Conclusion
L’individuation à gros grain de la maxime
p. 227-256
Texte intégral
1Dès lors la solution de cette difficulté semble ne pas reposer dans le recours à la formulation, ni aux trois formulations possibles de l’impératif catégorique comme à un test qui permettrait de résoudre tous les moments de l’existence éthique. Outre qu’on pourrait objecter à Derek Parfit que la question qu’il pose est une question pragmatique, qui bien évidemment ne tombe pas sous le coup de l’impératif catégorique, et non pas une question pratique1. C’est pourquoi, je reprends à mon compte la question que pose Owen Flanagan à Kant, alors même que la réponse qu’il lui apporte ne me satisfait pas entièrement. Et c’est à préciser les points de distorsion que je pense nécessaire de faire subir à ses affirmations que je m’emploierai pour, non pas terminer, mais pour ouvrir ce travail à des recherches à venir :
« Le kantien idéal qui délibère, après tout, doit être un bon détecteur de situations faisant appel à son style particulier de délibération morale, au style particulier qu’il a de conduire une abstraction en fonction d’une tâche. Comment devient-on un bon détecteur de situations faisant appel à la délibération et à la sensibilité morales ? Tout simplement par l’éducation morale. (…)
Un trait intéressant du kantisme et de l’utilitarisme, mais qui n’est absolument pas unique à ces théories, est que les sensibilités requises pour identifier les problèmes moraux exigent la compréhension et la mise en œuvre des concepts qui figurent précisément dans la procédure de décision spécifique à chacune de ces théories. Pour le kantien, une situation exige l’attention morale si et seulement si une question de droit est en jeu – c’est-à-dire si et seulement si une personne se voit refuser le respect ou si une personne (y compris soi-même) risque d’être utilisée uniquement comme un moyen »2.
2La question qui me retiendra donc dans ce dernier moment est celle de ce qu’il est possible de considérer comme étant le point de vue kantien sur le monde. Cela demande que nous comprenions comment le sujet kantien identifie les situations auxquelles il réagit. Il s’agit de déterminer comment le sujet moral identifie les situations auxquelles il répondra sous un angle moral. Quelles sont les situations qui appellent une réponse dans des termes moraux ?
3La question est donc celle non pas de la constitution de la situation, qui comme telle doit bien être donnée dans le monde, et que je continue de traiter comme un ensemble d’états de faits. Il me semble que c’est au fond cette question qui se rencontre, celle du point d’accroche, sur une propriété de la situation, de l’articulation entre une description à grain fin (de la situation) à une description à grain épais (de l’action dans sa perspective normative). Car s’il est possible de déterminer le mode d’instanciation du devoir dans l’analyse précédente, c’est en déterminant comment le sujet kantien identifie les situations auxquelles il choisit de répondre. Et bien évidemment le sujet kantien apparaît dans ce cas comme instanciant le sujet qui adopte sur le monde une position déontologique.
4Il faut donc alors qu’il y ait, sous, ou dans le regard du sujet moral kantien, quelque chose qu’il identifie comme un point saillant sur lequel il puisse prendre appui pour accrocher son action (au sens phénoménal de ce concept) au monde, pour agripper la situation dans laquelle il détermine qu’il se trouve. Dès lors le passage doit se faire entre le grain fin de la situation et le grain plus épais, nécessaire pour faire fonctionner la normativité. Il faut supposer, bien que cela ne soit pas développé dans la pensée kantienne, quelque chose comme un point saillant qui, dans la perception que nous avons du monde, demande que nous agissions dans les termes qui sont ceux de l’impératif catégorique3. Car toutes les situations ne le demandent pas, et on peut considérer par exemple, bien que j’aie déjà exprimé mes réticences sur ce point, que la question du choix du métier, par exemple, n’impose pas que la traitions dans des termes moraux. Je rejoins alors la position de Jonh McDowell pour qui : « The relevant notion of salience cannot be understood except in terms of seeing something as a reason for acting that silences all others »4.
5Une perception, ou une conception, morale se manifeste dans certaines situations et pas dans d’autres. Il fallait donc comprendre comment nous faisons apparaître une question de type moral dans certaines situations et pas dans d’autres, pourquoi certaines situations semblent opposer une résistance à ce type de perception, soit qu’elles n’entrent pas dans les concepts moraux, soit que, si elles y entrent, les résultats produits paraissent insatisfaisants.
6J’entends négativement par question morale toute question qui fait envisager un choix parmi les possibles qui ne dépende pas uniquement de critères pragmatiques de réalisation : la question de l’adaptation des moyens aux fins n’est pas une question de type moral, du moins pas directement, même si elle peut intervenir dans la morale. Est morale une opération de tri entre des possibles qui repose sur une appréciation de leur valeur morale (sans préjuger de la façon dont nous établissons nos jugements de valeur). Mais cette définition de la morale ne permet pas de déterminer quand nous mobilisons les concepts, et quand, même si nous les mobilisons, les résultats qu’ils fournissent ne paraissent pas déterminants. Pour le dire sous une forme plus simple, je ne pense pas que toutes les situations demandent que nous les formulions dans des termes éthiques5.
7Le repérage de ces situations, que je ne prétends pas avoir achevé dans cette étude, m’a semblé possible en termes de « grain » : il me semble que la possibilité ou l’impossibilité, dans une situation donnée, du passage du grain fin, celui que nous avons à propos des situations dans lesquelles nous nous trouvons, au grain épais, celui de la normativité, produit parfois des effets contraires à la normativité elle-même. Je pense cependant avoir repéré là plus un problème central, qu’une solution. Car il reste maintenant à comprendre pourquoi certaines situations se prêtent à ce passage, dans la perspective pratique, du grain fin au grain épais et pourquoi d’autres ne s’y prêtent pas.
8En particulier, l’hypothèse que je défendrais sur ce point est que ces situations ne résistent pas par essence à l’emprise normative (au sens où il est tout à fait possible, en elles, de faire son devoir, ou ce que l’on considère comme éthiquement satisfaisant), mais que c’est par un effet de formulation de nos positions éthiques et de nos maximes que nous obtenons, en retour, des distorsions qui, peut-être, n’existent ni dans la situation en elle-même ni dans nos concepts moraux, mais du fait du point de rencontre entre la situation et nos concepts. Et je retrouve donc, à ce propos, le concept d’aspérité qui a assurément une importance décisive.
9En effet cette question intervient avant même toute conception morale, j’entends par là, avant la partition des différents jugements moraux dont les modes d’articulation de la norme morale à la situation présentent des différences parfois irrécusables. Elle se pose avant toute institution d’une morale particulière : je cherche à préciser le point d’articulation de la conception morale dans ce qu’elle a de plus fondamental avec les situations dans lesquelles nous agissons. La question que je pose intervient à un niveau plus fondamental que celui des différentes normes morales, ou des différentes valeurs morales telles que nous les connaissons et telles que nous sommes parfois amenés à les opposer les unes aux autres. Je me demande comment nous savons que nous sommes dans une situation qui exige une réponse morale. Je voudrais tenter de déterminer pourquoi nous choisissons de regarder une situation donnée dans le monde sous un angle moral. Mais je me demande aussi ce qui peut nous donner une certitude que nous agissons bien, alors même que nous ne parvenons pas à le dire dans des termes moraux.
10Je ne pense d’ailleurs pas que cela signifie la fin de la méta-éthique. Je n’interprète pas cette situation comme signifiant que notre pouvoir de compréhension des situations et des normes a échoué, mais plutôt comme l’occasion et le signe qu’il faut faire là une théorie générale des aspérités éthiques et des saillances éthiques des situations. Il faudrait parvenir à rationaliser ce qui, dans une situation, permet d’y accrocher une visée pratique, dans le sens général ou particulier du terme de pratique.
11On pourrait bien sûr considérer que cette identification de la situation comme appelant une réponse morale est directement dépendante de la conception morale que nous avons : nos concepts moraux pourraient en effet entraîner un découpage spécifique et signifiant de la situation, de sorte que nous décidions qu’il faut par exemple y réagir : on pourrait considérer que c’est parce que nous avons identifié un devoir d’assistance que nous réagissons à la détresse des autres en leur portant secours, mais ce devoir n’est pas instancié comme tel dans la position déontologique kantienne, où seule une forme est obligatoire, et non pas un contenu.
