Feritas et animalitas : corps et violence dans La Tempête1, de Shakespeare
p. 21-35
Texte intégral
1Si l’on s’intéressait à la violence dans le théâtre de Shakespeare en général, on remarquerait bien vite qu’elle y occupe une place importante au regard de nos critères actuels. Voici trente-huit pièces qui font basculer dans le néant un nombre impressionnant de personnages, et rarement par les voies naturelles. Chacun est prompt à férir chacun de sa dague ou de son épée, lorsque le poison n’est pas disponible. À moins que l’épée elle-même ne soit, comme dans Hamlet, enduite du poison pour un résultat plus sûr. C’est même un peu pour le frisson ressenti à l’instant où jaillit l’éclair de la lame que l’on se rendait au théâtre du Globe ou que l’on lit aujourd’hui les pièces élisabéthaines, comme le confesse André-Pieyre de Mandiargues2. Et non seulement la violence constitue un thème shakespearien majeur, mais la cruauté intrigue également à plus d’une reprise. Dans Titus Andronicus, par exemple, qui oppose Titus le Romain à Tamora, reine des Goths, et Aaron, son amant, le carnage atteint des extrêmes dont même les films horribles de notre époque pourraient s’inspirer. Les fils de Tamora violent la fille de Titus et, pour qu’elle n’en dise rien, lui coupent la langue et les mains, en retour de quoi Titus permet le sacrifice rituel d’un des fils de la reine des Goths. Aaron fait alors en sorte que Titus ait une main tranchée, qu’il lui renvoie sur un plateau avec les têtes de ses propres fils. Atteint de folie meurtrière, Titus assassine les autres fils de Tamora pour les lui servir cuisinés à un banquet de réconciliation. La cruauté de cette pièce à succès, qui explore le genre de la vengeance et où l’auteur semble faire quelques gammes préludant à Hamlet ou Othello, a trouvé ses interprètes divers tandis que la critique est plus perplexe en général lorsqu’elle se penche sur un épisode de Cymbelin : le cruel Clotène éconduit par Imogène résout de la violer dans les habits de Posthumus, soupirant qui a les faveurs de la belle, mais – passons quelques détails – il échoue dans son projet scélérat et se retrouve décapité par les fils cachés du roi Cymbelin ; lorsqu’Imogène trouve le corps étêté de Clotène, elle jure reconnaître son amant, ce qui est compréhensible puisqu’elle connaît ses vêtements, mais elle jure également reconnaître sa main caressante, ce qui est plus étrange de la part de Shakespeare, et pour tout dire assez cynique vis-à-vis de l’amour.
2Pourquoi cette cruauté ? Il y va sans doute du statut de la violence elle-même chez le dramaturge. Disons rapidement que l’époque est violente, et bien plus que la nôtre, sans doute. On accroche aux portes de la ville de Londres les têtes des grands malfaiteurs. Ou on les attache vivants à des pieux jusqu’à ce que les marées les aient réduits à des lambeaux de chair. L’époque est violente et le public aime la violence au théâtre comme aujourd’hui au cinéma. Les tragédies de la vengeance sont alors un genre qui permet aux dramaturges habiles d’acquérir une certaine indépendance financière, et à un génie tel que Shakespeare de faire passer, en filigranes, son message subversif pacifique (si l’on en croit René Girard)3. Le théâtre de Shakespeare est un théâtre cruel mais également un théâtre de la cruauté au sens où l’entend Artaud, un théâtre où l’acteur, l’artiste est le véritable supplicié, celui qui se retrouve dans l’arène comme ces ours aveuglés que l’on tourmentait jusqu’à la mort dans des enceintes londoniennes sur lesquelles on érigeait ensuite les théâtres. Coutume du « bear baiting » dont Shakespeare se souviendra à la fin de Macbeth qui, comme l’ours, doit tenir tête à la meute (V, 7, 1-2).
