Le son du cor au fond du Brésil n’est point triste quand Augusto de Campos donne la réplique à Alfred de Vigny
p. 367-381
Texte intégral
1En ces temps modernes, les échos de la poésie médiévale de la France entière ont retenti jusqu’aux confins de l’Écosse1 et surtout du Brésil, sur des registres aussi bien épiques que lyriques, tant populaires qu’universitaires. Depuis des siècles Roland sonne du cor à travers la littérature brésilienne de grande diffusion. Or, Arnaut Daniel, le troubadour préféré de Dante et d’Ezra Pound, et qui depuis peu a été remarquablement bien traduit au Brésil, a refusé sec, même sèchement, d’imiter le geste du neveu de Charlemagne mais dans des circonstances plus modestes, ou plutôt immodestes. Roland et Arnaut, le héros et le poète, ont donc trouvé des réincarnations modernes dans la poésie brésilienne autour d’une thématique commune. La confrontation de ces deux voix dans la littérature du Brésil nous permettra de revenir sur une opposition fondamentale entre le haut sérieux de la chanson de geste française et les facéties du lyrisme amoureux occitan. Contrairement à ce qu’affirme Alfred de Vigny en France, au Brésil tout au moins « le son du Cor […] au fond des bois » n’est pas triste du tout.
2Ainsi, au vingtième siècle, que ce soit sous une forme spontanée ou plus artificielle, populaire ou académique, le Moyen Âge français et occitan est présent au Brésil, tant dans la littérature populaire que dans les belles lettres. Je me limiterai à ces deux exemples, Roland et Arnaut.
3Nombreux sont les témoignages au XIXe siècle attestant que le martyre de Roland a été sans cesse renouvelé, même joué sur scène au Brésil. Son succès remonte aux nombreuses réimpressions d’une version en prose portugaise de l’histoire espagnole de l’Empereur Charlemagne et des douze pairs de France, après la Bible le plus grand succès de librairie au Portugal au XIXe siècle : selon Teófilo Braga, « o mais lido livro em Portugal »2. Il en allait de même des impressions brésiliennes à partir de 1820. Sa diffusion en portugais n’a pas eu d’équivalent comparable dans d’autres pays romans, même si la Bibliothèque bleue, l’imagerie d’Épinal et les livres de colportage ont joué un grand rôle en France, par exemple. Au Brésil, la légende est bien connue dans la littérature de colportage, notamment dans les folhetos ou cahiers de la littérature dite de cordel, où Marcos Sampaio ou Leandro Gomes de Barros ou Antonio Eugenio da Silva racontent les proezas de Roldão et la traição de Galalão. Je ne reviendrai pas sur le haut intérêt de ces versions brésiliennes, que j’ai étudiées ailleurs et dont notre collègue Martine Kunz est la spécialiste. Tout un chacun connaît les grandes lignes de l’histoire, comment après la défaite d’une première armée ennemie, Roland sonne du cor à la fin des fins quand il voit pointer à l’horizon un deuxième grand ost, puis dans ces versions mène l’attaque, suivi de ses hommes décrits comme étant des loups rapaces. La suite est aussi bien connue, inutile de s’y attarder : ici Roland succombera à ses quatre blessures mortelles, détail commun à la version en prose espagnole et au cordel brésilien. Si les versions populaires brésiliennes remontent, très indirectement, au texte d’Oxford de la Chanson de Roland, ce n’est pas dire que ses ultimes descendants sont toujours à la hauteur du plus ancien manuscrit. Car ce fut déjà le cas de toutes les autres versions intermédiaires, médiévales et autres, car aucune n’égale, semble-t-il, la première, dont Christopher Lucken parle dans Épique médiéval et génie du lieu3.
4 Passons donc de l’héroïsme rolandien à la poétique arnaldienne pour voir maintenant comment et combien la technique, non pas narrative dont il est question avec Turoude et Roland, mais celle, métrique, des troubadours, a pu trouver son égale au Brésil, contrairement à l’écart dans les ambitions esthétiques constaté entre les narrations d’Oxford et du Nordeste brésilien. Nous en venons donc à une deuxième comparaison, entre le poète du XIIe siècle occitan, Arnaut Daniel, et son traducteur brésilien, Augusto de Campos, né en 1931 et frère d’Haroldo de Campos, autre poète concrétiste décédé il y a peu. Pour ce qui est des troubadours, c’est le poète traducteur Augusto de Campos4 qui nous a livré l’œuvre la plus importante. Exception faite d’une anthologie académique qui propose une poignée de textes des troubadours5, les versions d’Augusto de Campos représentent à ma connaissance non seulement l’unique traduction d’un troubadour en portugais, mais la seule traduction poétique complète dans aucune langue de l’œuvre d’Arnaut Daniel, troubadour exemplaire, maître du trobar ric, tant admiré depuis Dante jusqu’à Ezra Pound. En effet, même le grand amateur d’Arnaut que fut Pound ne s’était pas essayé à tourner l’ensemble des dix-huit chansons d’Arnaut en anglais6. Ces dernières années, deux autres poèmes ont été candidats au corpus arnaldien, ce qui rendrait la tâche plus ambitieuse encore, et plus importante7.