12De la même façon si nous repérons une utilité possible pour l’humanité en général, alors nous défendons telle solution dans telle situation identifiée en ce qu’elle permet de promouvoir l’utilité. Et en effet cette réponse paraît être la plus simple : dans une situation donnée, nous évaluerions constamment notre décision au regard des concepts moraux qui sont les nôtres. Mais elle renvoie à une position anti-réaliste que je ne suis pas prête à adopter. Je me place donc au cœur de la conception réaliste de l’éthique pour comprendre, à partir d’elle, les obstacles à la mise en œuvre de l’éthique.
Comment les questions morales se posent-elles ?
13J’envisage le rapport entre l’agent et la situation dans laquelle il fait, ou non, intervenir des représentations morales. Or mon point de départ est moins raffiné que l’hypothèse 0,
(0) Nous faisons passer le test moral (de l’universalisation) à toutes les situations
14mais aussi plus fondamental : je ne pense pas que nous évaluions toutes nos décisions au regard de la morale et je me demande s’il n’y a pas une classification plus radicale des situations, distincte d’une classification ontologique, qui produirait une ramification antérieure au choix moral lui-même. Je ne pense pas que toutes nos décisions soient évaluées au regard de la morale mais je pense que certaines situations nous apparaissent comme fondamentalement neutres au regard de la morale.
15Cette hypothèse entraîne, si elle est vérifiée, que certaines situations ne seraient pas concernées par une analyse de type moral. C’est là un des points qu’il faut clarifier car il désigne ce tri antérieur au tri qui s’effectue, à l’intérieur d’une théorie déjà constituée, entre les bonnes et les mauvaises actions. Car précisément il me semble que nous ne jugeons pas de toutes nos décisions au regard de considérations morales : je propose de suivre une piste différente selon laquelle, parfois, nous ne concevons pas que la morale soit impliquée par la situation dans laquelle nous nous trouvons.
16Mon hypothèse est soutenue par un autre aspect de la mobilisation de la morale : il peut se faire que les considérations d’ordre moral ne paraissent pas pertinentes quand bien même l’agent moral tenterait de les mobiliser. Ainsi on peut trouver des situations dans lesquelles on pose une question morale, on y répond (elle peut donc être décidée) et pourtant la réponse n’est pas jugée pertinente sans que soit envisagée une révision de notre conception morale. C’est ce type de problème qui conduit à proposer une telle hypothèse : comment expliquer que nous mobilisions des concepts moraux et que nous puissions juger que leur résultat n’est pas pertinent ? Il doit y avoir, pour en juger, un socle fondamental que je détermine pour le moment comme le niveau où se pose (ou pas) la question morale.
17Cette question pourrait concerner le statut des indifférents et leur articulation au jugement moral. Ici un embranchement se dessine à propos du statut de l’indifférent en morale : on peut considérer que, une fois que le jugement moral a été porté, des actions sont identifiées comme bonnes, d’autres comme mauvaises, tandis que des actions à propos desquelles cette appréciation est impossible restent indifférentes. Mais on peut aussi considérer que le jugement d’indifférence laisse certaines situations comme extérieures à la morale dans ce que j’appellerais une indifférence plus radicale. Il y aurait donc deux déterminations possibles de l’indifférence en morale qui découleraient de cette analyse :
Indifférence (1) : Une situation est indifférente moralement. Indifférence (2) : L’action est une réponse moralement neutre à la situation.
18L’indifférence de type 2 est ainsi celle de notre action lorsque nous omettons une action méritoire : nous nous abstenons d’actions qui relèvent du devoir au sens large. Par exemple, nous ne portons pas assistance lorsque porter assistance demande que nous contournions des dangers trop grands pour que la morale puisse nous enjoindre de les affronter car notre existence serait mise en péril par notre intervention dans la situation. Dans ce cas, notre conduite est indifférente, au sens de neutre moralement, alors même que la situation est concernée par une appréciation morale.
19Toutefois la valeur d’indifférence, comme indifférence à la loi morale, risque bien de disparaître dans une telle analyse. Je ne pense pas, suivant en cela une détermination kantienne, que nous l’ayons ainsi saisie. Car elle risque évidemment dans ce cas de devenir la marque de ce qui est licite, c’est-à-dire que, du point de vue de la loi, rien ne peut nous être reproché. De sorte que cet indifférent finit par entrer dans une détermination légale, ou dans une régularité : il n’est pas ce qui échappe à la régularité de type moral, mais sa saillance peut être arasée.
20L’indifférent de type 1 est un meilleur concept de l’indifférence, précisément parce qu’il ne risque pas de se confondre avec le licite. Un exemple clair du problème qui m’occupe est soulevé par le problème de Derek Parfit. Cette question entraîne de fait une ramification plus fondamentale de notre appréciation morale des situations (faut-il dire que notre appréciation morale des situations est un jugement ?).
21Je préfère pour le moment ne pas procéder à un tel glissement de l’appréciation au jugement, pour des raisons que je pourrais préciser, en particulier quant à la possibilité de défendre dans la saillance morale un contenu non conceptuel qui pourrait être le point aveugle par lequel la morale s’articule à la perception de la situation). Car nous sommes, avec le choix du métier, dans une situation que nous pouvons très bien ne pas penser à interroger d’un point de vue moral, et qui n’offrira pas d’emprise à la morale si nous tentons de la faire intervenir à son propos.
22Il faut comprendre donc le problème que soulève Derek Parfit, non pas seulement à l’intérieur du kantisme, même il pourrait y trouver une solution. Ce n’est d’ailleurs pas à l’intérieur du kantisme qu’il soulève le plus de problèmes et il est possible d’y répondre en utilisant les concepts moraux kantiens. De l’intérieur du kantisme, dans un commentaire purement historique, la question n’est peut-être pas aussi corrosive qu’elle pourrait le paraître. Il faut commencer par en prendre la mesure. J’écarte donc ce point, qui demande toutefois que nous construisions le caractère non déterminant de cette question eu égard à l’abandon ou à la conservation d’une position de type kantien dans le domaine normatif. Le point ici n’est pas de déterminer quelle position nous devons adopter à l’égard du kantisme mais de comprendre quel type de difficultés une telle question soulève à propos de l’ontologie de l’action.
23Car il est possible de reconstruire une réponse de type kantien qui demande seulement que nous distinguions les fins et les moyens. Or l’impératif catégorique interroge les fins que nous nous donnons. Ce sont bien elles que nous devons passer au crible du test de l’universalisation. Si nous formulons, dans une perspective kantienne, la question en termes de fins sous la forme suivante : « Dois-je vouloir développer toutes les qualités et tous les talents qui sont en moi autant qu’il est en mon pouvoir ? », il est possible de répondre oui, en considérant que tous les autres êtres rationnels doivent agir de même. Cela ne pose aucune difficulté6.
24Une question ici reste en suspens : en quel sens puis-je dire qu’il faut développer toutes les qualités si les qualités sont également nécessaires pour accomplir de grands crimes ? Il semble que, dans un cas, les qualités de la personne (l’exemple le plus clair et le plus maniable est le courage) soient des neutres moraux qui peuvent nous conduire aux meilleures actions, comme aux pires, et que, dans l’autre, elles soutiennent une qualité morale de la personne. Cela signifie-t-il une tension entre, dans un cas, une neutralité morale des qualités de la personne, et dans l’autre cas, à savoir le devoir de les développer, une détermination positive qui leur serait apposée ? Est-il nécessaire de leur accorder une valeur morale pour comprendre qu’il nous soit fait un devoir de les développer ?
25Il n’est sans doute pas nécessaire de pousser la formulation kantienne de la morale jusque dans ce retranchement, et on peut sans doute considérer qu’il soit fait un devoir à la personne de développer son être sans que cela recouvre un devoir de développer des qualités instanciées comme des qualités en elles-mêmes morales.
26Or la distinction conceptuelle à laquelle nous pousse cette situation pour la comprendre exactement dans des termes kantiens conduit à la distinction de deux situations qui, même dans les descriptions les plus précises et les plus fines que nous pourrions en donner, demeurent extrêmement proches : il faut cultiver ses qualités, et les développer autant qu’il nous est possible, mais non pas parce que ces qualités valent en elles-mêmes, simplement parce qu’il faut accomplir son être. On pourrait donc considérer qu’il faut accomplir son être (ce qui passe par un accomplissement de toutes nos qualités) mais on ne saurait dire à proprement parler qu’il faille développer ses qualités (même si on a toutes les raisons de penser que ces deux propositions se recouvrent très exactement).
