Chapitre 2. Quelques conséquences de la pensée pratique kantienne
p. 75-94
Texte intégral
1Cette simplification des situations, que je désignerais comme la construction de situations-nues (bare situations) permet de comprendre que l’action soit une réaction au monde, qu’elle ait un ancrage dans le monde, sans toutefois que l’action soit pensée uniquement comme une réaction au monde. Il y a bien un point d’ancrage de la volonté de l’agent qui n’est pas seulement un point phénoménal, sans quoi il n’est pas possible de déterminer en quoi l’action n’est pas seulement une réaction. Il faut bien que l’action n’épuise pas sa signification dans la réaction au monde, pour que la liberté de l’agent se manifeste. La difficulté me paraît résider dans le fait qu’il faut penser quelque moment comme un point aveugle, qui ne soit pas déterminé, qui ne soit en rien déterminé, pour que l’on puisse comprendre en quoi l’action peut ne pas être une réaction. Cette disjonction est nécessaire, et demande à être pensée, si nous voulons constituer la possibilité d’une action qui échappe aux déterminations phénoménales.
2Or la raison en pourrait être que le point d’ancrage qui lui est pensé dans le monde est un pur point d’ancrage et n’induit rien quant à l’action que l’agent va accomplir : précisément l’agent ne décide qu’en fonction de critères rationnels. Je voudrais avancer dans cette constitution problématique de la situation, en prenant en compte le traitement que Kant fait des conséquences. On peut en effet faire fonctionner, dans cette perspective, le refus kantien de prendre en considération, pour peser la valeur d’une action morale, sa réussite ou son échec dans le monde phénoménal. L’indifférence aux conséquences que le sujet doit manifester commence ce dépouillement opéré sur la situation.
Reconstruire une situation nue
3Ce qui m’intéresse est non pas de préciser si nous pouvons être ou non en accord avec une telle conception de l’action, quelles difficultés elle entraîne, ou quelles questions elle résout, mais de comprendre ce qu’elle entraîne avec elle. Je supposerai vrai le point de vue kantien, simplement pour en déterminer les conséquences, et pour comprendre un paradigme de la manière dont la position déontologique traite du rapport au monde et au concret de l’action, non pas pour évaluer les résultats en termes de décision éthique. Car en suivre les conséquences sur la détermination de l’action permettra de préciser ce qui se répète lorsque l’action elle-même se répète, ainsi que ce qu’il faut laisser de côté pour qu’il soit possible de construire une telle répétition.
4Un tel désintérêt pour le succès ou l’insuccès des actions morales, sous la condition que tous les efforts aient été faits pour les mener à bien, indique que ni leur succès ni leur insuccès ne modifient leur valeur morale. Certes une action peut être plus ou moins utile, et de ce point de vue ses conséquences ont une réelle influence dans le monde. Mais du point de vue du jugement moral, les conséquences de l’action ne constituent pas une raison de décider d’une manière ou d’une autre. Et elles ne modifient pas le jugement que nous devons porter sur elle. Il y a donc une indifférence, du point de vue moral, à l’égard des conséquences de l’action et ce point m’importe : il signifie assurément que les conséquences de l’action sont traitées, du point de vue moral, comme des différences indifférentes. Il me semble possible de lire en ce sens l’affirmation kantienne selon laquelle :
« (…) leur valeur consiste, non dans les effets qui en résultent, non dans l’avantage et le profit qu’elles constituent, mais dans les intentions, c’est-à-dire dans les maximes de la volonté qui sont prêtes à se traduire ainsi en actions, alors même que l’issue ne leur serait pas favorable »1.
5Donc, il faut comprendre que les actions ne sont pas différentes, selon qu’elles échouent ou qu’elles réussissent. C’est une difficulté qui a été souvent pointée dans la conception kantienne de la morale, par exemple par Merleau-Ponty2, et que je reprends sous une seule perspective : le point de vue sollicité est celui du même, et de la possibilité normative qu’il ouvre, indépendamment donc des difficultés qu’il posera en aval, à propos de la solution. La construction kantienne vise donc à exhiber du même, quelle que soit la situation dont nous partons et celle à laquelle nous parvenons, dans les actions accomplies par devoir.
6En particulier, ce point est un des points qui entraînent un profond désaccord de Williams, fondamentalement sur la confusion qu’il induit entre détachement et réflexion :
« La délibération réfléchie sur la vérité introduit effectivement un point de vue impartial et soucieux d’harmonie, mais c’est parce qu’elle cherche la vérité, non pas parce qu’il s’agit d’une délibération réfléchie. Et la délibération sur ce qu’il faut faire n’aura pas ces caractéristiques simplement parce qu’elle aussi est réflexive »3.
7L’erreur kantienne consiste selon lui, dans une assimilation entre réflexion et détachement. Le dépouillement que je viens de mettre en rapport avec le bare particular est précisément ce qui est ressaisi par Williams comme une confusion. Je pense que ce sont les mêmes points qui sont saisis, et discutés, par Williams comme confusion, et dans la proposition que je fais de considérer la situation reconstruite par Kant comme une situation nue.
8Ce qui est en question, et qui pose indéniablement problème, est le point d’articulation kantien entre l’action et la situation dans le monde, car une fois que nous avons dépouillé la situation de la question des conséquences de notre intervention dans le monde, il est difficile de déterminer en quoi nous prenons une décision, et en quoi notre rapport au monde ne nous installe pas à une telle distance qu’il est difficile de comprendre encore pour quelle raison nous agissons, car il est difficile de déterminer à quel état du monde nous réagissons.
