Poésie et cruauté dans des mises en scènes contemporaines allemandes
p. 157-170
Texte intégral
1Poésie et cruauté : ce sont des termes qui, pris ensemble, semblent venir d’un autre âge, trouver leurs racines dans les mythes ou du moins la tragédie attique. Pourquoi, comment les appliquer au théâtre contemporain allemand, tellement habité par l’exigence de confrontation critique, de déconstruction des habitudes perceptives et de toute illusion d’unité, théâtre qui semble tout entier donc construction esthétique et artistique ? Le fait est qu’on observe une évolution des études théâtrales, qui après une approche sémiologique inspirée du structuralisme et de l’herméneutique, se sont tournées vers la performativité puis la phénoménologie de la mise en scène, notant que la représentation « enchante à nouveau le monde » et « transforme » l’individu1 : notions clés de la mimésis mythique mais aussi chez Artaud, dans sa conception visionnaire du théâtre.
2Les pièces contemporaines, quelque sanglantes ou barbares qu’elles soient, ne peuvent que rarement être qualifiées de cruelles. Certes, elles sont parfois agressives et violentes ; cela vaut aussi pour leurs représentations2. Nous sommes cependant curieux de savoir si les visions d’Artaud sont réalisables, et nous demandons si les mises en scène de pièces écrites dans l’intention de se confronter poétiquement à la cruauté peuvent encore de nos jours allier poésie et cruauté. Si oui, comment ? Font-elles appel à la représentation de corps violentés ou à une cruauté plus intellectuelle ? Il ne s’agit pas d’une manœuvre rhétorique, tentant d’appliquer arbitrairement des notions anciennes à une réalité actuelle. Notre démarche s’appuie plutôt sur l’impression que les mises en scène allemandes évoluent, indépendamment des études de toutes sortes : les hauts lieux du théâtre postdramatique comme Francfort reviennent à un théâtre beaucoup plus dramatique et moins paratactique, un certain nombre d’auteurs et de metteurs en scène renoncent de toute évidence à un théâtre difficile tel qu’ils le pratiquaient il y a encore quelques années, et conçoivent des moments beaucoup plus harmonieux au sein de leurs représentations (par exemple René Pollesch, Andreas Kriegenburg, Armin Petras ou Nicolas Stemann). Ce sont des moments de beauté, d’émotion, soustraits à la fureur de l’action et même, semble-t-il, au temps, qui pourraient être qualifiés de poétiques.
3Mais qu’entendre en vérité par poésie et cruauté ? L’association faite par Artaud ne renvoie-t-elle pas aussi au Moyen Âge, à l’Antiquité voire à la préhistoire ? Il convient évidemment de revenir d’abord sur ces notions, qui, on le rappelle, sont de l’ordre de la vision, et de voir comment elles peuvent s’articuler. Puis on se penchera sur des mises en scène de tragédies grecques, qui ont gardé une dimension cultuelle et mythique. Pouvons-nous accéder à leur poésie et à leur cruauté, ou cela nous est-il plus simple quand il s’agit de pièces élisabéthaines, également violentes mais plus proches de nous ? Vis-à-vis d’une telle étude, qui engage le sens que le théâtre se donne aujourd’hui en Allemagne, on ne saurait bien entendu poser que quelques premiers jalons.
4Comme chacun sait, Artaud fonde pratiquement le théâtre sur le principe de la cruauté : une cruauté qui ne signifie pas forcément qu’on assiste à une débauche d’actes sanguinaires sur scène, il entend en premier lieu par là un « théâtre difficile et cruel d’abord pour [nous]-mêmes », un théâtre qui peut « glacer la pensée et le sang »3. Par cruauté, il entend « tout ce qui agit »4, et comprend toutes les dimensions, intellectuelle et physique, spirituelle et physiologique : le théâtre doit « toucher l’organisme entier », « bousculer toutes nos représentations », « réveiller nerfs et cœur »5. Dans le même temps, le théâtre est pour lui poésie. Une poésie bien distincte de la poésie écrite, « individuelle », qui reçoit aussi les dénominations méprisantes de poésie « de charme », poésie « de divertissement »6. Car le théâtre est quant à lui « sérieux »7, sa poésie peut non seulement être cruelle, mais elle est en général « métaphysique »8 car elle remet en cause notre rapport au monde et nos grandes représentations, elle apporte une connaissance profonde et élevée de la vie. Comme cependant « la profondeur spirituelle est inséparable de l’harmonie formelle »9, Artaud entend aussi la poésie dans un sens plus traditionnel, l’associant surtout à l’expression symbolique et imagée10.
