Introduction
p. 7-18
Texte intégral
1Dans Sur le pont d’Avignon, Régis Debray tirait en 2005 le bilan des dernières années du Festival d’Avignon : « On s’engueule, on se tronçonne, on s’encule, on s’égorge. Le tout, live. Les auteurs nous l’ont d’ailleurs cent fois répété. ‘Le monde est violent. Ces spectacles le sont aussi’ […] Si j’en crois mes yeux, ‘exprimer l’homme’ s’entend à présent au sens presse-citron : en extraire dans un minimum de temps le maximum de sang, de sperme, bave, larmes, vomi, règles, sueur, pisse et merde »1. Ici se lit le constat d’un nouvel art scénique qui se donne pour vocation d’explorer l’Homme en disséquant la matière corporelle, mais aussi de raviver dans un style néobaroque l’idée du theatrum mundi à travers la violence. Ces leçons contemporaines d’anatomie pratiquées sur des corps violentés prolongent les interrogations diachroniques des arts de la scène sur la vocation de la violence scénique ainsi que sur son rapport à l’humanité.
2Car la violence ne peut se départir d’une double compréhension, à la fois biologique et culturelle. Présente au cœur de la vie, la violence s’explique pour certains par le fait que tout être vivant est mu par des comportements de prédation et de défense activés par des menaces externes. A l’inverse, la vision humaniste la condamne, affirmant que l’homme n’est pas un animal ordinaire et ne possède aucune volonté consciente de détruire son semblable. Dans Une Histoire de la violence, Robert Muchembled synthétise ces deux mouvements de pensée2. L’hypothèse d’une violence biologique est ainsi résumée au XVIIe siècle par le philosophe Thomas Hobbes et sa reprise de la locution latine Homo homini lupus est (l’Homme est un loup pour l’Homme). Cette théorie est notamment développée dans le domaine de la psychanalyse, Sigmund Freud en identifiant les pulsions d’Eros et Thanatos ainsi que la dynamique du complexe d’Œdipe. Erich Fromm affine cette analyse en distinguant entre la violence normale, un désir archaïque de conservation de l’existence, et la violence pathologique, désir de mort et sadisme producteur de l’ivresse du meurtre. Cette théorie est radicalisée par Boris Cyrulnik pour qui la violence est spécifique à l’être humain qui, contrairement à l’animal, peut se représenter des mondes imaginaires, responsables par exemple des génocides. D’un autre côté, la conception humaniste repose sur une conception platonicienne de l’Homme, basée sur la séparation de l’âme et du corps. À l’instar de Rousseau, les Lumières soutiennent une compréhension culturelle de la violence, l’Homme étant un être naturellement bon.
3Ces deux visions opposées se résolvent à travers la vision diachronique de Robert Muchembled (Une Histoire de la violence) qui propose une analyse historique au débat, ancrant chronologiquement le passage d’une culture de la violence à son ostracisme.
41650 marquerait une césure dans cette histoire de la violence, suite à d’interminables guerres. La brutalité des rapports humains se comprend alors comme langage social universel et nécessaire jusqu’au XVIIe. À partir de 1300, l’humanité sort progressivement d’une culture de la violence dans laquelle on évalue l’agressivité comme une valeur positive, où les hommes défendent leur honneur, où les meurtres restent peu punis et résolus par des lettres de grâce, des amendes ou des compensations financières à la famille en vue d’une « paix de sang », pour s’acheminer vers l’établissement d’une paix urbaine. La violence est ainsi monopolisée et institutionnalisée par l’État et la nation. La civilisation passe du modèle noble de la virilité et de la virtuosité dans l’usage des armes à une culture du tabou du sang et au modèle de l’honnête homme. Dans ce contexte, la violence devient un crime et les mœurs sont pacifiées.
5Entre les deux théories, émerge enfin une théologie pessimiste développée dans l’ouvrage anthropologique de René Girard, La violence et le sacré, celle d’une religion pour apaiser la violence et l’empêcher de se déchaîner, une violence fondatrice à l’origine de la civilisation. Celle-ci pousse une communauté en crise à choisir une « victime émissaire » dont le sacrifice permet de rétablir l’ordre perturbé. Profondément mû par un « désir mimétique » (que l’on pourrait résumer par le précepte « je veux ce que l’autre a »), l’être humain est naturellement enclin au conflit violent pour obtenir un objet, une femme, le pouvoir (phénomène identifié comme « rivalité mimétique »).
