Introduction
Le partage nature/société : une invention permanente régularité et irrégularité
p. 7-47
Texte intégral
1La question aurait pu être exclusivement celle de l’irrégularité. Car le concept d’irrégularité ouvre à des déterminations, dans le champ de la philosophie pratique, directement et évidemment préoccupantes. Elles ne seront toutefois pas celles que nous analyserons. Le concept d’irrégularité renvoie en effet à des situations d’exception, que nous pouvons désigner comme des situations dans lesquelles l’application de la norme semble conduire à des aberrations. On les rencontre dans le domaine de la morale, dans le développement de la casuistique, ou dans le champ politique, dans la construction du droit de résistance face aux lois injustes, ou bien dans celle de l’abus de pouvoir, qui se pose dès lors qu’il est question du pouvoir. Foucault1 a ainsi montré comment la question de l’abus de pouvoir était ipso facto, celle du pouvoir, ce qui renvoie à la possibilité constante de l’irrégularité (au sens axiologique du terme).
2L’irrégularité est sans doute d’abord le signe que la poussée des situations réelles dépasse le cadre conceptuel ou normatif dans lequel nous pensions possible de les lire. Elle est, à ce titre, un problème pour l’entendement qui cherche à se représenter le monde ou à fixer des règles de conduite ; j’envisagerai dans cette étude la question spécifique de la ligne de conduite, jusqu’à rencontrer la question de la représentation, jusqu’au point de rencontre entre ces deux questions. Car la question de la représentation de la situation concrète à laquelle l’agent réagit se dessinera à travers les difficultés à déterminer la solution normative, ouvrant d’ailleurs un domaine d’investigation que je me propose de prendre en compte pour l’articuler à la question de l’action.
3Une telle poussée des situations concrètes est prise en compte dans la problématique lockéenne de l’exercice du pouvoir. Locke2 a ainsi envisagé les limites qu’il fallait lui penser en cas de rupture évidente et répétée de la confiance que le peuple pouvait avoir dans les gouvernants, même si ce passage est un moment extrêmement complexe dans lequel la normativité se maintient en dépit des cas dans lesquels elle s’annule. Car l’irrégularité est si récurrente qu’elle ne peut être comprise comme un problème dès qu’elle se manifeste, sans quoi la régulation elle-même devient difficile : il faut parvenir à l’encadrer et à penser la réaction de la norme face à elle. Il y a donc un seuil en deçà duquel constituer l’irrégularité comme un problème met en danger tout simplement la possibilité même de norme. C’est aussi une des raisons pour lesquelles ma référence constante, dans ce travail, ira à la conception kantienne de l’action, dans la mesure où elle est la représentation philosophique de l’agir humain qui tente de repousser la question de son irrégularité entendue, par exemple par Kant, comme une particularité dont il est possible de ne pas tenir compte.
Complexité de la visée théorique sur la pratique
4On comprend dès lors qu’il soit reproché à Kant de vouloir penser la morale sous l’unique détermination d’un impératif universel qui ne tiendrait compte que des exigences de la raison, mais en rien des exigences de la situation particulière dans laquelle se trouve l’agent. Ce point nodal de la conception kantienne est formulé ainsi :
« Donc tout élément empirique non seulement est impropre à servir d’auxiliaire au principe de la moralité, mais est encore au plus haut degré préjudiciable à la pureté des mœurs. En cette matière, la valeur propre, incomparablement supérieure à tout, d’une volonté absolument bonne, consiste précisément en ceci, que le principe de l’action est libre de toutes les influences exercées par des principes contingents, les seuls que l’expérience peut fournir »3.
5Cette affirmation de l’indépendance de la norme vis-à-vis de l’empirique, tout en étant fondamentale dans la formulation kantienne de la morale, en est aussi ce que la philosophie contemporaine rejette le plus vivement. Son opposition à la pensée kantienne est manifeste et très générale4 sur le point précis de la façon dont nous devons penser la régulation de nos actions. Mais il s’y manifeste une telle détermination du pouvoir de l’emprise rationnelle sur les faits que, pour y renoncer, au cas où il faudrait en effet y renoncer, il m’a paru préférable de partir de la philosophie qui a conceptualisé à l’extrême le pouvoir normatif de la raison. Je propose donc de relire5 la conception kantienne de la pratique dans la perspective d’une mise à l’épreuve du pouvoir de la raison sur la situation concrète dans laquelle, ou à propos de laquelle nous agissons. Il faut déterminer le point de rencontre entre la norme rationnelle et la situation telle que nous devons encore la déterminer, l’isoler, la saisir dans le flux constant des événements qui se déroulent autour de nous6. Dès lors, bien sûr, ces remarques débouchent entre autres sur la question de la représentation de la situation.
6De ce point de vue, il me semble que nous devons déterminer la situation comme relevant pour partie d’une construction abstraite. Elle est une construction dans le sens où, quand bien même il y aurait dans le monde un état de choses qui conduise l’agent à réagir, le repérage de la situation engage le type de représentation de l’agent et peut relever de la construction7. J’entends ici abstraction au sens qu’Owen Flanagan donne à ce concept, qu’il ne relie pas nécessairement à une activité conceptuelle :
« En corrélation avec la capacité d’abstraire et d’isoler cognitivement les propriétés précises qui déterminent le classement par type, nous possédons aussi la capacité d’isoler, dans les objets (ou les événements), les propriétés qui permettent d’identifier des objets spécifiques pour ce qu’ils sont — comme lorsque nous reconnaissons instantanément une personne particulière dans une foule.
L’abstraction dans ce sens est un processus actif, même s’il ne suppose ni effort conscient ni activité rationnelle. Dans chaque cas, cependant, il se produit une sorte d’effet de contraste : certaines propriétés viennent au premier plan, d’autres reculent à l’arrière-plan. La position de chaque propriété dépend de façon importante des objectifs cognitifs de la personne et de son expérience passée. Un enfant qui trie diverses formes géométriques tente de repérer les traits communs aux objets placés devant lui. Un enfant perdu qui cherche sa mère dans une foule fait le contraire »8.
7Sans préciser davantage ces problèmes qui ressurgiront dans la suite de l’analyse, et qui, tout particulièrement, se dessineront en creux dans la pensée kantienne de la pratique, nous indiquons à l’horizon de ce travail la question de l’identification des situations à propos desquelles il convient d’agir et à propos desquelles il convient de se poser la question de notre maxime dans les termes qui sont ceux de la morale.
8Or, on ne peut renoncer aisément à l’idée que la situation particulière devrait pouvoir appeler un amendement ou un aménagement de la règle, et les difficultés se posent dès lors qu’on tente de trouver une régulation valable universellement, ou même simplement généralement. De sorte qu’il vaudrait mieux sans doute repartir de l’irrégularité du monde et de la singularité du cas. Comment en effet ne pas comprendre que certaines situations appellent un mensonge alors même que, de façon générale, nous condamnons le mensonge et sans que la reconnaissance de la particularité de la situation irrégulière que nous reconnaissons n’entraîne la levée de la condamnation « en général » du mensonge ?
9L’irrégularité se manifeste comme ce qui fait obstacle à la règle, empêchant sa mise en œuvre, voire nécessitant des amendements ou des abrogations, c’est-à-dire un surcroît théorique, une excroissance théorique par rapport à la pratique elle-même dont il faut parvenir à rendre compte. Ou bien ne peut-elle être le point d’arrêt mis à l’excroissance théorique, signifiant que l’emprise conceptuelle est constamment mise en danger ? Dans quelle mesure l’irrégularité n’est-elle pas l’indice que le réel et le foisonnement du réel excèdent, devancent, ou au moins peuvent toujours excéder, devancer ce que l’entendement a conçu ? Quelle est la limite de la puissance heuristique de la règle ? Comment déterminer les cas qui ne tombent pas sous elle ?
10Mais alors nous ne voyons pas comment comprendre ce qui fait que la règle peut être mise en œuvre, ce qui fait que, en dépit de la singularité de tous les cas qui se présentent, il est néanmoins possible de la faire fonctionner. Pour cette raison, nous partons non pas du problème de la particularité du cas, qui nous paraît philosophiquement second : il faut d’abord comprendre comment la règle peut se mettre en œuvre dans le flux constant des phénomènes, dans lequel il faut, pour ce faire, identifier des moments comme des situations qui appellent une résolution normative.
11L’irrégularité a donc une dimension directement et évidemment problématique, en ce qu’elle entraîne à sa suite les questions de l’application de la norme, du passage de la théorie à la pratique, de notre capacité à encadrer le réel comme de l’efficacité et de la validité des normes édictées, ou simplement reconnues comme valides dans notre pratique. D’une part, elle met en danger le normatif, dans la mesure où des amendements, des adaptations doivent lui être apportés en vue d’assurer son fonctionnement. D’autre part, elle met tout autant en danger l’évaluatif, qui demande un surcroît de précision dans le description de la situation pour pouvoir être activé. Elle demande de préciser la description de la situation pour en identifier les traits déterminants, évaluatifs ou normatifs. En cela, elle pose donc une question centrale à notre conception de la mise en œuvre de la règle et de son emprise sur le monde concret des actions des hommes. Mais cette question demeure seconde par rapport à celle de la possibilité de la subsomption du cas sous la règle.
12Admettons que toute situation soit particulière, et manifeste une singularité9 : sans ignorer les difficultés que cela pose, en particulier au regard de l’individuation des événements, je prends provisoirement appui ici sur Davidson dont la formulation logique des adverbes renvoie à une ontologie des événements qui les désigne comme étrangers à toute répétition. C’est ce qui découle de l’analyse de l’ontologie supposée par la formule :
(Ee) (Frappe (Brutus, César, e) et au Sénat(e))
13dont Pascal Engel souligne que
« En troisième lieu, du point de vue ontologique, elle suppose que les phrases d’action et leurs modifications adverbiales désignent implicitement des événements qui sont des entités particulières, substantielles et irrépétables »10.
14Ce point est important, quelles que soient les difficultés qui restent en suspens, comme le montre l’analyse de Pascal Engel, pour envisager la spécificité de l’événement. Je pose pour le moment des jalons sur lesquels un des enjeux de ces analyses est de pouvoir revenir, à la fin de ce travail. Quelles que soient les difficultés d’individuation qui restent en suspens dans la conceptualisation de Davidson, et que nous retrouverons, il me semble néanmoins important de pouvoir formuler, dans une première approche, cette dimension unique des événements dans la perspective de l’action. Car si les événements que nous repérons dans les conduites humaines sont uniques, la question de la normativité est posée dans toute sa difficulté : comment faire fonctionner des normes, qui ne peuvent tenir compte de la singularité de chacun des événements que nous rencontrons ?
15La spécificité qu’il m’importe de saisir est la suivante : à partir de quand devons-nous admettre que cette singularité se transforme en irrégularité, c’est-à-dire constitue un obstacle à la mise en application de la norme ? Car si la singularité est la constante, toute singularité ne s’oppose donc pas à la mise en œuvre de la norme, bien qu’il puisse se faire que la singularité de l’événement constitue un obstacle à cette mise en œuvre. Identifier un événement comme singulier ne suffit pas à expliquer pourquoi la mise en œuvre de la norme pose problème. Il faut donc repérer une forme spécifique de cette singularité qui explique pourquoi elle fait obstacle à la normativité. Toutes les situations humaines étant singulières, il faut préciser ce qui, dans leur singularité, fait obstacle à la mise en œuvre de la norme.
16Dès lors, la question qui ne peut manquer de se poser est celle, selon l’expression de Montaigne, de la mire que nous prendrons sur les situations que nous avons à évaluer : selon la mire qui sera la nôtre, des différences deviendront perceptibles ou imperceptibles, de sorte que nous devons penser, comprendre, préciser les différences qui sont le cas entre les situations. La difficulté est de comprendre comment des situations, alors que toutes sont singulières, peuvent poser problème tandis que d’autres entreront, en dépit de leur singularité, dans le cadre de la loi. Mais on ne peut se contenter de penser que la seule résolution de ce problème dépende du regard que nous portons sur la situation : il faut bien que, par ses déterminations propres, la situation supporte ou ne supporte pas de telles déterminations. Cette construction, dont il faut évaluer les limites, ne suffit pas à rendre compte de la situation qui existe dans le monde et qui appelle, de notre part, une réponse.
17Pour partie, les concepts moraux dont nous disposons et que nous manipulons permettent d’identifier dans le réel les situations auxquelles nous réagissons. Je n’exclus pas que, dans certains cas, cette identification puisse n’être pas de l’ordre du conceptuel mais ce point demanderait une élucidation à part entière que je ne mène pas pour le moment. On peut en effet convenir que certaines situations ne seront identifiées qu’à la lumière des concepts moraux dont nous disposons. Il me semble que c’est le cas pour cette situation très particulière qui est constituée par la non-assistance à personne en danger. L’exemple est un peu grossier, car le droit français a été très réticent à constituer une omission en action dont il faut rendre compte mais, précisément, il me permet de forcer le trait sur ce qui m’intéresse ici, à savoir la spécificité de ces situations pour lesquelles nos concepts normatifs sont nécessaires pour que nous puissions les identifier11.