5Or cette conception du théâtre nous semble parfaitement correspondre à la définition que Julia Kristeva donne de la négativité : la négativité qualifie pour elle cette force insigne de l’artiste qui consiste à bouleverser le thétique, l’ordre symbolique et tout ce qui est fixé pour l’individu, pour y réinvestir le sémiotique qui l’agite et le traverse11. Le travail artistique aboutit de la sorte à une refondation de l’être, de re-création intégrant l’être entier de l’artiste et contribuant à une redéfinition plus large du symbolique. On trouve l’écho de cette pensée dans les termes d’Artaud quand il dit que « tout dans la création (entendue au sens de monde) s’élève contre notre état d’êtres constitués » et que le théâtre doit permettre « de transgresser les limites ordinaires de l’art et de la parole pour réaliser activement, c’est-à-dire magiquement, (…) une sorte de création totale, où il ne reste plus à l’homme que de reprendre sa place entre les rêves et les événements »12 : il s’agit bien d’une seconde création, où l’homme se (re)trouve en adéquation parfaite avec lui-même et le monde.
6Kristeva privilégierait sans doute davantage le terme de « révolution » plutôt que de « magie ». Comme tout visionnaire, Artaud tente de son côté de montrer ce qui, dans la réalité, correspond à sa vision, et il se réfère pour cela aux danses balinaises mais surtout aux mythes : « la poésie par le théâtre est derrière les mythes racontés par les grands tragiques anciens ». Cette référence permet de comprendre l’incohérence qu’il y a à associer dans certains textes la poésie totalement libre, « anarchique », à des costumes très traditionnels, ou à un langage gestuel lourd de symbolismes et de rituels. Ou encore à séparer la poésie de la cruauté, lors de laquelle le spectateur n’est plus en état d’apprécier ni de « lire » le spectacle. Mais toujours poésie et cruauté gardent en commun dans l’esprit d’Artaud une qualité d’aspiration profonde, de « capture magique et existentielle » du spectateur amené à se sentir un avec la scène.
7Cette fusion existentielle de l’être avec le théâtre rapproche de fait la vision théâtrale d’Artaud de la pensée mythique, dont la tragédie attique a gardé certains traits. On ne distinguera pas ici les diverses formes de pensée mythique (methexis, pensée totémique, mimesis)13, d’autant que les références d’Artaud ne sont jamais que très vagues. Toutes ces pensées et les pratiques qui en découlent (pour autant qu’on puisse en juger) veulent mettre fin au clivage du moi, en particulier du clivage de l’homme vis-à-vis de la nature, et aux contraintes auxquelles l’homme doit se plier dans la civilisation pour aboutir à une osmose heureuse entre l’être et le monde. L’homme archaïque revivait le mythe au sens propre, était investi par le dieu du pouvoir de le reproduire, et éventuellement d’incarner la victime ; il faisait un avec la mort et/ou le dieu ou le tueur. Il accédait au temps originel en un moment suspendu, si bien que le temps originel était un temps atemporel, créatif, susceptible d’être moins répété que re-créé, re-vécu, total dans sa façon de s’éprendre de toutes les facettes de tous les êtres, humains, animaux et végétaux. La catharsis tragique peut être reliée à ces expériences transfiguratrices et à ces sacrifices où l’être s’affranchissait de toutes les peurs pour retrouver une conscience une et multiple de l’humain, de la nature et de la divinité. Si ce n’est que l’on est passé (moins linéairement sans doute qu’on ne le dit parfois) à une figuration et symbolisation de plus en plus grandes, notamment du sacrifice. Il est important de se remémorer cette fonction première du mythe, qui est de pouvoir réintégrer ce qui est devenu étranger à l’homme, d’être son double et soi en même temps. Ainsi, quand Artaud évoque la poésie du théâtre et la force des mythes qu’on peut retrouver au-delà des narrations connues, il a en tête de pouvoir restaurer le théâtre comme ce double revivifiant et fondateur de réalité, de rétablir un rapport magique avec le monde. Alors que l’art a, au cours de l’histoire, trouvé ses lettres de noblesse dans le logos, la pensée articulée, explicative et