3Pourquoi alors choisir de ne parler que de La Tempête ? C’est, dans un premier temps, que l’on souscrit ici à la vision de l’œuvre de Shakespeare comme culminant avec cette pièce, qui n’est pourtant pas tout à fait la dernière. C’est ensuite parce que le corps est l’un des thèmes importants de la pièce, un angle d’attaque qui rend possible une lecture plus globale de cette œuvre comme œuvre s’écartant en fait de l’humanisme, contrairement à ce que l’on dit parfois, et formulant peut-être un rapport au corps – donc à soi, donc au monde – inédit. On verra comment la violence a ici deux visages contradictoires : elle est violence entre les corps, imposée ou subie, férocité de la bête (feritas) que l’humanisme nous enseigne à juguler. Mais elle est aussi, je crois, violence du corps individuel, part obscure qui, lorsqu’un personnage l’assume, permet une réconciliation avec soi-même et une existence pacifiée avec soi et les autres : animalité seconde, animalitas. Et l’on verra que c’est d’un même rapport entre domestication et violence, règle et transgression, que vit la beauté du théâtre de Shakespeare en sa métamorphose ultime.
La Tempête comme critique de l’humanisme et du christianisme
4Dans La Tempête, la violence est d’abord celle des éléments, comme l’indique le titre de la pièce, dès la scène première, puisque le mauvais temps en mer jette les passagers d’un navire sur les rives d’une île quelque part entre Naples et Tunis. Et l’on apprend bien vite que cette tempête est le résultat de la magie de Prospéro, qui vit en maître du lieu avec sa fille Miranda et deux étranges serviteurs : Ariel, angelot qui se déplace d’un bout à l’autre de l’île à la vitesse de la pensée pour exécuter les ordres de son maître avec un zèle un peu sadique, et Caliban, fils de la sorcière Sycorax, être hybride au corps fantastique et dont on ne sait trop d’abord s’il est homme ou poisson. Quinze années durant, Prospéro éduqua Miranda et Caliban jusqu’à ce que ce dernier, victime de sa nature bestiale et intempérante, tente de violer la jeune fille. En courroux, Prospéro fit donc de Caliban son esclave. C’est un « petit fauve », dit Prospéro (I, 2, 284) qui l’interpelle toujours méchamment et à l’impératif : « Caliban ! Hola, esclave ! Eh bien, répondras-tu, limon ? » [ « Thou earth, thou ! speak ! » ] (I, 2, 315-6). Caliban est limon, boue, fange, terre (earth), il violente Miranda et ne souhaite que la mort de son maître, qui ne se gêne pas pour le maltraiter, si bien que l’on ne sait plus, comme toujours, qui a commencé le cycle de violence. Or voici qui pose la question de l’humanisme dont Prospéro, malgré son culte du livre, suit mal les préceptes, car il devrait suivre les conseils d’Érasme et tenir l’esclavage en horreur. Il conserve tout de même l’idéal éducatif humaniste et tente, mais en vain, de donner au petit fauve cette culture grâce à laquelle il pourrait contrôler sa nature. Toute la pédagogie humaniste de Prospéro, qui inclut une certaine propension à donner le fouet (I, 2, 347), aura donc échoué à enseigner au monstre l’art de dominer les passions de son corps impatient. Mais Prospéro n’aura pas échoué en toutes choses puisque Caliban parle bien l’anglais :
« J’ai pris la peine de t’apprendre à t’exprimer (…)
Alors que toi-même ne savais pas, sauvage,
Ce que tu voulais dire, et que tu jacassais
Comme une brute, j’ai fourni à tes désirs
Des vocables pour les nommer (I, 2, 356-60)4. »
5Il est vrai que Caliban ne lui en sait pas gré (« Que t’emporte la peste rouge pour m’avoir/Appris ta langue ! » I, 2, 366-7)5 et qu’il se sert du langage principalement pour jurer et maudire, quoique fort bellement :
« Qu’une rosée aussi maligne que jamais
Ma mère en écuma d’un penne de corbeau
Sur les bourbiers malsains vous imprègne ! Tous deux,
Que le suroît vous empustule (I, 2, 323-6)6 ! »
6Quoi qu’il dise, Caliban le dit poétiquement. Même dans sa violence verbale, dans ses imprécations, il y a quelque chose d’une beauté fulgurante et remarquée déjà par Coleridge. André Breton et les Surréalistes s’inspirèrent également de ces empustulations magnifiques pour se haranguer et s’exclure mutuellement des mouvements qu’ils formaient. L’insulte est un art que Caliban maîtrise parfaitement et spontanément, bien que, du point de vue de l’humanisme, Caliban soit très mal éduqué.
