Lattes (Hérault), Port Ariane : l’utilisation d’une zone inondable aux portes de Lattara
p. 17-30
Texte intégral
1 Le site de Port Ariane, dans la plaine deltaïque du Lez, est soumis aux crues récurrentes du fleuve. L’intervention archéologique, menée en 1999 en préalable à la construction d’un bassin de plaisance, couvre près de 3 ha, sur les 4,50 m de profondeur touchés par le projet d’aménagement. La séquence sédimentaire contrastée permet de retracer les différentes phases d’activité hydrosédimentaire depuis le Néolithique moyen, l’étude des limons et sables de débordement pouvant être corrélée à celle des chenaux traversant le site. Un important programme d’études paléoenvironnementales et géoarchéologiques vise à restituer l’évolution du milieu durant les six derniers millénaires.
2Les vestiges protohistoriques et antiques, dont il est ici question, sont fossilisés par plus de 3 m d’alluvions. L’horizon dans lequel ils sont insérés traduit un long épisode de relative stabilité, couvrant trois millénaires entre le Néolithique final et l’Antiquité tardive. Pour l’âge du Fer et la période romaine, la proximité de l’agglomération de Lattara, distante de 500 m, soulève la question des modes de gestion de cette zone inondable. La cité portuaire, fondée au VIe s. av. J.-C., couvre dès l’origine 4 à 6 ha. Elle s’étend considérablement au IVe s. Sa population, estimée à plus de 4000 habitants, la classe alors parmi les grandes agglomérations méditerranéennes, au même rang que Nîmes ou Arles (Py 1999 : 653). L’approvisionnement de cette population a fatalement engendré une pression sur les terres environnantes.
1. Présentation de la zone et caractères de la séquence proto-antique
3Le Lez est un petit fleuve côtier d’une trentaine de kilomètres de long et dont le bassin-versant n’excède pas les 135 km2. D’origine karstique, il possède néanmoins un impluvium de plus de 300 km2. Son régime méditerranéen lui confère une hydrologie particulière, les crues pouvant atteindre les 1400 m3/s pour un étiage inférieur à 1 m3/s (Viallet 1957). Mis à part quelques lambeaux de terrasse rhodanienne tertiaire contenant du matériel alpin, siliceux, les terrains traversés par le fleuve sont calcaires, tout comme sa charge détritique. Ses eaux, particulièrement carbonatées, sont à l’origine de processus de travertinisation récurrents bien connus (Ambert et Arthuis 1995 ; Arthuis 1994).
4La plaine deltaïque (fig. 1) ne couvre qu’une vingtaine de km2 depuis le sud de Montpellier jusqu’à son exutoire dans les étangs et la mer. Son colmatage post-glaciaire, par contre, dépasse les trente mètres d’épaisseur selon les secteurs. Sur le site de Port Ariane, le substrat miocène a été atteint à 20 m de profondeur. Lors de la fouille, l’ensemble des faciès rencontrés correspond à des formations alluviales plus ou moins fines, procédant de la construction du delta et de sa progradation sur les étangs, à partir du Néolithique ancien (Jorda 2004). Sur le site, les vestiges se succèdent depuis le Néolithique moyen chasséen, au sein d’un épais « millefeuille » de 6 m d’épaisseur, formé au rythme des crues et des alluvionnements. La séquence 2 de Port Ariane correspond à un moment particulier dans l’évolution de cette plaine, puisqu’elle marque une période de longue stabilité hydrosédimentaire. C’est un paysage de plaine d’inondation, soumise ponctuellement aux crues les plus importantes et envahie par des limons et argiles de décantation (fig. 2). Pendant les 3000 ans que compte la période, le fleuve déborde peu, mais la hauteur de la nappe phréatique conduit à un engorgement du sol.
2. Évolution paléogéographique du site de Port Ariane depuis le Néolithique moyen
5La figure 3 est un tableau de synthèse des données paléoenvironnementales et archéologiques reprenant les principales observations et interprétations.