rationnelle, Artaud effectue une sorte de mouvement inverse de la civilisation vers « l’âge poétique » (précédant « l’âge épique ») et entend renouer avec des forces non plus sublimées par l’art mais refoulées et calcifiées. C’est pourquoi, à l’inverse de la tragédie, il ne s’en remet pas au langage mais à tous les autres moyens d’expression possibles, notamment ceux qui constituaient les éléments essentiels des premières mimésis artistiques, la danse et la musique (on se rappelle que dans les tragédies attiques encore, la flûte accompagne les moments les plus intenses). De cette association du théâtre à la poésie découle « une promesse de bonheur » au théâtre (même si Artaud ne lui donne pas cette appellation freudienne). Cette promesse est plus présente encore dans ses écrits que le risque d’anéantissement par la cruauté (qui n’est qu’un risque). Il apparaît donc judicieux de privilégier ici la signification de poésie comme d’un art qui permet de rétablir un sentiment d’unité magique entre la scène et le spectateur. Et de ne pas y voir d’opposition radicale avec des moments qui saisissent le spectateur d’un profond effroi, qui le font plonger dans le chaos et la peur archaïque de s’y dissoudre.
8On ne saurait pour autant prétendre chercher dans le théâtre contemporain de tels sentiments d’osmose. Mais les mises en scène de tragédies grecques et classiques (qui ont toujours eu lieu, il n’y a pas eu de « pause » en ce sens), laissent apparaître la volonté de renouer avec le rite et l’émotion, si bien qu’on aimerait savoir si le théâtre peut alors être doté d’une portée existentielle, cruelle et/ou poétique.
9La récente mise en scène d’Œdipe et d’Antigone par Michael Thalheimer14 est de fait impressionnante. De part et d’autre de la grande scène, dont le plancher déborde sur les côtés de la salle, se pressent lentement des acteurs habillés de vêtements amples et informes, le visage caché derrière des masques. Certains sont chaussés d’énormes cothurnes, rendant la démarche encore plus hésitante. Ils revêtent des masques de grande taille, ce sont eux qui se rendront en milieu de scène. Ainsi Œdipe s’avance d’abord, tel un géant malhabile, serti d’un masque doré quasi-divin rappelant le soleil. Ses propos sont assurés mais laissent transparaître à chaque mot le poids de la réflexion. Ainsi la majesté s’accompagne d’une fragilité de la démarche et de la pensée, elle renvoie à la profonde humanité d’Œdipe lors-même qu’il apparaît sous des traits mythiques. Tous les éléments s’associent pour que cette scène soit comme en recul de notre monde : une sorte de caverne révélant le grand théâtre grec, habitée de fantômes et de lumière. Paradoxe du rite inconnu, invécu dans notre chair. C’est cette distance précisément qui nous révèle le mythe que représente pour nous le théâtre attique.
10La parole cérémonielle, les masques sans nom qui alourdissent le geste et la démarche, les multiples tentatives d’Œdipe pour connaître le meurtrier de Laïos et de concevoir l’inconcevable, sont d’une lenteur parfois terrifiante et génèrent une tension sans pareille. Celle-ci nous permet assurément d’approcher la tension de l’Homme devant les dieux, devant le poids du destin. Il nous manque néanmoins la croyance en ces divinités et le mystère de la destinée humaine. De ce fait, nous restons surtout attachés à la grandeur d’Œdipe, puis à celle d’Antigone, à la force de leur volonté individuelle, imposée contre les réticences des uns et des autres, contre leur affection et leur peur. Nous ressentons la force de leur pensée qui place l’humain en définitive au-dessus des contingences, qui l’investit d’une responsabilité et d’une lucidité absolues, sans concession. L’extrême dénuement de la scène, la fragile majesté des protagonistes corroborent l’impression d’intense isolement de l’être humain, trouvant sa force et sa grandeur en lui-même. C’est dire que nous faisons presque un contresens par rapport au message originel des tragédies, qui voient en Œdipe l’incarnation du souverain démocratique, guidé par la recherche du bien-être de son peuple, et en Antigone la voix de la raison atemporelle et divine plus qu’humaine, contre le pouvoir du tyran.