5Pourquoi traduire en portugais le poète, difficile entre tous, qu’est Arnaut Daniel8 ? Certainement le troubadour gagne à être connu, dans la mesure du possible dans toutes les langues : il est le seul troubadour à avoir été autorisé à s’exprimer en occitan dans la Divine comédie de Dante, d’ailleurs le seul personnage à parler autre chose que le toscan (je ne tiens pas compte de quelques expressions latines ou autres brins de phases, ici et là chez Dante). Hélas, Arnaut est généralement méconnaissable en traduction, car avec ses rimes toujours difficiles, ses vers parfois courts, son vocabulaire souvent recherché, ses schémas métriques complexes comme la sestine, il défie la transposition dans une autre langue. Tout peut se traduire, naturellement, mais la poésie étant définie par Robert Frost comme précisément ce qui se perd dans la traduction, il va de soi qu’une version en prose du plus grand troubadour ne fera pas notre bonheur car elle ne ferait pas justice au poète, qui deviendrait de ce fait prosateur et prosaïque.
6Or, le portugais se prête particulièrement bien à une version poétique de l’incomparable Arnaut Daniel. C’est la seule langue romane aujourd’hui qui ressemble par sa souplesse syntaxique à l’ancien occitan. Un seul poète brésilien, semble-t-il, a été capable de relever le défi. C’est Augusto de Campos qui a su habiller le troubadour en portugais avec la même aisance dont il avait fait preuve en rendant ce service au poète américain E.E. Cummings. On le voit, Augusto de Campos entreprend de traduire seulement les poètes intraduisibles, quelle gageure ! Il n’a pas endossé le travail de traduire tout Cummings car l’immense œuvre de ce poète américain occupe plus de six cents pages. Mais Campos a pris le parti de traduire les poèmes les plus notoires pour leur forme, comme « l (a », et ce avec le soutien de Cummings lui-même jusqu’à sa mort, survenue en 1962. Si Arnaut, Dante, et Cummings ne sont plus de ce monde, Augusto de Campos est toujours parmi nous en attendant son apothéose, après celle de son frère Haroldo de Campos, à qui je voudrais en passant rendre hommage.
7La maîtrise bien médiévale de l’artisan – ou mieux, l’artiste, car avec Arnaut Daniel il s’agit du miglior fabbro, disait Dante – peut trouver son successeur sinon son égal dans les versions de Campos, où ses prouesses techniques sont respectées, assimilées, voire même surpassées par notre contemporain. Les poètes populaires actuels au Brésil se piquent de s’appeler encore et toujours cantadores ou parfois meme trovadores, c’est-à-dire chantres et troubadours. Ils reprennent non seulement la matière des textes du Moyen Âge, mais aussi leurs techniques, même les plus difficiles à imiter ou à traduire en portugais comme dans toutes les langues, médiévales ou modernes. Augusto de Campos s’est fait le champion de la difficulté dans la première traduction poétique complète des chansons alors attribuées au troubadour Arnaut Daniel.
8Dès l’entrée en matière, donc, ces trois questions restent à développer : pourquoi en portugais, pourquoi Arnaut, enfin pourquoi et surtout comment de Campos ?
9D’abord, pourquoi le portugais ? Cette langue se distingue au sein de la grande famille romane par quelques traits particuliers9. Depuis le Moyen Âge, le galicien-portugais a été jugé plus apte au lyrisme qu’à la narrativité, le domaine plutôt de l’espagnol de Cervantès et de Don Quichotte, ce qui reflète la division qui existait déjà dans la Grèce classique et surtout la Gaule médiévale : Francigeni ad bellum, Provinciales ad amorem. Autant dire que les Français font la guerre et des chansons de geste, alors que les Occitans l’amour et des cansos, ce qui signifie des chansons d’amour. Même de nos jours, le portugais est particulièrement bien adapté non seulement à la représentation du sentiment mais à une souplesse de structure.