6La dynamique alluviale est représentée par des figurés qui illustrent l’évolution du style fluvial et la place des chenaux dans la dynamique locale. La colonne traitant de la morphogenèse montre verticalement les faciès sédimentaires observés par période. Horizontalement, sont matérialisées les épaisseurs cumulées de comblements, toujours par période. La colonne sur l’évolution pédologique (pédogenèse) a été établie à partir des données et interprétations de chaque discipline. Elle présente, d’une part, les processus pédogéniques reconnus, avec le type de pédogenèse et la durée supposée d’altération des sols et, d’autre part, les phases d’incision reconnues ou supposées sur le site. La dernière colonne résume les données malacologiques, présentant la part des coquilles terrestres sur les aquatiques. Cet ensemble de données est mis en regard des données archéologiques avec les phases d’occupation et les périodes où l’exploitation du sol est avérée.
7La séquence 0, du Néolithique moyen, est associée à une dynamique du fleuve naturelle, les sociétés humaines n’ayant probablement pas ou peu modifié les écoulements. La largeur du lit (supérieure à 200 m) et le tressage observés sont significatifs d’un Lez particulièrement actif, torrentiel. D’un point de vue paléogéographique, cette période voit la mise en place d’une importante nappe détritique caillouteuse d’axe nord-sud aboutissant à l’aval, certainement autour du quartier de Saint-Sauveur, c’est-à-dire le site de Lattara (fig. 1).
8La séquence 1, post-chasséenne, marque une métamorphose du Lez. Le fleuve se déporte vers l’est et construit un nouveau chenal (au moins) nettement plus étroit. Cette physionomie traduit le passage à un cours d’eau plus encaissé, en voie de stabilisation, mais dont les débordements sont fréquents.
9La séquence 2 démarre aux alentours du Néolithique final et se termine à la fin de l’Antiquité. Au cours de cette longue période, les faciès ainsi que la granularité des sédiments ne varient pas, témoignant d’une continuité dans la dynamique hydrosédimentaire du fleuve. Cette phase d’incision et de débordements limono-argileux peu marqués doit être associée à une importante période de stabilité alluviale. Pourtant, malgré la diminution des apports détritiques sur le site, on observe une remontée globale de la nappe phréatique qui conduit à un engorgement du sol. En effet, les dépôts sont affectés par une altération pédologique hydromorphe gleyifiante. A partir de la fin du deuxième âge du Fer (autour des IIIe-IIe s. av. n. è.), le taux de sédimentation augmente considérablement, alors même que la pression humaine s’accentue. À l’ouest du site, l’épaisseur de la séquence 2 atteint 60 cm alors qu’à l’est, sous le bâtiment antique (fig. 4), elle dépasse le mètre. Ce phénomène est attribué à la fixation, dans le paysage, d’un méandre — au moins — du fleuve. Pendant toute la période que couvre la séquence 2, Port Ariane est donc localisé dans la plaine d’inondation, à l’aval d’un grand méandre. Le site est protégé de crues dévastatrices potentielles par la levée de berge du Lez, mais demeure soumis à une haute nappe phréatique courante.
10La séquence 3 correspond à une phase de réactivation des débordements. Elle démarre à la fin de l’Antiquité (largo sensu), et se termine vers les XIe-XIIe s. D’un point de vue géomorphologique, cette phase de six ou sept siècles au maximum, manifeste indiscutablement une mutation majeure du paysage et de l’hydrosystème. Le Lez abandonne son écoulement nord-sud pour construire un méandre au nord immédiat du site. Cette nouvelle configuration alluviale permettra, dès le XIIe s., la mise en place d’un port fluvial le long de ce nouveau fleuve, quelques 500 m plus à l’aval de Port Ariane (Blanchemanche 2000). Sur le site, aucune découverte archéologique ne ponctue la période et les liens que l’on pourrait faire entre l’évolution du milieu et les sociétés demeurent à l’état d’hypothèses.
11Il faut attendre la séquence 4 pour apporter des éléments à ces questionnements. La découverte d’aménagements hydrauliques médiévaux autorise une réflexion et des corrélations sérieuses avec les données historiques. L’eau est un élément primordial de la vie dans la basse plaine et le développement d’un important système hydraulique à l’échelle de la communauté a conduit à la mise en place d’un nouveau type de milieu, mieux drainé. La séquence 5, post-XVe s., marque une phase de dérèglement hydrologique attribuable, en partie, à la phase de dérèglement climatique du Petit Âge Glaciaire. Les données historiques étant tout aussi précises pour cette période, il est beaucoup plus facile de trancher en faveur de modifications climatiques. Le type d’occupation ne varie pas foncièrement, alors que des débordements relativement importants sont mis en évidence.
