violence verbale des deux féministes succède le récit de la violence conjugale que subit « La femme », qui ne se contente pas des creuses proclamations de solidarité venant des deux autres, mais leur demande de l’accompagner pour aller voir son mari.
17La gradation est donc très nette entre l’idylle factice du début du premier acte, l’affrontement verbal au sujet des désirs du corps dans la deuxième scène qui annonce in fine, par le récit de violences physiques - supposées avoir été réellement subies par « La femme » dans son rapport de couple réduit à la satisfaction violente de besoins sexuels dévoyés - la vengeance qui se profile dans la troisième scène.
18On trouve dans la troisième scène de ce premier acte « L’homme » prostré devant son lave-linge qui reçoit avec empressement sa femme enfin revenue dont il avait conservé l’empreinte du corps dans une couverture. Bizarrement, sa femme et lui échangent des mots de complicité affective – ceux-ci agacent de plus en plus les deux féministes. Mais lorsque « L’homme » les traite de crapauds et de vipères et leur dit qu’elles ne font que parler pour ne rien entendre, ne rien voir, « La femme » dit subitement vouloir « jouer » et parle de désir irrépressible, puis, avec l’aide des deux autres femmes, elle force son mari à s’agenouiller. Les deux féministes obligent « L’homme » à avouer qu’il a honte face à sa femme, face à ses visiteurs etc., jusqu’à sombrer dans l’absurde lorsqu’elles l’obligent à dire qu’il a honte devant son téléphone.
19C’est alors que « La femme » donne le signal pour une attaque plus sérieuse, physique : telles des ménades modernes, les femmes le déchiquettent et mettent les lambeaux de son corps dans la machine à laver.
20« La femme » énonce alors enfin ses véritables désirs physiques : « Ô mon ami ! Embrasse-moi, lèche-moi les yeux, bouffe mes cheveux, bois ma lie, pénètre mon corps de tes mains, sors toute la m… de moi, sors tout, plus, plus, plus ! Toi ô puissance, toi ô Roi, toi ô empire, toi ô folie, toi ô mort, toi ô queue, toi ô peuple… Retiens-moi, retiens-moi ! Parle ! Parle ! Je grimpe au plafond, je suis projetée au ciel… Parle ! ô mon dieu… j’ai l’amour, j’ai l’amour/je ne partage pas, je ne partage pas, je ne partage pas »11.
21Une fois ce délire meurtrier orgasmique assouvi, « La femme » chasse les deux féministes en les traitant à son tour de crapauds et de vipères…
22Par sa structure (faussement) ternaire, ce premier acte s’apparente à un palimpseste, voire à une caricature d’une structure tragique classique. On pourrait voir une mise en abîme au sein de la première partie d’une pièce elle-même composée de trois parties.
23Mais ce qui semble un schéma plausible est démenti par le deuxième acte : car au deuxième acte, « L’homme » apparaît à nouveau – tout juste porte-t-il un sparadrap sur une joue… Encore une fois, le spectateur est choqué par la violence physique, en quelque sorte une violence à rebours, car le spectateur est dérouté face à cette invraisemblance volontaire du corps ressuscité. Tout ce qui a été dit ou fait semble être sujet à réinterprétation, car « L’homme » revient, tout comme « M » et « K », d’une soirée cinéma qu‘il dit avoir été « obscène », lors de laquelle il a eu la sensation d’être projeté hors de sa maison… À cela s’ajoute le discours rétrospectif des deux féministes (qui situent les faits dans un passé lointain, mais qui rend de ce fait par effet de pirouette itérée les événements plus vraisemblables) : « Nous étions toutes deux des sorcières, car nous croyions que notre monde est dominé et détruit par les hommes. Nous le croyons aujourd’hui encore, mais notre attitude face aux questions brûlantes a tout de même évolué. Cela a commencé lorsque nous nous sommes rendu compte que nous devenions violentes aussi envers les femmes, car nous étions convaincues que la plupart étaient déjà bien trop pourries et que ce n’étaient que des méchancetés qui pouvaient les secouer.12 »
24« La femme » tiendra elle aussi un discours rétrospectif dans lequel elle dira désormais mieux s’entendre au plan physique et sexuel avec son mari, « L’homme » dira avoir trouvé un sens dans sa vie, ne pas être avide ou jaloux, etc.