11Deux choses notamment contribuent à nous éloigner de la portée originale des pièces. Tout d’abord le chœur : il s’agit d’une masse d’acteurs réduite, en laquelle nous ne pouvons pas reconnaître les masses démonstratives de la rue, ni les masses virtuelles de nos civilisations. La parole chorique de plus est difficile à comprendre, si bien que l’obstacle physique contribue à l’étrangeté de l’appréhension. La distance du chœur avec le public est moins grande dans la mise en scène d’Antigone, car le chœur est composé d’une rangée de personnes surplombant la scène, parfaits vis-à-vis des spectateurs également rangés au-dessus du plateau. Mais la qualité de ce qui est dit nous échappe, et surtout la qualité dialoguée des paroles. Cela contribue certes à nous rendre le chœur exotique et mystérieux, mais isole d’autant plus Œdipe et Antigone, dont la présence devient écrasante. Les cothurnes et les masques qui créent l’étrangeté sont par ailleurs beaux, mais d’une beauté difforme, moderne, et constituent de la sorte le principal obstacle à une réception magique, émerveillée ou tout au moins captivée. Le masque en effet, surtout le masque sans visage, sans forme, étranger à tout personnage connu, apparaît figé et mort15. La réception est ici sans conteste dotée d’une dimension interculturelle, elle sera différente à Venise ou en Amérique latine. Victor Turner note d’ailleurs, lors de ses essais d’adaptation scénique de mythes aborigènes, que des éléments représentés fidèlement prennent une autre signification dans notre culture et déplacent, voire renversent le sens originel. Dans ce cas, il préfère y renoncer16. Or les traits rigides et impersonnels des masques évoquent pour nous la mort, ils nient la vie de l’individu. L’esprit qu’ils convoquent est mort. Peut-être représentent-ils des totems pour certains, totems assurant la pérennité de notre civilisation, mais ils ressemblent en tous les cas à des esprits amalgamés, des chimères. Le théâtre se montre lui-même comme rite ossifié et met mal à l’aise.
12Malgré son mystère, il est donc impossible de le tenir pour poétique. Toutefois, il n’est pas mort pour autant, sans quoi on n’aurait pu évoquer la présence immense des protagonistes. Les personnages se tiennent toujours à distance raisonnable de plusieurs mètres les uns des autres, ce qui peut nous troubler dans un premier temps. Mais le chemin de l’âme et de la voix devient d’autant plus saisissable qu’il s’oppose au mouvement naturel du corps. En effet, la concentration de la tension dramatique et spirituelle sur les personnages tragiques est telle qu’elle rive le spectateur à leur parole, leurs atermoiements, leur inflexibilité, si bien que leurs cris ensuite le déchirent. Ils concentrent paradoxalement la parole de l’être. Le spectateur participe de la sorte à leur devenir, les accompagne dans leur transformation, également marquée par le fait qu’ils enlèvent et remettent le masque, fluctuant entre l’image de l’être et l’être intérieur qui se dévoile. Mais c’est surtout par la voix que le spectateur participe à l’éveil de la conscience et ressent à son corps défendant la douleur qui s’éprend de ces êtres. Seule la fin est d’autre nature : l’acteur d’Œdipe perce finalement les yeux du masque, et son propre visage apparaît ensuite inondé de sang. Nous sommes alors saisis par une terrible violence scénique et mentale. Comme le dit Elaine Scarry, « la douleur corporelle est non seulement résistante au langage, elle le détruit ; elle nous replonge dans un état dans lequel dominent les sons et les cris, dont nous usions avant d’apprendre à parler17. » Préparé par la voix, le spectateur participe pleinement à cette douleur et est arraché comme le personnage à toute représentation. Nous y plongeons, elle dépasse notre entendement et notre mémoire, nous « glace », nous étreint de cruauté. Elle s’élève à une douleur de l’être, indéterminée, existentielle.
