Monsieur Merlin, globe-trotter et illusionniste de cirque (Marcel Brion, L’Enchanteur, 1947)
p. 269-282
Texte intégral
1Le nom de Marcel Brion évoque aujourd’hui un polygraphe, historien, essayiste, auteur de monographies. L’artiste est un peu oublié. Brion est l’auteur de cinq recueils de nouvelles et de dix-neuf romans, souvent influencés par le monde celtique vers lequel le portaient ses goûts et son hérédité : il rappelait volontiers que Brion était la francisation du patronyme irlandais O’Brien et le rattachait à une antique lignée de rois d’Ulster…
2Brion est en partie responsable de cet oubli. Il a minimisé sa peine, prétendant, soit modestie, soit coquetterie, que ses livres s’écrivaient tout seuls, selon un processus plus biologique qu’intellectuel. Ils sont en réalité composés avec rigueur, mais selon des procédés qui leur donnent l’allure d’organismes vivants. À travers L’Enchanteur1, qui raconte la fin de Merlin, en étudiant comment Brion ancre la légende dans son univers d’origine ou l’en déplace, nous tâcherons d’en montrer quelques-uns.
Loin de Brocéliande
3L’histoire, non datée, se passe aux temps modernes. On connaît le train, la photographie, l’électricité, même si l’on s’éclaire encore avec des quinquets, des lampes à huile, des bougies. Peu d’automobiles. L’hôtel où descend le narrateur a une porte à tambour et un ascenseur. On penserait à la Belle Époque, s’il n’évoquait des « hommes sanglants », morts en tombant dans ses bras (p. 74). Un intellectuel comme lui n’a pu vivre de telles horreurs qu’à la guerre. Nous sommes donc dans l’entre-deux-guerres, et pas en Angleterre, en Europe centrale, dans deux villes, non nommées, ayant connu leur apogée à l’Âge baroque. À l’arrière-plan, s’entrevoient des campagnes arriérées : on y craint le diable et les sorciers.
4La première ville le déçoit. Il n’y serait pas resté longtemps, sans les féeries de la chambre mitoyenne de la sienne, la n° 27 de l’hôtel « Aux Armes de Pologne ».
5Il est réveillé par des murmures comme ceux du vent dans les forêts, dans les déserts, et des « rires », des « pépiements ». Puis une flûte, accompagnant un chœur de voix pures comme celles d’« enfants châtrés » (p. 25). Il perçoit aussi le chuchotement d’un couple. À croire qu’un univers tient dans cette chambre ! Or elle est minuscule et n’a qu’un occupant. Un homme. La nuit suivante, le couple reprend son dialogue. Il y est question d’erreurs passées, d’un Enchanteur abdiquant pouvoirs et immortalité pour vivre un amour humain. Alerté par le titre du roman, le lecteur se demande s’il s’agit de Merlin et de Viviane, sans s’expliquer leur présence en ce lieu, à cette époque. Le narrateur, lui, interroge le portier :
— Nous disons le 27 ? Voilà. Monsieur… Monsieur… Monsieur Merlin. C’est tout.
Quelle était la profession de M. Merlin ? Le portier l’ignorait ou ne voulait pas le dire. Peut-être la jugeait-il inavouable, déshonorante, ridicule ou nuisible au bon renom de l’hôtel. La banalité du nom, déjà, m’avait déçu. […] Il n’y avait plus de féerie, plus de mystère. Le portier venait de briser les ailes à la fantaisie (p. 36).
Déterminé à partir, il décide, faute de mieux, de passer sa dernière soirée au cirque. Le hasard veut que M. Merlin s’y produise, sous le nom d’artiste de « Tintagel ».