27On a donc toutes les raisons de penser que, au cœur de la formulation kantienne de la morale populaire, se joue une question très précise concernant la formulation de notre maxime, qui n’est autre que la description de ce que nous faisons. Il me faut, pour écarter un certain nombre d’affirmations qui fausseraient la pensée kantienne, rendre raison de cette équivalence entre formulation de la maxime et description de ce que nous faisons. Car on pourrait à tort ici s’orienter vers une interprétation de la position kantienne comme intentionnelle jusqu’à un point extravagant, ce que je conteste.
28C’est un point plus fondamental que le problème de Derek Parfit me paraît soulever. Car ainsi formulée, la question posée conduit à écarter l’hypothèse la plus simple et la plus intuitive à propos de l’articulation entre la situation et la détermination de sa dimension morale. Cela me conduit à une autre hypothèse :
290’ : Des propriétés de la situation font qu’elle doit être résolue moralement
30Du point de vue de l’hypothèse 0’, un des meilleurs candidats à la résolution de cette question, est l’intersubjectivité, qui semble induire d’emblée la position de la question morale, ou encore les conséquences de mes actes, mais d’autres critères pourraient intervenir, qui seraient déterminés strictement par le contexte de l’action, c’est-à-dire par sa situation.
31Le problème de Derek Parfit engage une relecture plus fondamentale : comment peut-il y avoir des situations dans lesquelles nous posons une question de type moral, nous y répondons (elle peut aisément être décidée) et nous ne considérons pas que la solution soit ainsi satisfaisante ? Il y a donc un embranchement plus fondamental que celui de la répartition entre bonne et mauvaise action, où se détermine la dimension morale de la situation dans laquelle nous nous trouvons (et qui sans doute aussi, pour partie, dessine la situation dans laquelle nous nous trouvons, en en arrêtant les frontières).
32Il ne s’agit pas en effet d’un correctif de notre appréciation mais d’une situation dans laquelle on écarte le test moral utilisé, et qu’on n’évalue donc pas au regard de la morale, quelque chose comme un indifférent dont la détermination doit précéder le choix moral. Bien évidemment, qu’il ne le précède pas temporellement n’est pas un argument qui écarte l’hypothèse
(1) Avant de juger nos actions moralement, nous opérons un tri plus fondamental qui permet de déterminer quelles situations sont concernées par une analyse de type moral.
33Elle continue de fonctionner si nous nous apercevons, après avoir tenté de mobiliser une appréciation morale, qu’elle n’a pas de prise sur la situation.
34Mais pour cela, il importe de distinguer la question que pose Derek Parfit de celle de la correction possible, ou de la révision possible de nos évaluations morales7. Les situations de révision de nos conceptions morales ne sont pas les mêmes que celles dans lesquelles nous pensons que nos concepts moraux ne sont pas concernés par la situation que nous envisageons et qu’il faut donc la réguler autrement que par eux, sans cependant que cela indique, à notre avis, la nécessité de les modifier pour les rendre plus efficaces ou plus adaptés.
35Le problème que je pose rejoint en somme celui que pose John McDowell8. À ceci près que, là où John McDowell voit une solution, je formule un problème qui désigne l’embranchement fondamental qui seul peut amener à la situation que décrit John McDowell. Sa position consiste à défendre l’idée que, comme d’autres considérations, par exemple les considérations d’utilité, les considérations morales sur une situation sont susceptibles de réduire au silence toutes les autres considérations. En cela, elles ne différeraient d’ailleurs pas fondamentalement des autres considérations portées sur une situation : elles les réduiraient au silence pour un agent qui regarde la situation sous un angle moral (comme elles seraient susceptibles de ne pas le faire pour un agent qui aurait un autre point de vue sur la situation, ou qui la viserait différemment).
36Une question est laissée en suspens par l’affirmation très juste de John McDowell, qui, de mon point de vue, pose davantage un problème qu’elle n’apporte de solution. Car c’est le moment même de la saillance que je voudrais préciser. Quel est le processus qui se met en œuvre lorsque la question morale devient saillante ? Dès lors, la question ne me paraît pas dépendre d’une théorie morale particulière mais interroger le point d’articulation entre une théorie morale et les situations dans lesquelles elle est efficace. Quelles sont les conditions sous lesquelles la question morale paraît déterminante ? Cela dépend-il de la description de la situation ou bien d’un niveau plus fondamental de l’analyse ?
37J’émets donc l’hypothèse
(2) : La question morale émerge sur le système complexe formé par le sujet et les circonstances de l’action.
38Ainsi l’action morale, en tant qu’elle est la réponse apportée à la question morale, demande-t-elle que le sujet envisage la situation dans laquelle il se trouve sous une perspective dont il ne va pas de soi qu’elle sera adoptée. Ce faisant, je ne détermine pas les causes de l’action morale, à propos desquelles je ne m’engage pas ici, mais ce qui se passe lorsqu’une action morale est produite, par un agent, dans une situation concrète. Or il me semble que soulever une question morale n’est pas une propriété de la situation à elle seule (puisque nous verrons qu’il est possible qu’un agent ne perçoive pas de dimension morale à une situation alors même qu’on peut en déterminer une), ni non plus une propriété du sujet (puisque dans certaines situations, le sujet renonce à poser une interrogation morale qu’il a pourtant tenté de solliciter). Mais je tiens, pour identifier comment une action morale est produite et non pas pourquoi elle est produite, que la position d’une question morale serait une propriété relationnelle.
39Pour établir ce point, j’envisagerai la question morale posée par l’agent à propos des circonstances dans lesquelles il se trouve sous trois perspectives : Est-elle imprévisible ? Simplifie-t-elle la situation ? Inaugure-t-elle une nouvelle causalité ?
40Ces propositions, dans leur dimension hypothétique, ne présupposent pas, pour le moment tout au moins, de choix entre les différentes conceptions morales. Je tente de précéder, dans ce propos, toute institution d’une morale particulière. Je vais donc suivre l’hypothèse de l’émergence de la question morale sur le système complexe formé par la situation et l’agent. Cette hypothèse m’a été suggérée d’abord par le caractère imprévisible de la prise en considération de la morale comme réponse à une situation. C’est bien cette perspective que David Chalmers adopte à propos des propriétés émergentes : au sens de l’émergence forte, les vérités concernant le phénomène ne sont pas déductibles du niveau inférieur, et au sens faible de l’émergence, les vérités concernant ce phénomène sont inattendues9 (unexpected).
41Mon hypothèse est donc que la décision prise par l’agent de suivre un embranchement moral dans le rapport qu’il entretient à la situation relève d’une appréciation qui, de la part de l’agent, n’est pas entièrement prévisible. Il y a quelque chose comme une dimension locale de cette appréciation qui pourrait révéler, par exemple, des hiérarchies locales. Voir ou ne pas voir une dimension morale dans la situation ne peut pas être entièrement prévu : certains agents soulèveront une question à propos d’une action comme mentir alors que d’autres n’en soulèveront pas. J’analyse ainsi une question qui est occultée parfois en termes de hiérarchie de devoirs : par exemple, il y aurait une hiérarchie de devoirs à faire entre porter assistance et mentir10 dans le cas de la polémique sur le Droit de mentir. Je ne pense pas que, dans ce cas, il y ait une hiérarchie de devoirs : je pense que l’agent qui décide de sauver son ami dans cette situation ne fait pas émerger de question morale à propos de l’infraction à la véracité qu’il entend bien faire.
42Cette dimension imprévisible de la question morale me paraît soutenue par au moins trois arguments (je ne compte pas l’argument 0) :
43Arg. 0 : La dimension morale de la situation peut ne pas motiver l’agent.
44Certes cet argument introduit une imprévisibilité de l’action morale sur la situation, mais cette imprévisibilité est propre à l’articulation entre la question que pose l’agent, la réponse qu’il y apporte et la motivation que rencontre ou que crée cette réponse. De sorte qu’il ne me paraît pas déterminant ici, puisqu’il adosse l’hypothèse de l’émergence de la question morale à l’imprévisibilité de la motivation de l’agent. J’ai formulé l’hypothèse de l’émergence de la question morale comme sous-tendant l’hypothèse de l’émergence de l’action morale et de ce point de vue, faire intervenir la dimension de la motivation complique le problème et le parasite même si cela me fournit un argument.
45Arg 1 : On ne sait pas si une seule action morale a été produite dans le monde.