25Les trois groupes d’interlocuteurs se confient à chaque fois à un inconnu qui les a accompagnés au domicile de « La femme » : ce n’est en effet qu’au deuxième acte qu’apparaît « Le deuxième homme » qui s’avère être un dénommé « Kalldewey », un personnage dont personne ne sait qui l’a fait venir et pourquoi il est là.
26Ce qui caractérise les propos de Kalldewey est qu ‘il ne débite que des insanités : interrogé sur son identité, il répond : « Je suis de l’abeille la piqûre invisible/qui des méchantes femmes prend les nichons pour cibles »13 et lorsqu’il décline enfin son nom, cela rime avec la sexualité masculine : « Kalldewey, je m’appelle, pour vous servir, /qui en toute occasion son foutre sait retenir »14.
27« La femme » le chasse sous un guéridon, puis à la fin de ce deuxième acte, Kalldewey a mystérieusement disparu de la pièce fermée. Mais après avoir refusé sa présence physique et ses propos crus sur la sexualité du corps masculin, « K » et « M » se mettent à le regretter et à développer des fantasmes à son égard :
« K » : « Cet homme paraît et je ne suis plus la même que/celle que j’étais auparavant »« M » : « Je le sens, je le ressens seulement maintenant./Plus ça va, plus il m’attire de plus en plus fort15 ».
28Il y a donc un jeu permanent avec les corps dans cette pièce de Botho Strauss : après la destruction d’un corps (celui de « l’homme ») pour assouvir des passions, la passion se fait d’autant plus forte que le corps de celui qui réduisait verbalement le corps à la satisfaction sexuelle (Kalldewey) a disparu.
29Kalldewey est de ce fait un personnage-clef de la pièce, certes pas aussi totalement absent que Godot, mais il apparaît nettement que sa présence physique très réduite et ses propos sur la sexualité font de lui non pas un protagoniste au sens classique du terme, mais qu’il est bien le personnage central de la pièce, ce qui justifie que celle-ci porte son nom.
30Dans la dynamique de la pièce, on assiste cependant à un nouveau soubresaut à ce stade, puisque la violence verbale qui a entraîné la disparition physique de « L’homme » au premier acte, évolue au deuxième acte d’une disparition physique de Kalldewey vers une violence verbale qui contient mal tous les désirs corporels.
31 Il faut donc chercher au troisième acte la possible issue à ce rapport tendu entre désir des corps et violence verbale, violence physique et propos dégradés. S’agissant de théâtre, on peut se demander quels mots peuvent guérir la violence débridée de ces corps qui s’affrontent, se consument et se déchirent au propre et au figuré.
32Ce sera dans les couloirs d’un asile psychiatrique que le troisième acte se déroulera :
33« K », « M », « « L’homme » et « La femme » seront aux aguets des moindres dires d’un thérapeute. Mais cet énigmatique thérapeute dont on ne verra qu’une main se poser sur l’épaule de « L’homme », devient l’incarnation métonymique du corps entier que l’on ne peut plus montrer, celui de Kalldewey ou encore celui qu’on ne veut plus montrer autrement que par une synecdoque. D’ailleurs les propos des « patients » ne laissent guère de doute quant à ce rapport de substitution, car K dit : « Juste parce que nous n’avons pas attrapé Kalldewey, nous avons celui-là maintenant, avons fait de ce livreur de blanchisserie notre chef de groupe16 », et, en répétant l’idée de perte par un même début de phrase, K dit : « Juste parce que nous n’avons pas attrapé Kalldewey, nous sommes là à cavaler à travers un no man’s land situé entre deux bureaux du cabinet thérapeutique – le matin en tant qu’employés, le soir en tant que clients ou l’inverse. Car tu ne sais jamais : es-tu en train d’être employé ici ou en train d’être traité ?17 ».