9Il me faut, avant toute autre opération, rendre compte du concept de situation nue que je manipule ainsi au centre de la conception morale de l’action. Le dépouillement que Kant opère des propriétés de la situation pose des problèmes similaires à ceux soulevés par le concept de particulier nu. En effet, si nous pensons à la réduction de la situation qui est le cas dans le kantisme moral, réduction par laquelle nous ôtons à la situation, une à une, des caractéristiques qui sont celles qui peuvent retenir notre regard, nous sommes en train de dépouiller peu à peu la situation de ce qui en faisait la particularité. Nous procédons donc, à partir de l’appréhension d’une situation particulière, celle, ici et maintenant, dans laquelle nous nous trouvons, à sa simplification. Cette simplification s’entend au sens propre, puisqu’il s’agit de ne pas tenir compte de certaines caractéristiques qui sont pourtant les siennes, mais que nous réputons comme non pertinentes dans la compréhension morale de la situation. Je pense en effet que, avec cette réduction, commence l’emprise normative sur la situation.
10Comment procédons-nous ? Nous ôtons à la situation certaines de ses propriétés, qui sont pourtant bien les siennes, mais qui n’entrent pas en ligne de compte dans la constitution de la situation à laquelle nous réagissons dans une perspective normative. Un exemple en pourrait être l’amitié. Un des reproches que l’on fait à Kant est de ne pas tenir compte de cette dimension de la situation dans la régulation éthique qu’il en propose. L’enjeu n’est pas dans cette analyse de débattre de la pertinence du critère de l’amitié dans la résolution éthique des situations concrètes.
11En revanche, la constitution de la situation dans une perspective éthique est ce qui est au centre de cette discussion. Or, on peut choisir de retenir l’amitié comme un critère important dans la constitution de la situation. Mais il est possible, d’un strict point de vue conceptuel, c’est-à-dire sans s’engager sur la validité morale de la solution, de ne pas tenir compte de ce que l’action que nous allons décider concerne nos amis. Cette solution, qui est celle retenue par Kant pour des raisons sur lesquelles je ne reviens pas, met en évidence la réduction de la situation, sa simplification, et la manière dont il est possible de la réduire, en ne tenant pas compte de propriétés qui sont les siennes cependant (comme par exemple la propriété de mettre en jeu les intérêts de nos amis).
12Ce processus n’est sans doute pas sans analogie avec la conception que propose Bergmann des particuliers nus4. Cette référence me paraît permettre d’interroger le processus de constitution de la situation en ce que Kant la dépouille de tout ce qui l’individue dans le sensible. Ainsi Bergmann écrit-il que : « A bare particular is a mere individuator. Structurally that is its only job. It does nothing else »5. Or, dans le commentaire qu’il donne de ce concept et de son fonctionnement dans l’ontologie de Bergmann, Wolterstorff souligne que la question se pose préférentiellement à propos des choses ordinaires6. Le point m’intéresse car je proposerais de voir un mode de fonctionnement similaire dans la constitution kantienne de l’exemple : partir d’une situation ordinaire (le mensonge, récurrent dans le champ des exemples pratiques kantiens) et le dépouiller, pour le résoudre, de toutes ses propriétés sensibles (qu’il ait pour conséquence un bien ou un mal, qu’il n’intervienne que dans la visée de ce bien, qu’il protège un ami innocent d’une répression, etc.). L’exemple devient ordinaire en se dépouillant de ce qui le constitue dans l’épaisseur et la complexité du monde.
13Il me semble en effet probable que la seule propriété de la situation que nous devions prendre en considération, celle de supporter ou non l’universalisation, pourrait n’être pas uniquement une propriété de la situation. Elle dépend de la relation que la situation entretient avec la norme. En effet, on fait apparaître cette propriété en posant sur la situation un regard qui la perçoit en fonction de termes posés dans le domaine de la morale. Une telle propriété me semble donc être le point de rencontre entre la norme et la situation.
14Cette analogie permet tout à la fois de comprendre la puissance de l’emprise de la conception kantienne de la morale sur le monde, en même temps que de cerner le type de problèmes qui ne peut pas, alors, manquer de se poser. Car la situation, en se dépouillant ainsi, tend à se confondre avec ce que je désignerais, non sans guillemets, comme une « situation nue » : il faut réagir à ce qui est donné dans le monde et c’est là tout ce qu’il nous reste. Cela pose la question de ce que je nommerais l’unité de la situation ; car il y a bien une situation à laquelle il faut que je réagisse, et qui se découpe dans le flux des événements du monde, qui apparaît comme constituée sur eux7.
15Ce qui pose problème, dans une visée déontologique, est qu’il faut viser la situation en la dépouillant de ce qui la particularise, de tout le sensible qui la traverse et qui s’oppose donc à la manifestation que l’agent doit trouver en elle de l’universel. Ce dépouillement est bien celui qui s’opère pour rendre pensable le particulier nu, à ceci près que, ontologiquement le particulier nu pose la question de son existence. De la même manière, me semble-t-il, la question est de déterminer où arrêter ce dépouillement que nous opérons dans la saisie de la situation pour qu’il demeure possible d’en parler, donc de poser à son propos une question qui permette de répondre en faisant apparaître un universel. Faut-il considérer que le dépouillement est poussé jusqu’au point où, n’ayant plus que des situations dégagées de toute dimension sensible, il ne reste plus qu’à saisir en elles ce qui peut les renvoyer à un universel ?
16Si cette hypothèse est la bonne, elle fonctionne bien pour une volonté sainte, qui est capable de percevoir immédiatement l’universel dans la question que le monde lui adresse dans une situation donnée. En revanche, je ne vois pas comment la faire fonctionner pour une volonté bonne, qui en passe par l’explicitation telle qu’elle est proposée dans la première section des Fondements de la métaphysique des mœurs. Car la formulation de la maxime conserve bien des éléments qui relèvent du sensible (par exemple dans le fait qu’il s’agisse d’une situation de communication). Tout contenu que nous donnons à l’impératif catégorique renvoie à une situation dans ce qu’elle a de sensible (parler à des assassins, ou sauver un ami, par exemple) et cela pose une question qui ne se pose pas à propos de la saisie de la situation par une volonté sainte.