L’Autre Monde du cirque
6« Tintagel » relie le roman aux féeries de la Matière de Bretagne, moyennant un déplacement qui, d’un toponyme, fait un anthroponyme. Ville, dans le Tristan de Béroul, d’un roi aux oreilles de cheval et d’un nain astrologue, c’est, dans la Folie Tristan d’Oxford, une cité invisible deux jours par an2. La magie de Merlin y a permis la conception d’Arthur3. Le cirque, lui, pourrait sembler dégradant. Il n’en est rien : c’est un Autre Monde.
7Car qui dit cirque dit cercle, et qui dit cercle dit magie. Cercles de fées, caroles magiques, Table Ronde, cercle de mégalithes de Stonehenge magiquement transporté par Merlin dans la plaine de Salisbury, où tout commence et où tout s’achève, dans le Grand Cycle du Graal. Le cirque Aislinn, où M. Merlin exerce ses talents, est même un Cercle au superlatif. Installé non sous un chapiteau mais dans un ancien manège princier, le cercle de sa piste est relayé, sur les murs, par celui d’une « cavalcade » de chevaux peints, des Orloff, des Lipizzan, le nom de chaque animal (Djamil, Tangoul…) étant indiqué « en belles gothiques », et, au plafond, par un « carrousel » (p. 38). Et c’est un cercle en dehors du temps, dont la magie saisit le narrateur sitôt que, le rideau rouge écarté, les clowns jaillissent des coulisses « en faisant la roue » (ibid.).
8Avec ses acteurs, ses costumes et ses numéros de convention, le cirque traditionnel, comme l’est celui du cirque Aislinn, abolit le présent, qu’il rejette « au-delà d’un mur » (p. 39), ressuscitant des émotions et des êtres morts depuis longtemps. Pour un adulte, le plaisir qu’il procure peut être pernicieux. Le narrateur trouve à certains spectateurs l’air hébété d’opiomanes. Ils préfigurent sa propre dépendance, puisque, des semaines durant, il va retourner au cirque chaque soir. Mais même devenu un habitué, et un privilégié, fréquentant les coulisses, il reste un spectateur, extérieur à la barrière immatérielle de la piste, qui est :
le royaume des êtres qui y engagent leur vie terrestre et leur salut éternel (p. 94).
Le lecteur est alerté par le jeu tragique, sinon macabre, de certains artistes, tous amis de longue date de M. Merlin. Le clown Boneca et son épée de bois, qu’il retire toute sanglante de sa poitrine sans savoir comment s’en débarrasser. Le mime Galbrett, qui déambule autour de la piste en donnant corps à une foule d’êtres pitoyables : la prostituée qui a mal aux pieds, l’ivrogne titubant… Et le ventriloque Palling, qui imite un « grouillement d’humanité hideuse, mi-bestiale, mi-démoniaque » se querellant au chevet d’un mourant (p. 67) – on pense aux diables des Artes moriendi. Quand commence le roman, beaucoup ont déjà renoncé au cirque pour Dieu. Galbrett est devenu moine près de Ségovie. Desmond est rentré en Irlande s’y faire ermite. Seul Palling a suivi la voie inverse. Après avoir tourmenté une poupée nommée Miguelito (car il torture les choses), puis divers objets, puis sa femme, qui est morte, il est tombé sous la coupe d’un fétiche nègre d’aspect simiesque, une « brute de bois noir qui regrette les sacrifices humains » (p. 92). Un jour, il a disparu avec lui, oubliant à l’hôtel « Aux Armes de Pologne » Miguelito et même sa fille Carmela. Les patrons ont fait d’elle leur Cendrillon. Depuis, plus de nouvelles. Mais M. Merlin n’a pas quitté le cirque. Qui est-il ? Ou, plutôt, qui sont M. Merlin et Tintagel ?