7Il a d’ailleurs les livres de Prospéro en haine puisque c’est d’eux que le maître tire son pouvoir magique et le tient en esclavage. Lorsqu’il convainc Stéphano de l’aider à se débarrasser du maître, Caliban lui rappelle que « la première chose à faire/Est de lui dérober ses livres, sans lesquels / Il n’est qu’un nigaud (…) / Brûle ses livres ! » (III, 2, 89-92)7. Or l’humanisme fait du livre un instrument indispensable à cette vie contemplative qui doit venir en complément de la vie active, et en contrepoint à la vie violente animale. Prospéro a d’ailleurs péché par abus de vita contemplativa, si l’on en croit ses propres paroles, puisqu’il a négligé, dans la préhistoire de la pièce, les devoirs échéant à sa fonction ducale et s’est retiré du monde dans une existence « trop recluse, certes, /Mais surpassant tout ce que prise le vulgaire » (I, 2, 91-2)8. Il a confié la charge du royaume à un frère qui, prenant goût au pouvoir, a usurpé et banni le « Milan absolu » légitime. Par chance, le bon Gonzalo est venu en aide à Prospéro :
« Sachant combien j’aimais mes livres,
Il préleva pour moi sur ma bibliothèque
Des volumes auxquels j’attache plus de prix
Qu’à mon duché (I, 2, 166-8)9. »
8Prospéro put ainsi régner sur l’île où échoua son esquif après qu’une tempête eût définitivement emporté la mère de Miranda. Caliban se méfie donc des livres qui ont permis à un souverain usurpé d’usurper à son tour le souverain de l’île, à savoir lui-même :
« De par ma mère Sycorax, elle est à moi
Cette île que tu m’as prise. Pour commencer,
Quand tu es arrivé ici, tu me flattais
Et tu faisais grand cas de moi ; tu me donnais
De l’eau avec des baies dedans ; tu m’apprenais
À nommer la grande lumière et la petite
Qui brûlent le jour et la nuit ; moi, je t’aimais
Alors je te montrais les ressources de l’île,
Eaux douces, puits salés, lieux ingrats, lieux fertiles.
Maudit sois-je pour l’avoir fait ! Que tous les charmes
De Sycorax, chauve-souris, crapauds, cafards,
Pleuvent sur vous ! Je suis votre unique sujet,
Moi qui étais mon propre roi (I, 2, 333-44)10 ».
9On croit reconnaître dans cette tirade une stratégie de spoliation de populations autochtones basée sur une supériorité techno-scientifique et menée au nom de principes humanitaires, sinon humanistes. Ce qui s’appelle aujourd’hui « colonisation », Shakespeare en fait dans La Tempête une description dont la lucidité étonne encore. Alors que son époque s’enflamme pour les dividendes promis par Bermudes et Nouveaux Mondes, alors que la littérature de voyage rapporte quantité de récits d’explorations dangereuses et moult descriptions de sauvages ou de spécimens tératologiques (comme le poisson à tête d’homme, par exemple), Shakespeare prend déjà ses distances11. À quoi servent ces beaux livres que Prospéro prise tant ? À lui donner des pouvoirs magiques grâce auxquels il subjugue Caliban. Et ce n’est pas sans un certain effroi que nous assistons à la chasse à l’homme dont se réjouit Prospéro lorsqu’il demande à Ariel de lancer ses goules et vampires à la poursuite du sauvage et de ses comparses clownesques (qui certes complotaient contre le maître) :
« Furie, Furie, là ! là ! Hardi, Tyran, hardi !
Va dire à mes lutins qu’ils broient leurs jointures
D’arthrite sèche, leur contracte les tendons
De crampes de vieillards et les marbrent de bleus
Tel le guépard ou la panthère des montagnes (IV, 1, 257-61)12. »
10Cruauté de Prospéro, qui donne la vieillesse et la maladie, qui force les peaux à se taveler et se couvrir d’ecchymoses. Mais ces esprits auxiliaires ressemblent aussi à des chiens lancés à la poursuite d’esclaves fugitifs et l’histoire du Nouveau Monde accomplira souvent cette prophétie shakespearienne. Est-ce donc à cela que servent les beaux livres et le bel humanisme ? Shakespeare semble le craindre. Prospéro renoncera d’ailleurs au livre, pour finir, et le vouera à l’océan : « Je noierai ce mien livre » (V, 1, 57)13, dit-il dans la scène où tout est pardonné. En quoi il rejoint paradoxalement Caliban qui voulait le brûler.