46L’argument 1 est un argument négatif que j’emprunte à Kant : on ne peut pas déterminer si une seule action morale a jamais eu lieu. On peut évidemment se contenter de donner de cette position une interprétation strictement liée à l’intériorité indéchiffrable de l’agent : il est impossible de déterminer exactement pourquoi nous faisons ce que nous faisons, et nous pouvons toujours soupçonner des déterminations qui ne sont pas entièrement pures. Mais cet argument soupçonneux n’est pas celui que je mobilise.
47Car il me semble que l’on peut entendre cette impossibilité dans un autre sens : alors même que les agents disposent de la raison pratique qui leur permet de poser la question morale et d’y répondre correctement, on ne peut pas être assuré qu’ils l’aient jamais mobilisée. En somme, toutes les conditions sont réunies pour que la question morale survienne sur la situation mais il n’est pas possible de conclure de la présence d’un agent rationnel agissant dans le monde à la position d’une question morale car la raison pratique peut n’être pas entendue.
48Je ferai donc intervenir un autre argument :
49Arg. 2 : Différence entre le crime et la faute11.
50Cet argument est plus décisif que le précédent car il permet de passer du négatif au positif. En outre, la différence entre un crime et une faute peut être reçue indépendamment des conceptions kantiennes. La différence entre le crime et la faute désigne une différence entre les actions dans lesquelles nous enfreignons la morale avec la conscience de le faire, et celles dans lesquelles nous enfreignons la morale sans avoir à l’esprit que nous le faisons.
51Par exemple, en voulant prévenir la propagation de la rage, je me donne la mort sans penser alors que je me suicide et que cela pose une question morale. Je ne discute évidemment pas ici de la valeur morale du suicide, ni de la prophylaxie de la rage par le suicide… mais seulement d’une situation dans laquelle je réagis sans poser une question morale pourtant déterminante dans mon appréciation de la situation. Il n’est donc pas prévisible que je me pose cette question, pourtant pertinente dans la situation.
52Certes, une telle analyse entraîne une difficulté dont il n’est pas possible de faire l’économie : elle pourrait avoir pour conséquence d’atténuer les fautes, au sens où il nous suffirait de prétendre n’avoir pas saisi, ou tout simplement pas pensé, que nous enfreignions une loi morale, pour que notre faute ne puisse pas nous être décomptée comme telle, ou pour qu’elle soit incroyablement atténuée.
53Je ne suis pas certaine, toutefois, que ce contre-argument soit suffisamment fort pour que nous devions abandonner cette analyse. Car nous nous heurtons dans ce cas à un argument de type juridique. En effet, les sanctions juridiques ne peuvent fonctionner que sous la fiction de ce que nul n’est censé ignorer la loi. Cette fiction, au sens où elle permet de faire fonctionner dans le monde réel ce qui sans elle, ne fonctionnerait pas, est nécessaire pour que les sujets du droit, en infraction avec la loi, ne puissent pas lui échapper. Mais elle n’est nécessaire que pour faire appliquer les sanctions du droit.
54Précisément, la différence entre le droit et la morale, une des différences tout au moins, tient à la sphère de la sanction, qui est centrale dans le droit et qui ne relève pas, en morale, de la même immanence. Que mon argument empêche les sanctions de s’abattre sur le coupable n’est donc pas une conséquence qui suffirait pour m’y faire renoncer. Nous pouvons le conserver tant que nous considérons que la morale est une sphère qui se déploie in foro interno et qu’elle n’est pas tributaire d’un ordre extérieur de sanction qui nous emmène dans une dimension d’hétéronomie.
55Car un tel argument ne pose pas de problème, en fait, tant que nous demeurons dans la sphère intérieure. Dans cette perspective, en effet, nos fautes n’auront pas la même valeur si nous savions, en les commettant, qu’elles étaient des fautes et si nous l’ignorions. Il me semble possible de tenir cette affirmation sans nier la morale, et sans être alors dans l’obligation de développer une casuistique qui nous arracherait sans doute à la sphère de la morale universaliste. J’y vois surtout une raison de déterminer des modes de fonctionnement différents dans le droit et dans la morale. Le droit ne peut pas assumer que les sujets ignorent la loi (même si, de fait, ils l’ignorent bien souvent). À l’inverse, il ne pose pas de problème insurmontable de fonctionnement à la morale de tenir compte que des agents moraux peuvent commettre des fautes morales sans être avertis, au moment où ils les commettent, qu’il s’agit là de fautes.
56De quoi découle l’argument 3 :
57Arg. 3 : Question morale et survenance.
58Emmanuel Hallais propose que l’action morale survient sur la situation parce que, selon lui, dans une même situation, des agents qui réagissent de la même manière ont les mêmes conceptions morales12. Cette affirmation est évidemment fausse puisqu’il est possible de produire, dans une même situation, des actions absolument identiques pour des raisons opposées (dans certains cas, les exigences déontologiques et les exigences utilitaristes produisent les mêmes résultats par des cheminements radicalement différents).
59Elle est fausse également pour la raison qu’un même sujet avec des jugements moraux stables peut produire des actions identiques dans des circonstances différentes : il peut, par exemple, refuser de mentir dans des situations où cela lui serait profitable, serait profitable à un ami, nuirait à un ennemi, etc… : il n’y a donc pas covariation de la situation et de la question que l’on se pose (puis-je mentir ?) ainsi que de la réponse qui lui est donnée (je ne peux pas). Je ne vois pas comment, dès lors qu’il y aurait covariation et dépendance entre la réaction du sujet et la situation dans laquelle il se trouve, nous pourrions parler de morale.
60Le meilleur candidat ici est la conception kantienne de la moralité en ce qu’elle construit un inconditionné précisément contre la covariation : je n’ai pas à changer la question que je pose (puis-je mentir ?) parce que j’ai ou je n’ai pas de liens avec celui qui cela protégerait ou dénoncerait que je dise la vérité. Plus généralement, on peut donc entendre dans l’exigence d’universalité le refus de la covariation nomologique.
61L’autre aspect qu’il faut saisir est celui de la simplification, qui ne me paraît pas poser difficulté. Ellis précise que :
« In general, many lower-level states correspond to a single higher-level state, because a higher-level description H1 is arrived at by ignoring the micro-differences between many lower-level states Li, therefore throwing away a vast amount of lower-level information (coarse-graining) »13.
62La question morale repose en effet sur une simplification de la situation dans laquelle l’agent se trouve. Dès lors qu’il la pose, l’agent réduit au silence un certain nombre de paramètres qui seront récusés et considérés comme non-déterminants (c’est ce que soulignait John McDowell). Il faut ainsi renoncer à envisager l’action soit sous l’angle de notre intérêt, ou sous celui de nos affects (je pense par exemple au reproche fait à Kant de ne pas tenir compte de l’amitié comme composante de la vie morale : qu’il ait tort ou raison sur ce point n’est pas ce qui importe, ce qui importe est qu’il faille éliminer des aspects de l’existence humaine pour faire émerger des déterminations morales).
63De la même manière, l’action morale peut demander que nous ne tenions pas compte des conséquences de nos actes, et que nous posions par exemple la question morale sans envisager l’efficacité de ce que nous allons produire. Cet aspect a entraîné toute la discussion concernant par exemple les liens entre la vie morale et le bonheur, et la pertinence de la question du bonheur dans la question morale. « The irrelevant information is discarded ; significant information is stored in compressed form and the important information is selectively amplified »14. Cette description me semble coïncider très précisément avec le jugement moral, en ce qu’il écarte sélectivement des traits non pertinents (par exemple l’augmentation de notre fortune personnelle, ou les conséquences négatives que nous subirons) et qu’il retient un trait qu’il amplifie aux dépens de toutes les autres considérations. Et j’accroche à cette amplification ou à cet effacement le passage de la situation à l’action.
64En outre, la question morale conduit à déterminer, parmi les mondes possibles, ceux qui sont accessibles à partir de notre monde et ceux qui ne le sont pas. Elle restreint, parmi les mondes possibles, ceux qui sont accessibles en éliminant certains mondes, possibles à partir du nôtre, mais interdits. Certains mondes possibles sont considérés comme inaccessibles, ce qui simplifie la situation dans laquelle l’agent moral se trouve en réduisant le nombre de mondes possibles vers lesquels il peut se porter.