13Une telle mise en scène est impressionnante, nous plongeant dans l’ambiguïté d’un rite mort, ex-posé, d’une extériorité ressentie et néanmoins cruelle. Mais les mises en scène de tragédies antiques ne nous confrontent pas forcément à leur étrangeté et peuvent nous confronter à une cruauté bien différente. Nicolas Stemann met ainsi en scène Iphigénie d’Euripide et de Goethe (encore deux pièces qui se suivent)18. Les personnages apparaissent sous les traits d’individus contemporains, non pas habillés de manière banale mais possible, et leur texte est prononcé de façon commune, faisant ressortir l’émotion que chacun ressent à l’idée de voir une fille tuée par son père aimant et bien-aimé. S’affichant dans leur humanité, les personnages deviennent plus proches de nous, et l’émotion nous permet de participer à leur devenir de façon plus immédiate que chez Œdipe. À partir du moment où le père avoue son dessein meurtrier, nous devons concevoir avec eux l’inconcevable et participons à ce combat contre l’inconcevable parce que nous pouvons y adhérer humainement. La moindre pétrification des gestes rend les actions également plus surprenantes. Le corps d’Iphigénie n’est pas malmené, mais il est déparé de sa jupe, de sa féminité, rendu à son être nu et impuissant. Sa silhouette est fragile, ses gestes brisés de désespoir. Mais quand elle s’avance finalement pour faire entendre sa décision suicidaire, elle a retrouvé la maîtrise de son corps, elle nous fait face, debout sur la table, estrade érigée sur l’estrade plus qu’autel. Elle apparaît dans toute sa « grandeur », en acceptant de se laisser moudre par une somme d’autres volontés humaines, plus ou moins conscientes de leur cruauté, et cette idée déjà est « difficile et cruelle » pour nous. Iphigénie est « grande » par ailleurs, parce qu’elle pousse l’abnégation jusqu’à se sacrifier au nom d’une cause abstraite et future (l’union de la nation grecque). Ainsi se mêle une cruauté de la destinée humaine qui revêt une dimension déterministe et un sublime idéaliste, porté par une volonté éthique surhumaine et une grâce humaine. Le spectateur est doublement touché alors même qu’il ne saurait adhérer inconditionnellement à la cause alléguée par la jeune fille. Le tremblement qui traverse la voix et le regard d’Iphigénie s’accompagne enfin d’une lumière fragmentée, et pourtant ronde, d’une beauté inédite, surgie à l’arrière de la scène. Une profonde beauté humaine, scénique et physique habite la scène et produit une poésie fulgurante, nourrie de cruauté et de complexité. L’identification existentielle, la projection affective et l’admiration éthique se conjuguent pour rendre ce moment unique et river le spectateur à la scène dans une fascination intense et contradictoire. On ressent bien « une profondeur spirituelle inséparable de l’harmonie formelle », on participe à la scène au-delà des clivages rationnels ou du sens antique de la pièce ; Iphigénie « agit » sur notre être entier.