M. Merlin et Tintagel, « Le Maître du Mystère »
9M. Merlin est un homme élégant, chapeauté et ganté. Il a parcouru la terre entière. En témoignent ses valises, couvertes d’étiquettes, la nationalité de ses amis. Il n’aime pas qu’on l’observe. Au début, le narrateur ayant voulu prendre l’ascenseur avec lui pour lier connaissance, il s’est dérobé, laissant la machine emporter le curieux au quatrième étage. Pourtant, chaque soir, au cirque, il s’exhibe devant une foule, en tant que « Tintagel, le Maître du Mystère ». Un illusionniste, portant chapeau claque, jabot et gants blancs, cape, frac et culottes noirs (comme Fantômas, le « Maître de l’effroi », sur l’affiche du film de Louis Feuillade4), avec ses accessoires (baguette, objets truqués) et ses accessoiristes, habillés, gantés et masqués de noir, tels ceux des « théâtres japonais » (p. 40). Cabotin, il n’entre pas par la porte. Une trappe s’ouvre dans le plafond, et, grâce à un vieux trucage baroque, Tintagel, deus ex machina au premier sens du terme, descend doucement du ciel, assis sur les ailes d’angelots de bois doré qui le déposent au centre de la piste. Il repart de la même façon.
10Le dédoublement de personnalité est chose fréquente chez les gens du cirque. Démaquillé, débarrassé de sa perruque rouge, le clown Boneca est un vrai gentleman. Mais M. Merlin n’est pas un vrai gentleman, et Tintagel semble un faux illusionniste, qui se servirait de son métier pour masquer de vrais pouvoirs.
11A-t-il expédié le narrateur, par ascenseur interposé, au quatrième étage ? (Il le dit.) Est-il doué d’ubiquité ? Au terme d’une soirée, il lui demande de prier pour Galbrett, qui vient de mourir en Espagne. Comment le sait-il ? Il était avec lui. Pourquoi n’y a-t-il pas d’initiales sur ses valises ? Quel est son nom ? Pour le docteur Faustel, c’est le « Maître ». Quel est son âge ? Certains de ses amis ont été ses élèves, et leurs pères avant eux. Parfois, son masque a l’air de se déchirer, laissant voir qui il est vraiment.
12Un soir, un enfant franchit la barrière. Tintagel pose sa baguette. Son visage exprime « une grande bonté » (p. 42). D’un geste, il éteint les projecteurs, fait taire les flonflons. Dans une lumière douce, venue de nulle part, s’élève le chant de la chambre 27. Un autre soir, comme un gaillard ivre perturbait son numéro, Tintagel, le visage « durci » par la « colère », lui fait signe d’approcher, puis semble tracer autour de lui un « mur transparent » empêchant de voir ce qu’il va lui faire (p. 52). Pour les autres spectateurs, ses accessoiristes sont immobiles. Pour le narrateur, admis à voir avec les yeux de la victime, ils s’avancent, le roulent dans un suaire, et le portent sur un sentier de montagne pour le livrer, dans une tombe ouverte, à la voracité des « brouillards » et des « oiseaux » (p. 54). Quand Tintagel relâche son emprise, le malheureux quitte la piste en état de choc, sous les éclats de rire de la foule qui ignore que c’est elle que ce Doktor Mabuse a hypnotisée.
13C’est de la vraie magie, et c’est Merlin, « Monsieur » n’étant, comme ses habits, de ville ou de scène, qu’une concession aux modes du temps. En d’autres temps, il en a porté d’autres. Car aucune prison, fût-ce celle d’un nom, n’a jamais longtemps retenu le Merlin de Brion, qui est immortel et a tous les pouvoirs. Ou plutôt les avait, car il y a renoncé. La première retombée de cette décision est terrible.
14Dans sa sordide chambre de bonne, Carmela se meurt, épuisée par son servage à l’hôtel et vidée de son essence vitale au profit du fantoche Miguelito, qu’elle considère comme son frère, et auquel elle a consacré sa vie. D’après Faustel, seul un miracle pourrait la sauver. Merlin ne le fera pas. Il exaucera juste sa dernière volonté : avoir des roses. Le narrateur revient bredouille de la quête impossible dans laquelle, exprès, il l’avait lancé : trouver des roses en pleine nuit, aux approches de Noël ! C’est trop tard : elle est morte. Et c’est trop tôt, car il voit ce qu’il ne devait pas voir : dans les mains de la sainte, une rose « toute fraîche », dont « le parfum empli[t] toute la maison » (p. 79).