65Or, la spécificité de l’action morale est qu’elle ne covarie pas sur la situation alors que les décisions en termes d’utilité par exemple, dans la mesure où elles s’ajustent à la situation, où elles sont conditionnelles, sont covariantes à la situation. Il faut donc renforcer la réponse de John McDowell à la question de la motivation (qui n’est pas la mienne ici) et ajouter que la question a une spécificité propre : comme elle n’est pas conditionnée par la situation, elle seule est capable d’inaugurer une nouvelle causalité. C’est toute la thématique kantienne de la causalité nouménale et la causalité phénoménale : la causalité phénoménale laisse à l’extérieur d’elle-même la causalité libre. Ce pouvoir de la raison n’est pas soumis à la forme du temps, ni non plus par conséquent aux conditions de la succession du temps.
66En effet, comme le précise Jaegwon Kim, si la propriété de niveau supérieur M peut être réduite à la base de niveau inférieur, le statut causal de N peut être restauré. On se souvient cependant que, si M est émergent, c’est précisément ce qui ne peut pas être fait : les propriétés émergentes, par définition, ne sont pas réductibles à leur base de niveau inférieur15. Une telle détermination se manifeste dans la mise en œuvre du jugement moral tel qu’il est décrit dans la Critique de la raison pure. Ainsi, bien que l’on croie que l’action est déterminée par ses conditions empiriques, on n’en blâme pas moins celui qui a commis une mauvaise action. Le blâme montre que l’on suppose que l’on peut regarder l’action comme inconditionnée par rapport aux conditions antérieures « nonobstant toutes les conditions empiriques »16.
67Or à propos de cette causalité de la raison, Béatrice Longuenesse souligne qu’il est fort possible qu’elle soit indéterminée17 ce qui peut poser la question de la détermination de la morale, en particulier du lien entre conception et moralité ; une conception morale d’une situation doit-elle nécessairement passer par une formulation conceptuelle ? Ne pouvons-nous pas avoir une saisie non-conceptuelle de la situation morale et de ce que nous devons faire ?
68J’ai voulu montrer par ce cheminement que, si on veut avoir une théorie cohérente de la question morale, indépendamment de nos jugements moraux et des caractéristiques propres qu’on entend leur donner, on est amené à la penser comme émergente. Poser une question morale est une propriété émergente. De ce qu’un agent moral se trouve sans une situation déterminée, on ne peut pas en conclure qu’il adoptera ou non une conception morale de la situation, indépendamment des propriétés propres de la situation. Je veux souligner par là que je ne m’engage en rien, dans cette interprétation de l’action morale comme émergente sur une situation, sur les caractères propres de la situation : je ne tranche pas entre une hypothèse qui soutiendrait qu’elle a une dimension morale en elle-même et entre une hypothèse qui récuse cette interprétation qui n’est pas ici mon objet.
69Ce que je vois émerger n’est pas non plus une réponse particulière à la question donnée, et en cela je ne dirais pas que la morale est émergente. Ce qui émerge est, sur une situation habitée par un agent, une question de type moral qu’il pose à la situation. Et le meilleur candidat à une conception émergentiste est la version kantienne de la position déontologique.
70Mais dans la conception kantienne de la morale, dès lors que nous avons la question à propos de la situation, la réponse en découle et en ce sens, on peut dire que, dans la perspective kantienne, l’action morale émerge sur le système complexe formé par le sujet en ce qu’elle est, comme la question dont elle est simplement la réponse, simplifiante, imprévisible et inaugurale d’une nouvelle causalité. Il semble que les caractéristiques propres de l’action morale telle qu’elle est constituée dans la conception kantienne en font à proprement parler une action émergente.
71Cette solution peut-elle être adoptée à l’intérieur du kantisme pratique ? La position kantienne entend bien rendre possible l’action morale en dehors de toute perception de la signification sensible de la situation. Il me semble que c’est sur ce point que les difficultés les plus profondes tendent à se manifester. Comment rendre compte de ce relais qu’il passe à la rationalité de notre perception du monde18 ? Pouvons-nous en penser la possibilité ? Car nous ne sommes bien entendu pas dans la position morale telle qu’elle est exprimée par John McDowell pour qui la morale rejoint des qualités perceptives :
« If ones concedes that a conception of the facts can constitue the whole of a reason for prudent behaviour, one is not at liberty to object to the very idea that a view of how things are might not need supplementing with a desire in order to reveal the favourable light in which someone saw some action ; and a view with that property cannot be shared by someone who sees no reason to act the way in question. If we allow this for prudence, why should we not allow it for morality too ? »19.
72La position kantienne n’est pas d’affûter ce regard moral sur le monde mais de le relayer par une construction rationnelle de la vision du monde que nous pouvons avoir :
« Ainsi donc, dans la connaissance morale de la raison humaine commune, nous sommes arrivés à ce qui en est le principe, principe qu’à coup sûr elle ne conçoit pas ainsi, séparé dans une forme universelle, mais qu’elle n’en a pas moins toujours réellement devant les yeux et qu’elle emploie comme règle de son jugement »20.
73La question est de savoir jusqu’à quel point ce relais est possible. Comment concevoir ici ce que signifie suivre une règle dans la conception kantienne de la morale ? Certes, il est possible de formuler la règle universelle de nos actions, et Kant tombe donc sous le coup des accusations portées contre lui, par exemple en terme de régulisme par Robert Brandom. Mais il est possible de se conduire moralement en appliquant cette règle sans la dire. Il faudrait tenir compte de cette possibilité donnée par Kant lui-même pour comprendre le statut exact de la loi. C’est donc bien dans le passage qu’il met en place de la volonté sainte à la volonté bonne que Kant me paraît modifier des termes du problème et poser soudain le problème moral dans des termes de construction par le sujet et de relais d’une intuition déficiente – alors précisément que le relais ne se fait pas, qu’il ne peut pas fonctionner parce qu’il modifie profondément le mode de fonctionnement de la morale. La piste qui était ouverte par la volonté sainte, d’une spontanéité possible de la morale, relayée par l’impératif catégorique qui mène à ce que la maxime doive être entièrement explicitée, ne fonctionne pas parce que se surimposent des problèmes qui surviennent précisément de cette dimension explicite de la maxime dans une formule universalisable.
74Il demeure que nous dessinons dans cette lecture une conception du regard moral qui identifie une action bonne ou mauvaise dans un mouvement, au sens propre, de formalisation21, qui s’oppose sans doute à la constitution d’un regard de plus en plus complexe22 qui est une autre compréhension de la vertu. Faut-il simplifier la situation pour en comprendre la dimension morale ou au contraire en percevoir toutes les circonstances pour en saisir le sens ? Peut-on considérer que des motifs puissent, en toutes circonstances, constituer des motifs vertueux, ou des motifs vicieux ?
75Si nous suivons cette piste jusqu’au bout, nous aboutissons, en allant le plus possible à partir d’elle, à la conception formelle de la morale que Kant déploie sous nos yeux. La question demeure de savoir s’il faut l’abandonner. N’est-ce pas, dans l’insistance de la solution par l’abandon du kantisme, que nous pouvons trouver et repérer la spécificité qui, à mon sens, est celle de l’action humaine ? Il faut bien envisager que ce par quoi la conception rationnelle de l’action que propose Kant s’épuise sur une simplification abusive des situations qu’il y a à traiter. La rationalisation est d’autant plus efficace qu’elle se formalise sur un système binaire, et c’est précisément cela qui, finalement, l’empêche de fonctionner.
76Une fois la situation déterminée comme une situation qui appelle une réponse de type déontologique, la question qui se pose est celle de la maxime que nous allons adopter. Je ne suppose pas le problème de la détermination de la situation résolue : la simplicité de la solution de John McDowell n’est pas transposable dans la philosophie kantienne à propos de la volonté bonne. Je suppose que la solution kantienne consiste dans la décision d’adopter une maxime dont on devine qu’il faut éprouver le passage à l’universel, sans doute par quelque clause en elle du type « pour moi » ou « pour les autres ». Le langage dans lequel nous choisissons de formuler notre maxime a donc bien un rôle essentiel à jouer, et c’est cela qui affaiblit la position kantienne ; car nous passons alors d’un problème lié à l’action à un problème lié à la façon dont nous parlons de nos actions.
77Je ne suis pas certaine, d’ailleurs, que ce ne soit pas dans une certaine façon qu’a notre maxime d’apparaître comme un problème que nous n’identifions pas la situation comme une maxime morale. Nous serions donc, dans la conception kantienne de l’action, dans la situation décrite par Eels pour qui, comme l’écrit Sacha Bourgeois-Gironde :
« Les décisions d’un agent sont les seuls moyens de connaissance dont il dispose pour savoir quelles actions sont rationnelles et forment donc directement les motivations de ces actions »23.