18Le problème est en effet très significatif de ce point de vue du découpage du réel : l’article 223-6 du Code pénal énonce que « quiconque pouvant empêcher par son action immédiate, sans risque pour lui ou pour les tiers, soit un crime, soit un délit contre l’intégrité corporelle de la personne s’abstient volontairement de le faire est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 100 000 € d’amende ». Le péril (Cass. crim. 26 avril 1988) est tout ce qui met en danger la vie, ce qui inclut la tentative de suicide (11e chambre de la Cour d’Appel de Paris, 28 novembre 1986). Il a par exemple été jugé que celui qui blesse un voleur qui s’est introduit chez lui a ensuite le devoir de lui porter assistance (Bourges, 8 mars 1958 D. 1958.279). La situation est donc, au regard du droit, que l’agent n’a rien fait, ou plutôt qu’il s’est mis en faute précisément en s’abstenant d’agir. Je souligne toutefois que les circonstances en sont strictement déterminées et que « le péril doit être imminent et de nature à nécessiter une intervention immédiate » (Crim.31 1949.D.1949, 347), tandis que la neige ou le verglas, par exemple, ne peuvent pas justifier l’infraction, ils ne dispensent pas du devoir d’assistance (Crim. 4 février 1998. Dr. Pénal 1998, chron. 96). Il est donc faux, en somme, de dire qu’il n’a rien fait, cette description ne correspond pas à la description d’une situation dont le droit pourrait se saisir. Ici, l’infraction à la loi se dessine en creux dans le monde. On pourrait dire que rien n’a été fait. Mais alors on ne comprendrait pas l’intervention du droit, encore moins l’imposition d’une sanction sur un agent resté immobile12, resté en deça de ce qui constitue l’action. Il y a donc bien là une spécificité de ce type d’intervention de la norme dans le monde des actions, puisque c’est à l’absence d’action que la norme vient apporter une réponse, et non pas à l’action elle-même. La construction de la situation qui appelle une résolution normative par la norme elle-même me paraît, dans ce cas précis, poussée au plus loin.
19Je pense que ce type de situation est tout à fait particulier et, je reviendrai sur ce point […], il ne peut pas nous donner à penser toutes les situations auxquelles nous réagissons. La situation dans laquelle nous identifions une non-assistance à personne en danger est un cas limite en ce qu’elle désigne comme une faute l’omission d’une action de la part de l’agent. Et pour ce faire, il lui faut mettre en œuvre, pour assurer l’emprise normative, des concepts qui opèrent ce découpage sur le réel. C’est ce qui en fait la spécificité : en général, les situations demandent certes à être repérées par un agent, mais elles font aussi la résistance du monde face à lui. Je ne discute pas davantage cette question qui a partie liée avec celle du réalisme, et qui est à l’horizon de ce débat. Je supposerai pour le moment résolue la question de l’identification de la situation, à laquelle je reviendrai pour elle-même plus loin.
20Le concept d’irrégularité soutient donc toutes les complexités des systèmes moraux, et de toute solution qui refuse la simplicité et l’unicité de la solution kantienne à la question du Que dois-je faire ?13. On le sait, et je reprendrai plus loin cette question qui est au cœur de la particularité de la philosophie pratique kantienne, il n’y a pas pour Kant d’exception à la loi, et si exception il y a, nous sommes alors assurés d’être en présence d’une action condamnable. Toute irrégularité dans notre observation de la loi morale ne peut être que condamnable, ne saurait être qu’une faute morale. C’est sous cet aspect que le kantisme pratique m’intéresse : il est une tentative de réduction de la singularité de la situation à laquelle le sujet réagit, ou d’effacement de cette singularité au profit d’une assimilation à tous les autres cas, de telle sorte qu’ils puissent tous être réglés par la même norme. Et il donne les clefs pour araser cette singularité, pour l’effacer, de telle sorte que l’universel puisse être construit dans notre conduite.
21En ce sens, il m’importe de comprendre comment il procède pour effacer cette singularité de la situation, car ce mécanisme est central dans la mise en œuvre des normes dans le réel multiforme des actions humaines. Je n’exclus pas, il faut le souligner, que ce mécanisme puisse n’être pas le seul dans la mise en place de la normativité, par exemple, qu’une norme particulière ne demande pas ce type d’effacement. Mais nous disposons là, à n’en pas douter, d’un mécanisme particulièrement puissant, qu’il faut comprendre, quitte à le récuser par la suite. Je le saisis donc comme un mécanisme au cœur de la possibilité construite par la norme d’informer le réel et de le réguler. Il m’intéresse à ce titre.
22Car nous trouvons, dans le kantisme, une conception qui entend bien l’irrégularité comme un problème, mais qui considère également qu’elle résout ce problème : l’irrégularité doit pouvoir être résolue. Toutes les situations sont singulières, mais aucune ne doit être constituée comme induisant une irrégularité dans l’application de la norme ; sa singularité ne fait pas obstacle à la régularité de la résolution que nous apposons à la situation. L’irrégularité, comme fixation de la singularité, n’intervient pas comme un problème pour la théorie mais comme une erreur dans la mise en œuvre de cette théorie : le problème de l’irrégularité est évacué à l’extérieur des concepts, et replacé au point de contact entre la théorie et le monde dans lequel l’agent agit, où il éprouve des désirs et des sentiments qui relèvent non pas de sa puissance rationnelle mais de sa sensibilité.
23C’est par exemple aussi dans cette perspective que j’interpréterais l’insouciance kantienne à l’égard des conséquences de l’action et sa mise à l’écart des émotions14 que le sujet peut éprouver au regard de ce qu’il a produit dans le monde. Nous aurons l’occasion de reprendre ce problème et je ne l’indique ici que brièvement, pour mettre en perspective cette reconstruction de la régularité des réponses sur la singularité des situations. Les émotions seraient, dans son point de vue, des réactions aux situations suffisamment imprévisibles et désordonnées pour que nous devions les écarter pour comprendre comment les situations auxquelles nous réagissons dans les actions peuvent être traitées comme étant les mêmes.
24Il n’y a donc pas de situation qui soit en elle-même irrégulière, mais il faut écarter les traits de la situation qui ne permettent pas de la penser et qui la renvoient à des déterminations impossibles à cerner. Seront donc écartés les traits de la situation qui relèvent de la pure instabilité, à quoi sont réduites les émotions, qui ne peuvent donc pas donner lieu à une reconstruction conceptuelle. Certes ce traitement de l’émotion est très réducteur et n’épuise pas ce que nous pouvons en comprendre, ce n’est pas à ce titre qu’il m’intéresse dans la conception kantienne. Il m’intéresse en ce qu’il est exemplaire du type de décision que Kant prend pour construire des situations qui appellent une résolution. Il semble qu’il y ait, du point de vue pratique qu’il adopte, un certain type de décisions à prendre dans la lecture de la situation, qui seul permettra de la résoudre d’un point de vue normatif.
25Il importe en effet que, pour étayer cette position, Kant se place du point de vue de la règle morale :
« Ainsi donc, dans la connaissance morale de la raison humaine commune, nous sommes arrivés à ce qui en est le principe, principe qu’à coup sûr elle ne conçoit pas ainsi séparé dans une forme universelle, mais qu’elle n’en a pas moins toujours réellement devant les yeux et qu’elle emploie comme règle de son jugement. Il serait aisé de montrer comment, ce compas à la main, elle a dans tous les cas qui surviennent la pleine compétence qu’il faut pour distinguer ce qui est bien, ce qui est mal, ce qui est conforme ou contraire au devoir, pourvu que, sans rien lui apprendre le moins du monde de nouveau, on la rende attentive, comme le faisait Socrate, à son propre principe, de montrer par suite qu’il n’est besoin ni de science ni de philosophie pour savoir ce qu’on a à faire, pour être honnête et bon, et même sage et vertueux »15.
26Il est remarquable que ce jugement moral fonctionne dans tous les cas, à condition que nous ne lui ajoutions aucune connaissance qui, en venant compliquer la situation, affaiblirait notre capacité à la réguler. Il est tout aussi remarquable, et je reviendrai sur ce point ultérieurement, que le sujet moral ne dispose en général pas de cette règle du jugement exprimée sous une forme de jugement universel.
27Je reviendrai sur cette question car, en général, on conçoit le jugement moral déontologique comme passant systématiquement et aveuglément par la forme de l’impératif catégorique, séparé et explicité, ce qui n’est pas le cas comme le laisse entendre ce passage. Un des enjeux est donc aussi de montrer que la condamnation de la pensée morale de Kant, au titre de pensée déontologique par excellence, qui demande que la philosophie morale contemporaine pense à partir de Kant16, c’est-à-dire en s’en éloignant, me semble reposer, assez généralement, sur une ossification de Kant autour du seul impératif catégorique comme supposé énoncer les devoirs que nous avons à accomplir. Ce point essentiel et problématique demandera que nous le reprenions pour lui-même. Accordons pour le moment que penser toute la formulation kantienne de la morale à la lumière de la formulation de l’impératif catégorique à laquelle procède Kant dans la première section des Fondements de la métaphysique des mœurs doit pourtant bien être réducteur. Je m’attacherai à dépasser cette réduction et à ne pas comprendre Kant seulement à partir du rapport à l’impératif catégorique puisqu’il n’est pas fondamental pour Kant que la morale ait une dimension contraignante. Cette conception est soulignée en particulier dans les Lose Blätter, C1. Pour les hommes, en tant qu’ils sont soumis à leur sensibilité, la morale, j’en conviens, a une dimension contraignante. Mais cette dimension n’est pas fondamentale de la dimension morale. Elle se manifeste pour nous, en tant que nous ne sommes pas purement rationnels. Pour des êtres purement rationnels, elle ne revêt pas cette dimension. Je m’interroge sur la portée qu’il faut accorder à ce point, et sur la façon que nous pouvons avoir de l’intégrer à notre conception de la morale. Ainsi
« dans l’intelligence souveraine, le libre arbitre est représenté à bon droit comme incapable d’aucune maxime qui ne pourrait être objectivement aussi une loi, et le concept de sainteté qui pour cette raison lui convient, ne la met pas, il est vrai, au dessus de toutes les lois pratiques, mais du moins au dessus de toutes les lois pratiquement restrictives, par suite au dessus de l’obligation et du devoir. Cette sainteté de la volonté est néanmoins une idée pratique qui doit nécessairement servir de type (Urbild) ; et la seule chose qui convienne à tous les êtres finis raisonnables consiste à s’en rapprocher à l’infini (…) »17.
28Je tenterai, dans les remarques que je développe à propos de Kant, et de la mise en œuvre de son jugement moral, de tenir compte de cette dimension.
29Enfin, l’autre point qui servira dans la suite de cette étude, et que je place au début de ce parcours d’origine kantienne, est que la simplification de la question morale atteint aussi bien les prédicats fins que les prédicats épais18. On peut se demander en effet s’il ne reste pas, dans tout prédicat fin tel que nous les manipulons en dehors de la conception kantienne, une dimension par laquelle il demeure pour partie épais car renvoyant à une situation constituée dans l’épaisseur du monde. En effet, une loi qui enjoint de porter assistance à une personne en danger ne peut le faire que dans une certaine épaisseur du monde où il n’y a pas, par exemple, de danger de vie ou de mort pesant sur celui qui porterait assistance. J’aurais tendance à penser que la circonstancialité des prédicats fins utilisés dans le droit les épaissit, pour ainsi dire, au regard de la finesse de concept d’obligatoire dans la pensée kantienne. Car si nous analysons des obligations juridiques ou morales qui fonctionnent dans certaines situations, spécifiées et identifiées dans la norme, nous devons bien admettre, me semble-t-il, qu’elles ont une dimension descriptive et qu’elles ne sont donc pas absolument fines.
30Par exemple, si le mensonge est interdit, sauf dans les situations où celui qui demande la vérité en ferait un usage qui nuit à autrui, je ne considère pas que la finesse de ce prédicat (interdit) soit aussi fine que la finesse qui est la sienne lorsque l’interdiction de mentir porte sur absolument toutes les situations de communication. Encore cette finesse n’est-elle pas alors indépendante d’une dimension descriptive, précisément la description qui renvoie à des situations de communication. Il pourrait donc bien n’y avoir de finesse absolue que lorsque toute dimension descriptive est supprimée, ce qui tend bien sûr à renvoyer à la spécificité du fonctionnement de la morale dans sa formulation kantienne. Nous saisissons alors un des mécanismes les plus puissants de la normativité : elle demande d’opérer une saisie (et non pas une construction) de la situation dans laquelle certains aspects en sont écartés tandis que d’autres seront conservés.