14À la vue de cette Iphigénie si vivante naît l’idée que nos classiques, ô combien plus proches de nous, ô combien attachés au désir d’accorder la poésie au tragique, pourraient aisément être mis en scène de manière aussi intense mais, d’une certaine façon, plus complexe encore en y joignant des corps violentés. Les dramaturges et metteurs en scène allemands se réfèrent notamment à Shakespeare, ne cessant de clamer qu’il « y a tout en Shakespeare », qu’il dépeint les forces noires et les forces vives de l’individu, alliant beauté, cruauté et humour, action et réflexion existentielle. Est-ce dû à cette proximité précisément ? À ce langage plus accessible, à cette mémoire culturelle qui a moins besoin d’être interrogée ? Le fait est que les pièces de Shakespeare sont souvent très actualisées. Rien ne semble s’opposer a priori à l’inscription de moments intenses, à la fois poétiques et cruels, semblables à celui d’Iphigénie. Or il nous a été difficile de trouver des adaptations de Shakespeare alliant poésie et violence, en vertu de l’importance accordée à la peinture des égarements humains chez Shakespeare. Un exemple montrera que, pour différentes raisons, ces moments ne sont pas aussi aisés à créer qu’on pourrait le penser. Je voudrais m’appuyer sur les mises en scène de Viol, en particulier à l’Odéon, sous la direction de Luc Bondy qui, comme chacun sait, fait partie des plus illustres metteurs en scène allemands – à défaut d’être de nationalité allemande. Certes, il ne s’agit là que d’une réécriture du Titus Andronicus, mais elle est semblable à bien d’autres réécritures dites postdramatiques réalisées par les metteurs en scène. Ceux qui auront lu la pièce savent qu’elle joue sur les divers niveaux de langue et lui ôte tout lyrisme. De plus, les césures et intermèdes contemporains ne paraissent guère pouvoir s’accommoder d’une plongée dans la pièce. Cependant, Bondy crée un univers obscur à l’intérieur duquel se meut, plus ou moins visible, plus ou moins centrale, la façade d’un édifice à colonnes rappelant un temple ou un Parthénon, impression éveillée par les élégantes rangées de marches que l’on peut gravir de chaque côté. Quand le décor apparaît, il crée d’abord un moment traversé de belles associations et de mystère. Plus que beau, c’est un moment que l’on peut ressentir comme poétique, car les objets de la scène sont toujours des objets habités par l’esprit. Le lieu théâtral est doté d’une mystérieuse dualité, objective subjective ; il crée une « atmosphère », une ambiance, qui n’est pas formée d’objets, comme dit Böhme, mais « qui appartient à la sphère de l’objet. Et les propriétés des objets articulent des sphères de présence. Elles ne sont pas non plus quelque chose de subjectif, des expressions d’un état d’esprit. Mais elles relèvent quand même de la subjectivité, car elles sont ressenties corporellement par les hommes19 ».
15Surgissant au début, le décor est aussi traversé par l’attente de l’action, qu’il contient à l’avance de manière à la fois prophétique et métonymique. Dès lors que l’action débute, ce lieu s’éloigne cependant vite du rêve et revêt davantage une fonction décorative, symptomatique d’une vision traditionnelle, superficielle, de la poésie dans les œuvres classiques. L’obscurité de la scène sera baignée de reflets tantôt bleutés, tantôt rougeâtres, ou noirs, en sorte qu’elle introduit une homogénéité à la fois trouble et profonde. C’est un univers ténébreux qui ne nous présente pas des formes spectrales et rituelles comme la mise en scène d’Œdipe mais des êtres qui chuchotent, courent et crient, une profondeur spatiale qui ne cesse de varier avec la lumière et le glissement du plateau tournant, ce qui rend l’espace insaisissable. L’obscurité et l’espace happent l’attention du spectateur, forcé de se concentrer par ailleurs sur des épisodes qui se dérobent à ses attentes (intermèdes, nouveaux personnages comme la traductrice de Lavinia). Certes, il y a ritualisation des costumes (contemporains) qui, à l’instar du décor, ancre l’histoire dans notre mémoire culturelle. La scène suivant le viol et les mutilations montre néanmoins l’irruption du chaos qui se saisit de ce dernier bastion de l’identité, le costume : dans le trouble obscur se meut une Lavinia aux contours difformes et incertains, sertie d’un plastique baigné de sang et gonflé d’air, qui donne à ses mouvements quelque chose de flottant. Elle est une vie au-delà de la vie, une âme qui retrouve la terre après l’horreur. La cruauté insigne transportée par la mort-vivante qui ne peut même plus articuler sa douleur, jointe à la poésie noire et grotesque du corps, produisent un moment d’intensité, d’attente absolue qui glace le spectateur et baigne ses yeux. Comme chez Iphigénie, il y a participation à un devenir et à sa « cassure », qui signifie dans le même temps sa sublimation. Mais elle ne s’opère guère sur la base d’une importante projection affective ainsi que c’était le cas dans Iphigénie. Par la suite, Lavinia revêt à nouveau des habits plus ordinaires mais elle reste condamnée aux râles et aux silences. Cela signifie qu’elle reste être d’expression et de sentiment bien que sans langage, de sociabilité bien que sans société. Cette impossibilité d’être qui se manifeste en elle continue à être cruelle, jusqu’à la mort qui la scelle et que Lavinia symboliquement s’inflige. L’être théâtral est bien là révélation de l’être tout court, paré comme malgré lui d’une dimension métaphysique. Il ne faudrait pas cependant surestimer la dimension poétique de la mise en scène. Il existe de nombreux épisodes grotesques, dont certains contribuent d’ailleurs à l’effet de cruauté : quand Titus tance sa fille par exemple, en adoptant le ton d’un grand-père qui rabroue un enfant inconscient. Les épisodes de tuerie s’apparentent parfois même à du Grand Guignol : au théâtre de l’Odéon, ils sont ainsi affectés de simagrées et de remarques burlesques. Cela renvoie à la pièce écrite, affichant quant à elle ostensiblement l’arbitraire de l’action, le jeu ludique et cynique des personnages. Le jeu des acteurs représente en outre un paramètre essentiel : il est sans doute révélateur que dans les deux mises en scène de l’Odéon et de Bochum, Titus soit joué comme un personnage de tragédie, alors que Botho Strauß démantèle tout discours existentiel, faisant ressortir la contradiction et l’inconsistance de tous les personnages. Cette « tentation de la tragédie », bien que relative, contribue bien entendu à l’effet de cruauté. Or la comparaison des deux mises en scène est riche d’un autre enseignement : comme le décor et l’ambiance de la mise en scène de Bochum ne sont ni aussi sombres ni aussi uniformes, que les intermèdes contemporains sont beaucoup plus marqués, cette mise en scène ne revêt aucune dimension poétique, même fragmentée. Et cependant elle recourt davantage à l’émotion, en premier lieu par la grâce de Lavinia ou le retour d’une musique syncopée et mystérieuse. Preuve peut-être de la difficulté à produire de la poésie théâtrale qui captive le spectateur et non seulement du défaut d’intention poétique. Enfin, dans les deux mises en scène, on observe que la première scène de la pièce, où Strauß reprend Shakespeare presque mot pour mot, est moins convaincante que la suite, car le langage contemporain et la simplification de l’intrigue rendent l’action plus accessible. La condensation, ainsi que la plus grande clarté du langage renforcent en l’occurrence les effets de la pièce. Il semblerait donc bien que dans ces mises en scène de Shakespeare, la cruauté n’apparaît que de manière fragmentée, éphémère même à Bochum, et qu’elle ne soit pas uniquement due au spectacle de corps violentés, loin s’en faut, mais à la douleur dont témoignent les acteurs ; qu’elle ne s’accompagne que rarement de poésie ; et qu’enfin, elle ne puisse surgir qu’au détour de la réappropriation contemporaine du texte, de sa réécriture même, ainsi qu’au moyen d’une gestuelle, de costumes et d’un décor non prévisibles.
16Au fil de ces analyses, il semble qu’il soit difficile de transmettre la poésie et la cruauté dont sont investies d’anciennes tragédies. Cependant, même si elles ne transmettent pas le sens que la philologie leur attribue (« sens originel ») ou que leurs interrogations nous sont en partie étrangères, les mises en scène sont, pour reprendre un terme d’Artaud, « sérieuses » : elles veulent porter à la scène la cruauté de la condition humaine. Jusque dans les pièces où les personnages sont les plus étranges, il est possible de participer à leur devenir, par la voix, les cris et le spectacle du corps. S’il est vrai qu’un sentiment de peur et de danger caractérise l’ambiance d’un rituel vivant, il se peut même qu’il affecte certains spectateurs. Mais ce ne saurait être à notre sens un sentiment courant, car il existe désormais une rupture trop importante avec la fiction représentée. Si l’on peut produire des effets performatifs tels celui de la voix, on ne peut reproduire le sentiment d’appartenance essentiel qui unissait les participants d’un spectacle rituel. Il n’existe pas de participation inconditionnelle, de relation fusionnelle à l’acteur, comme le regrette Victor Turner lorsqu’il essaie de faire jouer les mythes de populations primitives. C’est bien plutôt le problème de la ritualisation morte et dénuée du théâtre qui se pose, non seulement quand elle est délibérée comme chez Thalheimer, mais quand elle tient à la difficulté de jouer de manière vivante un texte ancien, comme dans le cas de la première scène du Titus Andronicus/première scène de Viol.