6La violence théâtrale n’est-elle qu’une illustration de ces théories ou interroge-t-elle plus étroitement la finalité des arts de la scène ? En se focalisant sur la violence physique, la recherche s’intéresse tout particulièrement aux effets de la représentation de la violence. En effet, l’étude de la corporéité théâtrale est un des principaux pivots de la réflexion en arts du spectacle. Elle saisit la présence scénique du corps de l’acteur comme l’ultime interface entre la scène et le public, et la définition minimale de tout art scénique.
7En 2005, dans la revue d’études théâtrales Registres, « Le Théâtre et le Mal », numéro dirigé par Catherine Naugrette, traite de la problématique du théâtre et de la violence en identifiant le Mal, à la fois « catégorie morale, propre au jugement normatif » mais aussi « principe d’explication […] sous la forme de l’envie, de la jalousie, de la haine destructrice […] broyant sur son passage tout ce qui, les tenant à distance les uns des autres, permet aux hommes de vivre ensemble »3. Catherine Naugrette insiste ici nécessairement sur la dimension cathartique de la violence sur scène.
8Christian Biet publie en 2006 une anthologie intitulée Théâtre de la cruauté et récits sanglants en France. XVIe et XVIIe siècle4. Dans son introduction, Christian Biet identifie l’existence, au XVIIe siècle, de spectacles d’ « échafaud », scènes de plein air où se côtoient les vendeurs de faux papiers et les prostituées. L’espace scénographique correspond à une estrade où l’on exécutait les condamnés, où montaient les personnages de pièces de théâtre mais où se déroulaient également des cérémonies religieuses. L’exécution du condamné est une tragédie bien réelle, la punition figurée suscite l’effroi mais aussi un certain plaisir social et curieux, celui du divertissement. Il s’agit d’une expérience sociale sacrée, proche du rituel, publique, voire politique. L’échafaud accueille également le « théâtre de la cruauté », des tragédies sanglantes que l’on a longtemps rattachées à la notion de pièce irrégulière ou baroque, en opposition aux pièces classiques.
9Le colloque de l’ENS-Ulm, co-organisé par Christian Biet, Cécile Falcon, Julie de Faramond et Sara Harvey en 2009, se concentre sur la dialectique Corps souffrant et violence théâtrale. Celui-ci s’axe autour de deux périodes historiques : le XVIe-XVIIe siècle et la scène contemporaine en traitant de la question de la représentation du corps souffrant, notamment de la violence contemporaine transcrite dans le théâtre italien et le théâtre français des XVIe et XVIIe siècles. Ces études souhaitent répondre à une question principale : « Quel sens y a-t-il à offrir l’expérience de la souffrance en spectacle à un public qui, comparativement à des époques antérieures et à d’autres régions du monde, en est protégé ? » Le colloque est, en outre, l’occasion d’une stimulante table ronde autour de la notion de catharsis.
10Les actes du colloque Corps sanglants, souffrants et macabres5 paraissent en juin 2010 sous la direction de Charlotte Bouteille-Meister et de Kjerstin Aukrust. Ceux-ci prennent comme objet d’études « la violence faite aux corps dans les lettres et les arts européens des XVIe et XVIIe siècles », en ne se limitant pas aux arts de la scène. Ils « interroge[nt] les risques éthiques de la figuration du corps violenté. Il[s] étudie[nt] aussi les usages idéologiques de la sidération toujours vivace que provoque le spectacle sanglant. »6
11Enfin, se tenait en janvier 2011, à l’Université de Montpellier III, un colloque sur "La violence du quotidien dans le théâtre et le cinéma contemporains". Les contributions analysent ici le rapport entre violence théâtrale et violence cinématographique avec pour enjeu d’expliquer l’engouement contemporain pour la violence, les défis scénographiques qu’elle représente, ce que cette violence nous dit sur la conception de l’Homme.
12Dans l’ensemble, la recherche se focalise principalement sur deux périodes historiques, le XVIe-XVIIe siècle (parfois identifié simplement sous le terme d’ère baroque) et l’époque contemporaine. Les problématiques qui concentrent l’attention des chercheurs sont celles du mal et de la souffrance, deux aspects qui interrogent avant tout la valeur cathartique des violences corporelles. La question de littérature comparée « théâtre et violence » au programme d’agrégation de Lettres modernes 2011-2012 reprend ainsi cette polarité historique en proposant d’une part Titus Andronicus de William Shakespeare (1594-1594) et Médée de Pierre Corneille (1635), d’autre part Anéantis de Sarah Kane (1995) et Viol de Botho Strauss (2005).