31Je propose en outre de recouper cette distinction du fin et de l’épais avec la distinction kantienne, dans le contexte pratique, du contenu et de la forme. Si on tient compte de cet entrecroisement possible, il faut se demander si la finesse d’un prédicat ne serait pas contrebalancée, épaissie pourrait-on dire, par la dimension descriptive du contenu de ce qui est interdit. J’entends par là que les prédicats les plus fins ne pourraient se trouver que dans la conception kantienne. Si le prédicat fin est celui auquel on peut donner sens en le détachant de la situation, alors ce détachement est achevé dans la position kantienne. Le prédicat d’interdiction, par exemple, ou d’obligation, ne pourrait donc être que parce que la dimension descriptive est supportée par le contenu (interdit ou obligatoire) sur lequel il porte. Si donc il pouvait y avoir un absolument fin, il serait dans une obligation ou une interdiction19 qui ne porterait pas sur un contenu. La finesse maximale des prédicats normatifs dans la pensée kantienne est telle qu’elle me semble constituer un point de départ radical dans la compréhension de l’emprise de la normativité sur des situations qui, pour partie, sont toutes singulières. Car si un des critères de la normativité, en particulier dans la distinction qu’il est possible de faire entre le normatif et l’évaluatif, est le fait que celle-ci peut être épaisse tandis que celle-là ne le peut pas, alors il faut se tourner vers l’indiscutablement fin pour comprendre le type d’emprise sur le monde qu’exerce le normatif.
32Or la radicalité de cette simplification de la vie morale, qui n’est pas présentée par Kant comme nécessitant une grande subtilité dans nos jugements, s’accommode, on le voit, d’une dimension implicite de la solution morale donnée par le sujet à la situation dans laquelle il se trouve. Il ne va pas de soi que faire reposer cette même simplification sur l’explicitation de l’impératif catégorique fournisse les mêmes résultats. Le discours philosophique dominant, par exemple sous la plume de Williams, fait reproche à Kant de ne pas tenir compte du déroulement de la vie d’un sujet en situation dans le monde en renvoyant toute la vie morale à la seule formule de l’impératif catégorique :
« Y a-t-il quelque chose que les agents rationnels désirent nécessairement ? C’est-à-dire, y a-t-il quelque chose qu’ils désirent (ou désireraient s’ils y pensaient suffisamment) simplement comme un élément ou un préalable à leur condition d’agents ? »20
33Cette possibilité de l’implicite dans la vie morale fait problème au regard de cette lecture. Il n’est pas possible d’en tirer d’emblée toutes les implications, mais elle demande que nous repensions cette dimension abstraite que l’on veut en général voir dans dans la conception de la vie morale que donne Kant. Disons seulement que quelque chose m’arrête pour le moment et me retient de suivre la lecture de Williams qui voit dans la conception kantienne de la morale une assimilation entre « réflexion et détachement »21 : nous convenons du détachement, mais le lieu de la réflexion est plus complexe à identifier, paradoxalement. Car si nous assimilons en général réflexion et médiateté de la construction de la solution, je ne pense pas que cette assimilation puisse fonctionner dans la conception kantienne. Or, si elle ne fonctionne pas, si le jugement rationnel moral peut être immédiat, il faut repenser la mise en œuvre de ce type de normativité dans la déontologie et ne pas la renvoyer systématiquement à une construction rationnelle sur le monde. Il m’intéresse de déterminer comment fonctionne une normativité qui pourrait être une saisie immédiate de la situation, alors même que cette saisie est rationnelle. En particulier, si tout n’est pas explicité dans et par les trois formules de l’impératif catégorique, telles qu’elles sont données dans la deuxième section des Fondements de la métaphysique des mœurs, il se peut alors qu’il y ait une dimension beaucoup plus problématique que celle qu’en général on y veut voir, de l’emprise qu’exerce sur le monde et sur les situations humaines une morale de type déontologique.
Efficacité de l’emprise normative, aspérités des situations
34Je reprends donc à Kant pour le moment l’idée de la puissance normative de la loi morale, puissance normative qu’on ne peut pas lui dénier. Il n’est pas question ici des réticences qu’on peut avoir à l’égard de la solution déontologique, en particulier dans sa version kantienne. Car cette puissance est ce que précisément il m’intéresse de saisir du mode de fonctionnement de la norme déontologique. Je ne reviens pas à lui pour les solutions qu’il dessine dans le monde, mais pour le pouvoir de la raison qu’il tente d’asseoir sur les cas22. La puissance normative de la loi morale est telle qu’elle doit pouvoir encadrer toutes les situations qui se rencontrent dans le monde, sans qu’aucune ne soit telle qu’elle demande un traitement exceptionnel. L’enjeu est qu’en effet elle encadre toutes les situations humaines, sans buter sur aucune aspérité qui pourrait être un obstacle à un traitement régulier de la situation. Car, nous le savons, la figure de l’exception est, aux yeux de Kant, la figure de la faute morale. Quelle que soit donc la singularité de la situation, la norme morale kantienne entend la résoudre, et sa résolution passe par une réduction de la singularité de la situation. La solution morale réduit la situation à n’être pas une situation particulière mais à n’être qu’une situation, qui tombe sous le coup de l’emprise de la loi.
35Il faut bien qu’il n’y ait pas d’irrégularité, que toute irrégularité soit corrodée, effacée, pour qu’il devienne tenable d’affirmer que :
« (…) la volonté placée juste au milieu entre son principe a priori, qui est formel, et son mobile a posteriori, qui est matériel, est comme à la bifurcation de deux routes ; et puisqu’il faut pourtant qu’elle soit déterminée par quelque chose, elle devra être déterminée par le principe formel du vouloir en général, du moment qu’une action aura lieu par devoir ; car alors tout principe matériel lui est enlevé »23.
36Une telle absence d’irrégularité pensée comme telle, est tout aussi discutable à mes yeux qu’elle est centrale dans la reconstruction kantienne de la morale populaire, en ce qu’elle en assure le fonctionnement même, dans lequel la volonté n’a que deux choix possibles, à savoir se perdre dans le dédale du sensible, ou à l’inverse se rattacher à l’intelligible. Il faut, pour que les positions kantiennes puissent être tenues, être en mesure d’assurer qu’il n’y a pas d’irrégularité.
37Cette réduction pose en particulier qu’il n’y a pas d’irrégularité qui se définirait comme la production d’une contradiction au sein de l’universel, par exemple entre deux instanciations24 différentes du devoir, sans que nous puissions trancher entre ces deux instanciations. De quelle manière Kant parvient-il, dans sa conception de la morale, à construire la thèse selon laquelle toute irrégularité est réductible ?
38Il n’est pas nécessaire de partager les positions kantiennes pour poser cette question, car elle a pour visée de nous permettre de déterminer la spécificité des aspérités qui, dans le réel des situations humaines, peuvent résister à cette réduction, et aussi, de manière plus générale, de nous faire comprendre pourquoi il y en a, s’il y en a. Nous prendrons donc, à partir de la position kantienne, cette mire sur irrégularité et régularité : comment peut fonctionner la réduction de toute irrégularité à du régulier ? Qui plus est, y a-t-il des cas dans lesquels, quelle que soit la puissance des moyens conceptuels employés à la réduire, nous ne pouvons la faire fonctionner ? Une des questions est donc aussi de déterminer s’il peut y avoir des situations humaines qui échappent à toute régulation normative, qui sont telles que nous ne pouvons pas former une théorie normative qui permette d’en rendre compte.
39De ce point de vue, ce seront des cas extrêmes qui retiendront mon attention. Bien que je ne vise pas par là les cas les plus dramatiques que la philosophie morale, et avant elle l’Histoire, fournissent, je dois m’expliquer sur ce point particulier. Je n’entends pas viser les cas les plus dramatiques, ceux que précisément nous regarderions dans une perspective historique comme soulevant des difficultés insurmontables. Il me paraît en revanche décisif de mettre les concepts déontologiques au regard des cas qu’il est le plus difficile de constituer avec eux et qui sont ceux qui semblent impliquer des conflits de devoir. Encore faut-il déterminer s’il y a ou non des conflits de devoirs, car l’affirmation de leur existence est une thèse tout aussi forte que la négation de cette même existence.
40L’irrégularité est ainsi, au regard des questions morales, directement, évidemment, préoccupante, en ce qu’elle soutient à elle seule la raison de penser au mieux la norme comme générale et non comme universelle. Elle affirme en outre la possibilité de produire des exceptions, voire des révisions de la loi envisagée. Enfin, elle interroge la possibilité même de la norme, au profit d’une casuistique complexe. L’irrégularité reconnue met à mal la puissance normative, et interroge ses limites. La généralité de la loi est en effet, au regard de l’universalité, la présence soulignée de la possibilité de l’exception, donc de l’irrégularité que nous cherchons à comprendre pour faire apparaître l’autre point qui paraît plus surprenant encore, et qui est celui de la possibilité de la puissance normative, et de la reconnaissance de la répétition des situations à travers leur diversité même. Elle abolit, dans la construction que je voudrais tenter d’en faire, toutes les complexités inévitables que rencontre celui qui n’est pas, au moins en morale, purement kantien25. Et elle demande que, au fondement de toute position pratique, nous adoptions à son égard une position méta-éthique, acceptant ou récusant qu’il y ait de l’irrégularité, la pensant comme absurde, comme fautive, ou à l’inverse comme la pierre d’achoppement de la pensée de la norme26.
41Mais elle demande également que nous nous engagions sur son contraire, à savoir sur la possibilité de la construction de la régularité, c’est-à-dire de répétitions dans le réel qui rendent possible sur lui une emprise normative. La question est soulevée dans le sens que nous lui donnons par Hume27, avec l’exemple bien connu des rameurs. Les questions sont doubles : dans le premier cas, les deux rameurs ajustent peu à peu leurs coups de rame l’un sur l’autre. La question est de déterminer ce qu’il advient dans un cas de conflit partiel d’intérêt, par exemple si l’un d’eux ne veut pas ramer. Dans une telle situation, une hypothèse pourrait être d’en appeler à une instance extérieure.
« Will Hume’s notion of convention explain how such a scheme could come into existence, without being imposed by any authority and without any explicit social contract ? We must distinguish pure co-ordination problems, where two (or more) agents have no real conflict of interests, but need to find the pattern of combined action that will be more advantageous to each separately, from partial conflict problems, where two (or more) agents have interests that agree in some respects but conflict in others »28.
42De ce point de vue, il est essentiel de souligner la possibilité tacite de l’accord : on considère en général que la possibilité de l’explicitation n’en est qu’un renforcement29. Les accords peuvent être tacites, mais peuvent également recevoir une forme explicite par laquelle ils tendent à n’être plus seulement des accords mais à devenir des contrats.
43Je m’inscris dans cette ligne de lecture. Toutefois, je la reprendrais spécifiquement au regard de l’explicitation comme problème. Certes, en particulier d’un point de vue politique, la possibilité de l’explicitation, donc le passage de la convention au contrat est un outil remarquable30. Or je n’adopte pas un point de vue politique : la question qui m’occupe concerne le rapport du sujet à son action et à la maxime sous laquelle il pourrait dire ce qu’il fait, ou sous laquelle il se dit ce qu’il fait31. Cette question de l’accord se redouble en effet de celle de l’explicitation, qui pose autant de questions qu’elle n’en résout. Il faut expliquer, pour faire fonctionner une position déontologique, comment il devient possible que des situations humaines, dont nous retenons dans un premier temps à leur propos l’idée qu’il est vraisemblable qu’elles soient toutes singulières, entrent dans un discours normatif qui soit le même, et qui soit parfois même simplifié (au point de ne recevoir qu’une détermination, comme pour Kant).
44Dans une perspective ainsi définie, la question qui retiendra notre attention est celle de la construction de situations qui résisteront, résisteraient à cette emprise : j’identifierais des situations extrêmes s’il était possible de dessiner des situations dont la résolution kantienne serait, non pas insatisfaisante32, mais impossible. Il ne m’intéresse pas de retenir des solutions évidemment insatisfaisantes que la discussion philosophique s’ingénie à édifier à partir des conceptions kantiennes de la morale, par exemple des situations dans lesquelles les liens affectifs sont au premier plan, et pourtant ignorés par le kantisme moral. Car dire qu’elles sont insatisfaisantes revient à porter à leur propos ce jugement négatif que je récuse. Ma raison de le récuser est qu’il est l’indice non pas tant d’un échec de Kant sur la matière, que de notre résistance à être kantien.