10Si l’occitan ancien est syntaxiquement la plus souple des langues romanes, le portugais moderne présente quelques éléments archaïques remarquables. Un exemple : plus que l’occitan ancien, l’espagnol médiéval tolérait l’insertion de pronoms personnels entre les formes du verbe au futur et au conditionnel10. Au moment de son exil, quand El Cid prend congé de sa femme, leur séparation trouve un reflet pronominal. « Voyez-vous » dit-il, « nous devons nous séparer dans la vie ; je m’en irai et vous resterez en arrière ». Mais en espagnol ancien, El Cid dit, « Ya lo veedes que partir nos emos en vida, / yo iré e vos fincaredes remanida »11. « Nous nous séparerons » pouvait se dire non seulement « nos partiremos » (cf. « Quando oy nos partimos, en vida nos faz juntar ») mais comme ici « partir nos emos », « nous avons à nous séparer, nous devons nous séparer » : c’est la séparation dans la séparation, comme l’ongle arraché à la chair, « assis parten unos d’otros, commo la uña de la carne »12. Comme le fait que Doña Ximena doive rester alors que son mari part en exil est souligné par la juxtaposition synonymique de « fincar » et « remanir », leur séparation sentimentale est évoquée par la séparation verbale dans cet exemple de la tmèse, qui n’est plus admissible en espagnol moderne. Or, elle reste possible en portugais, seule langue romane à conserver cette flexibilité, quoique de plus en plus rare : « fa-lo-ei », « je le ferai », contrairement à l’espagnol, où « lo haré » est seul possible. Cet exemple de la survivance de la tmèse n’est pas arbitraire ici mais chargé de conséquences : c’est là aussi un, sinon le procédé qui définit la poésie pacifiste de Cummings, ancien non-combattant de la Grande Guerre. Prenons l’exemple de « manunkind », qui souligne si bien l’inhumanité de l’espèce humaine par opposition à « mankind ». C’est en effet le même Cummings qui a été si bien traduit en portugais du Brésil par Augusto de Campos, mieux qu’en français, où le regretté D. Jon Grossman, autre traducteur expérimenté, a pourtant fait de son mieux13. La solution de Campos : « manunkind » devient « humanimalidade », exemple non pas de tmèse mais de mot portemanteau, associant « humanidade » à « animalidade », donc un sandwich word comme l’anglais « smog » ou « bromance ». Le portugais entre les mains de Campos est un outil particulièrement bien adapté pour rendre des langues et littératures étrangères, depuis la Provence du XIIe jusqu’aux États-Unis du XXe siècle.
11Mais pourquoi traduire Arnaut plutôt qu’un autre des quelque trois cents troubadours attestés ? Les diverses traductions que nous devons à Augusto de Campos ne constituent pas une grande anthologie de l’ensemble des troubadours comme celle de Riquer14. De parti pris, il s’est constitué un recueil personnel qui reflète ses propres préférences, éclectiques, idiosyncratiques, à la confluence de ses lectures de comparatiste et de ses ambitions de concrétiste. À côté d’Arnaut, Campos a traduit un échantillon des chansons de Raimbaut d’Aurenga (peut-être le maître d’Arnaut, également représenté avec lui dans Mais provençais), le Comte de Poitiers, Marcabru, Bertran de Born, Bernart de Ventadorn et Peire Cardenal (tous dans « Presença de Provença » dans son Verso reverso controverso). Absents de cette liste d’honneur sont de grands poètes moins innovants dans la recherche formelle, comme Giraut de Bornelh, le poète de la rectitudo pour Dante, ou Jaufré Rudel, le plus célèbre de tous : voilà deux troubadours qui ont fait l’objet de nouvelles traductions ces dernières années, mais pas de la part de Campos15. En tant que concrétiste depuis les années 1950, Campos a toujours apprécié la littérature à contraintes et les jeux de mots. Comme preuve, je citerai seulement son admiration pour Cummings et sa détermination de ne traduire que les poèmes les plus difficiles du poète américain. Eh bien, il en va de même pour ses troubadours : si Campos en a traduit d’autres, seul le trobar ric d’Arnaut a fait l’objet d’une traduction in toto.