11La Tempête est donc une critique de l’humanisme parce qu’elle relativise le culte de l’éducation et du livre, dans lesquels Shakespeare voit peut-être une ambiguïté fondamentale. Cette critique de l’humanisme se fait-elle alors au profit d’un christianisme triomphant, comme le tient Jonathan Bate14 ? Pas vraiment, car la tirade où Prospéro renonce finalement à la magie (« … cet art grossier, je l’abjure », V, 1, 33-51)15 est en fait une réécriture d’Ovide faisant parler la sorcière Médée dans les Métamorphoses (VII, 197-209) : j’ai obscurci le soleil, déchaîné le fracas de la guerre, ouvert les tombeaux et réveillé les morts… Or cette ventriloquie identifie Prospéro à la sorcière, qui rappelle en outre Sycorax, mère de Caliban. Loin que Prospéro se livre ici à une répudiation du paganisme au profit du christianisme, il admet en fait qu’il possède un côté obscur, violent, inquiétant. Parlant de Caliban, pardonné lui aussi d’avoir comploté, Prospéro ne dit-il pas : « Quant à lui, cette créature des ténèbres, /Il est à moi » [This thing of darkness I/Acknowledge mine] (V, 1, 266-7) ? On notera l’enjambement particulier qui fait de Prospéro (« I ») la chose des ténèbres même. La Tempête, dont toute mère semblait absente, se termine par une acceptation du féminin et de l’obscurité. Prospéro avoue qu’il est aussi, en quelque sorte, la mère de Caliban. On pourrait dire qu’il découvre une « pensée sorcière », cette « ligne de sorcière » sur laquelle Deleuze dit que la pensée entraîne16 et qu’il ne fait guère l’apologie du christianisme. Cela d’autant plus certainement que le dénouement soi-disant moral de la pièce est douteux puisque c’est avec beaucoup de mauvaise grâce que Prospéro « pardonne » à son frère Antonio et que ce dernier ne fait preuve d’aucun repentir : « Quant à toi, scélérat – je ne puis dire ‘frère’/Sans avoir la bouche infectée – je te pardonne » (V, 1, 131-2)17.
Le corps calibanesque
12La Tempête ne démontre donc pas que l’humanisme et le christianisme apportent une solution satisfaisant à la question de la violence – contrairement, cette fois, à ce qu’écrit René Girard. En revanche, elle se termine par une acceptation du féminin et de sa descendance obscure, de ce Caliban qui est limon, boue, terre. Certes Caliban demeure à un niveau inférieur que Prospéro domine, mais il est tout de même comme « absorbé », intégré. Voilà qui prend pour nous un sens profond. Car si Caliban devait se débarrasser de sa feritas, de sa sauvagerie, Prospéro, lui, doit en passer par la reconnaissance, par-delà l’humanisme qui en fait un être civilisé, de sa propre animalitas, d’une sorte d’animalité qu’il faudrait définir. Que pourrait bien être cette animalitas si elle n’est pas simple brutalité, simple bestialité ? Il y a selon moi entre feritas et animalitas un intervalle où gît le vif de la question du rapport entre nature et culture et que Shakespeare laisse délibérément ouvert.
13Qui est donc, ou qu’est-ce que Caliban ? « Qu’avons-nous là ? Un homme ou un poisson ? », se demande Trinculo qui le rencontre pour la première fois (II, 2, 24-5)18. Est-ce l’un de ces monstres hybrides dont parlent les explorateurs ? Ces clowns parfois pathétiques que sont Trinculo et Stéphano ne se gênent pas, en tout cas, pour le traiter de monstre, de créature sub-humaine : « Par cette bonne lumière, voilà un monstre bien simplet. Et moi qui avais peur de lui ! Un monstre singulièrement niais. L’homme de la lune ! Un pauvre monstre tout ce qu’il y a de plus crédule » (II, 2, 152-5)19. Ou bien est-ce un indigène ? En Angleterre, dit Trinculo qui compte déjà faire de l’argent avec Caliban comme bête de foire, « ils ne se fendraient pas d’un liard pour secourir un mendiant estropié, mais ils en allongeraient dix pour voir un Indien mort » (II, 2, 32-3)20. Shakespeare nous laisse au carrefour de ces représentations de Caliban. Jamais il ne lève l’équivoque. On peut le voir comme un être fantastique, comme un monstre ou comme un indigène. Il demeure irreprésentable précisément. On sait cependant qu’il a attenté à l’honneur de Miranda et qu’il aurait bien voulu défoncer le crâne de Prospéro, ou l’éventrer à l’aide d’un pieu, ou lui trancher le sifflet (II, 2, 86-8). Il laisse pour le moins libre cours à ses instincts, du moins en parole. Est-il un Minotaure dans cette île que Gonzalo décrit en effet comme « un vrai labyrinthe » (III, 3, 2)21 ? Nul doute qu’il soit plus évidemment sexué qu’Ariel, son supérieur hiérarchique. La représentation de Caliban en Minotaure ferait alors du trio Ferdinand-Miranda-Caliban un analogon du trio Thésée-Ariane-Minotaure. Mais de par son lien apparemment étroit avec le sexuel et de par son irreprésentabilité, il semble que Caliban puisse également se prêter à un développement lacanien sur l’objet (petit) a.