45Ces résistances sont multiples et ne m’intéressent pas directement, sans doute parce que mon propos ne se veut pas moral, ne vise pas à apporter des réponses à des questions morales, et surtout pas à la question du devoir33, mais s’installe dans une perspective méta-éthique. La question est évidemment de déterminer jusqu’à quel point les positions méta-éthiques peuvent être indifférentes aux régulations qu’elles imposent dans le monde. Je pense toutefois qu’elles doivent, pour partie, l’être, sans quoi elles relèvent directement de situations de fait34 et n’imposeraient pas sur le monde un devoir-être.
46J’entends en revanche comprendre la possibilité de la régulation pratique. D’où l’intérêt de Kant, dont on peut admettre me semble-t-il, sans devoir pour cela tomber sous l’accusation d’un kantisme obscurantiste, qu’il propose l’emprise normative la plus ambitieuse qui soit. Il me semble possible de repartir de ce point d’emprise sur le réel, sans que cela n’induise que les solutions morales apportées par le kantisme doivent être validées. C’est d’un point de vue méta-éthique que Kant m’intéresse. Ce point de vue me place à distance des solutions normatives elles-mêmes, qui ne l’intéressent que dans la mesure où elles influent sur lui. Je considère qu’il se pose, pour partie indépendamment de ces solutions normatives, des questions liées au fonctionnement propre des normes, à leur possibilité de résoudre les situations dans lesquelles les agents se trouvent. Cette possibilité du fonctionnement de la norme dans le réel, de son emprise sur les actions et les décisions des agents, est ce que je vise, de manière non exclusive d’autres problèmes, dans le niveau méta-éthique.
47Certes, il serait difficile de ne pas le reconnaître, il n’est guère possible de scinder entièrement la conception méta-éthique d’une position éthique et de ne pas se préoccuper des actions qu’elle conduirait à accomplir35. Admettons comme acceptables les réponses kantiennes dès lors qu’il y en a à une situation donnée, aussi fortement que nous soyons poussés à la refuser, et n’entrons pas dans des querelles qui font s’affronter des régulations éthiques diverses : est-il possible de trouver des situations qui rendent impossible d’élaborer une solution pratique dans des termes kantiens ?
48Et dès lors s’imposera une situation radicalement, absolument irrégulière qui demandera un traitement spécifique et qui constitue ce que je cherche pour commencer une autre recherche sur la saisie de ces situations. Mais ce n’est pas au nom de conceptions éthiques qui sont par définition discutables que je regarderai Kant, mais seulement au nom de la possibilité de l’emprise sur le monde que sa position ne parviendrait pas à asseoir. La seule position qui me paraisse éthiquement intenable est celle du fanatique, aussi bien pour des raisons d’éthique appliquée que pour de raisons de méta-éthique. Outre les conséquences pratiques que le fanatisme a dans le monde, il me paraît, d’un point de vue méta-éthique, incapable de rendre compte de cette affirmation dont il faut pourtant être capable de rendre compte, à savoir la possibilité constante que nous nous trompions36. Mais je reconnais néanmoins qu’on peut tenir pour une position éthique, dans le cas du droit de mentir par exemple, de mentir comme de dire la vérité : il y a des arguments pour le faire, dans l’un et l’autre cas.37 Donc je ne vois pas de raisons d’invalider le kantisme pratique au nom des solutions qu’il apporte : cette invalidation ne signifie rien de plus que notre non-kantisme. En revanche, il me paraît plus important de discuter de la validité de l’emprise conceptuelle sur le monde.
49Bien évidemment, récuser la réalité, ou tout au moins la signification morale de l’irrégularité demande un effort conceptuel qui n’est certes pas négligeable. Cette perspective conduit Kant à construire la possibilité d’un arrachement complet à la dimension circonstancielle de l’action. Je ne parlerais dès lors plus de la situation dans sa singularité ni de l’action dans ce par quoi elle se rattache à cette singularité. Il est en effet nécessaire, pour récuser la possibilité que les conduites humaines puissent être irrégulières – en cela qu’elles posent problème à la loi de sorte qu’elles en remettent en cause le fonctionnement dans un cas déterminé –, de s’abstraire de toute détermination circonstancielle, contextuelle de la situation, et de parvenir à en proposer une description possible qui ne soit pas circonstancielle. La tension conceptuelle est maximale dans cette idée d’une description de la situation qui pourrait n’être pas circonstancielle.
50Or, si l’arrachement aux circonstances a été reproché à Kant, par exemple comme incapacité à rendre compte dans sa position morale de liens affectifs tels que l’amitié, il faut comprendre le geste théorique qu’il suppose et préciser cette mire sur les situations humaines. La question qui m’intéresse, on le comprend, est bien celle du point de vue sur le monde. Or le point de vue de Kant sur le monde est si particulier qu’il réduit la singularité des situations humaines à n’être qu’un faux-semblant. La mire que Kant prend pour saisir les situations humaines et penser la réaction que leur constitue l’action d’un sujet est dès lors tout à fait spécifique. Elle consiste à construire une description, non pas au ras des événements, non pas anecdotique, mais à trouver une façon de parler de la situation dont nous connaissons les critères : la réponse doit pouvoir être universalisée. Or il faut, pour donner son sens à une telle exigence, être en mesure de comprendre, en amont de cette réponse dont il est dit qu’elle doit être universalisable, comment peut se construire la question qui amène une telle réponse. Je m’intéresserai donc au mode de construction de la question déontologique, en tant qu’il permet de donner une réponse normative univoque et qu’il suppose, pour ce faire, une réduction de la singularité des situations humaines qui se trouve poussée à son paroxysme dans la formulation kantienne de la morale.
51De ce point de vue, penser des normes, éventuellement en poser38, demande au moins que nous nous engagions, soit sur l’affirmation selon laquelle il n’y aura pas d’exception à ces normes, soit sur l’affirmation selon laquelle la règle ne saurait jamais être que générale, au sens où il y aurait toujours des exceptions à toute règle39, et où poser une règle demanderait inévitablement que soient affrontés et résolus les problèmes de l’exception à la règle. De ce point de vue, il me semble que le rapport au kantisme demande à être clarifié dans tout discours pratique, comme préalable à sa possibilité même, que ce soit comme ancrage ou comme référence négative. Je vois, dans cette nécessité de clarifier notre rapport au kantisme dans tout discours éthique, la nécessité, ici exprimée historiquement bien que cette historicité ne soit pas nécessaire, de préciser notre conception des jeux entre la régularité et l’irrégularité, et les liens que nous voulons voir tissés entre elles au sein de toute théorie de la pratique humaine. Une telle précision demande que nous clarifiions de quoi nous décidons de parler à propos de la situation et à propos de l’action que nous lui donnons comme réponse. En d’autres termes, il importe de fonder, dans une analyse méta-éthique, les traits déterminants d’une situation et ceux que nous ne concevons pas comme déterminants.
52Or une telle question de la nécessité de la description que nous faisons de la situation peut prendre, historiquement, la forme de l’élucidation de notre rapport au kantisme, parce que Kant a marqué un point extrême dans le refus de penser la présence de l’irrégularité dans la pratique. Je rattacherais cette nécessité méta-éthique à la remarque de Williams, qui, dans L’Éthique et les limites de la philosophie, constate que toute position morale actuelle prend sens en référence au kantisme, quand bien même cette référence serait négative. Car en même temps qu’il rend hommage à Kant, il le pose comme une référence qu’il convient de dépasser40. Il me semble que cet ancrage référentiel dans un kantisme, même récusé, de la philosophie pratique, se comprend en raison du fonctionnement métathéorique des concepts de régularité et d’irrégularité au sein de la philosophie pratique kantienne elle-même, ou tout au moins de la formulation qu’il en propose. C’est une des raisons pour lesquelles cette analyse procédera d’abord à partir d’une relecture de certains aspects de la formulation kantienne de la morale, non pas dans une perspective historiquement déterminée, mais afin de dessiner des rapports entre régularité et irrégularité, quitte à les réfuter par la suite.
Conditions de validité de la simplification d’une situation
53L’explicitation kantienne de la situation et de l’action – qui se cristallise entièrement pour Kant sur la question de l’explicitation de la maxime – est tout à fait spécifique. Car si la solution kantienne fonctionne, dans la simplicité de l’unique question qu’elle demande que nous posions pour déterminer ce qu’il est de notre devoir de faire, ou si elle fonctionnait41, elle organise, ou organiserait, une grille morale de lecture du monde d’une remarquable simplicité. Cette simplification est à rattacher à l’effacement de la prise en considération des circonstances : elle ne devient possible que parce que les circonstances dans lesquelles nous agissons ne sont pas au centre de la régulation normative que nous devons renvoyer comme réponse au monde42. Bien au contraire, les circonstances doivent s’effacer de la constitution de la situation comme problème moral. Ou, pour mieux, dire, constituer la situation dans laquelle il faut agir comme un problème moral demande d’en effacer les traits circonstanciels. La difficulté que je rencontrerai constamment dans la suite de cette étude est que Kant, s’il précise ce qui ne doit pas intervenir dans ce que j’appelle explicitation, et qui est pour lui la recherche de la maxime de l’action, ne me paraît pas dire ce que nous devons prendre en compte mais seulement en donner la forme (à savoir la possibilité de l’universalisation, bien évidemment : je reviendrai sur cette difficulté plus loin). S’il faut effacer les traits qui relèvent de la simple sensibilité (cet homme est un ami, ou il ne l’est pas), dans quelle mesure pouvons-nous encore penser une situation par définition sensible si nous ne disposons que de sa forme ? Il faut lui adresser une réponse adossée à l’intelligible, mais que devons-nous conserver de la situation pour la décrire ? Ce point est précisément celui qui me paraît appeler une explicitation.
54S’il revient aux circonstances de faire en sorte que les situations humaines soient différentes, alors, s’il n’y a plus de circonstances, nous ne sommes plus en mesure de repérer des situations puisque nous ne pouvons plus les différencier les unes des autres. Elles ne sont que des instanciations de la même maxime, et ce par quoi elles diffèrent n’a pas à être pris en ligne de compte dans l’évaluation que nous en faisons. La question est donc aussi de définir les circonstances, ce qui constitue une situation humaine, comment elle se construit. Une situation humaine peut-elle n’être pas construite par ce qui en elle relève du circonstanciel ? Par exemple, identifier une situation comme une situation de communication relève-t-il ou non de ce qui la rattache à des circonstances ? Il faut relier cette question à celle que pose, du point de vue de la confrontation entre régularité et irrégularité, la compréhension de l’unicité de la question morale43. Le sujet moral doit en effet, on le sait, seulement se demander s’il « agit uniquement d’après la maxime qui fait qu’il peut vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle »44. Et si la question est unique, Kant insiste sur la simplicité de l’utilisation de cette détermination45. Dès lors, pour saisir ce qu’est un cas extrême, il importe de déterminer s’il est possible que des situations résistent à cette simplification de leurs circonstances. Et inversement, il faut rechercher si nous pouvons penser des situations qui résistent à cette simplification et dont les circonstances ne se laissent pas réduire, pour ainsi dire, au silence.
55Je voudrais, pour élargir les enjeux de cette question, établir en quoi il peut paraître fondé de rattacher la détermination classique de l’irrégularité comme problème et de la régularité comme solution à la reconstruction46 kantienne de la morale populaire. Je montrerai que cette simplicité radicale de la question kantienne repose sur une construction de la répétition du même dans les situations morales : elle resserre la régularité comme une exacte répétition du même dont il me paraît légitime de se demander, dans un premier temps de manière purement intuitive, si elle est envisageable dans la dimension de l’existence humaine, ou bien si elle relève déjà d’un niveau d’abstraction telle que nous ne pouvons pas saisir les pratiques humaines dans leur signification morale avec un outil conceptuel aussi distant de ce qu’elles tendent à être. Je n’envisagerai la lecture du kantisme pratique, voire sa critique, que sous cette seule perspective, méta-éthique. La raison en est que, pour renoncer à un outil aussi puissant et envisager des voies conceptuelles autres de traitement de la perspective morale, il me semble qu’il faille de très solides raisons.