78Le problème pour moi réside en cela que notre action, même d’un point de vue nouménal, dans lequel sa description est constituée par la maxime que nous décidons d’adopter, peut supporter plusieurs descriptions et donc plusieurs maximes. Le problème de la description se redéploie donc dans le monde nouménal : décidé-je, dans la situation du droit de mentir, de sauver un ami, de le sauver, fût-ce en mentant, de tenir ma promesse, de mentir à des assassins ? Dès lors que je dois entrer dans le jeu langagier de la description nouménale de mon action, c’est-à-dire de la formulation de ma maxime, je perds un type de rapport évident au monde (celui qui suffit à la volonté sainte).
79La question est alors un redoublement de la question désormais classique de Davidson à propos de l’action, cette fois-ci à propos de la maxime sous laquelle nous identifions notre décision d’agir. Nous rencontrons donc l’horizon de la question de l’identité de l’événement telle qu’elle est posée par la sémantique des situations24, à savoir la question de leur individuation et du grain qu’il est utile de donner à leur individuation. Or, quelles que soient les questions que par ailleurs elle laisse en suspens, une individuation grossière me paraît soutenir ce que je tente de mettre en place à propos de la position kantienne, et indique donc la direction dans laquelle je m’inscris de ce point de vue, mais elle posera malheureusement un problème en retour :
« We have two descriptions: ‘John’s saying ‘Hello’’ and ‘John’s saying ‘Hello’ loudly.’ But it does not follow from this alone that we have two events to describe. The second description as well as the first might denote the first event, since the second description might describe the first event in part accidentally. Alternatively, the first description as well as the second might denote the second event, since the first description might describe the second event by less than the whole of its essence. Indeed, even if there are two different events, it still does not follow that one description denotes one and the other denotes the other. If both descriptions are somewhat vague or ambiguous, it could be that both denote both »25.
80À partir de quoi Lewis introduit une distinction entre distinct et différent, deux événements pouvant être différents sans être distincts. Cette remarque est essentielle pour comprendre ce qui fait, selon moi, l’action bonne kantienne qui consiste, selon les résultats de la première partie de cette étude, à faire toujours la même chose, au sens où, dans toute bonne action, je manifeste ma préférence pour l’universel sur le particulier. Et de ce point de vue, comme il le souligne,
« There is a clear sense in which our second event is part of the first : the subclass is part of the class, they are neither identical nor distinct. (Confusingly, by the inverse variation of intension and extension, there is also a sense in which the first is part of the second.) Indeed, we dare not count the two as distinct »26.
81Je ne vois pas de raison de type pratique de chercher à obtenir une différenciation à grain fin des événements et de ce point de vue, je préfère les difficultés dans lesquelles risque de tomber Davidson à celles dans lesquelles s’aventure Taylor27 en raison de la finesse du grain avec lequel il distingue les situations. Et précisément, si les raisons de ne pas chercher une identification à grain fin des événements relèvent toutes de la pratique, alors il faut bien admettre que, du point de vue de l’action, nous cherchons une détermination à grain épais, tandis que nous pouvons, pour d’autres raisons, par exemple narratives, conserver une détermination à grain fin de l’événement.
82Or cette finesse du grain est telle qu’elle est incapable de rendre compte de ce que nous faisons lorsque nous le faisons. Je n’ai pas plus de raisons, pour le refuser, que l’impossibilité de me résoudre tout à fait à abandonner, à propos de l’action, quelque chose qui tienne compte de l’impossibilité dans laquelle nous sommes, dans le flux des événements, de la suspendre tout à fait. Quelle que soit la forme qu’on voudra lui donner, par exemple celle de l’urgence de la pratique qui conduit Descartes à édicter des règles de la morale par provision, parce qu’il faut bien continuer à agir quand bien même nous n’aurions aucune certitude radicale dans le domaine théorique, il y a bien là un point d’articulation du discours philosophique avec notre pratique : nous ne pouvons pas abandonner tout à fait cette poussée, cette incitation de la pratique, et cette nécessité dans laquelle nous sommes de continuer à répondre aux sollicitations du monde extérieur, telle qu’il me semble que l’individuation des situations à grain fin, quand bien même elle serait possible, pensable, envisageable, n’engage pas notre pratique, ne saurait répondre aux questions que pose notre pratique (quand bien même elle répondrait à d’autres questions, mais c’est résolument du point de vue de la pratique que je me place). Du point de vue de la pratique, en effet, il me paraît inutile de distinguer des événements tels que occire, tuer, faire périr César.
83En revanche, du point de vue de la pratique et de la compréhension de notre pratique seule, l’individuation des événements à gros grain offre des possibilités qui sous-tendent mon analyse sur l’indifférenciation de la maxime, et permet de rendre compte de ce que, sous l’angle de la maxime de l’action, faire le bien soit toujours faire la même chose, de même que faire le mal soit toujours faire la même chose. La possibilité que des événements soient différents sans être distincts est ce qui me manquait pour comprendre la question que pose la maxime et sa détermination dans la philosophie pratique de Kant. Je soutiendrai donc l’hypothèse que, comme des événements peuvent être différents sans être distincts, des maximes – qui traduisent notre compréhension de l’événement – peuvent elles aussi être différentes sans être distinctes, ce qui demande quelques précisions.
84Mais la question pour moi est de déterminer dans l’action telle que nous la lisons dans la philosophie pratique de Kant, c’est-à-dire sous une description particulière, ce qui relève de la façon dont nous en parlons et ce qui est le problème de l’action à proprement parler. Or précisément de ce point de vue, la maxime pose un problème tout à fait particulier puisqu’elle est de l’ordre de l’explicitation, mais d’une explicitation, je l’ai montré, qui pourrait ne pas avoir lieu (la volonté sainte agissant spontanément moralement).
85J’entends par là, je l’ai déjà souligné, que si l’explicitation rend possibles des procédures qui, sans elle, ne le seraient pas, comme dans le cas du passage de la convention au contrat, elle fait également apparaître un certain nombre de problèmes à propos de l’action individuelle qui, sans elle, ne seraient peut-être pas apparus (même si ces problèmes ne sont pas fortuits, ils auraient pu ne pas apparaître si nous n’étions pas constamment ramenés, dans le champ de la pratique, à des procédures d’explicitation).
86Sous cette hypothèse, il n’est pas impossible de penser que, lorsque nous agissons, si nous entendons aussi l’action comme un événement, puisqu’il n’est évidemment pas impossible que nos actions deviennent des événements et qu’en dépit de la différence ontologique, il se produise dans le monde une coïncidence entre l’action et l’événement, diverses maximes sont possibles, qui en sont les diverses descriptions possibles du point de vue intentionnel. Je comprends l’intention telle qu’elle est pensée dans la philosophie pratique comme une description de l’action indépendante des variations que ne manqueront pas de lui faire subir, lors de sa réalisation dans le monde phénoménal, les entrecroisements avec des séries causales dont elle est indépendante si elle est une action bonne, c’est-à-dire décidée par un sujet qui se représente à ses propres yeux comme un législateur dans le Règne des Fins. C’est en effet du point de vue intentionnel qu’il est possible de traiter la maxime comme une description de l’action, à quoi autorise, sans même laisser de scrupules, la définition kantienne de l’action qui s’arrête aux frontières de sa réalisation dans le monde.
87J’arrive en fin de compte à donner, sinon un sens, du moins une utilité à cette définition tout à fait étonnante de l’action par ailleurs, puisque l’action kantienne se situe avant et au point de contact avec le monde phénoménal, mais ne va pas jusqu’à interférer avec lui. En effet, entrent en ligne de compte dans l’action kantienne, d’une part l’intention, d’autre part les efforts que nous faisons pour réaliser cette intention dans le monde. Mais une fois que nous entrons dans des déterminations phénoménales, et que nous rencontrons des séries causales phénoménales, tout se passe comme si ce qu’il advient de notre action dans le monde, à supposer qu’elle soit une bonne action, se détachait d’elle. Cela devient évident lorsque nous regardons l’action du point de vue des conséquences, puisque nous sommes dégagés par Kant des conséquences des actions accomplies par devoir28.