12Regardons de plus près la première chanson d’Arnaut, car elle prend la place d’honneur dans toutes les éditions sauf celle de James Wilhelm, qui a inversé les positions de la première et de la dix-huitième ou dernière. Ainsi, Wilhelm met la célèbre sestine « Lo ferm voler » en tête de son édition et renvoie « Pois Raimons » en queue, la considérant comme une œuvre de jeunesse, indigne du grand maître, contrairement à l’ordre classique et peut-être chronologique. Mais « Pois Raimons » est formellement élégante même si son sujet ne l’est point. Il s’agit d’un sirventès, donc un poème sur tout sauf l’amour. Cette chanson est la réponse d’Arnaut à l’affaire qui impliquait Dame Ayma, Bernart de Cornilh et deux autres poètes. Le nom de la ville de Cornilh d’où était originaire Bernart a de toute évidence provoqué la demande de la gente dame au troubadour Bernart de « cornar lo corn », c’est-à-dire de sonner son cor à elle comme preuve de son amour. Exécution ! Une indécision de la part du troubadour a été critiquée comme contraire aux lois de la courtoisie par les deux autres troubadours. Arnaut Daniel soutient ici le refus du malheureux Bernart qui aurait peut-être hésité à honorer sa dame de la sorte. Wilhelm éditeur juge cette chanson indubitablement satirique comme étant non seulement d’attribution douteuse mais de goût plus que douteux, raison pour laquelle il l’a placée en dernier lieu dans son édition. Il est intéressant de remarquer que cette chanson crapuleuse (« scurrilous » selon Wilhelm) et la traduction si scrupuleuse de Campos sont toutes les deux en conformité absolue avec la recherche formelle arnaldienne, même lorsqu’il s’agit d’une chanson qui est loin d’être la plus importante de son œuvre. Quels que soient le sujet et le ton, Arnaut et Augusto nous livrent des œuvres savamment agencées et richement rimées. L’essentiel ici reste de polir son œuvre, vingt ou cent fois sur le métier, comme disait l’autre, et les perles qui en sortiraient seraient comme le poinçon d’Arnaut jusque dans cette facétie sexuellement explicite, même si les chercheurs se disputent encore sur le recoin de l’anatomie féminine et l’acte correspondant qui sont ainsi désignés. En effet, limer est un verbe apprécié et employé ailleurs par Arnaut en occitan mais dont le sens érotique, selon Philippe Sollers, ne remonterait pas au-delà du Marquis de Sade, ce qui est faux16. Libre à chacun de juger :
Pois Raimons e.n Trucs Malecs
chapten N’Ayman e sos decs,
enan serai vieills e canecs
ans que m’acort en aitals precs
don puosca venir tant grans pecs ;
c’al cornar l’agra mestier becs
ab que.il traisses del corn los grecs ;
e pois pogra ben issir secs
quel fums es fortz qu’ieis dinz dels plecs.
Voici une version française, plutôt plate :
Alors que Raimon et Sire Truc Malec
soutiennent Dame Ayma et ses ordres,
plutôt serais-je vieux et chenu
avant que d’accepter de telles requêtes
d’où pourrait venir une honte pareille ;
car pour sonner il faudrait un bec
avec lesquelles perles seraient retirées du cor ; et puis on pourrait bien sortir aveugle
car la fumée est forte qui sort de ces plis.
Campos ne propose jamais de versions en prose littérale, contrairement à l’ensemble des éditeurs et autres traducteurs des troubadours. Ses traductions sont ce qu’il appelle des transcréations (transcriacões), à la suite de Pound, dont il est un fervent admirateur. La transcréation a pour but de saisir au mieux la forme et l’esprit d’un texte original hors du commun. La notion et le terme de transcréation, c’est-à-dire la création dans la transmission, la mouvance17, dirions-nous aujourd’hui, existent en anglais depuis Coleridge et ont réapparu récemment dans une discussion au sujet de la diffusion à grande échelle de la Panćatantra de Visnu Śarma18. Le travail du traducteur selon Campos coïncide admirablement avec la formulation poundienne de la traduction créatrice. Le principe à l’origine de cette notion serait, d’après Ronnie Apter, que le poète-traducteur dans le but de make it new – cri de rassemblement de Pound et ses admirateurs –, doit admettre comme sacrifice, voulu ou toléré en tout cas, que le travail se fasse par l’analogie et l’exagération19. Or, pour de Campos, le miracle veut que la forme comme le fonds – pour peu qu’il y en ait – restent intacts. Comme la dame, la chanson demeure anatomiquement correcte, même dans une traduction poétique.
13Pound n’a pas entrepris de faire une version intégrale d’Arnaut Daniel, essayant sa main tout au plus à traduire seize sur les dix-huit poèmes alors attribués à Arnaut. « Pois Raimons » a été tourné en anglais une première fois par le regretté George Wolf en 1972, puis par Jim Wilhelm pour son édition de 198120. Il existe également des versions en prose dans d’autres langues, dont celle de René Nelli en français et plus récemment celle de Mario Eusebi en italien. Le traducteur d’Arnaut en portugais a entrepris cette tâche difficile avec la même intensité et inspiration qu’on lui connaît : Campos mentis, si l’on peut dire. C’est là certainement la bonne perspective pour aborder la maîtrise d’Arnaut plus que la matière : peu importe l’inconvenance de la thématique de notre chanson, c’est la technique qui va révéler le maître, il miglor fabbro, affirmait Dante. La version de Campos est une œuvre pleinement poétique, le travail d’un poète qui suit pas à pas la démarche d’Arnaut et de Pound.