56Car est en question, dans ce cas, le mode de fonctionnement de la norme au contact des situations humaines concrètes, ainsi que la manière dont elle peut construire son emprise, et non pas les conséquences concrètes de cette emprise. N’est-ce pas au nom des conséquences absurdes qu’elles peuvent parfois avoir (supposons qu’il nous soit interdit de mentir même dans des circonstances où une déclaration vérace risque d’entraîner l’arrestation de celui que nous protégeons) que nous sommes tenus de récuser nos positions morales ? Il n’est évidemment pas possible de contourner entièrement cette objection, sauf à faire preuve d’une obstination conceptuelle qui continuerait à faire tenir une position que nous avons toutes les raisons de récuser. Mais, sans perdre de vue cette question, je ne la mettrai pas au centre de mon propos, qui se saisit du point de contact des normes et du réel, et de la pression que le réel exerce sur elles. Cette difficulté dont j’ai déjà souligné que je ne la plaçais pas au centre de la discussion y revient en ce qu’elle repose sur une exigence de prendre en compte les circonstances exceptionnelles dans lesquelles nous pensons agir. Une telle pression du réel a pour levier la définition circonstancielle des situations humaines. Il importe donc, pour mesurer la portée de la conception kantienne de la pratique, de déterminer dans quelle mesure il est possible de résister à une telle perspective. Car la définition circonstancielle de la situation est ce qui fait appui pour que le réel vienne s’engouffrer dans la norme et y introduire des exceptions, des cas particuliers, des irrégularités. Si la définition de la situation m’intéresse, c’est parce qu’elle est ce par quoi les circonstances du monde entrent en ligne de compte dans la mise en œuvre de la norme. Explorer la position kantienne demande de déterminer jusqu’à quel point il est possible d’aller contre cette intuition.
57Une telle difficulté, qui me semble centrale dans le domaine de la morale, ne se pose en effet pas de la même manière dans le droit, où le précédent vise également à faire apparaître des situations identiques, au regard de la loi, en faisant fi de certaines différences. Pour qu’une telle réduction de situations différentes soit possible, il est nécessaire de distinguer les différences discriminantes des différences qui ne le sont pas. Cette condition doit être remplie pour qu’il soit possible d’identifier du même à travers les différences des situations humaines47.
58Ce point appelle deux remarques qui intéressent directement toute tentative d’appréhension du même dans les situations humaines : cette construction ne peut passer que par la différenciation entre des différences discriminantes et des différences non discriminantes, ou différences indifférentes. Il faut donc annihiler des différences pour penser du même. Il faut, pour qu’un tel tri soit possible, par lequel certaines différences seront constituées comme discriminantes et d’autres comme indifférentes, disposer d’un critère qui permette d’identifier dans les différences celles qui ne sont pas signifiantes. Nous pouvons donner une forme simplifiée de ce problème en le resserrant sur le repérage de ce qui différencie les situations. Car il est plus simple de repérer ce qui différencie que ce qui ne différencie pas et qui peut donc être annulé. Mais, y compris sous cette forme atténuée du problème, il semble qu’il y ait là un mécanisme fondamental de mise en œuvre de la norme, et que ce soit une condition sine qua non de l’emprise normative sur les situations.
59Second point : on pourrait être tenté de penser que ce geste n’est possible que dans le droit, qui ne regarde les actions humaines qu’au regard de la loi, et qui a donc besoin de déterminer certains aspects de ces actions, mais non pas de les déterminer précisément dans toute leur complexité. Je laisse en suspens cette conclusion : il y a certes là un mécanisme proprement juridique. Il est néanmoins possible que ce geste soit moins invalidant dans le domaine proprement éthique qu’il ne peut le paraître. Je pense même que, s’il y a lieu de distinguer entre l’énonciatif et le normatif, il est ce par quoi le normatif peut se détacher de l’énonciatif48. Je suis donc l’hypothèse selon laquelle, pour que le normatif puisse se déployer, il faut que nous dessinions dans l’énonciatif sinon un manque, du moins des ressemblances, qui lui permettent de se manifester.
60Dès lors la question n’est plus tant celle de la possibilité de discerner les situations humaines, et les réponses que les agents leur apportent sous la forme d’actions, ni même de savoir lesquelles supportent d’être pensées comme identiques, d’être tenues pour telles. La question est celle du choix même des instruments qui serviront à déterminer les situations comme différentes ou comme identiques, donc à identifier les différences différenciantes. Il faut déterminer jusqu’à quel point nous ferons remonter le « dernier discernable », et quand nous cesserons de prendre en compte des différences qui pourraient bien continuer de survenir. L’attention doit porter sur les choix qui, dans le discours, conduiront à identifier ou à distinguer du même et du différent :
« L’individuel, c’est le dernier discernable. Mais la discernabilité n’est pas une propriété objective qui appartiendrait aux choses comme leurs qualités premières, c’est une propriété relative aux instruments de discernement dont le sujet dispose »49.
61L’indication est claire : il y a des choix à opérer pour trouver du même là où il serait parfaitement possible de ne pas le voir apparaître, et même de ne pas le faire apparaître. Il reste à déterminer quels sont les traits de la situation dont nous pouvons, ou devons faire abstraction, pour faire fonctionner la norme. La question qui se pose donc, afin de comprendre le fonctionnement de la position déontologique, est celle de la détermination de la situation, dès lors qu’il s’agit d’en ôter certains traits. Certaines de ses propriétés ne sont pas déterminantes, ne doivent pas être prises en compte pour que la norme puisse fonctionner. Elles restent des propriétés de la situation mais elles ne sont pas pertinentes. La saisie de la situation par le normatif demande donc que nous comprenions le processus par lequel nous enlevons à une situation certaines propriétés qui sont pourtant les siennes, ce qui renvoie au processus dans lequel nous écartons ce qui ne constitue pas une différence discriminante. Ou bien, si nous reprenons les deux hypothèses possibles à propos de ce processus de constitution de situations semblables, on peut aussi envisager que nous rehaussions d’autres propriétés, par exemple celles qui permettent de constituer une universalisation dans la situation, de sorte que cette propriété deviendrait dominante. Les deux processus sont possibles, et conduisent, de manière symétrique, soit à un effacement de certaines propriétés, soit à un rehaussement d’autres propriétés. Que la situation soit le fait du monde n’empêche pas que le regard de l’agent se porte sur elle et peut la constituer comme identique d’autres situations. De cette construction d’une identité à travers le dissemblable, il a besoin pour apporter une réponse normative à la complexité du monde50.
62Et cette construction se heurte constamment à l’expérience vécue qui pose la question du passage à la limite et de la possibilité effective de l’emprise normative sur des situations, qui, en tant qu’elles sont des situations humaines, apparaissent comme n’étant pas répétables à l’identique :
« Une représentation du réel selon les visées et les méthodes de la science ne prétend ni ne peut restituer le vécu. Sans vouloir mettre ici en débat ce qu’il faut entendre par ce mot de ‘vécu’ je me bornerai à en dégager deux des traits les plus propres à montrer qu’il n’est pas représentable, au sens strict, comme objet de science.
Le premier de ces traits est l’individuation. C’est en effet en tant qu’individuées, singulières, non exactement répétables, que sont vécues nos expériences. La connaissance scientifique tente bien de circonscrire l’individuel au moyen de réseaux de concepts de plus en plus fins, mais l’individuel actuellement vécu n’est jamais pour elle qu’une notion limite, qu’il lui faut abandonner de plein gré à la conscience des sujets, eux-mêmes réalités individuelles »51.
63La construction, dans le discours à propos des situations humaines, d’une possibilité de la répétition est donc ce qui doit se poser comme horizon d’interrogation, et comme possibilité à construire et non pas donnée. Le vécu échappe à l’emprise conceptuelle. De là à conclure que, pour asseoir son emprise conceptuelle, une perspective normative en général, morale en particulier, doit se séparer de ce vécu, et le redéfinir, il n’y a qu’un pas. Or il me semble que, par la construction du même dans le différent, et par la réduction des différences52, nous cherchons à mettre à distance ce vécu impossible à saisir (hormis dans une entreprise esthétique sans doute).
64Qu’il faille placer, au regard de la situation telle qu’elle se constitue dans le monde, une construction, une activité de la part de l’agent est souligné par Owen Flanagan :
« Le fait de ne pas tenir compte de certains aspects du moi ou du monde est une caractéristique de toute délibération pratique et de toute action. Les menuisiers, les mathématiciens, les serveurs de restaurant, les conducteurs de bus et les athlètes raisonnent tous abstraitement, traitant certaines pensées qui se présentent, certains désirs et certains traits du monde comme pertinents ou non pour les tâches envisagées. Cela signifie que le fait d’admettre que l’abstraction est le trait central d’une théorie éthique ne constitue nullement une objection »53.
65Bien évidemment, dans mon entreprise de relecture de la position kantienne, cette appréciation est importante. Le regard de l’agent, dans une visée pratique, traite des éléments de la situation comme pertinents et d’autres comme non pertinents. Il sépare ce qui est uni dans la situation, ou au contraire le reprend tel quel selon que les traits sont pertinents ou non pour la résolution normative (que celui qui est impliqué dans la situation soit un ami et qu’il soit poursuivi par des troupes qui tentent de l’arrêter). La description qu’il ferait de la situation pour rendre compte de sa réaction hiérarchiserait donc les traits qu’il retient de ceux qu’il rejette.
66La question est double : elle est d’une part de savoir s’il y a du même dans les situations humaines, dans les conduites humaines, et d’autre part, elle demande de déterminer s’il est nécessaire qu’il y ait du même, repérable, identifiable, pour faire fonctionner les normes et pour les mettre en œuvre. Il ne va pas de soi que la réponse positive à la première question soit la condition sine qua non du fonctionnement des normes mais elle en simplifie singulièrement l’énoncé des conditions de possibilité. De sorte qu’elle est un préalable à la compréhension de l’emprise normative qui sera d’autant plus simple que nous serons en mesure de manifester du même dans les actions humaines elles-mêmes. Je reconnais pour ma part que je ne vois pas comment des normes pourraient intervenir dans notre pratique si nous ne pouvions absolument pas procéder à une telle réduction. En d’autres termes, je conçois cette réduction comme un point de départ fondamental de la mise en œuvre de la normativité, en dehors duquel je ne vois pas comment la penser.
67Or ce même reste à construire, et sa possibilité demande à être établie : s’il y a du même, comment le faire apparaître ? Comment mettre en évidence sa présence dans le flux des actions, dans la particularité des situations humaines qui se trouvent être le cas ? Il est clair que, pour le faire apparaître, il faut s’extirper du flux du vécu, étant donnés les problèmes insondables que pose ce concept, mais à quelles conditions et de quelle manière mettre en place cet arrachement aux conditions immédiates de l’agir ? Cette réduction d’une situation vécue à une situation identique à d’autres, au moins en ce qu’elle est susceptible de recevoir la même résolution normative, demande assurément un arrachement à certaines déterminations de cette situation. Il ne paraît pas possible de faire l’économie de cette question et c’est donc elle que je mettrai au centre de cette réflexion sur la conception kantienne de la pratique. C’est donc aussi en cela que la philosophie pratique de Kant me pose problème, en ce qu’elle constitue ce même, qu’elle affirme la présence de ce même, par quoi elle entend résoudre la question de la possibilité de la normativité. Repérer du même constitue indéniablement une clé pour asseoir la normativité, qui fonctionne redoutablement et à ce titre, la philosophie de Kant retiendra mon attention par la radicalité de la réduction qu’elle opère.
68En effet, ce processus de réduction est un processus d’abstraction au sens qu’Owen Flanagan confère à ce concept qui est au centre de la mise en œuvre de la morale. L’abstraction consiste, dans le cas qui nous intéresse, à élaguer, dans la saisie de la situation et dans la construction de la réaction que lui constitue la maxime de notre action, tout ce qui relève de la particularité sensible de la situation, ou au contraire à rehausser tout ce qui relève de l’universalisation et qui la rend possible à propos de notre situation. Il reste à comprendre par quels ressorts cette abstraction d’une situation susceptible de recevoir une réponse normative à partir de la situation peut fonctionner. S’ajoute à cela une difficulté qu’il ne me paraît pas absurde de formuler de façon radicale. Je ne suis plus certaine de voir, à ce point de l’analyse, une fois que tout ce processus d’abstraction a été mené à bien, ce qu’il reste de la situation et à quoi nous réagissons dans la situation. Je formulerais dès lors la difficulté dans les termes suivants : quelle peut être la maxime de notre action si nous devons élaguer de notre prise en compte du monde tout ce qui relève de la singularité ?
69Mais dans ce cas, il faut déterminer jusqu’à quel point il est possible de tenir une symétrie entre ces deux processus, et de considérer qu’ils répondent à la même constitution du même, par élagage ou par exhaussement. Il est possible qu’il y ait, entre ces deux processus, quelque dissymétrie et que, dans l’exhaussement, ce qui est mis en évidence ne soit pas une propriété sensible, mais un point de rencontre entre l’exigence normative d’universalisation et le sensible, alors que dans le processus d’élagage, ce sont bien les propriétés sensibles qui se voient élaguées. Jusqu’où le processus d’abstraction doit-il aller et comment savons-nous que nous l’avons poussé jusqu’au terme où il permettra de découvrir à quelle maxime nous devons faire passer le test de la possibilité de l’universalisation ?