17Il est cependant possible de voir se manifester à la fois poésie et cruauté. Certes, elles n’habitent pas toute la représentation et elles ne sont pas forcément associées aux instants de grande violence scénique, dans Iphigénie et dans une certaine mesure, dans Viol. La poésie cruelle y apparaît plutôt comme un événement, et même, une révélation. C’est un moment suprême, qui imprègne de ce fait un personnage (Lavinia, Iphigénie) ou un décor. Un moment qui étend son souffle sur le reste de la pièce et peut être ravivé comme une flamme. Certes, nous ne connaissons guère la transformation magique et fusionnelle que connaissaient les spectateurs à l’époque des mimésis mythiques. Mais nous sommes véritablement transportés, en adéquation intense et rare avec la scène. C’est un moment d’expérience unique et persistante, dont les images habiteront notre imaginaire.
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Notes de bas de page
1 Erika Fischer-Lichte, Ästhetik des Performativen, Frankfurt, Suhrkamp, 2004, 376 p., chapitre„ Wiederverzauberung der Welt“.
2 On se permet ici de renvoyer à notre livre, Violences sur les scènes allemandes, Paris, PUPS, 2010, 297 p.
3 Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1964, p. 95.
4 Ibidem, p. 132.
5 Ibidem, p. 131 ff.
6 Ibidem, p. 120.
7 Ibidem, p. 63.
8 Artaud y consacre tout un texte « La mise en scène et la métaphysique », Op. cit., p. 49 -72.
9 Ibidem, p. 54.
10 Ibidem, p. 60 : « symbolismes et images ».
11 Julia Kristeva, La Révolution du langage poétique, Paris, Seuil, 1974, 645 p.
12 Ibidem, p. 142-143.
13 Voir Jane Ellen Harrison, Themis, a study of social origins of Greek religions, London, Routledge, 1963, 604 p.
14 Mise en scène au Schauspielhaus de Francfort s/Main, saison 2010-2011.
15 Voir à ce propos Hubert Habig, Schauspielen. Gestalten des Selbst zwischen Sollen und Sein, Heidelberg, Winter, 2010, p. 247 : „ Hinter der Maske verbirgt sich der tote Mensch“.
16 Victor Turner, “Dramatisches Ritual- Rituelles Drama”, in U. Wirth (Hg.), Performanz. Zwischen Sprachphilosophie und Kulturwissenschaften, Frankfurt, Suhrkamp, 2001, p. 193-209.
17 Elaine Scarry, The body in pain, New York, Oxford University Press, 1987, édition allemande Der Körper im Schmerz, Frankfurt a.M., Fischer, 1992, p. 13.
18 Mise en scène de Nicolas Stemann au Thalia Theater de Hambourg, septembre 2007.
19 Gernot Böhme, Atmosphäre. Essays zu einer neuen Ästhetik, Frankfurt am Main, Suhrkamp, p. 33 : „ Die Atmosphären sind weder etwas Dinghaftes, und doch sind sie […] dem Ding Gehöriges, insofern nämlich die Dinge durch ihre Eigenschaften […] die Sphären ihrer Anwesenheit artikulieren. Noch sind die Atmosphären etwas Subjektives, etwa Bestimmungen eines Seelenzustandes. Und doch sind sie subjekthaft, […], insofern sie in leiblicher Anwesenheit durch die Menschen gespürt werden.“
Auteur
(Université Paris 8)
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