14Dans quelle mesure Campos a-t-il réussi la gageure de traduire Arnaut tout en respectant non seulement le sens global du texte mais aussi le détail de sa métrique et de ses rimes, tâche ingrate qu’aucun autre admirateur de Pound ou d’Arnaut n’a jamais osé entreprendre ? On sait depuis longtemps combien il est difficile de servir deux maîtres, d’où les belles infidèles. Il n’est déjà pas à la portée de tous de comprendre la langue et la pensée de certains troubadours. Le locus classicus pour le topos du caractère intraduisible des troubadours est justement bien connu de Campos, car il cite un article récent sur noigandres, locus desperatus pour le plus grand lexicographe occitan de tous les temps, Emil Levy, auteur d’un Petit Dictionnaire et d’un grand, un peu comme de nos jours il peut y avoir de grands Robert comme des petits21. Le cas est également cité par Ezra Pound dans ses Cantos XX : alors que le poète était en pèlerinage chez le vieux Levy, ce dernier lui confia dans un anglais fortement teinté par sa germanité qu’en se couchant (« effery night when I go to bett »), sa dernière pensée allait à ce passage où apparaissait noigandres, qui ne cessait de troubler les journées et presque le sommeil du grand Levy22.
15Les travaux lexicographiques de Levy comme l’anthologie de Riquer demeurent deux éléments de travail indispensables pour celui qui cherche à déchiffrer le fin fond des troubadours dans leur langue d’origine. Mais ils sont impuissants à guider le poète dans son travail lorsqu’il s’agit de respecter la forme des textes à traduire dans une autre langue qui n’aurait pas la souplesse de l’ancien occitan. Une simple traduction en prose demeure une aventure périlleuse, même pour le médiéviste chevronné23. Dans ce cas, le modèle des traductions plutôt libres que Pound a réalisées pour d’autres poèmes, l’accès aux connaissances de ces mêmes textes par Riquer (qui maîtrise parfaitement le catalan, langue la plus proche de l’occitan) et enfin les données lexicales du Levy, tant grand que petit (sans compter le dictionnaire de Raynouard, que Levy avait voulu simplement compléter avec son Supplement-Wörterbuch), ne suffisent pas à garantir la fidélité et moins encore l’inspiration du poète-traducteur volontairement pris au piège de la littérature à contraintes en traduction (cf. Perec, A Void). Campos demeure le seul à avoir fait parler Arnaut Daniel dans une autre langue que celle que le troubadour exemplaire conserve même quand il prend la parole chez Dante. En le laissant s’exprimer dans sa propre langue, non seulement Dante rend-il hommage au grand poète occitan, mais peut-être souligne-t-il aussi l’intraduisibilité d’un poète condamné à rester éternellement muet dans d’autres langues que la sienne ? Augusto a beaucoup appris du miglior fabbro comme de Dante, comme des savants et patients chercheurs universitaires tels Levy et Riquer. Mais dans le choix du poète comme dans les possibilités ouvertes au traducteur, Pound demeure sa plus grande inspiration.
16Dans tous les cas, les chansons autour de l’affaire Cornilh s’articulent sur le même schéma métrique monorime : a a a a a a a a a. Or, les rimes employées par Arnaut, à raison d’une par strophe, sont de loin parmi les plus difficiles imaginables en occitan : ecs, utz, ais, ort, ilh. La version de Campos suit le même schéma avec des rimes portugaises non moins difficiles : egue/eque pour ecs, udo pour utz, ais demeure ais, ort devient orte, ilh sera ilho. C’est-à-dire que les autres rimes occitanes ont été préservées (ais) ou traduites (utz/udo, ort/orte, ilh/ilho), ce qui a été facilité par la proximité des deux langues romanes : souvent pour les mêmes étymons la terminaison des participes passés occitans en -utz correspond à -udo en portugais. De surcroît, au troisième comme au dernier vers de cette première strophe qui nous sert d’exemple, Campos a fait mieux qu’Arnaut car il a pu – oserai-je le dire ? – améliorer l’original, chose rare en traduction depuis le cas classique d’Edgar Poe dans sa version française de Baudelaire, que jamais personne n’a songé à refaire en dépit de ses rares méprises. Dans le cas de Campos, des rimes internes viennent s’ajouter pour seconder les rimes habituelles en fin de vers : fique anticipe seque comme é que mène droit à despregue. Qui dit mieux ? Campos renchérit sur Arnaut, il le dépasse dans ses acrobaties, même si l’on admet la variation entre eque et egue, des rimes presque parfaites aussi bien pour l’oreille que pour l’œil :
Que Raimons ou Truc Malec
de Dona Aima se encarregue,
mas antes fique eu velho e seque do que a tal prática me entregue, pois pra cornar preciso é que
se tenha bico e bem se o esfreque pra que o corno não descarregue, mas o mais certo é que despregue fumo tão forte que me cegue.