15À dater de ce jour, Merlin l’évite. La chambre 27 reste silencieuse. Pour finir, sans lui avoir reparlé, il tire sa révérence. Cette fois, il ne descend pas du ciel, mais, précédé de ses accessoiristes défilant en procession, entre en piste avec la gravité d’un prêtre, dans un manteau couleur « de feuilles mortes et de sang caillé » (p. 84)5. Un prêtre barbare, qui, en ne sauvant pas Carmela, alors qu’il le pouvait, en l’immolant à son propre projet de bonheur, vient d’accomplir un sacrifice humain. Il s’évanouit dans un brouillard, au son de « tintements de cloches presque imperceptibles » (p. 86), qui sont sa signature car la traduction musicale de son nom, glacial, de Tinta-gel. N’était Miguelito, qu’il lui a confié, le narrateur croirait avoir rêvé. Il se lance alors dans une digression.
Avertissement de Brion au lecteur : tapisserie, roses et entrelacs
16À la lumière du souvenir, Galbrett, Palling, Carmela, Boneca lui apparaissent comme « les figures d’une tapisserie ancienne » (p. 89), sur un fond sylvestre émaillé d’animaux (dont des licornes). Ils sont prisonniers d’un entrelacs de ronces fleuries de roses « simples comme des églantines » (p. 90). Merlin est introuvable, car il est au-delà de ce que laisse deviner l’arrière-plan, là où poussent des roses qui n’ont rien de simple, des roses-Graal, portant « une croix dans leur calice » et « en guise de rosée des gouttes de sang » (p. 91). Pour le rejoindre, il faut franchir la « barrière végétale » (p. 89) et s’aventurer dans la forêt, en se guidant sur les signes dont elle fourmille, mais qui ont été éparpillés.
17Cette belle description, qui évoque les tapisseries mille fleurs du Moyen Âge finissant, surtout celles de la Dame à la Licorne6, et les toiles d’Edward Burne-Jones7, est une métaphore du livre. À travers elle, Brion nous prévient que le récit prend un tournant : son narrateur ne va plus se contenter d’observer les événements derrière une barrière protectrice. Il va s’aventurer dans l’Autre Monde. Bien que situé dans un temps et un espace autres, L’Enchanteur ressemble donc à un roman arthurien. Le hasard n’y existe pas. Tel Yvain dans le Chevalier au Lion, le narrateur est depuis le début le jouet de forces qui le dépassent, et par lesquelles il accepte à présent de se laisser guider. Brion nous avertit aussi qu’il va falloir participer au livre, sans en être dupe. Car, comme cette tapisserie, où le plus proche est en réalité exactement à la même distance que le plus lointain, ce n’est qu’un trompe-l’œil. Il faut pourtant entrer dans le trompe-l’œil, croire aux passions et aux drames d’êtres de papier, et même aller au-delà, deviner ce que la tapisserie ne montre pas, c’est-à-dire ce que le texte ne dit pas, en s’aidant des messages dispersés depuis le début…
Brocéliande retrouvée
18Une autre ville, la nuit. Le narrateur est devant un pont majestueux, faisant penser au pont Saint-Charles de Prague (la capitale des spectres, chez Brion8), jalonné qu’il est comme lui d’une foule de statues. Assis sur le parapet, son feutre posé à l’envers à côté de lui, un joueur d’harmonica. Le prenant pour un mendiant, un passant lui jette une pièce. Le musicien la lance au fleuve. L’obole a été versée. Le voyage au monde des ombres peut commencer.