La violence faite au corps
13Le corps violenté entrechoque deux dialectiques, celle du rapport entre corps et théâtre et celle du théâtre et de la violence, soulevant de manière accrue la posture délicate des arts de la scène, entre représentation et présentation. Incarnation d’émotions proches de la souffrance ou a minima matérialité dégradée, le corps violenté sur scène se dévoile comme l’objet d’une dissection en public de la scène et de l’être humain. Vers quels enseignements dramaturgiques et humains tendent ces leçons cliniques du corps et de l’âme ? Cet ouvrage collectif soulève d’abord une question formelle : celle d’une possible anatomie de la violence théâtrale. Dans le texte théâtral, les corps violentés peuvent, par le biais du langage, prendre les formes les plus variées : corps mutilés, démembrés, violés, brûlés, dépecés, corps soumis à la torture, à la mortification, au supplice, à l’assassinat, au cannibalisme, à la prostitution. Arracher le cœur, tel que le souhaite l’héroïne kleistienne Penthésilée afin de supprimer la douleur, crever les yeux, ceux d’Œdipe ou des victimes torturées d’Harold Pinter, couper la langue comme dans le mythe ovidien de Philomèle, voilà autant d’actes d’une violence inouïe qui ne peuvent se concevoir sans portée hyperbolique. Derrière cette anatomie de la violence semble ainsi se cacher une cartographie de symboles cathartiques, au sens médical du terme. En effet, dans le domaine de la médecine, le processus cathartique consiste en guérir les maux par ce qui en a été la cause. De manière analogique, détruire le signifiant, un organe ou une partie du corps humain représentant une émotion précise ou une pensée permet d’éradiquer le signifié. Mais lorsque le corps entier est massacré, par exemple dans les comportements sadiques des personnages d’Eugène Ionesco, violenter l’intégralité du corps revient alors à violer l’intégrité de la personne.
Représenter le corps violenté
14Le corps violenté pose d’abord des problèmes d’ordre scénographique. Comment le montrer ou le décrire, mais aussi faut-il le montrer ou simplement le dire ? La représentation du corps violenté hors scène ou sur scène ouvre en ce sens une réflexion sur la visée même des arts de la scène. En effet, la violence scénique se comprend parfois comme une célébration du lyrisme dramatique, chez Racine par exemple qui joue de la force évocatrice des mots par une langue métaphorique et métonymique pour faire entendre la violence physique. Mais à l’inverse, la violence lance également à la scène le défi de tout représenter, offrant la place aux massacres les plus extravagants à l’instar de Titus Andronicus de William Shakespeare.
15L’émulation théorique traverse les siècles, des impératifs de la bienséance au souci de la mimèsis. Ainsi pour satisfaire à l’exigence horatienne de « ne pas ensanglanter la scène », interprétée par La Mesnardière comme une réponse aux besoins de bienséance mais aussi de vraisemblance - car « comment pourra-t-on démembrer un homme sur le théâtre ? »-, Racine limite-t-il la violence physique au langage métaphorique, la ville se faisant métonymie du corps violenté. Nombre de dramaturges du XVIIe-XVIIIe siècle pensent le corps violenté en corps tragique, lui aussi soumis aux règles du genre, et lieu idéal du développement de l’art du stratagème. Afin d’esquiver l’horreur, contraire aux exigences du classicisme et plus précisément de la catharsis, la scénographie fait usage de stratégies de contournement ou de dissimulation, ainsi chez les tragédiens du XVIIIe siècle Lemierre, Guys et Renou pour mettre en scène le mythe de Philomèle et Procné. Ces adaptations scéniques posent avant tout la question de la puissance pathétique et terrible de la violence physique sur scène, tandis que la tragédie classique aide à penser et à panser les émotions de la violence scénique, en bannissant l’horreur au profit de la terreur et de la pitié, posant ainsi une question centrale aux arts de la scène : la représentation du corps violenté peut-elle être cathartique ? Il faut chercher des pistes de réponse dans d’autres arts scéniques tels la chorégraphie et l’art-thérapie, en opérant « le passage du corps au je (u) et du je au corps ». En effet, le corps violenté est alors étudié en mouvement, que la matière soit lentement dégradée sur scène ou qu’un corps déjà dégradé se meuve peu à peu. Cette progression dans le temps et dans l’espace d’un physique abîmé tente alors de guérir les blessures par la mise en scène qui devient alors prise de conscience.