Une traduction banale en prose française de sa poétique traduction brésilienne donnerait ceci :
Que Raimon et Truki Maleki (car c’est ainsi que c final se prononce au Brésil ; cf. Peg-Pag)
prennent Dame Ayma en charge :
plus tôt serais-je vieux et sec
avant d’adopter une telle pratique,
car pour sonner le cor il faut
que l’on ait un bec et que l’on lime bien
pour éviter que le cor ne décharge.
Mais le plus sûr est qu’il envoie
une fumée si forte qu’elle m’aveugle.
Aucune rime, ni interne ni en fin de vers, n’intervient dans cette version française qui manque totalement de poésie. Je lance un défi aux poètes d’aujourd’hui de nous faire, en français ou en toute autre langue, une traduction qui égale en artifices poétiques celle que nous devons à Augusto de Campos et, en partie, mais sans doute à un moindre degré, au génie de la langue portugaise.
17Dans la Chanson de Roland, texte bien connu au Brésil, le neveu de Charlemagne a finalement sonné son propre cor24. Mais Arnaut accorde le droit à Bernard de Cornilh de ne pas sonner celui de sa dame, qu’il soit propre ou pas. Arnaut ici fait écho aux hésitations de Roland et de Bernard, encore qu’Arnaut sous certaines conditions accepterait de revoir son refus, comme Roland l’avait fait avant lui. Campos a lui aussi respecté les choix de son modèle : ici la traduction poétique rejoint la pratique artistique dans une mise à jour de la thématique épique. Toutes deux reflètent bien à la fois le lyrisme d’Arnaut et les principes de Pound. Donc, je dirais que nous avons ici une traduction digne de Pound, lequel ne nous en a pas donné. Elle s’accompagne des autres passages arnaldiens chez Dante et Pound, également traduits magistralement par Campos. Il faut signaler une seule méprise, qui concerne ce que dit Arnaut à Dante le pèlerin : « Sovenha vos a temps de ma dolor » (Purg. 27.147) signifie sûrement « relembrai a tempo a minha dor », et non pas « para sempre » (occitan totz temps). Comme beaucoup de poètes et chercheurs, comme George Wolf et James Wilhelm avant lui, Augusto a découvert Arnaut par Ezra. C’est donc en tant que poundiste qu’il promeut le troubadour au Paradis : on se souviendra, à sa demande, qu’il était resté au Purgatoire chez Dante. Comme pour ses professeurs de poésie occitane ou anglo-américaine, Campos joue un rôle comparable dans les lettres brésiliennes, celui de défricheur de terres neuves, un peu comme Pound avec The Spirit of Romance, dont nous avons fêté le centenaire il y a quelques années.
18Poète des poètes – a poet’s poet –, Arnaut est seul autorisé à parler non pas le toscan mais son propre occitan dans La Divine comédie. À aucun autre poète, ni occitan ni épigone, n’est accordé l’honneur de parler un vernaculaire autre que le florentin du chantre de Béatrice, de qui on a parfois dit qu’à défaut du toscan, il aurait un moment imaginé d’écrire son épopée en occitan ! À huit siècles de distance, Arnaut triomphe maintenant en portugais alors qu’il n’a jamais, depuis l’époque de Dante, maîtrisé le toscan. Combien pâles et décevantes car anti-poétiques sont les gloses prosaïques de ses éditeurs, principalement italiens, comme Canello, Toja, Perugi, Eusebi, Bandini e tutti quanti. Il en va de même avec les dernières études de cette chanson signées D’Agostini ou Lazzerini, et même l’anthologie licencieuse occitane que nous devons à Giuseppe Sansone, où figure notre texte sous la rubrique « Variazioni posteriori ». Pour reprendre l’expérience du poète et éditeur Cleber Teixeira en parlant justement des transcréations d’Augusto25 :
Sobre o chão movediço desta minha Provença reinventada, onde Arnaut Daniel
fala o português
claro e belo
de Augusto de Campos [.]
C’est-à-dire,
Sur le sol transplanté de ma Provence réinventée, où Arnaut Daniel
parle le clair et beau
portugais
d’Augusto de Campos [.]