19Guidé par la musique du psychopompe, le narrateur entreprend une ascension à travers un quartier mort, un vieux quartier baroque9, et arrive sur les « terres magiques de la haute illusion » (p. 98). Une foire gigantesque. Ou plutôt une Malebolge dantesque10, un pandémonium, où tout n’est que cris, désordre, un « brasier », un « creuset » où « se brass[e] le métal fumant de la surprise et de la joie », où les manèges emportent les corps jusqu’au ciel puis les laissent « dégringol[er] dans l’abîme » (p. 99-100). Il y erre un moment, puis reprend son ascension.
20Il parvient à une forêt, remarque un écriteau, déchiffre un mot : « Brocéliande ». Mais Brocéliande n’est pas le nom de la forêt, c’est celui d’une diseuse de bonne aventure. Son nom d’artiste : elle s’appelle Viviane. Une connivence s’établit. Elle offre de lui montrer, mais juste à travers la grille – une sompteuse grille baroque, un entrelacs doré de fleurs, dont une rose au calice « barré d’une croix » (p. 122) –, son jardin secret, là où Merlin a volé une rose pour Carmela. C’est, dit-elle, « le jardin de Brocéliande » (p. 118). Pourquoi ne pas dire « mon jardin » ? Parce qu’un possessif ôterait l’ambiguïté, alors que « de Brocéliande » peut être complément du nom « jardin », ou apposé à lui, comme dans la tournure « forêt de Brocéliande ». Mais alors, pourrait-il s’agir de la Brocéliande mythique, déplacée en Bohême, réduite à la taille d’un jardin, et d’un jardin minuscule ? Peu importe qu’il le soit. La chambre 27 contenait bien un monde. Une nuit, le narrateur trouve la grille ouverte et y pénètre. Il constate qu’il est plus grand qu’il ne le pensait, assez labyrinthique pour s’y perdre, et hanté. Brocéliande et Viviane sont donc retrouvées. Quant à Merlin, il réapparaît lors d’un épisode tragi-comique.
Signes annonciateurs de la fin
21Parmi les attractions de la foire figure celle de la « femme volante ». Une jeune femme est allongée sur un sofa. Dès que Kasmir, le pianiste, entame un air de valse, toujours le même, elle « s’envole ». Après, elle redescend, et c’est tout. Kasmir plaque de furieux accords pour couvrir les grincements de la machinerie. Ce numéro stupide, caricature et inversion de celui de Merlin au cirque Aislinn11, n’ébahit que des paysans. Il ennuie la « femme volante ». Un jour, les cordes se brisent. Elle reste clouée sur son sofa. Le public gronde. Merlin entre, la fait vraiment voler, disperse la foule et s’éclipse. Mais ce « miracle » a transfiguré la « femme volante ». Elle déclare à Merlin qu’il a donné un sens à sa vie. Si ce « miracle » avait eu lieu à l’église, elle se serait vouée à Dieu. Il a eu lieu à la foire, et elle veut se vouer à Merlin, l’implore de l’admettre dans son « ombre » (p. 150). Il refuse d’abord, puis se ravise, accepte, licencie même ses accessoiristes pour les remplacer par elle.
22Pourquoi fait-il ça ? Il l’ignore. L’explication est dans le nom de la « femme volante », Oriel, que seul son « O » initial distingue d’Ariel, l’esprit servant de Prospero. Sauf qu’Oriel n’est pas plus un esprit que Merlin n’est Prospero. À la fin de La Tempête, Prospero renonce à la magie. Au début de L’Enchanteur, Merlin aussi. Mais lui ne tient pas parole, il refait de la magie pour Oriel, dont le nom dit Renaissance. Merlin croit recommencer à zéro avec cette enfant exaltée qui se donne à lui corps et âme. Il retombe en fait dans ses erreurs. Car un « O » ou un zéro, c’est un cercle, et qui dit cercle dit retour éternel du même. Il dit aussi prison. Prospero libère Ariel, Merlin asservit Oriel. Le prouvent les cercles rouges laissés par la pression de ses mains autour des poignets de sa disciple, la bague qu’il lui donne. Il a raison, ce paysan qui a assisté au faux miracle, les prêtres « devraient surveiller ces choses-là » (p. 146). Justement, un prêtre les surveille : le père Kasperlé.