34Ce qui ne ressemble d’abord qu’à une certaine indétermination mentale est donc aussi une incertitude tout à fait physique – ou inversement, pour rester dans la logique de ce passage.
35Cette incertitude physique permet d’observer l’impact mental et physique du « petit chef » sur ses affidés qui l’ont en quelque sorte « créé de toutes pièces » (voire composé à l’aide de « pièces détachées » car il est représenté uniquement par des parties de son corps) – il s’agit d’un personnage visiblement construit à partir d’une pièce manquante du jeu, l’absence physique de Kalldewey.
36Il est cependant intéressant de noter que le « thérapeute » est enfermé dans son bureau par « K » qui refuse violemment de donner la clef aux autres. Il y a donc un refus explicite et violent de livrer ce corps de substitution aux autres qui en dépendent : En fait, ces derniers regrettent la violence de Kalldewey qu‘ils cherchent chez ce substitut – mais « K » reste en quelque sorte « fidèle » à la violence originelle de Kalldewey, imitant même son langage dévoyé.
37Afin de faire retomber la violence qui s’installe entre les protagonistes, – répétons-le : au sujet d’un corps de substitution à peine visible –, les quatre personnages jouent une émission de télé-réalité. Or, cette émission de télé-réalité met justement en scène la violence dans les rapports conjugaux. Ainsi la violence est-elle constamment mise en abîme par des corps de substitution (celui du thérapeute par rapport à celui de Kalldewey, mais aussi celui des « personnages » du jeu de rôle lequel consiste à imiter une télé-réalité, elle-même substitut de réalité) : mais le jeu de substitution de ces corps permet-il pour autant de guérir la violence ?
38Si l’on veut caractériser l’évolution de la violence au fil des « actes » de cette pièce, il apparaît qu’au troisième acte, on a évolué de la violence verbale du premier acte qui devient violence physique, de la violence verbale qui débouche sur un vide physique avec la disparition de Kalldewey au deuxième acte, à un vide tout court au troisième acte, celui de la substitution des corps, mais aussi de la substitution-projection de la violence en se défoulant en jouant une télé-réalité, par un théâtre dans le théâtre. Cet espace vide (on aurait envie de dire « vidé »), n’est peut-être nul autre que le théâtre lui-même qui peut se définir ainsi comme un espace « à remplir », si l’on veut suivre la logique de Peter Brook.
39En effet, nous avions indiqué au début de la présente démonstration à quel point Botho Strauss est redevable du théâtre dans sa matérialité même, ce qui explique son intérêt pour les corps en interaction. Mais le théâtre comme système sémiotique constitue aussi un objet d’intérêt en tant que tel pour Botho Strauss. En effet, de nombreux indices révèlent qu’à ses débuts d’auteur dramatique, Botho Strauss prend le fonctionnement du théâtre pour objet de son théâtre, comme le fera après lui Elfriede Jelinek dans une des formes du théâtre post-dramatique. Or, le théâtre, qui est le lieu où les corps matérialisent les textes dialogués, connaît aussi une matérialité de son corps-propre, de son corpus textuel. En effet, le texte théâtral a lui aussi un corps où l’on perçoit deux « voix », celle des sons du dialogue et celle des signes du corps18, autrement dit si l’on transpose cette pluralité des voix vers l’énonciation théâtrale, l’une est celle des personnages qui s’expriment verbalement dans les dialogues, l’autre celle des didascalies qui ont une source énonciative propre, celle du « didascale »19.