88Dès lors, je ne vois pas de raison de ne pas traiter de l’intention du sujet qui s’explicite dans la maxime comme, ni plus ni moins, une description de l’action en deçà des variations que ne manqueront pas lui faire subir la coïncidence avec des séries causales phénoménales auxquelles elle viendra se heurter. Il me semble qu’on peut importer ces discussions à propos de la description de l’événement dans le monde nouménal où les actions sont décrites en fonction de la maxime qui les détermine. Si on m’accorde cette importation, il devient possible d’en inférer les conclusions suivantes, qui nous renseigneront sur le fonctionnement conceptuel interne de la morale kantienne (en tant que morale déontologique).
89Mais si nous acceptons que (1) l’intention fonctionne comme la description nouménale de l’action, que (2) l’individuation des actions dans le monde phénoménal soit à gros grain, nous avons des raisons de penser que l’individuation des intentions est elle aussi à gros grain, c’est-à-dire que la même action supporte des intentions différentes.
90Je ne veux pas dire par là ce qui serait un truisme, à savoir que je peux parer une mauvaise action, par exemple, de justifications de type moral pour la faire paraître une action morale. Les questions qui relèvent de la mauvaise foi ne sont pas graves, de ce point de vue, et ne permettent pas de poser les questions que je veux faire apparaître. Je supposerai donc, dans ce que je vais dire, l’absence de mauvaise foi, qu’on peut ensuite faire intervenir sans que cela modifie ni même ne complique ce que je vais dire. Car non seulement la mauvaise foi n’est pas pertinente ici, mais elle ne demande aucun affinement conceptuel supplémentaire à ce que je veux dire.
91J’entends en revanche qu’une même action, lorsque nous la décidons, supporterait, du point de vue même du sujet qui en décide, des descriptions qui pourraient être distinctes, donc des maximes distinctes, tout en renvoyant à la même action. Et il en découle que l’explicitation de ces maximes peut être ce qui pose problème pour la cohérence même de l’intention du sujet.
92Dès lors, je ferai appel au point de vue de Wiggins à propos de l’individuation, selon lequel :
« There must be something in the singling out (something from the side of the object and the thinker) that makes it determinate what principle is the principle of individuation for the entity »29.
93Et même si la démonstration produite par Evans qu’il n’existe pas d’objets vagues30 conduit Wiggins à apporter quelques retouches à sa position, qu’il place entre l’empirisme et l’idéalisme, apportant à l’un et à l’autre des amendements, il en ressort que :
« Individuation is the mind’s work, we have claimed. But this is work of construal, not construction. No doubt different practical or cognitive purposes may make different sorts of construal necessary, and these can be expected to issue in different ‘versions’ of reality. But that does not mean that everything is a correct version, or a version correct by its own lights (which would lose us the world altogether). Every sentence, by being the sentence it is and having the sense it has, sets itself a goal that it either attains or fails to attain. But, in doing this, it does not set the verdict on whether that goal has been attained. In the same way, every singling out of a thing, being the singling out of this f or that g, construes reality in a certain way. But it does not construe the f or the g from its own a priori materials, as if to validate itself — no more than the focusing of a camera fixed in a certain spot creates that which it records when set at that focus »31.
94Si nous transposons, et cela me paraît possible, ces affirmations à la théorie de l’action, il en ressort que nous construisons la maxime de notre action, mais qu’elle doit bien viser une situation qui soit le cas dans le monde. Une tension, dès lors, se dessine entre l’individuation de la situation, à gros grain dans la perspective pratique, et supportant plusieurs maximes en réaction à elles32, du point de vue pratique, et la nécessité pourtant de distinguer ces maximes, puisqu’il est possible, c’est ce que j’ai montré dans la situation du droit de mentir, que la même action soit exprimée dans des termes qui font apparaître qu’elle ne passe pas le test de l’universalisation et dans des termes qui montrent au contraire qu’elle le passe (car sauver son ami peut devenir mentir, ou respecter sa promesse peut devenir trahir la confiance que les autres ont dans nos déclarations).
95La tension réside en cela qu’il nous faut ici une individuation à grain fin de la situation, et que le sujet pratique kantien ne peut pas se satisfaire d’une action dont une maxime possible est morale alors qu’une autre maxime ne le serait pas. Sans doute, si nous sommes obligés de procéder à une telle individuation, la raison en est que notre volonté n’est pas sainte et ne peut donc pas demeurer dans l’implicite. Mais cela nous place alors dans une situation très difficile car il paraît alors peu convaincant de demander une individuation fine de l’action qui me semble poser plus de problème qu’en fait elle n’en résout.
96Ma position aboutit donc à un pluralisme des actions et des événements. Une des propriétés qui identifient les actions est qu’elles demandent une saisie à grain épais dans le flux du monde, qu’il n’est possible d’arrêter, en effet, qu’en prenant ce grain. Inversement, les événements supportent un grain aussi fin qu’on voudra leur donner. Mais il y a des situations — que je détermine comme un ensemble d’événements — qui provoquent, dans le passage du grain fin de l’événement au grain épais de la situation, des problèmes tels qu’il n’est pas possible, à leur égard, non pas de réagir, mais de savoir exactement ce que nous faisons lorsque nous le faisons33.
97On peut donc déterminer de cette façon les tensions théoriques qui naissent dans l’application de la morale au monde, qui oblige à changer de grain à propos du monde. Et c’est sans doute l’indétermination dans laquelle Kant laisse ce passage qui pose tant de difficultés dans la mise en œuvre de sa morale. C’est là le point aveugle de la morale, de son emprise sur le monde des actions et des hommes.
98Tout le sens de ce travail a été de comprendre comment il était possible d’accrocher les théories morales au flux de l’existence et du monde. Il reste maintenant à entrer dans ce point aveugle. Mais quelles que soient les difficultés que pose la mise en œuvre, dans le monde concret des actions humaines, de la version kantienne de la morale, je n’ai pas trouvé, à l’intérieur de cette position, de raison de renoncer, en matière de morale, à ce que je désignerais comme un universalisme modéré. J’ai bien évidemment dû modérer l’universalisme de Kant en en passant par la déduction naturelle et la dimension implicite de certains de nos jugements moraux.
99La principale modération que j’ai apportée à l’universalisme se manifeste dans le passage, dont je ne pense pas possible de faire l’économie, par une dimension implicite. Je ne vois pas, en effet, comment ne pas renoncer à l’idée que l’impératif catégorique puisse résoudre toutes les difficultés de notre existence morale. Et ce n’est donc pas en tant qu’explicitation complète de toutes les difficultés de l’existence morale que je pense possible de le faire fonctionner.
100En revanche, si nous n’avons pas d’abord une position extérieure à la conception de la morale qui se déploie dans les formulations de la philosophie pratique kantienne, si nous acceptons de la laisser fonctionner aussi loin qu’elle en est capable, je n’ai pas trouvé de raison déterminante de renoncer à une position universaliste en matière de morale, à condition qu’elle soit amendée par la possibilité que nos maximes puissent être considérées comme universalisables, quand bien nous ne saurions pas dire en quoi elles sont universalisables. Encore une fois, il faut pour accepter cette conclusion, accepter de considérer que la morale se déploie dans notre for intérieur, et que, dans notre for intérieur, nos maximes elles-mêmes puissent être comme inachevées.
Notes de bas de page
1 La question, en fait, est délicate. Il faut déterminer si le choix du métier est ou non une question morale.
2 Flanagan, 1993, p. 114.
3 Il est presque impossible de ne pas passer ici par une formulation dans des termes qui appellent à une explicitation de la maxime. Je ne peux que rappeler constamment la possibilité pour la volonté sainte, de procéder spontanément à des actions morales. C’est même ce qui la définit comme volonté sainte.
4 J. McDowell, « Virtue and Reason », pp. 50-73, in Mind, Value and Reality, Cambridge, Massachusets and London, England : Harvard University Press, 1998, p. 70.
5 Évidemment, de ce point de vue, la détermination kantienne du pratique et du pragmatique constitue une réponse pleine et entière.
6 Sauf à considérer que la détermination des talents qu’il faut développer est un problème et ne peut pas être aisément tranchée, puisqu’il faut de très grandes qualités pour accomplir aussi un grand crime, comme Kant ne manque pas de le rappeler dans la première section des Fondements de la métaphysique des mœurs.