Segismundo Spina de l’Université de São Paulo écrivit en 1956 dans l’introduction à l’édition originale et de nouveau en 1972 pour la deuxième édition de son anthologie de la lyrique médiévale, « A poesia lírica dos trovadores provençais não morria ». Le professeur Spina dans cette partie historique de son étude préliminaire insistait avec un verbe à l’imparfait sur le fait que la poésie des troubadours ne se mourait pas après la Croisade albigeoise au treizième siècle. Elle ne rendait pas son dernier soupir car leur lyrisme avait déjà pris pied dans des pays voisins, au delà des Pyrénées ou des Alpes : le Portugal, l’Espagne, l’Italie surtout, enfin l’Allemagne, la Tchécoslovaquie et même la France du Nord d’où venait la Croisade albigeoise. Or, cette façon de concevoir et de formuler la destinée internationale des troubadours occitans semble admettre l’éventualité que le lyrisme médiéval occitan puisse un jour s’éteindre et laisse donc planer un doute sur sa survie. En portugais, il est vrai, l’imparfait de l’indicatif prend parfois la valeur du conditionnel, temps dit moribond dans cette langue. Mais la phrase à l’imparfait laisse surtout courir la possibilité que la poésie des troubadours s’éteigne, qu’elle disparaisse à une date ultérieure indéterminée. Il est à noter qu’en 1991, trente-cinq ans après une première publication, et cette fois-ci pour une troisième édition définitive, Spina a apporté une correction, petite mais essentielle de mon point de vue. Il a remplacé l’imparfait des deux premières éditions de son grand recueil par le vrai conditionnel, toujours viable, pas encore obsolète, pas plus que les troubadours eux-mêmes : « A poesia lírica dos trovadores não morreria », c’est-à-dire, la lyrique des troubadours ne risquait pas la mort, n’allait pas mourir, ni au treizième siècle ni de nos jours : jamais elle ne mourrait, au conditionnel, avec la géminée française. Entre les deuxième et troisième éditions, entre 1972 et 1991, la conviction de Spina s’était raffermie, peut-être grâce à la publication du recueil de traductions des troubadours signé Augusto de Campos sous le titre Mais provençais en 1980, puis de nouveau accru en 1987. Point n’est besoin d’expliquer ce que veut dire son titre hautement significatif : non pas « plus de Provençaux », avec un s sourd, muet, mais bien « plus de Provençaux » avec un s bien sonore, audible, comme leur poésie et leur musique encore et toujours reconnues d’actualité, aujourd’hui.
Le son du cor n’a pas fini de sonner et de résonner à travers monts et vaux26. Charlemagne lui-même l’a dit dans la version d’Oxford : « Ço dist li reis : Cel corn ad lunge aleine ! »27. Alfred de Vigny en racontant Roncevaux dans « Le cor » fait écho à l’inquiétude de l’empereur : « Dieu ! que le son du Cor est triste au fond des bois ! » Mais contrairement aux sentiments de Charlemagne et de Vigny, il n’est plus aussi triste que du temps des paladins médiévaux, des romantiques français ou même des trovadores nordestinos. Car le son du cor au fond du Brésil, et surtout dans les grandes villes comme São Paulo ou Rio, évoque un rire plutôt gras et gaillard lorsque le troubadour Arnaut Daniel s’évertue de nouveau à donner la réplique à Roland dans les transcréations d’Augusto de Campos.
Notes de bas de page
1 Roy Rosenstein, « Comment chanter Jaufre Rudel au XVIIIe siècle », actes du Xe Congrès International de l’AIEO, Béziers, sous presse.
2 Luís Câmara Cascudo, Mouros, franceses e judeus, São Paulo, Perspectiva, 1984, p. 45-46.
3 « De la “chanson” de Roland au manuscrit d’Oxford. En quête d’un chant primitif », Épique médiéval et génie du lieu, ouvrage en préparation.
4 Augusto de Campos, Mais provençais, edição revista e ampliada, São Paulo, Compania das letras, 1987 et « Arnaut Daniel, o Inventor », in Verso, reverso, controverso, São Paulo, Perspectiva, 1988, p. 40-65.
5 Segismundo Spina, Apresentação da lírica trovadoresca, Rio, Libraria acadêmica, 1956 ; A lírica trovadoresca, São Paulo, Grifo, 1972 ; USP, 1991.
6 Charlotte Ward, Pound’s Translations of Arnaut Daniel, New York, Garland, 1991. Ezra Pound : Forked Branches, Iowa City, Windhover, 1985, p. 14-53. Voir en dernier lieu, Philip Grover, Ezra Pound et les troubadours, Gardonne, Fédérop, 2000.
7 J.H. Marshall, « La chanson provençale “Entre.l taur e.l doble signe” (BdT 411,3) : une dix-neuvième chanson d’Arnaut Daniel ? », Romania 90, 1969, p. 548-58. William D. Paden, Jr., « Un “Plazer dels mes”, vingtième chanson d’Arnaut Daniel ? “Mout m’es bel el tems d’estiou” (P-C 29, 14 a) », Cahiers de civilisation médiévale 26, 1983, p. 341-54.