70Un exemple rendra cette difficulté plus apparente : identifier une situation comme une situation de communication, par exemple, revient à lui conserver une dimension concrète dont on ne voit pas pourquoi il faudrait la conserver. La limite de l’abstraction à laquelle il faut procéder pour mettre en place une régulation normative n’est pas claire, alors même qu’il me paraît clair qu’il faut abstraire. Car identifier une situation comme une situation de communication54 peut par exemple amener à interdire le mensonge, alors qu’identifier cette même situation comme une situation d’assistance à celui qui en a besoin peut conduire à des résolutions normatives radicalement différentes. Il est donc difficile de déterminer jusqu’où nous devons faire remonter cette abstraction, et tout aussi difficile de saisir le moment où l’individuation de la situation résiste à toute tentative nouvelle de réduction.
71Dans ce problème de l’élucidation d’un même, qui regarde les normes et la possibilité de leur application, je me place donc dans une situation intermédiaire entre la construction conceptuelle de la science, et la dimension impressionniste de l’expérience vécue. Car, si elles s’ancrent dans les expériences vécues, les normes ne demandent néanmoins pas que la situation soit exprimable, encore moins exprimée, dans les termes du vécu individuel, au ras des impressions et des conséquences particulières. Dans l’élucidation de cette question, il est bien entendu paradigmatique que Kant, entre autres différences dénoncées comme insignifiantes, ne se préoccupe pas, à propos de l’action bonne, des conséquences qu’elle est susceptible d’avoir : il me semble que se manifeste, dans l’indifférence aux conséquences, le commencement de l’élagage auquel Kant se livre dans la détermination du mode pertinent de description des actions. C’est en général cet aspect que l’on retient, que je propose de relire non pas du point de vue des conséquences qu’il a dans la résolution pratique, mais du fonctionnement de la normativité qu’il construit et dont il est paradigmatique. Car il est décisif, dans la perspective que j’adopte, que les critères de ce traitement des conséquences, soient explicités par Kant lui-même. Nous en trouvons les critères dans la Doctrine du droit :
« Les bonnes et les mauvaises conséquences d’une action obligatoire, ainsi que les conséquences de l’omission d’une action méritoire, ne peuvent être imputées au sujet. Les bonnes conséquences d’une action méritoire, ainsi que les conséquences fâcheuses d’une action injuste peuvent être imputées au sujet »55.
72Je ne reprends pour le moment que les déterminations concernant l’action obligatoire, dans la mesure où les déterminations concernant les autres actions sont à penser en fonction de cette première description de l’action obligatoire. Or, dans ce qu’il convient de prendre en compte afin de déterminer quelle action il est obligatoire d’accomplir, Kant ne fait pas entrer, nous le savons, les conséquences, qu’elles soient ou non souhaitables. Se dessine donc une position par laquelle les descriptions des actions, ou des situations humaines, demandent, pour être non pas seulement possibles mais efficaces et pertinentes, que certains aspects en soient éliminés. De ce point de vue, la position kantienne est donc emblématique de ce que nous avons constamment à accomplir, quand bien même nous ne choisirions pas les mêmes critères que ceux retenus par Kant. Ce qui importe n’est pas ce qui est retenu et ce qui est réputé comme non pertinent, en tant que tel, mais qu’il y ait du pertinent et de l’intempestif et la manière dont se dessine entre eux une ligne de partage.
73Si nous suivons cette ligne de partage dans la pensée kantienne, nous trouvons une variation décisive dans la symétrie sur laquelle il semble reposer. Accomplir une action obligatoire a pour l’agent cette conséquence qu’il est entièrement dégagé des conséquences de son action. Il assumera en revanche les conséquences mauvaises (et uniquement elles) d’une action contraire au devoir. C’est-à-dire qu’il ne pourra pas se prévaloir des bonnes conséquences d’une action contraire au devoir. La dissymétrie dans la symétrie a pour conséquence de bloquer la possibilité de l’utilitarisme : il n’est pas possible de passer outre son devoir au nom des bonnes conséquences qu’une telle action pourrait avoir puisque les conséquences bonnes ne nous sont pas imputables. En revanche, le traitement des actions méritoires et de l’omission des actions méritoires est rigoureusement symétrique. Cette variation dans la symétrie du traitement des actions obligatoires et des actions interdites permet de souligner la distance radicale que l’agent pratique kantien entretient avec les conséquences de son action. Les conséquences de l’action sont donc bel et bien constituées comme insignifiantes (au sens propre de ce terme) dans la constitution de la situation à laquelle nous réagissons par notre action.
74Ce rapport aux conséquences, et leur élimination des traits déterminants de la situation, est emblématique du travail kantien de réduction de la situation. Il n’en est qu’un aspect. Il n’est pas unique et peut être reconstruit dans une perspective plus vaste qui contribue à dessiner les contours de cette situation. Il y a sans doute bien une dimension individuelle de la situation qui intéressera la norme ; mais tout ce qui relève de la dimension vécue de la situation n’est pas pertinent dans le discours normatif et il y a un tri à opérer, qui construit une individualité de la situation qui n’est pas celle du vécu56. Que cette construction des descriptions soit une stratégie efficace ne permet pas, pour le moment, d’affirmer que c’est la seule stratégie possible. Néanmoins, elle semble efficace en ce qu’elle permet un discours sur les situations humaines qui offre des points de comparaison fiables et stabilisés. Les informations que nous devons obtenir, ou constituer, sont fixes, et les contenus propositionnels deviennent alors entre eux comparables : la description de la situation, quand bien même la situation relèverait pour sa part du particulier, échapperait quant à elle au particulier. Un certain nombre d’informations, fixées par avance, demande à être renseigné, qui permettent de parler de la situation, ou de l’action que nous envisageons de lui apporter comme réponse.
75La prise en compte de l’individualité du vécu reconnaît la possibilité de la pertinence de n’importe quel aspect de la situation : le point de vue du vécu me semble être la position qui affirme que tout trait de la situation peut être pertinent, saillant, décisif. Il semble que ce soit, précisément, le refus de cette affirmation qui permette de commencer à mettre en place le normatif. Car à l’inverse, l’emprise normative telle que nous la voyons se construire dans le regard déontologique s’appuie sur une description de la situation qui demande de réfuter cette possibilité et de n’admettre que certains aspects comme constitutifs de la description. Il devient possible d’organiser une description qui permette de comparer des situations dont rien n’assure qu’elles auraient été comparables dans le vécu des différents agents. Nos critères de description le feront ou non apparaître, tout comme ils feront ou non apparaître des situations individuelles dont nous choisirons de ne pas dépasser l’individualité :
« A pure individuating description, like any other logically individuating description, may fail of application not only when there are no candidates for the title, but also when there are two or more candidates with equally good and hence mutually destructive claims and no candidate with a better claim. Thus the description ‘the first dog to be born at the sea’, would fail of application not only if no dog was born at sea, but if the first two dogs to be born at sea were born simultaneously. We may indeed increase the improbability of the second kind of application-failure by adding to the detail of the description ; but we thereby increase the probality of the first kind of application-failure »57.
76Nos choix pour parler du réel, de nos actions, des situations dans lesquelles nous nous trouvons sont les conditions sous lesquelles nous pourrons identifier ce même ou bien, au contraire, le récuser et nous en tenir aux différences, y compris impalpables58, auxquelles nous nous confrontons constamment dans le cours de notre pratique. Les deux stratégies sont possibles, et répondent à des visées différentes, à travers lesquelles nous voyons en outre se dessiner l’attente de l’exception.
77La question, dans le cadre de la régulation de l’action, n’est pas tant d’individuer des actions que de déterminer des critères qui permettent de les classer, en tenant à égale distance les deux écueils qui empêcheraient de les insérer dans le champ d’application de la norme, les traiter comme singulières, et ne plus percevoir leur dimension individuelle. L’adaptation du grain de la saisie de la situation, grain qui permettra ou empêchera une saisie normative, est donc en jeu ici : pour le dire rapidement, si le grain de la perception de la situation est trop fin, on peut penser qu’il empêchera une saisie normative car entraînera dans la considération de ce que la situation a d’exceptionnel. Et inversement, si le grain est trop épais, obstruant des traits déterminants de la situation, il entraînera une solution normative trop brutale et dont les conséquences seront perçues comme catastrophiques par l’agent.
78Car il ne s’agit pas d’individuer les situations dans lesquelles nous nous trouvons59. Il s’agit bien plutôt de les rattacher à des descriptions qui permettent de distinguer des situations tandis qu’elles en identifieront certaines comme semblables à d’autres. L’individuation de la situation n’est donc pas suffisante. Une fois individuée, elle doit pouvoir être rattachée à des cas qui sont traités sur le même mode, de la même manière, qui tombent sous le coup de la même règle. Pour pouvoir parler de situations semblables, il faut pouvoir récuser des différences comme non discriminantes, bien qu’elles soient constamment susceptibles de réapparaître, et de réclamer leur statut de différences. Il faut donc être capable, après le temps premier de l’identification de la situation, de la rattacher à des situations qui la réitèrent, indépendamment de l’identification en termes de lieu et de temps.
« Notre vision globale de l’individualité et l’importance qui lui est accordée dans nos vies et dans celles des autres changeraient certainement s’il n’y avait entre les individus des différences innombrables qui ont pour nous de l’importance. L’échelle qu’on choisit pour les décrire est naturellement capitale elle aussi, quand il faut déterminer ce qui est identique et ce qui est différent. Des descriptions similaires peuvent être faites des personnalités de deux individus donnés, et le détail concret en être perçu très différemment — et c’est donc l’une des caractéristiques de notre expérience des individus que nous soyons en mesure de percevoir et de prendre conscience de nuances d’une délicatesse sans limites dans l’appréhension du détail concret (même si c’est seulement dans certaines circonstances et dans certaines cultures qu’on consacre du temps à passer ces détails en revue) »60.
79Il y a donc, au centre de la mise en œuvre de la normativité sur les situations humaines, la question de l’échelle à laquelle nous les apprécions. La description des situations dans lesquelles nous nous trouvons renvoie à un problème d’échelle. L’adoption d’une échelle satisfaisante doit permettre à l’agent, par l’éloignement nécessaire pour n’être pas enfermé dans son vécu, de prendre un autre point de vue sur les situations.
80Le problème est ainsi identifié : il est pour le moment encore loin d’être résolu. Nous savons déjà qu’un problème similaire se pose à propos de nos actions : il importe, pour avoir une théorie cohérente de l’action, de déterminer comment parler de ce que nous faisons. Sur cette question de la description de nos actions, Davidson l’a montré, repose la question de l’intention, et les problèmes que soulève, pour un tel concept, le fait que l’agent puisse, sous une certaine description, dire d’une action qu’elle est la sienne, mais qu’il soit tenté de le refuser sous une autre description61. Le problème que j’aborde est l’analogue de celui posé par Davidson à propos de la situation. Il se déploie à un niveau plus grand de généralité puisqu’il ne tient pas compte, d’emblée, de la mesure dans laquelle l’agent se rattache à ses actions, ou se reconnaît en elles.
81Il s’agit de déterminer, même si à l’évidence les deux questions ont des connexions, comment il devient possible de dire que nous sommes dans la même situation, et que dans cette même situation, nous aurions, ou n’aurions pas, agi semblablement. On reconnaît là le thème de la raison pratique comme accord possible des volontés quant à la maxime de l’action. Que peut vouloir dire, d’un point de vue humain et non pas mécanique, agir de la même manière ? Quelle peut être la signification de cette affirmation, qui me paraît être le point de départ de toute possibilité de régulation ?
82Or cette détermination pose problème dans la mesure où se met en place une dialectique du régulier et de l’irrégulier, telle que le régulier accepte en lui de l’irrégulier, et en supporte la présence. Le régulier n’est pas le même, l’identique. Une telle possibilité est offerte par des concepts tels que ceux d’habitude, ou de caractère dans la conception qu’en apporte Hume :
« On peut fréquemment expliquer les résolutions humaines les plus irrégulières et les plus inattendues si l’on connaît toutes les circonstances particulières de caractère et de situation. Une personne de dispositions obligeantes donne une réponse hargneuse mais elle a mal aux dents ou elle n’a pas dîné. Un homme stupide découvre une vivacité peu commune dans ses manières ; mais il vient de lui arriver subitement une bonne fortune. Ou même, quand une action, comme il arrive parfois, ne peut recevoir d’explication particulière ni de la personne elle-même ni des autres, nous savons en général que les caractères humains sont, à un certain degré, inconstants et irréguliers. C’est, en quelque sorte, le caractère constant de la nature humaine, bien qu’on puisse l’attribuer d’une manière plus particulière à certaines personnes qui n’ont pas de règles fixes pour leur conduite et procèdent par une suite incessante de caprices et d’inconstances. Les principes et les motifs intérieurs peuvent opérer d’une manière uniforme, en dépit de ces apparentes irrégularités ; de même que les vents, la pluie et autres variations du temps sont, admet-on, gouvernés par des principes fixes ; bien que la sagacité humaine, dans ses recherches, ne puisse les découvrir aisément »62.