12La séquence 6, sub-actuelle, témoigne de la stabilité gagnée par les sociétés au cours de la période moderne et contemporaine, à force d’aménagements de grande ampleur (digues, écluses, recalibrage…).
3. Les rythmes d’occupation : une fréquentation régulière mais discontinue
13Les vestiges archéologiques associés à cette longue phase de stabilité hydro-sédimentaire qu’est la séquence 2, témoignent de fréquentations répétées (fig. 3). La teneur des indices est très variable et illustre différents modes d’occupation du lieu.
14La présence d’un habitat est attestée au Bronze final I, puis au Bronze final IIb (fig. 4). Plusieurs fosses d’extraction de limon, des dépotoirs, un silo et deux petits bâtiments sur poteaux ont été reconnus en divers point de l’emprise, pour la plupart en rive gauche du chenal. L’habitat du Ier âge du Fer suspendien (VIIe s. av. J.-C.) est, quant à lui, installé en rive droite où il couvre une superficie supérieure à un hectare. Par la suite, après trois siècles d’apparente désertion, quelques fosses datées de la deuxième moitié du IVe s. av. J.-C., associées à un fossé, ont livré des rejets de consommation. Vaisselle, récipients culinaires et vases de stockage composent le corpus céramique, accompagnés des fragments d’un four en torchis. L’assemblage carpologique provient de résidus de préparation des repas. Le stockage de denrées alimentaires est attesté par leurs insectes prédateurs. Si ce petit ensemble de structures traduit un contexte domestique, la faible extension des vestiges et la brièveté de l’occupation peuvent indiquer une installation temporaire, liée aux travaux d’entretien de la parcelle.
15Il faut ensuite attendre la période romaine pour voir à nouveau un habitat, le dernier, s’installer sur le site.
16Entre ces différentes phases d’occupation, des vestiges témoignent de l’utilisation du lieu à des fins agricoles (cultures et élevage). Les plus évidents sont les ensembles de fosses de plantation de vigne. Le premier vignoble est mis en place à la fin du IIIe s. av. J.-C. Son exploitation va perdurer environ un siècle. La seconde plantation, plus réduite en étendue, est datée des alentours du changement d’ère. Entre ces épisodes, le creusement de fossés, le plus souvent isolés, constitue le seul témoignage d’une volonté de mise en valeur de la zone. D’autres épisodes sont documentés par des indices plus ténus encore. Une fosse isolée et un peu de mobilier constituent alors les ultimes traces d’une fréquentation du secteur.
17Si un grand nombre de périodes chronologiques est représenté sur le site de Port Ariane, force est de constater l’émiettement des phases d’occupation. Même au sein de cette séquence 2, considérée comme l’épisode le plus favorable à l’implantation humaine, des clivages multiséculaires séparent les différentes installations : environ 1500 ans entre le Néolithique final et les premières fosses de l’âge du Bronze (Bronze final I) ; près de trois siècles entre le Bronze final IIb et l’occupation suspendienne, juste ponctués par la présence d’une fosse isolée, datée du milieu du IXe s av. J.-C. ; trois siècles encore entre le premier âge du Fer et les vestiges du IVe s. av. J.-C.… On est par ailleurs frappé par la brièveté des occupations, lorsque leur durée peut être précisée. Seules l’exploitation du premier vignoble et l’utilisation du bâtiment gallo-romain traduisent une certaine pérennité, pouvant couvrir environ un siècle.
18Trois cents ans de clivage, phénomène couramment observé sur le site, correspondent, à l’échelle protohistorique, au laps de temps séparant quinze générations. Les bénéfices liés à une anthropisation ancienne (aménagement, entretien…) ont alors selon toute vraisemblance été effacés. Il est vrai que l’absence de vestiges ne signifie pas pour autant la désertion totale du lieu qui a pu continuer à être investi sous une forme plus ténue. Certaines fréquentations sont, on l’a vu, révélées très fugitivement par de rares indices. D’autres épisodes ont pu nous échapper. Cependant, même entre les phases d’occupation les plus rapprochées, aucune filiation n’est perceptible, autre que la structuration dirigée par l’axe naturel et permanent que constitue le chenal. Les espaces investis ne se superposent pas, la rive gauche puis la rive droite sont alternativement occupées. La nature même des installations est variable et traduit les différents statuts du lieu, tour à tour site d’habitat et terre exploitée. Chaque nouveau passage semble totalement ignorer les aménagements antérieurs. Les liens qui sur d’autres sites sous-tendent en filigrane une continuité entre deux phases séparées chronologiquement, sont ici totalement absents.