16Sous un aspect simplement charnel, la dégradation physique s’inscrit dans une dialectique toute cathartique entre plaisir et souffrance ou douleur. De cette manière, la puissance cathartique du corps violenté met en évidence son potentiel métaphorique. En effet, ce corps abîmé prend une dimension symbolique quand l’acte de violence peut être associé à un sens, une vertu ou un sentiment. Dans ce cas, il devient un élément à intellectualiser au-delà de la simple violence et dessine une cartographie des mouvements de l’âme.
17Car la violence envers le corps humain ne remplit pas toujours un but moral, expiatoire voire pénal en se mettant au service d’une pédagogie de l’effroi envers les autres comme envers soi-même. Cette justice vengeresse reste dans le champ cathartique - extraire le mal par le mal, convertir la douleur ou la souffrance en plaisir chez le spectateur - une dimension finalement proche du sadomasochisme, qu’il prenne la forme d’automutilation ou de bastonnades dans les farces. Une cartographie de l’âme présuppose donc la mise en rapport de l’intellect avec la sensation, de la raison avec le cœur.
Langage et corps violenté
18Dans Oh les beaux jours ! de Samuel Beckett, les corps entravés de Winnie et Willie se définissent comme des traces infimes de l’humain. Chez Ionesco également, la violence peut se concevoir comme une définition de l’être humain par sa libido dominandi, de ses facultés rationnelles par les processus organiques du corps. Cette compréhension théâtrale du corps oscille entre deux interprétations : le corps est-il le reflet de l’âme ou bien un espace de matière qui se dégrade et se sculpte en fonction du champ symbolique recherché ? Offre-t-il un paysage de symboles ou permet-il simplement d’affirmer une présence minimale de l’humain, de ses valeurs et de son identité ?
19L’irruption de la violence dans le discours ou sur scène conceptualise le corps et la parole comme relais réciproques de notre intérieur, lorsque l’un ou l’autre ne peut plus exprimer le ressenti. Ainsi si le corps violé de la femme ne peut se dire, La Femme comme champ de bataille de Matéi Visniec et Incendies de Wajdi Mouawad transforment la scène théâtrale en lieu thérapeutique de réparation du corps violenté où ces mères malgré elles passent du silence traumatique à la parole dans une lettre finale d’acceptation comme dépassement du viol. À l’inverse, l’art-thérapie exploite ce savoir du corps qui échappe au langage, rapport résumé par Roland Barthes : « Je puis tout faire avec mon langage, mais non avec mon corps. Ce que je cache par mon langage, mon corps le dit. […] Mon corps est un enfant entêté, mon langage est un adulte très civilisé… »7.
20Corps et langage se rencontrent alors dans une dialectique de l’excès : la violence introduisant un déséquilibre entre intériorité et extériorité, elle rend possible une prise de conscience du pouvoir des mots et des mots du pouvoir, de l’acte mais aussi de soi-même. C’est bien le seul récit des violences conjugales que donne la femme dans Kalldewey de Botho Strauss qui entraîne le déchaînement de violence des deux féministes sur l’homme déchiqueté alors même que la véracité des propos de la femme n’est nullement prouvée. Ce n’est que suite à la mise en lambeaux de l’homme dans le premier acte que le couple prendra conscience de leurs actes et de leurs désirs.
21La violence physique peut ainsi être suscitée par le pouvoir des mots dont l’Homme doit apprendre à maîtriser l’usage pour éviter des conséquences corporelles. Aussi l’acceptation du meurtre d’Achilles par Penthésilée dans la pièce éponyme de Kleist n’est-elle qu’une terrible erreur de langage où « baiser rime avec morsure ». Le paroxysme de la violence physique ramène finalement l’Amazone à la conscience d’elle-même mais aussi du pouvoir du langage. L’acte de violence fonctionne comme un seuil entre conscience et inconscience, entre nature et culture.