83Je ne reprends pas ici la question de la liberté, ni des raisons que nous sommes en mesure de donner de nos actions, bien qu’évidemment la question ne soit pas loin. Il est intéressant de repérer, dans le concept de caractère, la présence de l’irrégularité englobée dans une régularité qui en répond. Ces indications, qui pourraient être enrichies bien davantage63, vont donc dans le sens d’une souplesse de la notion de régularité, et de son acceptation possible de l’irrégularité.
84Il n’est pas incompatible avec la régularité humaine qu’il y ait en elle de l’irrégularité. La régularité, si elle doit avoir une dimension humaine, si elle doit être possible dans la pratique humaine, ne peut sans doute pas se penser seulement comme la répétition du même. Je m’attacherai donc à comprendre ce que peut être cette régularité qui n’est peut-être pas simplement la répétition du même64. Il faut en effet envisager que, par exemple, la répétition de l’universalisabilité puisse aller de même ave un contenu qui soit, quant à lui, à chaque fois radicalement différent mais alors, il faut comprendre cette articulation elle-même. Or pour les construire, il faut trouver le moyen de dire qu’il y a du même, dans les situations que nous rencontrons dans le cours de nos actions sur le monde.
85Il semble que, de ce point de vue, le geste kantien soit radical. Il réduit la normativité à une emprise sur les situations qui demande de n’en retenir qu’un trait et un seul, celui par lequel il est possible de donner à la situation une réponse qui supporte l’universalisation. Il y a sans doute, dans ce geste, une exagération des conditions de l’emprise de la norme sur les situations humaines. Mais il m’a semblé que cette étude du point de contact entre le monde concret et les normes qui s’y peuvent affirmer pouvait s’ancrer dans la radicalité même de la position kantienne. Telle est la raison fondamentale de ma référence à Kant, qui n’est évidemment pas sans réticence.
86Je procéderai donc en deux temps : dans le premier temps, je suivrai les modalités de cette régulation pour en montrer les limites et en faire apparaître les difficultés. Mon propos sera donc strictement méta-éthique. Et cette ligne de conduite méta-éthique pose problème, je le reconnais. Mais il me semble qu’il faut apprécier une conception éthique du point de vue de la validité de l’emprise qu’elle déploie sur le réel et accepter, réguler peut-être, par la suite, ce qui pourrait sembler en elle des aberrations. Je ne procède donc pas à une appréciation des conséquences pratiques de la position méta-éthique. Car apprécier les conséquences éthiques en elles-mêmes demande l’adoption d’un point de vue qui n’est pas le mien ici, un point de vue extérieur à toute conception éthique particulière. Encore une fois, ce présupposé est profondément kantien, j’en conviens.
Notes de bas de page
1 M. Foucault, Les Intellectuels et le pouvoir, « Entretiens Foucault-Deleuze », L’Arc, n° 49, 1972.
2 J. Locke, Deuxième Traité du gouvernement civil, trad. B. Gilson, Paris : Vrin, 1985, chap. xix. Je rappelle que, selon le chapitre xix, les aberrations du gouvernement qui annulent le devoir d’obéissance du peuple doivent être récurrentes pour qu’une telle annulation puisse être envisagée.
3 E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, II, ak IV 425-6, trad. V. Delbos, Paris : Vrin, 1980, p. 101.
4 De ce point de vue, la lecture de Bernard Williams m’intéressera tout particulièrement.
5 De manière générale, je pense qu’il faudrait relire la conception kantienne de la morale sans l’opposer constamment, et dès lors artificiellement, à la conception aristotélicienne. Ainsi, pour n’en prendre qu’un exemple, l’opposition à présent convenue entre une morale du devoir et une éthique du bien vivre oblige, si on veut tenir une telle position, à appauvrir caricaturalement la pensée kantienne. Ce développement, qui est l’horizon de la réflexion que je propose ici, constitue à lui seul un autre projet.
6 De ce point de vue, la question que nous devrons aborder sera celle de savoir à quoi nous réagissons dans le flux des événements et comment nous opérons les choix qui identifient des moments du monde comme des situations d’action. Si nous prenons ce concept de situation comme constitué, ce ne peut être que dans un premier temps de la réflexion.
7 Je reviendrai plus loin sur ce problème de l’identification, par l’agent, de ce à quoi il réagit. Dans la mesure où il réagit, son action porte sur un état de choses dans le monde. Mais dans la mesure où son action n’est pas une simple réaction, il y a de sa part quelque apport qu’il faut déterminer et qu’on peut commencer à penser sur le modèle de l’abstraction même si nous rencontrerons aussi les limites de ce modèle.
8 O. Flanagan, Psychologie morale et éthique, trad. S. Marnat, Paris : P.U.F., 1993, p. 110-111.
9 Ce ne peut être un postulat retenu sans réserve et on ne saurait considérer que toute action comme toute situation voit sa description épuisée par une dimension singulière : il faut bien, « par ailleurs, qu’il y ait aussi dans la situation, et dans l’action qui y répond, quelque chose comme la marque de l’humaine condition pour que nous puissions nous en saisir, ne serait-ce que dans le cadre de la philosophie morale, et a fortiori dans les régulations normatives que constituent l’éthique ou le droit, voire la coutume.
10 P. Engel, « Adverbes, événements et structures sémantiques », in J.-L. Petit (dir.), Raisons pratiques, II, L’Événement en perspective, Paris : Éditions de l’EHESS, 1991, p. 229-249, p. 230. P. Engel souligne « le lien intrinsèque entre l’analyse logique de la forme (quantificationnelle) et son ontologie (d’événements) » (Engel, 1991, p. 236).
11 Je n’entre pas ici dans le débat qui est évidemment à l’horizon de ces questions sur le réalisme moral. Je renvoie à deux ouvrages, à savoir R. Ogien, « Qu’est-ce que le réalisme moral ? », dans R. Ogien, (dir.), Le Réalisme moral, Paris, PUF, 1999 et à celui de Chr. Tappolet, Émotions et valeurs, Paris, PUF, 2000, chap. 2, pour l’opposition entre réalistes et anti-réalistes. Pour le dire très rapidement, ceux qui s’opposent à l’anti-réalisme éthique (cela suffit-il à en faire des réalistes ?) considèrent que les normes ou les valeurs peuvent faire l’objet de jugements objectifs. On pourra également consulter sur ce point R. Ogien et Chr. Tappolet, Les Concepts de l’éthique entre normes et valeurs, ouvrage en ligne, 2008, http://www.philo.umontreal.ca/prof/documents/Lesconceptsdelethique.pdf, p. 29.
12 La question qui se dessine est celle du lien entre le geste et l’action : à partir de quel critère un geste devient-il une action et faut-il nécessairement qu’il y ait un geste de la part d’un agent pour qu’il y ait une action ? La situation que nous envisageons semble dessiner un écart possible entre le geste et l’action : il n’est pas nécessaire qu’il y ait un geste pour qu’il y ait une action dont le sujet doive rendre compte aux yeux du droit.
13 Sans que nous voulions par là dire que la question morale est nécessairement celle-ci, ni même qu’une telle question, nécessairement, se pose.
14 Kant, 1798, AK VII, 253 où Kant écarte la possibilité pour les émotions de nous donner la moindre sagesse pratique comme de poursuivre quelque but que ce soit.
15 Kant, 1785, AK IV 403-4, p. 70.
16 Je pense en particulier à la lecture qu’en donne, de façon générale, et aussi féconde soit-elle, B. Williams, L’Éthique et les limites de la philosophie, trad. A.-M. Lescourret, Paris : Gallimard, 1990.
17 Kant, 1788, I, 1, I, Scolie du corollaire de la loi fondamentale de la raison pure pratique, p. 46.
18 Voir sur ce point R. Ogien, Le Rasoir de Kant et autres essais de philosophie pratique, Tel Aviv : Éditions de l’Éclat, 2003, p. 95-97. Je rappelle la distinction qu’il fait entre prédicats fins et prédicats épais : « Les prédicats évaluatifs se divisent en ‘minces’ ou sans composante descriptive (‘bien’, ‘mal’, ‘meilleur’, ‘pire’, etc.) et ‘épais’ ou à composante descriptive (‘répugnant’, ‘dégoûtant’, ‘honteux’, ‘dangereux’, ‘honnête’, ‘courageux’, ‘effrayant’, etc.). Il n’existe pas de division de ce genre en ce qui concerne les prédicats normatifs. Il y a des prédicats normatifs minces (‘obligatoire’, ‘permis’, ‘interdit’), mais pas de prédicats normatifs épais ». Je reprends cette distinction entre le normatif et l’évaluatif à la lumière de la distinction entre le fin et l’épais, mais il faut alors se demander s’il n’est pas possible de trouver une plus ou moins grande finesse dans certaines conceptions de la normativité. Un obligatoire qui ne peut se dire que dans certaines circonstances est-il absolument fin ?
19 Je laisse de côté les prédicats désignant le licite et l’illicite, mais il est clair qu’ils sont concernés par cette analyse au même titre que ceux d’interdiction et d’obligation. La raison en est que je les utiliserai peu ici.
20 Williams, 1990, p. 64.
21 Williams, 1990, p. 79.
22 La question qui est à l’horizon de cette étude est de déterminer s’il faut renoncer à la conception déontologique pour résoudre les situations concrètes dans lesquelles nous nous trouvons. Je ne refuse pas cet abandon, mais je ne l’accepterai que si le prix à payer pour faire fonctionner une norme de type déontologique me paraît trop lourd. En revanche, je n’envisage pas pour le moment de le justifier au nom de la difficulté des situations dans lesquelles nous place la norme déontologique : qu’elle ne soit pas facile à mettre en place dans le monde n’est pas une objection à sa validité, ou ne peut être une objection à sa validité que si on a déjà renoncé à la faire fonctionner. Il me semble que ce ne peut être là qu’un argument qui montre déjà qu’on se place hors de la position déontologique, que précisément je prétends éprouver de l’intérieur.
23 Kant, 1785, AK IV 428, p. 109.
24 Je reviendrai plus loin sur ce qu’il est facile, pour le moment, de déterminer comme une instanciation de la loi morale dans une maxime particulière, mais qui pose le problème de ce que nous tentons de déterminer ici comme instanciation. Il faut, pour éclairer ce point, reprendre la distinction entre exemple et instanciation. J’aurai l’occasion, plus bas, d’éclairer ce point.
25 Ce qui n’empêche pas que celui qui veut rester kantien dans le champ de la pratique en rencontre d’autres, tout aussi redoutables sans doute, auxquelles je viendrai en leur temps.
26 Je reviendrai sur ce problème, dans la suite de ce travail, avec la question de la faiblesse de la volonté, qui traduit dans notre vocabulaire philosophique contemporain, c’est-à-dire plus ou moins bien, ce qu’Aristote a identifié comme acrasie au Livre VII de l’Éthique à Nicomaque. Cette question permettra de mettre en face d’une irrégularité les théories morales, et de mesurer leurs réactions. Il faudra montrer en quoi la question de l’acrasie est paradigmatique du problème de l’irrégularité, ou, pour tout dire, en quoi elle est une irrégularité fondamentale.
27 D. Hume, A Treatise of Human Nature, III, III, 1. Nous renvoyons, dans les très nombreux commentaires sur ce problème, à J.L. Mackie, Hume’s Moral Theory, Routledge and Kegan Paul, 1980, tout particulièrement au chapitre VI, « The artificial virtues », p. 76 et suivantes.
28 Mackie, 1980, p. 88.
29 Voir sur ce point D. Deleule, « Anthropologie et économie chez Hume : la formation de la société civile », in Cl. Gautier (coord. par), Hume et le concept de société civile, Paris, P. U.F., Débats, 2001, pp. 19 à 48. Voir également D. K. Lewis, Convention : A Philosophical Study, Cambridge, Harvard University Press, 1969. Et P. Livet, La communauté virtuelle. Action et communication, Combas, L’Éclat, 1994, p. 160 sqq, p. 234 sqq.
30 D’où, dans la discussion du problème du droit de mentir, l’importance de l’arrière-fond politique si accorder le droit de mentir a pour conséquence d’empêcher la construction du pacte social. Voir B. Williams, Vérité et véracité, trad. J. Lelaidier, Paris : Gallimard, 2006, tout particulièrement le chapitre IX.