40Or, pour revenir au texte même de Botho Strauss, il s’y opère une extraordinaire confusion entre le corps du dialogue et celui des didascalies : En effet, le discours didascalique qui se matérialise dans la perception du spectateur, mais qui n’est habituellement pas un texte qui se communique au plan verbal pour les personnages sur scène comme le fait le dialogue, prend ici, au troisième acte, une toute nouvelle qualité. En effet, le « thérapeute », celui qui administre la thérapie aux personnages, intervient à partir de la voix didascalique : Les patients supplient le thérapeute de pouvoir continuer à jouer encore cinq minutes les dialogues d’une émission de télé-réalité : « Plus que cinq minutes encore, s’il vous plaît, s’il vous plaît ! »20. Le chef rétorque : « Nous avons largement dépassé l’horaire. Demain est un autre jour. Avez-vous déverrouillée la porte, Hans ? ».
41Ce qui est singulier, c’est que cette réponse suivie d’une réplique interpellative est intégrée au discours didascalique qui enchaîne d’ailleurs avec un discours propre aux didascalies suivi de la réponse au sein même de ces didascalies avant même que le dialogue conventionnel, nettement distingué au plan graphique dans le texte de la pièce, ne reprenne la suite : « L’homme prend la clef des mains de K, la tend au chef : « Oui, maître » Le CHEF : « Alors rentrez, venez me voir encore un instant, Hans ! » L’Homme : « Oh oui… il a encore le temps de me recevoir, il a encore le temps de me recevoir ! ». Il attrape son sac et son étui à flûte, et disparaît à l’intérieur de la pièce 32. [début de la partie dialogue] : « K »« Maintenant, il nous a piqué l’homme »21.
42Tout est fait dans cette pièce pour conjurer la violence physique et l’issue que propose Botho Strauss est pour le moins étonnante, car à de nombreux endroits, il semble vouloir dire que la violence n’est que feinte, que les corps qui s’affrontent jusqu’à la destruction peuvent être substitués par d’autres corps, voire des corps imaginés. Au fond, tout ne serait que jeu avec une réalité elle-même théâtrale au mauvais sens du terme. On ne sera donc guère étonné de constater que la pièce se termine en boucle, ou du moins en écho par rapport aux débuts faussement idylliques, par un dialogue entre « l’homme » et « la femme ».
43Est-ce un hasard si la dernière réplique de la pièce vient de « L’homme » qui dit à « La femme » : « Je t’aime »22 ?
44Mais dans une ultime pirouette, Botho Strauss propose une variante de la fin qui se termine quant à elle sur une dispute de « K » et « M », interrompue par l’air de la Flûte enchantée. Mais à y regarder de plus près, là encore l’issue est faussement idyllique.
45Par ce procédé de dérision (de la dénégation de la violence), Botho Strauss nous convie-t-il à constater une impossibilité pour le théâtre actuel ?
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
dahan-gaida, Laurence, Le savoir et le secret. Poétique de la science chez Botho Strauss, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2008, 415 p.
fonagy, Ivan, La vive voix : essais de psycho-phonétique, Paris, Payot, 1983, 346 p.
kreuder, Friedemann (éd.), et bachmann, Michael (éd), Politik mit dem Körper. Performative Praktiken, Medien und Alltagskultur seit 1968, Bielefeld, Transcript, 2009, 294 p.
martinez-thomas, Monique (éd.), Jouer les didascalies, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1999, 129 p.
strauss, Botho, Kalldewey, Munich, DTV, 1984, 120 p.
strauss, Botho, Kalldewey, farce, traduction de Patrick Démérin, Paris, Gallimard, 1988, 100 p.
strauss, Botho, Leichtes Spiel : Neun Personen zu einer Frau, Reinbek bei Hamburg, Rowohlt, 2009, 107 p.
strauss, Botho, Viol, Paris, L’Arche, 2005, 85 p.
ubersfeld, Anne, Lire le théâtre II, Paris, Belin, 1996, 318 p.
wellnitz, Philippe, Botho Strauß en dialogue avec le théâtre. Autoréférentialité théâtrale dans « Trilogie du revoir », « Grand et petit », « Kalldewey, farce », Paris, Orizons, 2010, 241 p.