17Mais il est alors légitime d’invoquer l’hypothèse selon laquelle cette difficulté est liée non pas à la résolution morale elle-même, mais à l’exigence de formulation de la maxime (exigence qu’il n’est pas nécessaire pour la volonté sainte de remplir, c’est même cette spontanéité qui est le signe qu’elle est une volonté sainte). L’explicitation de la maxime de la volonté dans la situation entraîne qu’il n’est plus possible de se contenter de ce point aveugle, en tant qu’il est indifférent au sensible, que constitue la situation nue, mais qu’il faut en retenir des traits caractéristiques, ceux qui permettront de se demander s’il faut mentir, ou s’il faut dire la vérité, s’il faut sauver celui qui nous a demandé assistance, etc… En somme, lorsque nous passons de ce point aveugle de l’articulation de la norme au réel qu’est la situation nue, à propos de laquelle nous pouvons seulement dire qu’il faut en elle préférer l’universel, nous rencontrons le problème des traits que nous allons retenir pour parler de la situation, parce que nous les identifions comme signifiants.
18La référence au concept de particulier nu permet donc de faire apparaître, par contrecoup, les problèmes que pose l’explicitation de la maxime, qui sont parfaitement identifiés : il faut, pour articuler la liberté au réel, traiter la situation comme un particulier nu. Mais, si nous ne sommes pas des volontés saintes, nous avons besoin de soutenir notre action par l’explicitation de la maxime, et donc de poser des déterminations sensibles de la situation. Se profile donc à l’horizon le reproche que Charles Larmore adresse aux morales modernes, dont il déplore la méfiance à l’égard de la position aristotélicienne à propos de la prudence : contre le vague de la prudence, les moralistes modernes, en particulier Kant, ont demandé une explicitation pleine et entière de la procédure de décision.
19Le problème, outre ceux que dénonce Charles Larmore8 et qui ne sont pas directement ceux dont je traite, est qu’alors que nous devons traiter de la situation comme d’une situation nue pour lui articuler la causalité libre, nous ne pouvons plus le faire lorsque nous devons prendre en considération des traits sensibles de la situation pour rendre explicite une maxime. L’explicitation, dans ce cas, n’est pas une procédure neutre mais pose des problèmes inessentiels, et qui viennent se surajouter au problème moral en lui-même.
L’identique dans les maximes
20Avançons dans la détermination de la situation que l’agent moral interroge pour savoir comment il doit agir. Au point de rencontre entre notre décision et le monde, il y a quelque point aveugle comme la situation nue, à propos de laquelle nous faisons le choix, soit de l’universel sur le particulier, soit du particulier sur l’universel. Ce point d’ancrage aveugle me paraît être l’articulation de notre causalité à celle du monde. Sans ce point, je ne vois pas en quoi nous pourrions être autre chose qu’un phénomène parmi les autres phénomènes. J’aurais tendance à penser qu’il le faut même dans l’action contraire au devoir, pour que nous puissions juger négativement de cette action.
21Ce point aveugle que serait ontologiquement la situation nue est ce qui permet de rendre compte de la présence de l’identique dans les maximes bonnes, qui peuvent toutes être exprimées selon la forme de la loi. Peut-on penser de même que a contrario, toutes les maximes autres, qui ne supportent pas ce passage à l’universel, soient les mêmes ? Précisément pas. Car il demeure en elles des variations en fonction de leur ici et maintenant qui est leur mode d’inscription dans le monde ; et c’est précisément pour cette raison qu’elles ne sont rien d’autre qu’une réaction aux circonstances qu’elles ne sont pas validées par Kant comme ayant une valeur morale.
22On pourrait donc penser qu’elles sont à ce point insérées dans le jeu des circonstances qu’il n’est pas possible de les répéter et qu’elles demeurent d’une irréductible singularité. De sorte que le contenu sensible continue bien de peser sur elles, et ne permet pas cette superposition. Il me semble que Williams a en tête une telle critique quand il résiste au détachement kantien comme marque de la réflexion. Car le détachement a pour effet de rendre possible la superposition des situations, dépouillées de leurs caractéristiques phénoménales, pour constituer deux ensembles de maximes, distinguées seulement par le rapport qui s’opère en elles entre l’universel et le particulier. Mais il reste à savoir si ce dépouillement est la marque de la réflexion éthique, ou s’il est un corollaire inessentiel de cette même réflexion. Quoi qu’il en soit, et quelle que soit la position que nous adopterons par la suite à propos de cette possible solution morale, je pense que nous avons saisi le levier conceptuel qui permet à Kant de proposer une résolution morale entièrement simplifiée9.
23De façon générale, l’objection de Williams au point de vue kantien est de savoir si, si la moralité est possible, il est encore possible d’être quelqu’un en particulier10. Je ne pense pas, en fonction de l’articulation entre le caractère sensible et le caractère intelligible, que cette objection soit déterminante, dans la mesure où le processus kantien vise à détacher la singularité de la particularité. L’enjeu est certes de déterminer la mesure dans laquelle cette distinction peut s’opérer, de détachement de la particularité du sujet dans sa capacité à se penser comme singulier, en tant que le singulier est compatible avec l’universel. Il reste possible en effet d’avoir un caractère sensible particulier et cette possibilité est donnée, en dépit de la prégnance de l’éthique, parce qu’aucun devoir ne nous est imposé sous la forme d’un contenu d’obligation. Toutes les obligations relèvent d’une forme et seulement d’une forme, à l’exclusion de tout contenu. Je prendrai désormais appui sur cette distinction, dont il faut aussi évaluer la portée.
24C’est cette particularité du sujet à l’œuvre dans le monde qui résiste à l’universel, et qui fait que la maxime ne supporte pas le passage à l’universel. Cela permet donc de ressaisir la distinction entre le particulier et le singulier, puisque, si la singularité du sujet peut se retrouver dans l’universel, cela signifie qu’il a été capable de la dépouiller de ses particularités. Le particulier est, à l’inverse de la singularité, ce qui, dans l’individuel, résiste à l’universel. Le singulier est ce par quoi l’individuel peut, tout en demeurant individuel, se déployer dans l’universel et non pas contre lui. Néanmoins, et même si je ne rentre pas ici dans ces déterminations qui interrogent le sujet en général, il y a assurément dans la dimension universelle de la raison le corollaire, dans le sujet, de cet effet que je viens de mettre en évidence de son regard11 sur le monde.