31 Je suppose alors, dans une simplification radicale du problème, que le sujet est sincère à lui-même. La simplification est radicale mais nécessaire.
32 J’ai déjà écarté ce critère.
33 Un exemple de reconstruction d’une position déontologique qui évite les écueils du kantisme en matière de responsabilité et de prise en compte des conséquences me semble être la pensée de la distinction entre conséquences conçues et conséquences voulues que Ph. Foot reprend à la casuistique, Ph. Foot, « Le problème de l’avortement et la doctrine de l’acte à double effet », in M. Nauberg, La Responsabilité : questions philosophiques, Paris : P. U.F., 1997, p. 156-170.
34 En cela, je m’oppose à la thèse que défend E. Halais, « Moore, Sidgmick et Mc Taggard », Revue de Métaphysique et de Morale, 2006.
35 De ce point de vue, il me semble qu’on discute un peu facilement des exemples les plus datés qui se puissent trouver dans la philosophie pratique de Kant, et que ces discussions sont sans grande pertinence. Je me range sur ce point à l’avis de M. Marcuzzi qui a montré qu’il y a une distance entre ce que Kant affirme conceptuellement et les exemples qu’il prend, et qui relèvent pour partie des mœurs de son époque et non pas seulement de la position critique (M. Marcuzzi, « La revendication des corps », in E. Dockès et G. Lhuilier, Le Corps et ses représentations, Paris : Litec, 2001, p. 13-41).
36 De ce point de vue, la morale par provision que livre Descartes dans la troisième partie du Discours de la méthode, est un modèle d’intégration, à notre raisonnement, de la possibilité que nous nous trompions.
37 Ch. Larmore, Modernité et morale, Paris : P. U.F., 1993 soulève ainsi la question de la dimension intrinsèquement motivante des jugements moraux, qui ne lui paraît pas aller de soi et qu’il mène en particulier à propos de la question posée par la possibilité de la personne du fanatique. On consultera le chapitre III, « Jugement moral et motivation », p. 36 et suivantes.
38 Je distingue ces deux situations, la première étant évidemment celle du philosophe, par exemple lorsqu’il s’inscrit dans une démarche méta-éthique, au sens où il ne fait pas problème que le philosophe adopte une telle attitude. La seconde est plus problématique, aussi bien dans le cas des normes éthiques que dans celui des lois juridiques. S’il est compréhensible que le philosophe énonce des positions éthiques, on ne voit pas en revanche comment il pourrait être fondé à poser des lois. Pour ces distinctions, on se reportera à l’introduction de La Panique morale, de R. Ogien. Rousseau, dans les premières lignes du Contrat social, sépare très distinctement la tâche du philosophe et les limites qu’il rencontre dans le monde, de celle du législateur. Le philosophe n’édicte pas de lois. La situation est plus trouble en revanche à propos de la morale, dans laquelle les normes ne sont pas promulguées. En ce sens, si la première situation ne pose pas problème, on peut au moins discuter du bien-fondé de la seconde, outre le fait qu’on peut discuter du lien entre ces deux attitudes : penser les normes peut-il bien longtemps ne pas avoir de conséquences sur les normes que nous reconnaissons comme valides ? Mais si une telle implication a lieu, peut-être vaut-il mieux d’emblée accepter que le philosophe ait droit de penser ce que les normes doivent être.
39 C’est bien là le sens général de la polémique entre Kant et Constant (1797) à propos d’un « prétendu droit de mentir par humanité ». Le point nodal est en effet de déterminer si poser une interdiction du mensonge indépendante des circonstances peut avoir du sens, ou si le poids des circonstances est tel que nous ne pouvons pas interdire abstraitement le mensonge.
40 Williams, 1990, dont on consultera sur ce point le chapitre X.
41 Je ne cherche pas à défendre une position morale particulière, mais à comprendre le point d’ancrage des normes dans le monde des actions humaines, et je ne m’engage donc pas pour le moment, sur la validité de la formulation kantienne de la morale, non plus que sur ses possibles difficultés. Nous retrouverons cette question dans la suite de ce développement, et il faudra l’affronter pour elle-même. Pour autant que déployer des positions à propos des systèmes moraux n’entraîne pas à incliner vers des positions morales, bien évidemment.
42 Ce point demanderait une étude poussée de la notion de casuistique.
43 Cela demande évidemment que nous ayons compris la façon dont se pose cette question du « que dois-je faire ? » et je montrerai, au regard des concepts de régularité et d’irrégularité, que précisément cette compréhension est très problématique à l’intérieur de la formulation kantienne de la morale.
44 Kant, 1785, AK IV, p. 94.
45 Voir par exemple E. Kant, 1788, Critique de la raison pratique, Livre premier, « L’analytique de la raison pure pratique », Chapitre premier, § 7, « Loi fondamentale de la raison pure pratique », scolie, trad. J. Gibelin, Paris : Vrin, 1983, p. 44 dans laquelle Kant insiste sur la détermination immédiate de la volonté par la loi pratique.
46 Certes la position kantienne est à proprement parler celle d’une formulation philosophique de la morale populaire. Je ne discuterai pas de ce point, qui est indéniablement l’affirmation kantienne de la première section des Fondements de la métaphysique des mœurs. Si j’emploie le terme de reconstruction et non pas seulement de reformulation c’est qu’il me semble que, sur certaines positions, en particulier la question du mensonge et son traitement dans l’opuscule Sur un prétendu Droit de mentir par humanité, Kant se trouvent en désaccord avec les intuitions morales communes. E. Kant, « Sur un prétendu Droit de mentir par humanité » in Théorie et pratique, trad. L. Guillermit, Paris : Vrin, 1984.
47 Je ne m’engage pas sur le versant juridique de cette question, qui est celui de la qualification des faits, que j’ai étudié ailleurs. Mais il est bien à l’horizon de ces remarques, puisque, pour pouvoir qualifier des faits, il faut être en mesure de dépasser la diversité des situations, et de les réduire, en dépit de leurs différences, à du même. On pourra, sur ce point, consulter Ch. Perelman, « La distinction du fait et du droit. Le point de vue du logicien », in Le fait et le droit. Études de logique juridique, Bruxelles : Établissement Émile Bruylant, 1961, p. 269- 78. Pour ce par quoi cette question rejoint celle de la doctrine du précédent dans le droit anglo-saxon, on consultera R. Dworkin, A Matter of Principle, Cambridge, Massachusetts : Harvard University Press, 1985, traduction française A. Guillain, Une question de principe, Paris : Presses Universitaires de France, 1996, p. 29, trad. p. 37. Dans les deux problèmes, qualification et précédent, il est clair que ce qui doit fonctionner est une désignation comme identiques de situations qui, à proprement parler, ne le sont pas, mais qui le deviennent d’un point de vue normatif, précisément pour que la régulation normative puisse fonctionner.
48 Mais cette thèse est, je le reconnais, profondément kantienne.
49 J.-Cl. Pariente, La Langage et l’individuel, Paris : Armand Colin, 1973, p. 38.
50 On pourrait par exemple proposer la formulation suivante de ce problème : alors que, sauf exception, les situations dans lesquelles nous nous trouvons sont équivoques, ou au moins plurivoques, il faut leur adresser, si nous les envisageons dans une perspective normative, une réponse univoque. Ce passage du plurivoque à l’univoque pourrait bien être le mécanisme qui commande cette réduction des différences. Il faut d’ailleurs rendre raison de cette dimension univoque, qui pose problème en particulier en ce qu’on peut se demander si elle n’émerge pas sur ce multivoque. Je reviendrai plus loin sur la question de l’émergence de la question morale sur la situation dans laquelle se trouve l’agent. Mais j’indique d’ores et déjà cette piste qui est bien celle d’une émergence, ici de l’univoque sur le plurivoque (par exemple, une situation peut avoir pour moi, outre une signification normative, une signification affective). Je ne veux pas dire qu’il faille nécessairement séparer le normatif de toute dimension affective : m’intéresse ici un mode de fonctionnement, dont cet exemple n’est qu’un parmi d’autres, dont on peut imaginer quantité.
51 G.-G. Granger, Le Probable, le possible et le virtuel. Essai sur le rôle du non-actuel dans la pensée objective, Paris : Odile Jacob, 1995, p. 8.
52 Cette réduction des différences à des différences non signifiantes peut cesser plus ou moins rapidement, mais apparaît au fond du fonctionnement de la normativité. On peut ainsi considérer qu’elle cesse plus vite dans la casuistique que dans la perspective kantienne. Voyons là une nouvelle raison de suivre la piste kantienne à propos de la normativité, en ce qu’elle fait fonctionner pleinement un motif central de la saisie du réel par la norme. Encore une fois, je n’adopte pas la perspective kantienne au nom des conséquences qu’elle aura dans le monde, ni des solutions qu’elle apporte, mais parce que fonctionnent à plein en elle des mécanismes fondamentaux de la saisie des cas par la norme pratique.
53 Flanagan, 1993, p. 112.
54 Je reviendrai sur ce point dans l’analyse de la polémique de 1797 entre Kant et Constant.
55 E. Kant, Métaphysique des mœurs, I, Doctrine du droit, trad. A. Philonenko, Paris : Vrin, 1986, Introduction générale, IV, remarque, p. 102.
56 On peut penser par exemple à l’indifférence de Kant au regard de la dimension de contrainte que certains sujets pourront ressentir en se conformant à ce que la moralité exige d’eux. Un tel sentiment de contrainte est anecdotique, à tous points de vue, dans la formulation kantienne de la morale. Il est le cas, mais il pourrait tout aussi bien ne jamais advenir : il n’est pas pris en compte par Kant pour construire le sens de la dimension morale.
57 P. F. Strawson, Individuals. An Essay in Descriptive Metaphysics, London : Methuen and Co, 1959, p. 28-9.
58 Se rencontre ici une question analogue à celle que soulève Evans lorsqu’il considère que les contenus conceptuels ne sont pas assez fins pour nous permettre de saisir les contenus perceptifs. Cette solution de continuité que le conceptuel impose au perceptif rencontre son analogue dans la solution de continuité que le conceptuel impose aux situations vécues afin d’en permettre la résolution normative. De sorte que nous pouvons comprendre l’appel à l’exception, sous quelque forme qu’il soit fait, comme le refus d’encadrer tout contenu vécu dans des concepts. Voir G. Evans, The Varieties of Reference, Oxford : Clarendon Press, 1982 et le commentaire qui est en fait par J. Dokic, « Indexicalité et ineffabilité », in S. Bourgeois-Gironde (dir.), Les Formes de l’indexicalité. Langage et pensée en contexte, Paris : Éditions Rue d’Ulm, Presses de l’École Normale Supérieure, 2005, p. 119-37, p. 120.
59 Évidemment, il faut aussi déterminer pour quelle raison nous nous posons, dans une situation donnée, une question de type normatif. Mon hypothèse est que nous ne nous posons pas toujours la question normative et qu’il faut comprendre comment elle se pose dans certaines situations.
60 B. Willliams, « Personne, caractère et morale », in La Fortune morale. Moralité et autres essais, trad. J. Lelaidier, Paris : P. U.F., 1994, pp. 227 à 251, p. 246.
61 D. Davidson, « L’agir », in Actions et événements, trad. P. Engel, Paris : P.U.F., 1993, p. 79-82 et le commentaire qu’en propose P. Livet, Qu’est-ce qu’une action ?, Paris : Vrin, 2004.
62 D. Hume, Enquête sur l’entendement humain, section VIII, 1ère partie, trad. A. Leroy, Paris : Aubier-Montaigne, 1947, pp. 135-136.
63 Je pense par exemple à a pertinence, dans cet ordre d’idées, de la conception cartésienne de l’à propos qui organise un certain style de réponse.
64 Que répète-t-on dans l’habitude ? La question mérite sans doute d’être posée. Que peut-on identifier de répétable dans les situations, et dans nos modes de rapport au monde, qui fait que nous pouvons dire « j’ai l’habitude… (de me brosser les dents, de fumer, de boire trop de thé, de mentir) » ? En quoi est-ce là des habitudes identifiables alors que toutes ces actions ne se font jamais exactement de la même manière ? Qu’est-ce qui, dans les modifications de l’effectuation de ces actions, fait que nous pouvons ne pas tenir compte de leurs modifications, en somme les arracher aux circonstances, les arracher à un ici et maintenant qui les différencie radicalement les unes des autres, mais qui ne suffit pas pour ne pas les ramasser toutes sous ce motif commun de l’habitude ? Indépendamment de toute autre considération, et en particulier du statut problématique de l’habitude dans la conception kantienne de la valeur morale, il est clair que nous devons en passer par une analyse du moment kantien dont les thèmes s’entrecroisent dans ces questions.
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