Notes de bas de page
1 À l’heure actuelle, Viol est l’avant-dernière pièce de théâtre écrite par Botho Strauss, car la plus récente, Leichtes Spiel : Neun Personen zu einer Frau, date de 2009 (la traduction française ne devrait certainement pas tarder à paraître).
2 Il convient de signaler l’excellente étude de la comparatiste Laurence Dahan-Gaida, Le savoir et le secret. Poétique de la science chez Botho Strauss, PU Strasbourg 2008, qui est la première des deux monographies françaises consacrées à l’œuvre de Botho Strauss.
3 Cf. Philippe Wellnitz, Botho Strauß en dialogue avec le théâtre. Autoréférentialité théâtrale dans « Trilogie du revoir », « Grand et petit », « Kalldewey, farce », Paris, Orizons, 2010 – ces pièces y ont été analysées sous l’angle du voir, du dire et du mouvoir des corps, autrement dit de la représentation, du dialogue et de l’espace théâtral qui sont des éléments constitutifs de tout théâtre. En effet, dans tout texte théâtral est inscrite sa représentation virtuelle qui passe par le mode spécifique du dialogue (terme qui inclut bien évidemment les formes de théâtre faisant l’économie du langage parlé), mais aussi par un espace spécifique qui l’identifie comme « théâtre » comme le rappelle Anne Ubersfeld dans Lire le théâtre II, p. 52 (Belin, Paris 1996).
4 Cf. l’intéressant ouvrage collectif édité par des chercheurs allemands en études théâtrales : Friedemann Kreuder/Michael Bachmann (éds.), Politik mit dem Körper. Performative Praktiken, Medien und Alltagskultur seit 1968,transcript, Bielefeld 2009. En Allemagne, c’est ce type d’études, inspirées comme celle-ci par le Professeur Erika Fischer-Lichte (Études Théâtrales, Berlin), qui dominent la discussion.
5 Afin de conserver l’authenticité du texte, nous nous basons sur l’édition originale (1ère version) de ce texte en allemand, parue en 1981 chez Hanser et traduisons nous-même le texte en français. Il existe cependant une traduction française par Patrick Démerin, publiée en 1988 sous le titre Kalldewey, farce chez Gallimard que nous utiliserons en la signalant explicitement pour certains passages.
6 Nous parlerons de « premier acte », « deuxième acte » et « troisième acte », sans pour autant vouloir suggérer une composition dramatique conventionnelle de cette pièce. Il s’agit uniquement de faciliter l’orientation du lecteur en employant ces termes, même si la subdivision chiffrée choisie par Botho Strauss renvoie selon nous à cette structuration classique pour mieux la problématiser (cf. Wellnitz p. 189-213 « Kalldewey, farce - ou l’espace en question »).
7 Citation allemande originale : „ Und ich hab’s dick, wenn wir schon dabei sind, ich hab’s dick, wennhier die letzte Modetorte vorscheißt und du powerst dich gleich ran“(Kalldewey p. 13).
8 Citation allemande originale : „ Herumflippen und die Probleme, da wen anmachen und dort wen anmachen, das hat bei mir also überhaupt kein feedback. Da mach ich ganz schnell ‘ne Fliege“(Kalldewey p. 14).
9 Citation allemande originale : „ Aber du und deine Wuschimänner, wo du mit denen dauernd quasselst, weil’s angeblich dein Job ist, diese atomgeilen Halbglatzen, wo du dein schönstes Blendaxlächeln aufziehst“(Kalldewey p. 14).
10 Citation allemande originale : „ Und wollt ich einmal ausgehen, da hat der Mann mich an den Haaren zurück in die Wohnung geschleift. Sogar hat er mich mit einem Ätherbausch betäubt, um mich zu vergewaltigen. Vergewaltigung war überhaupt an der Tagesordnung.“(Kalldewey p. 18).