19L’interprétation sur la longue durée des vestiges de Port Ariane nous conduit à la conclusion un peu paradoxale d’un lieu suffisamment attractif pour motiver des retours successifs, mais sur lequel les installations ne se fixeraient pas durablement.
4. La mise en valeur du site : des investissements limités
20La séquence 2 définie par la géomorphologie traduit, on l’a vu, un épisode de relative stabilité par rapport aux grandes phases de débordement qui la précèdent ou la suivent. Les crues du fleuve sont alors moins virulentes, le taux de sédimentation est faible. Pour autant, la micromorphologie décrit des conditions édaphiques très humides : le site est régulièrement inondé, les sols sont engorgés une bonne partie de l’année, le milieu est très réducteur. Entre l’âge du Bronze et l’Antiquité tardive, le niveau d’étiage de la nappe phréatique se trouve à 0,50 m NGF, soit moins d’un mètre sous les niveaux de circulation contemporains1. Les autres disciplines confirment ces traits d’humidité (phytolithologie, malacologie, entomologie) (fig. 5).
21Ces caractéristiques limitent les potentialités agrologiques du secteur, seules les espèces supportant une forte humidité pouvant s’y développer (parmi lesquelles la vigne). De plus, les sols lourds hydromorphes sont peu propices aux pratiques aratoires antiques, s’accommodant mieux des sols légers et peu profonds (Berger et al. 1997 : 135).
22Ces terrains engorgés auraient néanmoins pu être drainés par la mise en place d’un réseau de fossés. Or un tel dispositif n’a jamais été mis en œuvre à Port Ariane durant la séquence concernée. Les six fossés étudiés sur le site ne sont pas contemporains et s’échelonnent entre le IVe s. av. J.-C. et le IIIe s. ap. J.-C. (fig. 6). Leur gabarit est modeste : entre 1 m et 1,60 m de large, pour une profondeur maximale de 0,80 m sous le niveau d’ouverture. Ils comportent souvent des traces de curage, mais l’homogénéité de leur matériel indique une période d’utilisation assez brève. S’ils ont pu contribuer à évacuer les eaux superficielles en période d’intempéries ou après une crue, leur capacité de drainage reste très localisée et ils ne permettent pas l’assèchement du terrain en profondeur sur une grande surface. La vocation initiale de certains d’entre eux est d’ailleurs incertaine et n’est pas forcément liée au drainage. C’est le cas du fossé curviligne du Ier s. av. J.-C., dont la fonction reste énigmatique.
23On peut également s’interroger sur l’utilité du fossé longeant le chenal dans la deuxième moitié du IIIe s. av. J.-C. Traversant toute l’emprise du décapage sur 200 m de long, il s’agit du fossé le plus profond du site (0,80 m de profondeur). Aucun aménagement contemporain ne lui est associé. L’immédiate proximité du chenal rend douteuse une fonction liée à l’évacuation de l’eau, le cours naturel remplissant plus efficacement cet office. Il est possible que la partie active de l’aménagement ne soit pas la structure en creux, mais le talus constitué avec les matériaux mobilisés. Il aurait alors formé une petite digue le long du chenal, protégeant la rive droite contre les inondations.
24Le fonctionnement du fossé longeant le bâtiment romain est, quant à lui, directement lié à l’édifice. Il sert d’exutoire au caniveau traversant la salle de stockage et recueille sans doute également les eaux de toiture pour les évacuer vers le chenal tout proche.