14Lacan commence de définir l’objet du désir comme un objet qui échappe au sujet désirant et à sa représentation, objet « dont on n’a pas d’idée » et nommé (petit) a pour signifier à la fois une ignorance et une altérité22. Devenu un « reste » non symbolisable, cet irreprésentable n’apparaît plus que de façon éparpillée, nous dit Lacan, sous la forme de quatre fonctions – les « éclats » de l’objet (petit) a – liées au sein maternel, aux fèces, à la voix et au regard : succion, excrétion, parole et vision. Or il est frappant de remarquer que ces quatre fonctions jouent un rôle capital dans la caractérisation de Caliban. L’oralité est soulignée par son idolâtrie du vin et de Stéphano qui le lui fait découvrir : « Un fier dieu et qui porte une liqueur céleste que celui-là ! Je m’agenouille devant lui » (II, 2, 122- 3)23. L’analité donne lieu à un passage comique lorsque Stéphano aperçoit la couverture qui cache Caliban et Trinculo, et qu’il prend pour un monstre informe d’où sort, par l’arrière, l’autre Napolitain : « Comment en es-tu venu à être l’excrément de ce veau de lune ? Est-ce qu’il pète des Trinculos ? » (II, 2, 110-12)24. À quoi on peut ajouter que Prospéro traite parfois son esclave d’« excrément de sorcière ». La voix de Caliban fait l’objet d’une remarque intrigante dans la scène où Stéphano découvre le « veau de lune » : il trouve en effet que ce dernier a « une voix de derrière » [a backward voice] (II, 2, 96), expression singulière qui définirait peut-être une voix plus proche des organes et plus vite émue d’eux. Le regard enfin est l’élément primordial de l’un des passages les plus poétiques de la pièce où Caliban apparaît comme un voyant, un rêveur halluciné et béni des dieux vers lesquels le conduit, en le faisant s’assoupir, la musique des bruits de l’île (III, 2, 131-9). Caliban est-il l’objet (petit) a de Prospéro ou de Shakespeare ? Est-il ce reste, cette hétérogénéité du moi (le petit autre) impossible à symboliser ? Analysant les occurrences du mot « trash » dans la pièce, Anne Lecercle le suggère en passant25. On pouvait suivre cette piste intéressante. Caliban, cet « excrément de Sorcière » comme l’appelle le personnage qui va bientôt lui-même parler comme une sorcière, a quelque chose à voir avec les déchets, la litière (litteratus, littérature, signes, traces que renifle le chasseur). Il a quelque chose à voir avec le perdu, les fèces (dont l’étymologie conduit à fascis, fagot de branches arrachées que relie et porte le licteur et qui conduit plus loin encore jusqu’au phallos grec). Caliban est corps intempérant et tempétueux. En apparence, dans la pièce superficielle, nous assistons à une négation du monde viril passant par des images de castration ou de désexualisation qui culminent dans la tirade où Prospéro « brise [sa] baguette » (V, 1, 54) et renonce à la magie26. C’est ainsi que le bateau de la première scène doit abattre le mât de hune (I, 1, 33), que Prospéro nous apparaît pour la première fois avec sa baguette sortant d’une cave matricielle (I, 2, didascalie), ou que Vénus n’est pas invitée au Masque, à la fête de Junon et Cérès – son fils Cupidon ayant en outre brisé ses flèches (IV, 1, 99). En apparence, mais en apparence seulement, le désir sexuel est une nuit qu’il faut vouer au refoulement, cette oubliette de l’âme, un peu comme l’épithumia (les appétits) selon Platon. Mais la pièce profonde n’a d’autre sens que celui d’une réintégration de l’élément amniotique (féminin, « démoniaque », « sorcier ») et son mélange avec l’élément terraqué (masculin, « divin »). C’est Caliban, limon, boue, fange, devenir et être, animalitas et humanitas, qui incarne ce mélange27. Prospéro passe indubitablement d’une puissance qui est pouvoir (exercice abusif de la magie, déclenchement de tempêtes) à une puissance qui est sérénité (« Une mer calme émue de brises favorables », V, 1, 316)28.