22Les arts scéniques proposent une réflexion sur le corps violenté qui dépasse le champ symbolique en le prenant comme objet de sculpture de l’Homme. Pour reprendre la conception deleuzienne du corps évoquée par Élise Van Haesebroeck, la violence scénographique exercée sur sa longitude (l’ensemble des éléments matériels qui lui appartiennent sous tels rapports de mouvement et de repos, de vitesse et de lenteur) et sa latitude (l’ensemble des affects intensifs dont il est capable sous tel pouvoir ou tel degré de puissance) permet ainsi d’en déterminer les limites et de prendre conscience de ce qui les dépasse. Josef Nadj travaille ainsi ces frontières corporelles et fait du corps scénique un corps-devenir en le heurtant à diverses matières. Cette violence physique permet de réhabiliter la sensibilité corporelle comme résistance.
23En définissant des présences humaines, elle interroge notre rapport au monde et à l’altérité. Dans le théâtre d’Harold Pinter, la symbolique des victimes aux yeux crevés met en avant la fonction du regard comme rapport à l’Autre qui peut aussi juger, définir et contrôler. Les bourreaux aveuglent leurs victimes pour s’affranchir de cette aliénation. L’exposition du corps violenté replace spectateur et acteur dans un contexte d’altérité qui engendre une prise de conscience, morale ou non, cathartique ou non, de soi et des autres. Ainsi dans l’art-thérapie, la composition et la mise en mouvement progressive de tableaux vivants permettent de prendre conscience des limites de ces corps violentés dans leur environnement. Tout comme chez Samuel Beckett, les variations minimales des corps entravés disent en réalité la condition humaine.
Présenter le corps violenté
24Dans L’Art du théâtre, Gordon Craig redéfinit au début du XXe siècle les arts de la scène en valorisant le rôle de la mise en scène. Celle-ci crée une présence bien plutôt qu’elle ne représente, quelque chose qui tende à enchanter et à modifier le monde8. C’est ce que confirme à la même époque Louis Bercq de Fouquières pour qui la tendance était à « transformer la représentation du réel en une sorte de présentation directe. »9 Aussi l’évolution des arts scéniques s’illustre-t-elle également à travers le corps violenté non plus représenté, mais présenté. La scène moderne et contemporaine présente la violence physique et son apparition afin de la dénoncer. C’est cette morale de la violence que René Girard décèle déjà dans le théâtre de Shakespeare10, et que l’on retrouve sous la forme du striking effect, qui remet en question la représentation au profit de présences violentées. Elles sont encore seules capables de sortir le spectateur de son apathie face au simulacre spectaculaire devenu le principe même de notre société11. Le corps violenté en scène réaffirme un théâtre de la cruauté artaldien, « qui nous réveille : nerfs et cœur »12. Pour Antonin Artaud, « [s]ans un élément de cruauté à la base de tout spectacle, le théâtre n’est pas possible. Dans l’état de dégénérescence où nous sommes, c’est par la peau qu’on fera rentrer la métaphysique dans les esprits. […] La violence est indispensable pour rejoindre la force du rebrassement intérieur et extérieur qu’implique tout vrai retour aux sources de la vie. »13 Il s’agit donc de faire surgir la vie au cœur de l’art scénique.
25C’est de ce travail scénographique contemporain que surgit, pour Éliane Beaufils, une « poésie de la cruauté » en proposant un théâtre qui « peut glacer la pensée et le sang », un théâtre de la négativité au sens que lui donne Julia Kristeva, capable de bouleverser le thétique pour rétablir le rapport de l’être humain à lui-même et au monde qui l’entoure. De cette esthétique s’inspire la dramatisation des enfants du viol dans La Femme comme champ de bataille de Matéi Visniec et Incendies de Wajdi Mouawad, qui se comprennent comme allégorie du théâtre, ce corps vivant qui exalte les forces de la vie, même au sein d’un monde plein d’horreurs14.
26En explorant les frontières et les seuils, le corps violenté propose une scène des sens. Erika Fischer-Lichte conçoit ainsi les arts de la scène comme une expérience liminale (c’est-à-dire un seuil d’initiation rituelle) vers un autre savoir performatif « qui ne peut se transmettre par la parole mais ne peut s’expérimenter que dans son propre corps. C’est-à-dire qu’il s’agit d’un savoir qui ne peut s’acquérir qu’en prenant le chemin semé d’expériences on ne peut plus irritantes et dérangeantes. »15 La mise en scène contemporaine de la violence physique tente de « réenchanter le monde » afin de renouer avec la poésie métaphysique du théâtre qui remet en cause notre rapport au monde et nos grandes représentations, elle apporte une connaissance profonde et élevée de la vie.