8 Roy Rosenstein, « Arnaut Daniel », Medieval France : An Encyclopedia, New York, Garland, 1995, p. 69.
9 Roy Rosenstein, « Ubicação e particularismo da língua de Camões », Arquivos do Centro Cultural Português, 22, 1986, p. 243-62.
10 Michel Bréal, « La science du langage (1879) », in George Wolf, The Beginnings of Semantics, London, Duckworth, 1991, p. 127. Joseph Anglade, Grammaire de l’ancien provençal, Paris Klincksieck, 1921, p. 262. Edwin B. Williams, From Latin to Portuguese, Philadelphia, University of Pennyslvania, 1962, p. 207.
11 Ramón Menéndez Pidal, Poema de Mio Cid, Madrid, Espasa Calpe, 1968, p. 121.
12 Poema de Mio Cid, p. 126.
13 E.E. Cummings, POEM(A) S traduzidos por Augusto de Campos, Rio, Francisco Alves, 1999. D. Jon Grossman, E.E. Cummings, Paris, Seghers, 1966. Roy Rosenstein, in Spring : The Journal of the E.E. Cummings Society, n.s. 2, 1993, p. 96-97.
14 Martín de Riquer, Los Trovadores, Barcelona, Planeta, 1975, 3 vols.
15 Ruth Verity Sharman, The Cansos and Sirventes of the Troubadour Giraut de Borneil : A Critical Edition, Cambridge, CUP, 1989.
Georges Peyrebrune, Les Chants de Giraut de Bornelh, Lemouzi N° 153 bis, 2000. Roy Rosenstein et Yves Leclair, Jaufré Rudel : Chansons pour un amour lointain, Gardonne, Fédérop, 2011. Campos connaît pourtant très bien Jaufré Rudel et a écrit sur le thème de ses vezer : « sans l’avoir jamais vue ».
16 Philippe Sollers, Les Folies françaises, Paris, Gallimard, 1988, p. 110.
17 Roy Rosenstein, « Mouvance », Handbook of Medieval Studies, Berlin, De Gruyter, 2010, p. 1538-47.
18 Samuel Taylor Coleridge, Literary Reminiscences, p. 4, 166, cité par The Oxford English Dictionary. Visnu Śarma, The Panćatantra, trad. Chandra Rajan, New Delhi, Penguin, 1993, p. xv.
19 Ronnie Apter, Digging for the Treasure : Translation after Pound, New York, Paragon, 1987.
20 George Wolf, « Pois Raimons e’N Trucs Malecs », The Columbia Review, 52, 2, 1972. James J. Wilhelm, The Poetry of Arnaut Daniel, New York, Garland, 1981, p. 75.
21 Alfred Hower, « O mistério da palavra noigandres resolvido ? », Discurso 8, 1978.
22 Ezra Pound, The Cantos, London, Faber, 1957, p. 94.
23 Un savant médiéviste français, en parlant de la célèbre sestine d’Arnaut Daniel justement, a pu affirmer que dans « jauzirai joi »« joi est ici le pronom personnel ». « Paiens ad tort ». Jean-Charles Payen, Les Origines de la courtoisie dans la littérature française médiévale, Paris, CDU, 1968, p. 43.
24 Sur ce champ amplement étudié, voir notamment Jean-Marie d’Heur, « Roland au Brésil : Note additionnelle », Marche romane 13, 1963, p. 85-95 ; Jerusa Pires Ferreira, Cavalaria em cordel : O passo das águas mortas, São Paulo, HUCITEC, 1979 ; Silvano Peloso, Medioevo nel sertão : Tradizione medievale europea e architipi della letteratura populare nel Nordeste del Brasile, Naples, Liguori, 1984, p. 62-66 ; Roy Rosenstein, « From The Song of Roland to the Songs of Arnaut Daniel : Chapbooks and Transcreations in Modern Brazilian Poetry », Medievalism in Europe II, Studies in Medievalism 8, 1996, p. 223-40 ; Charlemagne, Lampião & autres bandits, Paris, Chandeigne, 2005.
25 Cleber Teixeira, Armadura, espada, cavalo e fé : Fragmentos 22, 23, 24, Ilha de Santa Catarina, Noa Noa, 1991.
26 Pour une version occitane moderne, voir par exemple J.-R. De Brousse, Lo corn de Roland, Toloza, Biblioteca de l’Ama Latina, 1904, dont voici le refrain : « Es lo corn de Roland que sona ».
27 Cesare Segre, La Chanson de Roland, Genève, Droz, 2003, p. 182.
Auteur
The American University of Paris
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