25La question de l’articulation entre la situation nue et la maxime contraire au devoir, dans laquelle le particulier est préféré à l’universel, demande à être précisée. Il ne va pas de soi que Kant s’arrête à ces différences phénoménales, et les reconnaisse comme différenciant les actions que nous accomplissons selon une maxime contraire au devoir. Car d’un point de vue axiologique, elles peuvent toutes être décrites de même manière, et il y a donc bien du même qui se répète en elles ; seulement ce même ne les épuise pas, y compris d’un point de vue axiologique. Les actions qui ne sont pas bonnes d’un point de vue moral ne s’épuisent en effet pas dans la structure qui permet de les évaluer. Si le rapport de préférence entre l’universel et le particulier suffit à préciser la valeur de l’action, il demande ensuite, pour les actions non conformes au devoir, à être précisé et déterminé, par exemple à l’aune des conséquences que les actions ont eues dans le monde phénoménal12. C’est ce qu’incite à penser l’Introduction générale à la Métaphysique des mœurs. Kant y constitue l’imputation de la responsabilité qu’il entend faire, à l’égard des actions non conformes au devoir et des actions morales.
26Mais comme ces imputations sont symétriques, tout mène à penser que Kant ne distingue, dans cette approche pratique, que deux genres d’actions. Ce que corrobore son refus de la casuistique13. Il y a donc, sous la perspective morale, deux genres de situations qui se répètent quelles que soient les actions humaines accomplies, et seulement deux, du moins dans l’inventaire kantien du monde. Il y a du même dans toute action morale et dans toute action immorale, et, ce qui est plus important, ce même suffit pour les identifier : il n’est pas nécessaire d’en savoir davantage à leur propos.
27De ce point de vue, donc, selon Kant, une structure commune se répète dans toutes les situations qui trouvent une résolution morale, à savoir la possibilité de l’universalisation, la présence de l’universel dans la décision de l’agent. À supposer que nous accomplissions jamais une action morale14, nous pouvons dans la construction kantienne repérer ce qui se répète dans les réponses données en fonction des jugements moraux, comme dans les réponses invalides du point de vue moral. La sensibilité, et les motifs particuliers qu’elle fournit, ne donnent pas matière à répéter quoi que ce soit dans les situations, mais se déploient sur un fond identique dans lequel le particulier est préféré à l’universel, alors que la rationalité permet de déterminer, dans toute situation par elle régulée, ce qui donne matière à répétition. De sorte que se rencontre ici la structure qui rend possible l’accord supposé des volontés comme identification de la maxime que chaque être rationnel, s’il n’était guidé que par des motifs rationnels, adopterait.
28En somme, le statut des maximes contraires au devoir demande que notre lecture soit affinée et dépasse une ambiguïté qui la traverse pour le moment : si les maximes bonnes sont semblables en cela qu’elles expriment toutes le même rapport entre l’universel et le particulier, à savoir un rapport de préférence de l’universel sur le particulier, les maximes contraires au devoir semblent soulever une question plus complexe. Elles appartiennent toutes à l’ensemble des maximes qui manifestent une préférence du particulier sur l’universel, et en cela elles répètent toutes une structure commune. En cela, donc, il y a en elles de l’identique. Mais les imputations de conséquences qui restent à faire alors, et qui demeurent en suspens du fait que ces actions ne sont pas des actions morales, montrent que nous n’avons pas alors épuisé tout ce qu’il y avait à en dire.
29Dans cette construction structurelle des actions, puisque nous avons là les règles de construction des maximes, nous rencontrons bien ce qui fait, pour reprendre l’analyse d’Alain Renaut, que la subjectivité et l’individualisme15 demandent à être distingués. J’ai en somme dégagé et souligné le même qui se manifeste dans toutes les actions, bonnes ou mauvaises, l’identique qui se répète dans nos actions, quelle que soit d’ailleurs leur valeur morale.
30J’ai tendance à penser, donc, que cette incomplétude du jugement moral, qui empêche que toute la résolution s’en fasse par la rationalité, commence à transparaître à propos des actions non conformes au devoir, mais aussi qu’elle finira par rebondir sur les actions bonnes. Cela conduit Charles Larmore à souligner une piste qui n’est pas la mienne, mais que je rencontre et reconnais, celle de la dimension historique et de l’historicité16. Je conviens à n’en pas douter que cette dimension est présente dans la polémique sur le droit de mentir entre Kant et Constant, et qu’il y a sur ce texte une poussée extrêmement forte exercée par les circonstances historiques dans lesquelles l’exemple choisi doit être discuté.
31Il en va ainsi en effet des actions non conformes au devoir : leur appréciation, non pas seulement morale, qui est aisée, mais juridique, demande un examen plus poussé, symétrique de l’évaluation du mérite des actions accomplies par devoir :
« Les bonnes ou les mauvaises conséquences d’une action obligatoire, ainsi que les conséquences de l’omission d’une action méritoire ne peuvent être imputées au sujet (modus imputationis tollens).
Les bonnes conséquences d’une action méritoire, ainsi que les conséquences fâcheuses d’une action injuste peuvent être imputées au sujet (modus imputationis ponens).
Le degré de l’imputabilité (imputabilitas) doit être évalué subjectivement en fonction de la grandeur des obstacles qui ont dû être surmontés. Plus grand est l’obstacle naturel (de la sensibilité), plus faible aussi est l’obstacle moral (du devoir), d’autant plus la bonne action est méritoire. Par exemple si, au prix d’un grand sacrifice pour moi je sauve d’un grand péril un homme qui m’est étranger.