23Le père Kasperlé – autant dire le père Guignol – est un ancien marionnettiste. D’où son surnom, qu’il revendique, par amour des poupées, qu’il dit intelligentes et sensibles. Le narrateur l’a d’ailleurs connu par Miguelito. Car il emmène le fantoche partout, même à l’église. Un jour, des bigots se fâchent. Kasperlé intervient, les calme, et l’invite chez lui (avec Miguelito). Or Kasperlé est exorciste. Sur la tapisserie, il porte, belliqueusement passés dans sa ceinture, tels des pistolets, un « crucifix » et une rose au cœur « scellé d’une croix » (p. 161-162). Son visage est balafré : le souvenir d’un ancien combat…
24Leur entretien nocturne est interrompu par l’arrivée d’un Merlin d’humeur exécrable. Il répond par des sarcasmes à Kasperlé qui le met en garde contre l’Ombre qu’il porte en lui. Le prêtre attend qu’il parte pour révéler qu’il a retrouvé Palling. Enfin… ce qu’il en reste. Au cœur d’un palais en ruines, dans un pavillon rococo puant le moisi et infesté de vermine, il agonise en tête-à-tête avec la brute d’ébène. Mais il croit que Merlin le sauvera. Kasperlé le détrompe, l’exorcise, lui rend Miguelito avant que le toit ne s’effondre. Rescapés de justesse, prêtre et narrateur retournent à la chambre et y trouvent Merlin. Kasperlé lui apprend la mort de Palling, l’empêche de se rendre dans ce lieu hanté. À l’aube, il asperge tout d’eau bénite, et Merlin improvise un bûcher où il brûle pêle-mêle Miguelito, l’idole et Palling, auquel il lance théâtralement l’adieu de Prospero à Ariel : « Sois libre, avec les éléments ! » (p. 178). Au retour, il s’arrête dans une taverne. Le patron le reconnaît, l’accuse d’avoir causé sa perte, l’avertit qu’à son tour il devra rendre des comptes à des créanciers bien pires que Shylock. Eux ne se contentent pas d’une « livre de chair » (p. 185).
25Cet épisode, où l’on trouve tous les ingrédients de l’horreur « gothique » (décor baroque et clins d’œil shakespeariens à part), déplace l’histoire de Merlin dans l’univers du roman noir, du film d’épouvante… et du Grand Guignol ! Il montre que l’Enchanteur décline mais refuse de l’admettre. On voit aussi ce qu’il en coûte à d’autres d’avoir cru en lui. Oriel va le payer cher.
26Le faux miracle laissait craindre le pire : plus haut elle aura cru monter, plus dure sera sa chute. Avant, Kasmir et elle étaient heureux dans leur chambre minuscule. Maintenant, il est fou de jalousie. Un soir, en plein spectacle, il saisit l’épée de bois de Boneca et deux fois en frappe Merlin à la tête. Deux fois l’épée se brise avant de l’avoir touché, sans qu’il ait tenté de se défendre. Les cassures sont noircies, comme si une « main de feu » s’était interposée (p. 204). Bien que congédiés, les esprits ont défendu par réflexe leur ancien Maître… La nuit même, Kasmir se pend. Oriel rend sa bague magique à Merlin et reprend son ancien numéro, espérant un accident libérateur.
27La fin de Merlin est proche. Brion lui réserve une mort d’artiste : sur scène, dans un bouquet de feu d’artifice.