7 P. Livet, Émotions et rationalité morale, Paris : P. U.F., 2003.
8 McDowell, 1998.
9 D. Chalmers « Strong and Weak Emergence », http://consc.net/papers/emergence.pdf, 2006, p. 1.
10 J. Vuillemin, On Lying, 1996.
11 Kant, 1797, Questions casuistiques.
12 E. Hallais, « Moore, Sidgmick et ET Mctaggard », Revue de Métaphysique et de Morale, 2006, p. 123-159.
13 G. F. R. Ellis, « On the Nature of emergent Reality », in The Re-Emergence of Emergence. The Emergentist Hypothesis from Science to Religion, Ph. Clayton and P. Davies (ed.), Oxford : Oxford University Press, 2006, p. 86.
14 Ellis, 2006, p. 95.
15 J. Kim, Philosophy of Mind, Westview Press, 2006, p. 73.
16 Kant, CRP, A555/B583.
17 Longuenesse, 1993, pp. 424-425.
18 C’est de cette façon que j’interprète le passage concernant le philanthrope dans la première section des Fondements de la métaphysique des mœurs : « Supposez donc que l’âme de ce philanthrope soit assombrie par un de ces chagrins personnels qui étouffent toute sympathie pour le sort d’autrui, qu’il ait toujours encore le pouvoir de faire du bien à d’autres malheureux, mais qu’il ne soit pas touché de l’infortune des autres, étant trop absorbé par la sienne propre, et que, dans ces conditions, tandis qu’aucune inclination ne l’y pousse plus, il s’arrache néanmoins à cette insensibilité mortelle, et qu’il agisse, sans que ce soit sous l’influence d’une inclination, uniquement par devoir, alors seulement son action a une valeur morale. Je dis plus : si la nature avait mis au cœur de tel ou tel peu de sympathie, si tel homme (honnête du reste) était froid par tempérament et indifférent aux souffrances d’autrui, peut-être parce qu’ayant lui-même en partage contre les siennes propres un don spécial d’endurance et d’énergie patiente, il suppose aussi chez les autres ou exige d’eux les mêmes qualités ; si la nature n’avait pas particulièrement formé cet homme (qui vraiment ne serait pas son plus mauvais ouvrage) pour en faire un philanthrope, ne trouverait-il donc pas encore en lui de quoi se donner à lui-même une valeur bien supérieure à celle que peut avoir un tempérament naturellement bienveillant ? », Kant, 1785, I, AK IV 398, p. 63
19 J. McDowell, « Are Moral Requirements Hypothetical Imperatives ? », in Mind, Value and Reality, Cambridge, Massachusets and London, England : Harvard University Press, 1998, pp. 77-94, p. 80.
20 Kant, 1785, I, AK IV, p. 404, trad., p. 70.
21 J’entends ici par formalisation très précisément le sens que Granger donne à ce terme, dans la mesure où il me paraît parfaitement fonctionner dans la lecture que je propose de la dimension abstraite de la morale kantienne, qui à mon avis, n’est pas seulement abstraite, mais constitue pour ainsi dire un commencement de formalisation de nos positions morales. Granger évoque « … le mouvement jusqu’alors implicite qui fonde le passage de la pensée qualitative à la pensée mathématisée. Le premier moment de cette dialectique conduit à la notion d’ensemble, c’est-à-dire d’un univers d’objets sont la présentation qualitative est réduite précisément à son essence de différence. Ce sont des objets abstraits dont on veut seulement savoir s’ils se distinguent des autres d’un certain point de vue, bien que, par ailleurs, mutuellement substituables comme éléments de l’ensemble. Différence indifférente qui va permettre à une mathématique de s’élaborer. (…) La qualitatif se trouve donc réinstauré sous la forme conceptuelle de propriété structurale, dont le sens dépend non de la détermination isolée d’un objet individuel, mais du système des manipulations virtuelles effectuées sur un ensemble d’objets. Les actes originaires du traitement mathématique, cette réduction une fois effectuée, consistent d’une part à réunir de toutes les manières possibles ces objets en sous-ensembles que l’on puisse également distinguer, et dont on puisse par conséquent discerner les parties communes ; d’autre part à mettre en correspondance les éléments de deux ensembles, que l’on associé par paires, jusqu’à épuisement de l’un d’eux. Grâce à quoi il sera possible de caractériser un ensemble d’objets abstraits en décrivant, en construisant, les relations qui peuvent être établies entre le tout et ses parties. C’est ainsi que la notion d’opération apparaît tout naturellement comme mise en correspondance d’un élément appartenant à l’ensemble des résultats, et d’un couple — ordonné — dont les termes appartiennent à l’ensemble des éléments opérés. Les propriétés distinctives d’une opération seront décrites uniquement au moyen des actes originaires déjà indiqués. Le qualitatif se trouve donc réinstauré sous la forme de propriété structurale, dont le sens dépend, non de la détermination isolée d’un objet individuel, mais du système des manipulations virtuelles effectuées sur un ensemble d’objets. (…) La qualité, moment immédiat, se trouve donc médiatisée en passant de la détermination donnée comme intrinsèque à une détermination extrinsèque des modalités de la différence. » G.-G. Granger, Pensée formelle et sciences de l’homme, Paris : Aubier-Montaigne, 1960, pp. 110-111.
22 À propos de la conception humienne de la vertu comme appelant un regard de plus en plus affûté sur le monde, on se reportera à l’interprétation de Fr. Clementz, « Hume et l’éthique de la vertu », in A. Leroux et A. Marciano (éds.), Traité de philosophie économique, Paris : De Boeck, 1999, p. 5 à 28, p. 23 et suivantes : « Hume soutient que l’évaluation morale ‘survient’ sur les croyances que nous tirons, directement ou par inférence, de l’observation de l’ensemble composé de l’acte lui-même, de ses motifs psychologiques et du contexte de son exécution ».
23 S. Bourgeois-Gironde, Temps et Causalité, Paris : P. U.F., 2002, p. 116 à propos de E. Eels, Rational Decision and Causality, Cambridge University Press, 1982. Et comme il le souligne, le problème est que les décisions ne sont pas toutes de nature délibérative. Je me range à cette remarque, qu’il faut à mon avis relier et prendre en compte dans la perspective possible de la volonté sainte sur la bonne action.
24 M. de Fornel, « Voir un événement. Comptes rendus de perception et sémantique des situations », in J.-L. Petit (dir.), L’Événement en perspective, Paris : Éditions de l’EHESS, 1991, p. 97-122, p. 112. Pour le dire rapidement, Anscombe, 1957 et Davidson, 1980 acceptent que différentes descriptions renvoient à un seul et même événement, tandis qu’une individuation fine de l’événement est soutenue par J. Kim, « Events and their Descriptions : Some Considerations », in N. Rescher et al. (eds.), Essays in Honour of Carl G. Hempel, 1969, p. 198-215 et A. I. Goldman, A Theory of Human Action, New-York : Prentice Hall, 1970.
25 D. Lewis, Philosophical Papers, II, New-Yord, Oxford : Oxford University Press, 1986, p. 255. Lewis renvoie sur ce point à l’indifférenciation possible des événements, quand bien ils ne seraient pas l’un et l’autre cause des mêmes effets. Voir A. I. Goldman, A Theory of Human Action, New-York, Prentice Hall, 1970, p. 3.
26 Lewis, 1986, p. 257.
27 B. Taylor, Modes of Occurence, Oxford : Blackwell, 1985.
28 La situation est en fait philosophiquement un peu plus complexe puisque nous ne sommes pas responsables des conséquences de bonnes actions, mais que nous sont imputables les bonnes conséquences de nos actions méritoires tout comme les mauvaises conséquences de nos actions contraires au devoir. Voir Kant, 1796.
29 D. Wiggins, Sameness and Substance, Oxford : Blackwell, 1979, p. 140, qu’il commente en ajoutant « and therefore determinate under that family of sortally concordant individuative concepts it is to be subsumed », D. Wiggins, « On Singling out an Object determinately », in Ph. Pettit & J. McDowell, Subject, Thought and Context, Oxford : Clarendon Press, 1986, p. 169-180, p. 171.
30 G. Evans, « Can there be vague Objects ? », Analysis, xxxviii (1978), 208.
31 Wiggins, 1986, p. 179-180.
32 Il faudrait au fond plutôt dire que la pluralité des maximes qui visent une situation donnée l’identifie comme situation.
33 J’accorde que de ce point de vue, ma lecture fait de Kant, si faire une bonne (mauvaise) action est toujours faire la même chose, ce que Kit Fine désigne comme un « fanatical mono-referentialist » (Fine, 2003, p. 202).
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