En revanche : plus petit est l’obstacle naturel, et plus grand l’obstacle fondé sur des raisons du devoir, d’autant plus la transgression (comme démérite) est-elle imputable. C’est pourquoi l’état d’âme, c’est-à-dire : le sujet a-t-il commis l’action sous l’emprise de l’affection <im Affekt> ou dans une réflexion calme ? – entraîne une différence dans l’imputabilité qui a des conséquences »17.
32Il est évidemment remarquable, dans la construction kantienne de ce même, identifiable, repérable et surtout susceptible de répétition, qu’il demande que nous fassions abstraction de toute détermination particulière. Je pense en effet que le mouvement par lequel nous écartons les aspects non pertinents de la situation est au moins indissociablement lié, dans la version que Kant donne de l’universalisme moral, à la mise en valeur de la propriété pertinente pour rapprocher les cas. Ce choix dans le processus d’identification des cas semblables est tout à fait particulier, et je pense qu’il a des conséquences importantes dans le fonctionnement de la morale telle que Kant la formule. Car on pourrait choisir de donner une version de l’universalisme dans laquelle une propriété est mise en avant, sans qu’on se préoccupe d’élaguer les propriétés non pertinentes.
33Si cette situation dans laquelle nous sommes lorsque nous agissons moralement est susceptible de répétition, ce par quoi elle le devient est l’abstraction, au sens propre, de toute détermination qui la rende unique, identifiable. De sorte que le mouvement saisi, puisqu’il est celui par lequel la morale demande à l’agent de ne pas tenir compte des caractéristiques sensibles de la situation, est un mouvement de séparation. Cette séparation de la situation d’avec ses caractéristiques sensibles est bien un mouvement, au sens propre, d’abstraction.
La question des limites de l’abstraction
34Une fois que cette structure a été identifiée, il reste bien des difficultés en suspens pour comprendre la mise en place des résolutions morales. Nous en tenons le point d’articulation au monde. Pour autant, nous ne savons pas à proprement parler ce qu’il s’agit de faire. Car l’articulation au monde des deux types possibles de maxime passe par ce processus d’abstraction. Mais il n’en demeure pas moins que, une fois que nous détenons la forme de notre maxime, par laquelle nous choisissons le particulier sur l’universel ou l’universel sur le particulier, nous n’avons pas encore précisé le contenu de notre décision (s’il faut l’opposer à la forme, ou simplement, s’il faut remplir cette forme).
35La détermination du contenu sensible ne pose pas problème dans le cas des actions contraires au devoir, mais devient très problématique dans le cas des actions accomplies par devoir : il faudrait pouvoir déterminer par quel contenu sensible nous incarnons la forme de l’universel dans le monde par notre maxime. Cela demande, pour que l’agent vise l’universel dans une situation, qu’il incarne l’universel dans le sensible, et cette dimension là de la procédure ne me semble pas explicitée par Kant, alors même qu’il présente ses propositions en éthique comme une explicitation radicale de la procédure morale, qui résout toutes les difficultés de la vie éthique18. Il reste donc à déterminer comment nous choisissons d’incarner l’universel (par exemple en ne mentant pas, ou en sauvant celui qui nous a demandé notre protection).
36Cette difficulté pointe que les maximes ne sont que des exemples incarnés de ce qu’il faut faire, à savoir se déterminer en fonction du seul universel. C’est-à-dire qu’à la limite ce par quoi la maxime est universalisable, dans la version kantienne du critère moral, ne permet absolument pas de savoir quelle est la situation. À tel point que les conséquences de ces actions ne sont pas imputables au sujet, de sorte que l’action conforme au devoir doit se faire dans l’insouci des conséquences qui en découleront19.
37La difficulté est donc, de déterminer comment, une fois que l’agent a dépouillé la situation de manière à en faire une situation nue, il peut revenir à une incarnation de la situation. Il lui faut en effet incarner sa maxime dans une situation qui a été dépouillée de ses particularités : il faut donc déterminer quelles sont les propriétés de la situation qui supporteront d’être prises en compte dans la constitution de la maxime bonne, et celles qui ne le supporteront pas. Car c’est bien là une propriété de la situation que d’être une situation de communication, ou bien d’être une situation dans laquelle nous portons assistance à un autre.
Un schéma général de l’action
38Il est en outre problématique de concevoir qu’une action accomplie par devoir dont les conséquences seront catastrophiques n’aura pas de différence avec celle qui permettra de réaliser un état du monde plus satisfaisant. Dans les termes kantiens, il est impossible de s’exprimer de la sorte puisque, si nous accomplissons une action par devoir, à proprement parler nous n’en attendons rien. Précisément, cette absence de pertinence de ce que nous attendons d’une action, à savoir à travers ses conséquences, et les problèmes qu’une telle conception ne manque pas de soulever permettent de dessiner les frontières de ce que la philosophie pratique kantienne permet de penser. Car ces deux actions seront-elles les mêmes ? C’est précisément cette identification que Merleau-Ponty récuse dans le dernier chapitre de la Phénoménologie de la perception :
« Il n’y a que des intentions immédiatement suivies d’effet, nous sommes très près de l’idée kantienne d’une intention qui vaut l’acte, à laquelle Scheler opposait déjà que l’infirme qui voudrait sauver un noyé et le bon nageur qui le sauve effectivement n’ont pas la même expérience de l’autonomie »20.
39La récusation est d’autant plus vive qu’elle ne conteste pas seulement que ce soit la même action dont il s’agisse, car les conséquences qui sont les siennes modulent, ou modifient l’action qui est la nôtre. Elle conteste au fond que l’expérience de l’autonomie que nous faisons soit la même. L’attaque est plus fondamentale et soulève une difficulté plus grande dans la position kantienne, puisqu’elle récuse l’idée que notre expérience de l’autonomie soit la même lorsque nous réussissons ou lorsque nous échouons.