11 Citation allemande originale : „ Oh mein Freund ! Küß mich, leck meine Augen, trink meinen Fluß, faß mir in den Leib, hol alle Scheiße aus mir, hol alles heraus, mehr, mehr, mehr ! Du Macht du König du Reich du Wahnsinn du Tod du Schwanz du Volk... Halt mich, halt mich ! Rede ! Rede ! Ich schieß durch die Decke, ich schieß in den Himmel... Rede ! OH MEIN GOTT... ich habe die Liebe, ich habe die Liebe/ich teile nicht, ich teile nicht, ich teile nicht“(Kalldewey p. 38).
12 Citation allemande originale : „ Wir waren einmal beide Hexen, denn wir glaubten, unsere Welt würde von den Männern beherrscht und von den Männern zerstört. Das glauben wir auch heute noch, aber unsere Einstellung zu den brennenden Fragen hat sich doch geändert. Es begann, als wir merkten, dass wir auch gegen Frauen rabiat wurden, denn wir glaubten, die meisten seien schon viel zu verdorben und nur Gemeinheiten könnten sie noch aufwecken.“ (Kalldewey p. 46).
13 Nous utilisons ici et pour la citation suivante la p. 45 de la traduction du texte par Patrick Démerin, publiée en 1988 sous le titre Kalldewey, farce chez Gallimard. Citation allemande originale : „ Ich bin der unsichtbare Bienenstich/der bösen Frauen in die Titten sticht“(Kalldewey p. 53).
14 Traduction Démerin, p. 45, op. cit. Citation allemande originale : „ Kalldewey mit Namen/hält brav zurück seinen Samen“(Kalldewey p. 54).
15 Traduction Démerin, p. 51/52. Citations allemandes originales : K : « Dieser Mann erscheint und ich bin nicht mehr dieselbe, die ich vorher war“, M : „ Ich spür’s, ich merk’s erst jetzt. Im nachhinein zieht er mich immer stärker an“ (Kalldewey p. 62/63).
16 Citation allemande originale : „ Nur weil wir Kalldewey nicht gekriegt haben, haben wir den da jetzt, haben wir diesen ehemaligen Wäscheausfahrer zu unserem Gruppenwart gemacht.“(Kalldewey p. 84 seq.). Notons que le terme de “Gruppenwart” est très connoté et polysémique en allemand : il renvoie par allusion autant à l’innocent gardien de but (« Torwart ») qu’au garde-chiourme d’un camp de concentration (« Blockwart »), l’idée du segment « – wart » étant celui de vigilance, veille, surveillance, voire d’entretien p. ex. d’une auto/d’une machine comme dans l’expression « ein Auto/eine Maschine warten ».
17 Citation allemande originale : „ Nur weil wir Kalldewey nicht gekriegt haben, hasten wir hier durchs Niemandsland zwischen zwei Büros der Therapie-Agentur, morgens Angestellte, abends Kunden oder andersrum.“(Kalldewey p. 85).
18 Cette théorie des deux voix émane du linguiste Ivan Fonagy.
19 Nous empruntons avec conviction ce terme à l’hispaniste Monique Martinez-Thomas qui complète sur ce point utilement les théories d’Anne Ubersfeld.
20 „ Noch fünf Minuten, bitte, bitte !“(Kalldewey p. 97).
21 „ Der CHEF : „ Wir sind schon weit Über die Zeit. Morgen ist auch noch ein Tag. Haben Sie die Tür aufgeschlossen, Hans ?“Der MANN nimmt K den Schlüssel aus der Hand, reicht ihn dem CHEF : „ Ja, Herr “ Der CHEF : „ Dann kommen Sie noch einen Moment zu mir herein, Hans !“Der MANN“Oh ja... er nimmt mich noch dran !“Er greift seine Tasche und seinen Flötenkoffer, verschwindet in 32.“[début du texte dialogué] : « « K » : Jetzt hat er uns den Mann weggeschnappt.“(Kalldewey p. 97).
22 Der Mann : „ Ich liebe dich“(Kalldewey p. 112).
Auteur
(Université de Montpellier – EA 4151)
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