La mort de Merlin
28Comme dans le Grand Cycle du Graal, tout s’achève là où tout a commencé. Revenu dans la première ville, descendu au même hôtel, où il trouve la même chambre libre, le narrateur se rue au cirque, qui est en ébullition. Pas à cause du retour de Tintagel. À cause de la visite d’Aislinn, maître de ce cirque et de tous ceux du monde, celui dont Boneca déclare : « Nous n’avons d’existence que par lui » (p. 224). Car Aislinn est un mot gaélique, l’équivalent celtique de la Mâyâ, l’Illusion, dans ce qu’elle a de beau, de trompeur et de cruel. Qu’il soit cruel, Brion l’a dit en comparant les chants de la chambre 27 à ceux d’« enfants châtrés » : ce chœur féerique est le sien. Nous n’assisterons pas à un duel de magiciens. Merlin n’a plus aucun pouvoir, même s’il ne s’est jamais senti plus puissant. Ne se flatte-t-il pas d’évoquer « Hélène de Sparte » (p. 226), comme Faust ? (dans le second Faust). Pour montrer ce que l’un représente par rapport à l’autre, Brion leur donne à chacun un emblème. À Merlin, sa baguette dite « magique » (elle ne l’a jamais été), qu’il décrit pour la première fois. Elle est d’ébène, comme l’affreuse idole, mais « sept fois cerclée d’ivoire » (ibid.), à l’image du contrôle qu’il exerçait sur les esprits mauvais. À Aislinn, une chambrière, ce long fouet servant à diriger les chevaux de manège. Elle ne lui est d’aucune utilité pratique, ces bêtes « obéissa[nt] à son seul regard » (p. 233), mais témoigne de son pouvoir sur les cavales de la nuit et du cauchemar.
29Averti par un pressentiment, le narrateur quitte le cirque avant la représentation. Soudain, bien que l’aurore soit encore loin, il voit le ciel devenir rose. La couleur et la fleur :
une grande lumière rose qui s’épanouissait dans le ciel. […] La lumière s’ouvrait, de plus en plus vaste, pareille à une immense églantine qui effaçait la nuit (p. 230).
Et comme le cœur de la Rose suprême est scellé d’une croix, qu’elle reçoit du sang dans son calice et pousse là où est Merlin, on comprend qu’il meurt au cœur du cirque en feu.
30Mais il ne meurt pas brûlé. Le feu l’a juste transformé en homme-fleur, couvrant tout son corps de roses pétales de brûlures. Merlin meurt de la chute qu’il a faite du plus haut du cirque.
31Tout a commencé pendant son numéro, qu’il effectuait avec son nouvel assistant, un petit singe gris ressemblant à Miguelito. En l’honneur d’Aislinn, on avait illuminé la salle. Soudain a surgi un singe noir, une « brute de bois sombre » marchant « lentement, lourdement » (p. 238). Il a mordu le petit singe et l’a emporté. Alors l’incendie a démarré, lentement, lui aussi. Merlin a crié : « Moi seul. C’est une affaire entre eux et moi ! » (p. 239). Pour sauver le petit singe, il s’est fait homme-singe, a bondi, tel Tarzan, non de liane en liane, mais « d’agrès en agrès, de trapèze en trapèze » (ibid.). Il l’a sauvé, mais s’est retrouvé pris au piège, n’ayant pu ouvrir la trappe du plafond. Comme Simon le Magicien, il est tombé. Pour les témoins, c’est un accident. Pas pour le narrateur, qui a croisé un rescapé du drame. Le Cauchemar en personne : un cheval noir, fou de peur, et pourtant mort depuis des siècles : l’Orloff Tangoul…
32Merlin ne s’était pas rendu compte de son état. Il a voulu se lever, est retombé, pauvre pantin brisé, dont on a coupé les fils. Ce n’est pas juste une image. Dans l’univers magique de Brion, c’est la réalité.