40Plus généralement, à travers cette critique, c’est le schéma général de l’action dessiné dans la philosophie kantienne que Merleau-Ponty récuse et à propos duquel il nous alerte :
« Ce qui nous trompe là-dessus c’est que nous cherchons souvent la liberté dans la délibération volontaire qui examine tour à tour les motifs et paraît se rendre au plus fort ou au plus convaincant. En réalité, la délibération suit la décision, c’est ma décision secrète qui fait apparaître les motifs et l’on ne concevrait pas même ce que peut être la force d’un motif sans une décision qu’il confirme ou contrarie »21.
41En somme, je retrouve ici les déterminations que j’ai tenté de faire apparaître. Pour voir du même dans ces situations, il faut effacer des paramètres, sans quoi nous en restons à la constitution de la particularité de nos situations. Mais ces paramètres, s’ils sont effacés, mènent à une conception de la liberté qui place la délibération avant la décision et qui pèse le pour et le contre des motifs, thèse à laquelle assurément Kant souscrit22. Ce faisant, Kant se rattache à un schéma général de l’action bien connu et intuitif, comme le souligne Pierre Livet :
« Dans la conception la plus répandue, une action est une suite de mouvements qui sont animés par une intention. Cette intention a pu être formée avant l’action, et il a fallu un acte de volonté pour passer de l’intention représentée à l’exécution de l’action. L’action se termine quand elle a atteint un but qui correspond à l’intention »23.
42Retenons pour le moment de ce schéma de l’action, sur les difficultés duquel nous reviendrons, qu’il identifie du même dans l’intention, en ce qu’elle est supposée précéder l’action. Cette préséance de l’intention sur l’action permet de dire qu’il y a du même dans des actions aussi différentes soient-elles au regard de leurs conséquences. Mais seul l’amont de l’action, identifié comme intentionnel, est déterminant pour instituer une valeur positive ou négative de la maxime, et non pas l’aval, identifié comme les conséquences qui en découlent.
43Cette distinction, qui se greffe évidemment sur la distinction entre le caractère obligatoire d’un certain contenu, que Kant rejette, et le caractère obligatoire de la seule forme de la maxime de nos actions, permet de relire les Questions casuistiques sur le suicide, pour faire jouer à plein la séparation entre l’intention qui soutient l’action, et les conséquences. Kant est amené à discuter à nouveau de la condamnation qu’il a par ailleurs portée du suicide, par exemple dans la première section des Fondements de la métaphysique des mœurs24. Comment comprendre cette interrogation nouvelle sur le suicide alors même qu’il est impossible de se représenter un monde dans lequel le suicide deviendrait une loi de nature ? Comment, en dépit de cette impossibilité, le suicide peut-il voir sa maxime réexaminée ? La question mérite d’être posée comme préalable à la lecture même de ces questions.
44La raison en est, me semble-t-il, qu’il est possible de trouver, dans certaines actions que nous qualifions peut-être rapidement de suicide parce qu’elles se décrivent par le fait qu’un sujet se donne à lui-même la mort, de l’universalisable. Ainsi, à supposer que nous puissions trouver de telles actions, ces actions seraient à la fois universalisables et pourtant incapables de supporter l’universalisation, en fonction de la condamnation qui a été construite du suicide (un monde dans lequel toute créature vivante se donne la mort se détruit de lui-même et n’est donc pas pensable).
45Le suicide n’est pas interdit en tant que suicide, mais en tant que non universalisable, et nous soulignons à nouveau l’importance de la distinction entre forme et contenu. En effet, l’interdiction est interdiction d’une forme et non pas d’un contenu. C’est parce qu’il n’interdit pas un contenu que Kant peut revenir sur l’examen du suicide, dans l’idée que, s’il y a dans des actions que nous qualifions de suicide, des formes différentes, cela mérite un nouvel examen et le légitime entièrement. Poussons l’argument encore davantage dans l’explicite : si nous trouvons dans le suicide une dimension universalisable, il faudra au moins poser la question (casuistique)25 de cette interdiction, c’est-à-dire celle de sa levée possible.
46Or une telle dimension de possible universalisation semble ne pas être absente du suicide de Curtius, qui se jette dans un précipice pour sauver le peuple romain :
« Est-ce un suicide que de se jeter au-devant d’une mort certaine (comme Curtius) pour sauver la patrie ? Et doit-on considérer le martyre volontaire, qui consiste à se sacrifier pour le salut de l’humanité en général, comme l’action précédente, tel un acte héroïque ? »26.
47Il y a, me semble-t-il, une esquisse de solution dans la distinction kantienne entre le suicide et l’homicide envers soi27, sans que cette solution ne soit suivie jusqu’à son terme, qui serait une autorisation de telles conduites. Toutefois, rien ne m’interdit, dans la mesure où je ne cherche pas à faire une exégèse de la formulation kantienne de la morale, mais à la mettre en œuvre, de poursuivre cette direction seulement esquissée dans la Doctrine de la vertu. Car si l’autorisation n’est pas donnée, elle semble n’être pas loin dans l’évocation, à propos de telles conduites, de l’héroïsme. Il ne semble visiblement pas absurde à Kant d’évoquer une telle dimension.
48Il n’est donc pas impossible de construire, comme l’esquisse Kant, des maximes d’action qui, alors qu’elles semblent induire des actions impossibles à universaliser, supporteraient en fait le passage à l’universel. Cette possibilité qui demande à être exploitée exige manifestement que nous réfléchissions sur les différentes manières possibles de décrire une même action. La première hypothèse qui vient en effet à propos du suicide de Curtius est que, si nous le construisons comme un suicide, il est impossible à universaliser, mais que, si nous le construisons comme le seul moyen qu’ait Curtius de sauver les autres, il pourrait se révéler à même de supporter le passage à l’universel. Il sera, dans cette seconde description, sans doute plus riche que la première et plus fidèle aux intentions de Curtius, donc conforme à la construction kantienne de la morale, constitué non pas comme un suicide mais comme un homicide envers soi, et on retiendra de cet homicide envers soi qu’il est accompli avec l’intention de porter assistance à tous les autres.