15Est-ce alors dans l’acceptation de la sorcière et du fils lubrique de la sorcière comme éléments intégrants de lui-même que l’homme civilisé aurait quelque chance de se grandir ou de se sauver ? Et ce salut ne serait donc ni humaniste ni chrétien ? Je crois en effet que c’est une piste ouverte par Shakespeare, une piste que l’on pourra suivre plus tard chez quelqu’un comme Nietzsche, par exemple. Le corps calibanesque, le corps de cet être fantastique que les Napolitains de La Tempête appellent sous-homme, c’est peut-être le corps enfin réconcilié avec son propre clair-obscur, le corps de celui qui échappe aux définitions trop unilatérales de l’homme : définitions biologisantes qui le réduisent à un amas de matière gérable eugéniquement, et définitions idéalisantes qui en font une entité morale avant tout. Caliban incarne l’être que la culture humaniste a transformé sans désexualisation, et qui avance dans l’existence de métamorphose en métamorphose, contrairement aux autres personnages : il a finalement renoncé à la vengeance de l’esclave sur le maître et règne seul sur son île à nouveau, une fois Prospéro vengé et reparti vers son duché pour reprendre son existence antérieure.
Le corps du texte
16Dans cette relation harmonieuse entre violence et domestication, où aucun des deux termes ne refoule l’autre, je vois une analogie avec le style de La Tempête, style qui s’éloigne singulièrement de celui des pièces qui précèdent les Romances, que l’on appelle en français contes romanesques et qui sont Périclès (1607), Cymbelin (1609), Le Conte d’hiver (1610) et La Tempête (1611). Pour le dire vite, ces contes romanesques correspondent à quatre pièces écrites entre 1607 et 1611 et forment un groupe distinct de l’ensemble des pièces de Shakespeare sous plusieurs aspects. Précisons qu’il n’y a pas d’unanimité quant à savoir si Périclès fut entièrement écrite par Shakespeare, mais comme la pièce obéit au mouvement de simplification progressive que je trouve dans la facture de ces dernières œuvres, je tends à penser qu’il en est l’auteur. En revanche, étant donné qu’il est certain que Shakespeare n’a pas écrit seul deux pièces postérieures à La Tempête et qui, en outre, échappent au mouvement que je dégage (Les Deux nobles cousins et Henri VIII), je ne les aborderai pas ici.
17Les contes romanesques font suite à une période où Shakespeare, dans ses plus grandes tragédies, porte une esthétique de la transgression des codes et de la contemplation de l’abîme – une esthétique négative – à un point culminant. De 1600 à 1607 paraissent en effet Hamlet, Othello, Lear et Macbeth, entre autres pièces moins aisément définissables mais tout aussi sombres (par exemple Troilus et Cressida). Dans son œuvre théâtrale, qui mêle la poésie, le conte et tous les genres et registres, les quatre « dernières » pièces de Shakespeare forment bien un groupe à part, où les formes se mettent à évoluer dans un sens très nouveau pour le dramaturge. La thèse selon laquelle Shakespeare serait passé à un genre plus facile et plus distrayant par égards pour un public devenu avide de légèreté et dans le but de s’enrichir un peu plus doit être répudiée29 en même temps que celle qui veut que Shakespeare se serait enfin reposé de la tension tragique récente. Tout au contraire, ces pièces – et particulièrement La Tempête – sont l’ultime transfiguration d’un artiste qui atteint le maximum de ses capacités et qui cesse d’écrire. Il y a là un scandale littéraire quasi-rimbaldien. Comment, pourquoi ne plus écrire lorsque l’on est si doué et que la chose est si belle, si convoitée ! C’est peut-être là le souci de moindres talents. Il convient donc d’examiner ces quatre pièces ensemble, quoique l’on puisse apporter une nuance à cette perspective unanimement acceptée car La Tempête, elle-même singulière par rapport aux autres contes romanesques, est l’aboutissement flagrant de ce que Shakespeare cherche à cette époque. Elle accomplit enfin la simplicité supérieure où s’achève généralement une entreprise artistique menée à son terme, elle réinvente une esthétique positive. Shakespeare a quarante-sept ans, il vit à la campagne, aide un ou deux jeunes