5. Les plantations de vigne
25À partir de la fin du IIIe ou du début du IIe s. av. J.-C., la rive occidentale du paléochenal est consacrée à la viticulture (Jung 2007). Les fosses de plantation sont de forme allongée et reçoivent un plant à chaque extrémité. Elles sont rigoureusement alignées en rangées parallèles (fig. 7). La densité de la plantation est d’environ 10 000 pieds à l’hectare. De nombreuses fosses perpendiculaires ou obliques par rapport à la trame initiale témoignent de l’usage du provignage pour le renouvellement des plants et attestent une certaine durée de l’exploitation. Celle-ci couvre tout le IIe s. av. J.-C., d’après le mobilier contenu dans les fosses et la chrono-stratigraphie. Ce type de plantation en alvei est abondamment décrit par les agronomes antiques (Pline l’Ancien, Histoire Naturelle ; Columelle De l’agriculture ; Palladius, Traité d’Agriculture), et peut être sans conteste associé à la viticulture. Les fouilles archéologiques en ont révélé de nombreux exemples en Gaule Narbonnaise (Monteil et al. 1999 ; Boissinot 2001). L’originalité du vignoble de Port Ariane réside en son étendue. Les fosses s’étendent dans l’emprise sur plus de deux hectares. Le strict alignement des fosses et leur maillage uniforme indique une plantation d’un seul tenant. Les dimensions minimales de la plantation sont de 210 m du nord au sud et 110 m d’est en ouest.
26La datation de l’exploitation coïncide avec la phase de développement de la production vinicole locale, déduite des données carpologiques et céramologiques du site de Lattara (Py et Buxó i Capdevila 2001 : 40). L’implantation de ce vignoble sur des terres aux potentialités agricoles a priori limitées constitue l’illustration la plus évidente de l’emprise de la cité. Les meilleures terres arables devaient être déjà cultivées et cette implantation peut traduire une carence en surface disponible. L’accroissement des surfaces dévolues à la viticulture impliquerait la conquête de nouvelles terres ou, plus vraisemblablement, leur changement d’affectation en faveur d’une culture plus rentable. La plantation en sol hydromorphe peut également résulter d’un choix de production orienté vers le rendement plus que vers la qualité.
27Une deuxième phase de plantation intervient autour du changement d’ère. Les plants sont alors installés au fond de tranchées alvéolées. Cette nouvelle exploitation, dont les vestiges sont très lacunaires, n’atteint pas la densité de la précédente. Elle contraste également par l’apparent manque de rigueur de sa mise en œuvre : les tranchées sont sinueuses, non parallèles. Leur disposition est manifestement soumise à la topographie et elles suivent l’axe des chenaux secondaires.
28Le premier vignoble, par son étendue et sa densité, suppose, pour sa mise en place et son entretien, l’implication d’un groupe humain important et structuré. Le second offre un contraste frappant. Même si une partie des lignes a disparu, on perçoit mal l’articulation en plan de cette plantation. Remontant à une période dont le savoir-faire technique, autant que les besoins, sont avérés (Monteil et al. 1999 : Boissinot 2001), on peut se demander quels sont les protagonistes de cette plantation et quels en sont les débouchés. Compte tenu de la faible ampleur de cette plantation, il est possible que le raisin produit ne soit pas destiné à la vinification mais à la consommation directe.
6. Quelles productions durant la période romaine ?
29Deux bâtiments romains ont été partiellement dégagés au nord de l’emprise, en bordure du chenal (Conche 2007) (fig. 8). Le plus ancien, daté du Ier s. ap. J.-C., est une simple unité rectangulaire. Le second édifice, au nord, est plus complexe et imposant. Les ensembles mobiliers associés s’échelonnent entre la fin du IIe s. et le troisième quart du IIIe s. ap. J.-C. L’abondance des éléments résiduels du Ier s. peuvent toutefois indiquer une origine antérieure. L’ensemble est limité au sud et à l’ouest par un mur de façade à contreforts externes. À l’intérieur, une cour est bordée au sud par une colonnade, à l’ouest par un portique adossé à une vaste salle à deux nefs. La surface restituée de cette salle est de 132 m2. Trois imposantes bases de support sont alignées sur l’axe central de la pièce. Elles répondent, à l’est, aux contreforts du mur de façade et participaient, avec le mur du portique, au soutènement d’une charpente pouvant abriter un étage. Un caniveau couvert traverse la salle au nord. Il se jette dans un fossé courant parallèlement au chenal, en bordure de l’édifice.
30L’état lacunaire du plan, l’absence d’éléments significatifs ne permettent pas de préciser la vocation de cet établissement. Il est probable que le choix de son implantation soit dicté par la présence du chenal. Une surface empierrée, en bordure de berge, découverte lors de l’intervention sur Port Ariane 4, immédiatement au nord de notre emprise, facilite l’accès au chenal. Celui-ci a pu servir de point d’eau, être utilisé pour ses capacités hydrauliques, voire comme voie d’accès pour la petite batellerie. Les activités domestiques sont attestées par la présence de rejets de consommation. Une pièce revêtue d’enduits peints peut appartenir à la partie résidentielle, s’ouvrant sur la cour intérieure et se développant hors de l’emprise fouillée. La vaste salle évoque, quant à elle, un espace réservé au stockage, peut-être complété d’un étage.