49Je n’entre pas dans le détail des difficultés que peut poser, pour la conception kantienne de la morale, le fait qu’il faille en passer par un homicide envers soi pour accomplir son devoir. Je retiens en revanche que, selon la description que nous faisons de cette action, nous n’en tirons pas du tout le même jugement moral. Dans un cas, elle s’inscrit dans le même de toutes les actions contraires au devoir. Dans l’autre description, qui retient à ce titre mon attention, elle demande certes un affinement de la construction conceptuelle28, mais surtout demande, ce qui est infiniment problématique, que nous distinguions des intentions radicalement différentes sous des actions que nous aurions à première vue décrites de la même manière, à savoir, se donner la mort.
50Cet exemple fait apparaître les difficultés d’incarnation de l’universel : une fois que nous avons déterminé la structure de notre maxime, il reste qu’une même action peut être décrite par des maximes qui n’ont pas la même valeur morale. Il y a là, à l’évidence, une difficulté pour la conception morale de la kantienne, puisqu’il faudrait, dans le cadre d’une procédure pleinement explicite, disposer d’un test pour savoir comment trancher entre ces deux maximes possibles pour une même action.
51On pourrait bien évidemment tenter d’éviter la difficulté en disant que ce n’est pas la même action que Curtius choisit dans l’un et l’autre cas, et que les différences entre les maximes induisent des différences entre les actions. J’en conviens. Il n’est pas absolument rédhibitoire que des actions radicalement différentes d’un point de vue moral se manifestent semblablement dans le monde phénoménal. On conviendra cependant que ce n’est pas là une situation très confortable pour la conception kantienne de la morale. Mais ce problème peut aussi être plus inquiétant : il demande de déterminer comment nous savons qu’une maxime est bien celle de notre action. On pourrait imaginer Curtius ne sachant pas trancher, et incapable de dire s’il se suicide de désespoir, ou s’il veut sauver le peuple romain, et donc incapable de se résoudre à agir car incapable de trancher entre ces deux descriptions de son action, dont l’une lui interdit d’agir ainsi, tandis que l’autre pourrait l’y autoriser.
Notes de bas de page
1 Kant, 1785, II, AK IV, 435, p. 113.
2 La discussion porte, sous la plume de Merleau-Ponty, sur la distinction entre l’expérience qui est faite de la liberté par celui qui mène à bien une action morale (par exemple, sauver un homme de la noyade) et celui qui n’y parvient pas. Voir Phénoménologie de la perception, Paris : Gallimard, 1945, Chap. IV, La liberté. Bien que ne suivant pas cette piste, je soulignerai cependant que Merleau-Ponty conteste précisément qu’il y ait du même dans des actions dont l’une échoue et dont l’autre réussit. J’entends par échouer et réussir apporter les conséquences conçues par le sujet et pour lesquelles elles ont été effectuées. Il n’est indéniablement pas exempt de problèmes de penser qu’il y ait du même dans l’échec et dans la réussite.
3 Williams, 1990, p. 79. Cette affirmation pose en général la problématique de la transposition des thèmes de la raison théorique à la raison pratique.
4 Je renvoie sur ce point à G. Bergmann, Realism : A Critique of Brentano and Meinong, Madison : Milvauke and London : University of Wisconsin Press, 1967 et au commentaire qu’en donne N. Wolterstorff, « Bergmann’s Constituent Ontology », Noûs, vol. 4 ; n° 2 (May, 1970), pp. 109-134.
5 « Un particulier nu a une simple fonction d’individuation. C’est structurellement sa seule condition. Il ne fait rien d’autres » (Je traduis). Bergmann, op. cit., p. 25.
6 Wolterstorff, op. cit., p. 111.
7 Cette question est abordée par Wolterstorff, op. cit., p. 114. Je ne m’avance pas plus avant dans ce débat, qui rejoint la question des faits.
8 Ch. Larmore, Patterns of Moral Complexity, Cambridge University Press, 1988, p. 4.
9 Cette simplification est-elle souhaitable dans la vie éthique ? On peut en douter.
Je n’ai fait apparaître que ses conditions de possibilité. Qu’elle soit possible, et qu’elle permette un fonctionnement entièrement bivalent de la décision éthique, ne signifie pas qu’elle résolve toutes les difficultés éthiques. Sur les solutions trop élégantes en matière d’éthique, on consultera Larmore, 1993.
10 J’ai rappelé plus haut une discussion similaire d’A. Renaut par Ch. Larmore.
Williams, 1990, p. 79 me permet à présent de distinguer les concepts de particulier et de singulier.
11 Je reviendrai plus loin sur la question de la perception morale.
12 Cette détermination est la plus intuitive et son abandon, à propos des actions accomplies par devoir, est ce qui fonde la spécificité kantienne par rapport au conséquentialisme. C’est pourquoi j’en discute ici, alors même que cette précision n’est pas la seule qu’il faille apporter pour préciser notre jugement à propos des actions contraires au devoir. Nous verrons plus loin que la conscience de la transgression ou son inconscience joue un rôle identique.
13 Je reviendrai plus loin sur les Questions casuistiques de la Doctrine de la vertu, sur les questions qu’elles posent et sur les questions que pose leur existence. Voir E. Kant, Métaphysique des mœurs, II, Doctrine de la vertu. Car il suffit de constater qu’il y a bien de la casuistique dans la conception kantienne de la morale, pour lever un soupçon sur la validité de la tentative de réduction que je suis en train de proposer de toutes les actions à seulement deux ensembles constitués par le rapport de préférence qui s’organise entre le particulier et l’universel. Sur la question de la casuistique en général, on consultera S. Boarini Introduction à la casuistique, Paris : L’Harmattan, 2007, et P. Cariou, Les Idéalités casuistiques, Paris, Vrin, 1974.