27Pour présenter cette violence physique, des dramaturges, souvent en marge de leurs contemporains, travaillent l’horreur, reniée par le classicisme, pour offrir une prise de conscience du spectaculaire et de ses funestes conséquences, interrogeant la notion même de théâtralité. Aussi des auteurs contemporains comme Botho Strauss, Wajdi Mouawad ou Sarah Kane montrent-ils tous l’horreur afin de dénoncer une société du spectacle au sens de Guy Debord16 et d’interroger le rôle de la scène dans un contexte d’hypermédiatisation du monde et de sa violence.
28De cette manière, ce corps tragique contemporain se place au-delà de la catharsis pour servir un but utilitaire. La violence physique sert alors à prendre le pouvoir, l’ascendant – notamment politique sur l’autre – rejoignant ainsi la notion de Gewalt en allemand, à la fois violence et pouvoir politique. Elle cherche à dégrader, détruire et régner. Car les différentes époques de guerre (de la Révolution Française aux génocides du XXe siècle) ont montré que l’acte violent peut s’exercer sans plaisir pervers, mais bien plutôt dans la monotonie mécanique (comme l’évoque le banquet sanglant chez Titus dans Titus Andronicus de Shakespeare), qu’il s’agisse de crimes de guerre, de la violence déshumanisée de la Shoah et de ses corps concentrationnaires avec lesquels le processus d’identification est rendu difficile. C’est la symbolique exprimée par les corps entravés de Josef Nadj, torturés de Pinter et Strauss ou démembrés d’Elfriede Jelinek.
29Dans le théâtre contemporain, le corps violenté permet précisément d’interroger cette déshumanisation et instrumentalisation du corps d’aujourd’hui, entre corps célébré et corps malmené, afin de réintroduire une sensibilité par le corps souffrant et rematérialiser une relation au corps et au monde qui avait été déréalisée par le désenchantement du monde.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Régis Debray, Sur le pont d’Avignon, Paris, Flammarion, 2005, p. 29-36
2 Robert Muchembled, Une Histoire de la violence : de la fin du Moyen âge à nos jours, Paris, Points, 2012, 487 p.
3 Catherine Naugrette (dir.), Le théâtre et le mal, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2005, p. 10
4 Christian Biet (dir.), Théâtre de la cruauté et récits sanglants en France. XVIe et XVIIe siècle, Paris, Laffont, collection Bouquins, 2006, 1063 p.
5 Charlotte Bouteille-Meister (dir.) et Kjerstin Aukrust (dir.), Corps sanglants, souffrants et macabres. XVIe-XVIIe siècle, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2010, 376 p.
6 Ibidem, quatrième de couverture
7 Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux (1977) in Œuvres complètes V, Paris, Seuil, 2002, p. 73-74.
8 Erika Ficher-Lichte, Ästhetik des Performativen, Frankfurt, Suhrkamp, 2004, p. 324 : « Bei Craig [meint Inszenierung] den Einsatz aller künstlerischen und technischen Mittel, um etwas als es selbst in Erscheinung treten zu lassen. […] etwas, das seine Welt zu„ verzaubern“, zu verändern vermag. […][Die Inszenierung] bringt die Gegenwärtigkeit dessen hervor, was sie zeigt.“
9 Louis Bercq de Fouquières, L’Art de la mise en scène, essai d’esthétique théâtrale, Marseille, Entre/vues, 1998, p. 22
10 René Girard, A Theatre of envy : William Shakespeare, Oxford, Oxford University Press, 1991, 384 p.
11 Jean Baudrillard, La Société de Consommation. Ses mythes, ses structures, Paris, Gallimard, 1985, 318 p.
12 Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1985, p. 131
13 Monique Borie, Antonin Artaud. Le théâtre et le retour aux sources. Une approche anthropologique, Paris, « Bibliothèque des idées », NRF, Gallimard, 1989, p. 87
14 Pascal Vacher, Les enfants du viol : de la mort torturante dans le corps de la mère à la réparation symbolique, cf. infra, p. 141.
15 Erika Fischer-Lichte, Zur Einleitung in Transformationen, Theater der Zeit, Recherchen 2, Berlin, 1999, p. 10 : « Es ist ein performatives Wissen, das nicht sprachlich übermittelt, sondern nur am eigenen Leibe erfahren werden kann. Das heißt, es ist ein Wissen, das sich nur auf dem Wege über zutiefst irritierende und verstörende Erfahrungen erwerben läßt ».
16 Guy Debord, La Société du Spectacle, Paris, Champ Libre, 1971, 170 p.
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