31La nature des produits entreposés et, partant de là, des productions de cet établissement, demeure inconnue. Compte tenu de la datation avancée de l’édifice, l’absence de dolia ne permet pas d’écarter totalement l’hypothèse d’un chai, ce type de conteneur étant peu à peu supplanté par le tonneau. Aucune base maçonnée servant à asseoir les foudres n’a cependant été trouvée. On notera également, dans l’emprise fouillée, l’absence de cuves et d’installations de pressurage, comme celle de traces de plantations pouvant témoigner de la pratique de la viticulture, pourtant bien attestée pour les périodes antérieures. Un autre argument nous incitant à écarter pour le site de Port Ariane une fonction vinicole est sa chronologie. La construction d’un vaste ensemble à la fin du IIe s., et sa perduration sur une grande partie du siècle suivant, apparaissent discordantes au regard des données régionales. En effet, à partir de la fin du IIe s. ap. J.-C., on assiste en Gaule Narbonnaise à un déclin généralisé des installations viticoles de petite et moyenne importance (Brun, Laubenheimer 2001 : 215 ; Buffat, Pellecuer 2001 : 110). L’investissement consenti à Port Ariane traduit une prospérité basée, semble-t-il, sur d’autres productions. L’élevage peut être retenu au premier rang de celles-ci. Les données environnementales s’accordent à décrire un milieu fréquemment engorgé, au couvert herbacé. Ce type de prairie humide est favorable au pacage de bovins. L’étude archéozoologique conforte cette hypothèse en révélant un spectre faunique largement dominé par les bovidés et où les porcs sont totalement exclus. Port Ariane se démarque par ces deux traits des sites languedociens de référence. Autre particularité : le très grand format des animaux, qui laisse envisager une sélection d’individus de grande taille en vue de leur utilisation pour leur force de traction.
7. Entre absence et présence : regards croisés des archéologues et environnementalistes sur l’impact anthropique à Port Ariane
32La fréquentation du site de Port Ariane apparaît, d’après les données archéologiques, très discontinue. Des clivages importants séparent des occupations de courte durée, aucune filiation n’est perceptible entre les différentes installations. Les indices sont souvent très ténus et se rapportent à des activités que nous avons du mal à définir. Cet état des lieux peut paraître paradoxal compte tenu de la proximité de l’agglomération de Lattara. On aurait en effet pu s’attendre de la part de la cité à un investissement plus conséquent en faveur de l’aménagement et de la mise en valeur de cette zone. Hormis la plantation d’un vignoble sur une grande étendue à la fin du IIIe s. av. J.-C., l’emprise de la ville est insensible à Port Ariane.
33Pourtant, en dépit de la fugacité des indices archéologiques, les résultats des études environnementales attestent, sur le site, une pression anthropique constante. Tout au long de la séquence, le milieu reste très ouvert, avec un couvert herbacé ras. L’abandon de la zone durant de longues périodes, suggéré par l’absence de vestiges archéologiques, aurait inévitablement engendré une reprise forestière qui ne s’est jamais produite2. Le paysage de prairie humide que nous renvoient les différentes disciplines paléobotaniques, loin de suggérer un espace naturel, est maintenu artificiellement et sous-entend un entretien régulier.
34Si les communautés qui se sont succédé à Port-Ariane n’ont pas cherché à modifier fondamentalement le degré d’hydromorphie des sols, c’est qu’elles ont su s’accommoder et même tirer profit de ce milieu aux « potentialités agrologiques limitées ». Ces conditions édaphiques écartent avant tout la céréaliculture. Pour accueillir cette culture, ces terrains engorgés auraient nécessité l’installation d’un dispositif de drainage qui n’a jamais été mis en œuvre. Les résultats de la micromorphologie, de l’entomologie et de la phytolithologie s’accordent pour démontrer qu’elle n’a sans doute pas été pratiquée directement sur la zone durant les périodes étudiées. L’analyse micromorphologique de la séquence 2 révèle l’absence de traits caractérisant les labours. La phytolithologie restitue, quant à elle, un couvert herbacé à dominante graminaire, mais d’où sont absentes les céréales. Enfin le cortège d’insectes ne comprend pas de prédateurs de ces cultures. La présence de carpo-restes parmi les déchets de consommation, ou de structures de stockage, n’est pas contradictoire, les champs pouvaient être plus éloignés.