14 Il n’est pas nécessaire, pour notre raisonnement, qu’une action morale ait jamais été accomplie, non plus que le fait que peut-être jamais aucune action morale n’ait été accomplie n’invalide pas la morale kantienne. Si elle ne fonctionne pas, à supposer qu’elle ne fonctionne pas non pas seulement dans des cas problématiques mais aussi pour des raisons métathéoriques, ce n’est pas pour cette raison que nous sommes en mesure de la récuser.
15 On se rapportera, sur ce point, à A. Renaut, L’Ere de l’individu, Paris : Gallimard, 1989 et à la discussion qu’en propose Ch. Larmore, Modernité et morale, Paris : P. U.F., 1993, p. 228 et suivantes, qui interroge les limites de ce modèle dans la détermination d’une éthique, fût-elle minimale.
16 Voir Larmore, 1993, p. 231 : « L’idée que la raison doive transcender tout enracinement historique pour garantir la morale est en effet un vestige métaphysique ». Les questions que je discute dans ce texte sont fondamentalement ce qui entraîne le rapport à l’historicité, à savoir la possibilité ou l’impossibilité d’identifier dans nos actions ce qui les norme et les arrache à la factualité du monde. J’explore précisément les limites de cet arrachement, les problèmes qu’il entraîne et la mesure dans laquelle il demeure ou non possible de le défendre.
17 Kant, 1797, p. 102.
18 Je discute de l’expression de Ch. Larmore, 1987, p. 4, « fully explicit decision procedure ».
19 C’est là le sens que nous donnons à la différence entre l’obligation de forme et l’obligation de contenu, si nous voulons la prendre strictement. Car ce n’est à proprement parler pas le mensonge qui est interdit mais ce par quoi la maxime du menteur ne supporte pas l’universalisation, comme ce n’est pas le suicide qui est interdit mais ce par quoi la maxime du désespéré qui envisage de mettre fin à ses jours ne supporte pas le passage à l’universel. Voir par exemple Kant, 1785, AK IV 397-398, p. 62.
20 M. Merleau-Ponty, 1945, Troisième partie, « L’être-pou-soi et l’être-au-monde », Chapitre III, « La liberté », p. 499.
21 Merleau-Ponty, 1945, pp. 497-498.
22 Voir Kant, 1797, pp. 98-99 : « Un conflit de devoirs (collisio officiorum s. obligationum) serait le rapport de ceux-ci, tel que l’un d’eux supprimerait l’autre (tout entier ou en partie). – Mais comme le devoir et l’obligation en général sont des concepts qui expriment la nécessité objective pratique de certaines actions et comme deux règles opposées ne peuvent être en même temps nécessaires, et que si c’est un devoir d’agir suivant une règle, non seulement ce ne peut être un devoir d’agir suivant l’autre règle, mais cela serait même contraire au devoir : il s’ensuit qu’une collision des devoirs et des obligations n’est pas pensable (obligationes non colliduntur). En revanche, il peut bien y avoir deux raisons de l’obligation (rationes obligandi) dans un sujet et dans une règle qu’il se prescrit et dont l’une ou l’autre n’est pas suffisante pour obliger (rationes obligandi non obligantes), de telle sorte que dans le cas d’une de ces raisons, il n’y a pas de devoir. – Lorsque deux principes de ce genre s’opposent la philosophie pratique ne dit pas que la plus forte obligation doit l’emporter (fortior obligatio vincit), mais que la plus forte raison d’obligation doit conserver sa place (fortior obligandi ratio vincit) ». On perçoit dans cette réfutation préalable à tout examen casuistique de la possibilité des conflits de devoirs la construction kantienne de l’action comme prise en compte des raisons de l’action, en l’occurrence des raisons de l’obligation puisqu’il s’agit du devoir. Cette construction entre à n’en pas douter dans un schéma de délibération-décision.
23 Livet, 2005, p. 16.
24 Kant, 1785, AK IV, 397-398, p. 62.
25 M. Marcuzzi, « la revendication des corps », in E. Dockès et G. Lhuilier, Le corps et ses représentations, Paris : Litec, 2001, p. 13-41.
26 Kant, 1797, II, Première partie, « Doctrine élémentaire », Livre premier, « Des devoirs parfaits envers soi-même », Première section, « Des devoirs de l’homme envers soi en tant qu’animal », Article premier, « Du suicide », § 6, Questions casuistiques, p. 97.
27 J’ai développé ailleurs cet argument dont je repars dans cette discussion. Pour son développement, voir I. Pariente-Butterlin, 1997a. Je m’appuie sur la distinction dessinée par Kant dans les premières lignes de ce § 6 : « L’homicide volontaire commis sur soi ne peut véritablement être appelé SUICIDE (homicidium dolosum), que s’il est prouvé qu’il s’agit en général d’un crime perpétré sur notre propre personne ou sur la personne d’autrui par l’intermédiaire de la nôtre (par exemple lorsqu‘une femme enceinte se donne la mort) ». Est-ce trop solliciter ce passage que de repartir de la fin pour l’interpréter ? Je ne pense pas. On peut alors comprendre que, dans le suicide à proprement parler, celui qui se suicide se donne la mort, comme s’il se dédoublait dans un rapport de meurtrier à victime (ce que permet de comprendre l’allusion à la femme enceinte qui se donne la mort et tue un autre qu’elle). C’est par ce dédoublement, qui récuse l’idée que se donner la mort soit une action différente que de donner la mort à un être humain quelconque, Kant réintègre le suicide dans les homicides. C’est de la même façon un homicide que de tuer n’importe quel être humain, la victime fût-elle l’assassin. Dès lors, puisque les deux cas sont confondus, il devient plus compréhensible de réexaminer ces cas de martyre ou de sacrifice, tout comme on peut réexaminer la légitime défense en dépit de l’interdiction de l’homicide.
28 À savoir la construction de la distinction conceptuelle entre le suicide et l’homicide envers soi, le point d’appui de cette distinction étant que, dans le suicide, l’acte est commis avec la conscience de la transgression de la loi morale, et que cette conscience est absente de l’homicide envers soi-même. Voir Kant, (1797,) Questions casuistiques sur le suicide.
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