écrivains, participe à l’occasion à quelque cérémonie princière, cultive son jardin (au sens littéral de l’expression : il jardine), sûr d’avoir désormais une place auprès de ses pairs. Il sait que s’il arrête d’écrire maintenant, son œuvre demeurera un exemple rare de réussite totale. La tempérance, le fait de savoir bien tempérer, de savoir mesurer les intervalles et poser les limites qui canalisent et entraînent le flux là où il ne perdra pas sa force, est une qualité artistique entre toutes. Or La Tempête a, par l’étymologie au moins mais pas seulement, le double sens d’ordre et de chaos, simultanément. Dans un premier temps, c’est une pièce où Shakespeare se permet une simplicité métrique supérieure à ce qu’il avait osé auparavant, abandonnant le pentamètre iambique pour le vers libre. Mouvement intempérant de liberté, donc, et d’affranchissement à l’égard de la règle. Mais dans un deuxième temps, on constate que Shakespeare respecte soudain le canon aristotélicien des trois unités : unité de lieu (tout se passe sur une île sauf la première scène en mer, mais au regard de la complexité que Shakespeare avait su mettre en œuvre dans les pièces antérieures, je crois que l’on peut considérer cette nuance comme négligeable), unité d’action (tout gravite autour de Prospéro) et unité de temps (fait significatif, Shakespeare précise par deux fois que tout a lieu pendant une seule journée). Mouvement de tempérance et de respect assez stupéfiant si l’on se souvient encore une fois de la virtuosité avec laquelle Shakespeare manie la complexité.
18La violence physique est bien l’un des thèmes privilégiés de Shakespeare et s’affirme de pièce en pièce. Mais elle est dramatisée singulièrement dans La Tempête. La violence inter-individuelle dont les corps pâtissent par la faute des autres ne trouve plus de solution dans un renoncement aux instincts, renoncement et refoulement qui ne feraient que la déplacer, mais dans une acceptation ou une meilleure compréhension par le corps individuel de la violence qui le constitue nécessairement. Dans cette perspective, c’est Caliban, seul être à passer par une vraie métamorphose, qui apparaît comme le personnage principal et positif de la pièce. Sous-homme pour ceux qui veulent le coloniser, il pourrait être comme une image poétique du Surhumain nietzschéen, personnage qui a quatre pattes au matin de sa barbarité, deux pattes au midi de sa civilisation, et trois au soir de sa métamorphose ultime en un être monstrueux que l’on ne sait trop définir. Et à l’image de Caliban, l’ex-cannibale, le texte de La Tempête obéit en somme à un double impératif d’affranchissement et de domestication, de liberté et de sévérité. La beauté nouvelle qu’elle met en place est une beauté qui se tient à égale distance de la tempérance structurelle et de l’intempérance métrique, verbale, grammaticale et métaphorique. C’est une beauté d’autant plus vive qu’elle est le fruit des noces de la forme brillante, aérienne, sereine, et du corps obscur, violent et chaotique.
Bibliographie
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10.1093/actrade/9780198129172.book.1 :SHAKESPEARE, William, The Oxford Shakespeare. 1, The Tempest, Oxford, New York, Oxford university press, 1987, 248 p.
10.1017/9780511840333 :SHAKESPEARE, William, Titus Andronicus, Cambridge, New York, Madrid, Cambridge University Press, 2006, 180 p.
SKURA, Meredith, « The case of colonialism in ‘The Tempest’ », in Shakespeare Quarterly, Baltimore, Johns Hopkins University Press, n° 40, 1989, p. 42-69
Notes de bas de page
1 William Shakespeare, La Tempête, Paris, GF-Flammarion, 1996 (traduction de Pierre Leyris).
2 André-Pieyre de Mandiargues, Récits érotiques et fantastiques, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2009, 4ème de couverture.
3 René Girard, A Theatre of envy : William Shakespeare, Oxford, Oxford University Press, 1991.
4 “I pitied thee/Took pains to make thee speak, taught thee each hour/One thing or other. When thou didst not, savage, /Know thine own meaning, but wouldst gabble like/A thing most brutish. I endow’d thy purposes/With words that made them known.”
5 “The red plague rid you/For learning me your language.”