35De fait, il ne faut pas oublier les autres composantes de l’agriculture et la nécessaire complémentarité des sols au sein d’un terroir. Aux différentes composantes écologiques correspondent des ressources variées et des pratiques agricoles diversifiées, l’ensemble se conjuguant pour constituer le territoire de subsistance. Dans le méandre de Bucy-le-Long (vallée de l’Aisne), la restitution des terroirs des établissements ruraux de La Tène finale montre une association en proportions constantes des différentes classes pédologiques (Thouvenot, Gransar et alii 2000). Les sols lourds, argileux, présentant des problèmes de drainage et/ ou d’inondations hivernales constituent 16 à 27 % de la surface des terroirs. Ils peuvent être consacrés à l’élevage sur prairie humide pour certaines espèces animales, ou à des cultures maraîchères. Dans des conditions assez proches, on peut envisager à Port Ariane une dévolution à l’élevage ou aux herbages, dont les textes médiévaux nous apprennent qu’il s’agit d’une ressource des plus lucratives (Blanchemanche 2000 ; Chapelot, Rieth 1995). Le paysage de prairie humide que renvoient les différentes disciplines paléo-environnementales s’accorde bien à ce mode d’utilisation. Parmi le cortège d’insectes, l’identification d’espèces coprophages inféodées aux mammifères herbivores en atteste la présence sur place pour l’âge du Bronze et tout l’âge du Fer. D’un point de vue archéozoologique, le site de Port Ariane se caractérise, depuis le Chasséen jusqu’à l’époque romaine, par la prépondérance des bovins parmi les espèces consommées. Pour la Protohistoire en particulier, le spectre faunique est totalement discordant par rapport à celui des sites environnants, dominé par les ovicaprins.
36Les ressources végétales spécifiques de ce milieu ont pu également être exploitées avec profit. Ainsi les roselières, dont la construction est grande consommatrice, et les autres plantes aquatiques ou de ripisylve.
37Mise en pâture, fauche des herbages, cueillette des roseaux ou des branchages constituent une part importante de l’économie vivrière. L’archéologie, basée sur l’étude des vestiges matériels, ne rend que très imparfaitement compte de ce mode d’utilisation non assorti d’investissement lourd en terme d’aménagement. Ce sont ici les disciplines environnementales qui témoignent d’un maintien sur la longue durée d’une pression anthropique. Loin d’apparaître comme ingrates, les terres hydromorphes de la basse vallée du Lez rassemblant ces potentialités ont pu être convoitées et utilisées avec profit par les communautés riveraines. Leur gestion doit s’envisager en complémentarité avec celle des sols mieux drainés.
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Notes de bas de page
1 Le niveau minimal de la nappe permanente est déduit de la côte d’apparition des matières organiques et des insectes fossilisés dans les structures en creux.
2 La micromorphologie, la malacologie, la phytolithologie et l’entomologie donnent des résultats remarquablement convergents en ce qui concerne le taux d’humidité, l’ouverture du milieu et le couvert végétal. Ces quatre disciplines documentent le lieu même du prélèvement et nous renseignent ainsi sur l’environnement stationnel. L’anthracologie et la carpologie ont une portée plus étendue et couvrent un rayon de plusieurs centaines de mètres. Les échantillons prélevés pour ces disciplines proviennent de structures archéologiques et subissent par ailleurs le filtre des activités anthropiques. Les boisements révélés par l’anthracologie peuvent être plus éloignés, sur des sols mieux drainés. De même, les communautés végétales attestées par la carpologie à partir des adventices témoignent de l’environnement des cultures, non de celui du site de stockage ou de consommation.
Auteurs
Ingénieure chargée de recherches, INRAP Méditerranée, UMR 5140 Archéologie des sociétés méditerranéennes, Montpellier III-Lattes. isabelle.daveau@inrap.fr
Géomorphologue, INRAP Méditerranée, UMR 5140 Archéologie des sociétés méditerranéennes, Montpellier III-Lattes. christophe.jorda@inrap.fr
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