6 “As wicked dew as e’er my mother brush’d/With raven’s feather from unwholesome fen/Drop on you both ! A south-west blow on ye/And blister you all o’er !”
7 “Remember/First to possess his books ; for without them/He’s but a sot (…)/Burn but his books.”
8 “I thus neglecting wordly ends, all dedicated/To closeness, and the bettering of my mind/With that which, but by being so retir’d, /O’er-priz’d all popular rate.”
9 “Knowing I lov’d my books, he furnish’d me/From mine own library with volumes that/I prize above my dukedom.”
10 “The island’s mine by Sycorax my mother, /Which thou tak’st from me. When you camest first, /Thou strok’dst me and mad’st much of me ; wouldst give me/Water with berries in ‘t ; and teach me how/To name the bigger light and how the less, /That burn by day and night ; and then I lov’d thee/And show’d thee all the qualities o’th’isle, /The fresh springs, brine pits, barren place and fertile./Cursed be I that did so ! All the charms of Sycorax – toads, beetles, bats light on you !/For I am all the subjects that you have, /Which first was mine own king.”
11 Voir Meredith Skura, « The case of colonialism in ‘The Tempest’ », in Shakespeare Quarterly, n° 40, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1989, p. 42-69.
12 “Fury, Fury ! There, Tyrant, there ! Hark, hark !/Go, charge my goblins that they grind their joints/With dry convulsions, shorten up their sinews/With aged cramps, and more pinch-spotted make them/Than ard or cat o’mountain.”
13 “I’ll drown my book.”
14 Jonathan Bate, « The humanist ‘Tempest’ », in Shakespeare : ‘La Tempête’ (études critiques), Claude Peltrault (éd.), actes du colloque de Besançon, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 1994, p. 5-21.
15 “But this rough magic/I here abjure.”
16 Gilles Deleuze, Pourparlers (entretiens avec Claire Parnet), Paris, Minuit, 1990, p. 141.
17 “For you, most wicked sir, whom to call brother/Would even infect my mouth, I do forgive/Thy rankest fault.”
18 “What have we here ? A man or a fish ?”
19 “By his good light, this is a very shallow monster ! I afeard of him ? A very weak monster ! The man i’th’Moon ? A most poor credulous monster !”
20 “When they will not give a doit to relieve a lame beggar, they will lay out ten to see a dead Indian.”
21 “Here is a maze trod indeed”. Voir Leslie Fiedler, The Stranger in Shakespeare, Londres, Groom Helm, 1973, p. 23.
22 Voir Jacques Lacan, Séminaire XVI : d’un autre à l’Autre, Paris, Seuil, 2006 ; Pierre Kaufmann (éd.), L’Apport freudien (éléments pour une encyclopédie de la psychanalyse), Paris, Larousse Bordas, 1998, p. 373-6 ; Juan-David Nasio, Cinq leçons sur la théorie de Jacques Lacan, Paris Payot, 1994, « Troisième leçon : le concept d’Objet a » ; Elizabeth Roudinesco et Michel Plon (éd.), Dictionnaire de la psychanalyse, Paris, Fayard, 1997, p. 739-41.
23 “That’s a brave god and bears celestial liquor./I will kneel to him.”
24 “How cam’st thou to be the siege of this mooncalf ? Can he vent Trinculos ?”
25 Anne Lecercle, « ‘Trash’ dans ‘La Tempête’ », in Shakespeare : ‘La Tempête’ (études critiques), Claude Peltrault (éd.), actes du colloque de Besançon, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 1994, p. 169-85, p. 175.
26 “I’ll break my staff.”
27 Voir François Laroque, « Or Night Kept Chained Below », in Shakespeare : ‘La Tempête’ (études critiques), Claude Peltrault (éd.), actes du colloque de Besançon, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 1994, p. 81-97.
28 “Calm seas, auspicious gales.”
29 Contrairement à ce que sous-entend Northrop Frye, souvent passionnant par ailleurs : « Apparemment, la raison principale pour laquelle il écrivait était de faire de l’argent » (A Natural Perspective, San Diego-New York-Londres, SBJ, 1965, p. 38). Je traduis. Car il faut gagner de l’argent (beaucoup si l’on veut) pour écrire, et non pas écrire pour gagner de l’argent, comme aurait dit Molière. Ceci étant dit, il était sans doute important pour Frye de rappeler le fait nouveau que des auteurs pussent vivre de leur métier.
Auteur
(Université de Franche-Comté)
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