33Son apparition en deus ex machina en disait déjà long. Car ce trucage comportait forcément des câbles (comme l’ascenseur), ou des cordes (comme celles de la « femme volante »). Mais moins visibles, presque aussi invisibles que les marionnettistes : ses noirs accessoiristes, que Brion comparait à ceux du théâtre japonais, sans préciser qu’il s’agissait du théâtre de marionnettes japonais, le Bunraku.
34Le Bunraku emploie des marionnettes complètes, avec jambes et pieds. Pour animer une seule de ces poupées presque grandeur nature, il faut trois marionnettistes. Ils ne se cachent pas derrière un « castelet » (comme ceux du théâtre Guignol), mais sont sur scène, à côté de leur marionnette. Et, curieusement, l’illusion y gagne, car comme ils sont vêtus, gantés et cagoulés de noir, le public cesse vite de les voir et a l’impression que c’est la poupée qui est vivante12. Même si nous ne savions pas qu’ils tiraient les ficelles, nous avions compris que c’étaient des démons, en les voyant torturer un pauvre bougre coupable, aux yeux de Merlin, d’avoir lésé Sa propre Majesté. Puis processionner, acolytes d’un Merlin grand prêtre d’un culte sanguinaire : le sien. Car il se prenait pour Dieu, alors qu’il était moins qu’un homme, moins que Miguelito, que l’amour de Carmela avait presque rendu humain, ce qui a permis au fantoche de sauver Palling en guidant jusqu’à lui celui qui, in extremis, va maintenant sauver Merlin : le père Kasperlé. Car, avant d’être prêtre, il a été marionnettiste, et, avant d’être marionnettiste… une marionnette.
35Le nom de ce père est censé être un sobriquet, mais on ne lui en connaît pas d’autre. Au xviiie siècle, Kasperlé (le « petit Gaspard ») était le burlesque serviteur du Doktor Faustus dans les spectacles de marionnettes qui ont fait connaître à Goethe sa légende. Ici, sur la tapisserie, le père Kasperlé jouit d’une singulière liberté, comparable à celle du seul Miguelito. Les autres sont ligotés, lui monte au ciel, en redescend, va d’un captif à l’autre. Miguelito est encore plus libre : il sort carrément de la tapisserie, y rentre « d’un bond » (p. 90). Il est vrai qu’il n’a pas charge d’âmes comme Kasperlé, prêtre d’une paroisse où l’enfant Jésus est adoré sous la forme d’une « poupée » miraculeuse13. Enfin, son « long visage brunâtre », ce visage « rude », au « profil grossier » (p. 161 et 164), semble taillé dans du bois. Mais quel magicien l’aurait rendu vivant ? Pas Merlin14. L’Amour. L’exemple de Carmela le prouve. Or il y a un précédent, bien connu des enfants, où l’amour d’un père rend vivant un pantin naguère méchant, mais repentant, ce qui est le cas de Merlin. Après avoir sacrifié tant de vies, il s’est sacrifié pour en sauver une. Il mérite donc d’accéder à la vie éternelle grâce au père Kasperlé, qui, de sa cellule lointaine, entend son appel à l’aide, le confesse et l’absout. Nous ne saurons pas ce qu’ils se sont dit, ni, par conséquent, qui était vraiment l’Enchanteur de Brion. Le fils du diable ? Plutôt un être lumineux captif de l’Ombre, si l’on en croit la comète rose saluant sa mort, et sa résurrection. Pour le rejoindre, Viviane se sacrifie : elle entre dans la mer. Quand l’eau se referme sur sa tête, une lumière venue du ciel s’abat dans les flots « comme une épée » (p. 253), rejointe par sa jumelle jaillie de la mer. Viviane et Merlin fusionnent en une Escalibor cosmique, puis s’envolent, sous forme d’immenses Oiseaux lumineux, vers l’Orient.
36Dans L’Enchanteur, Merlin n’est pas juste déplacé dans le monde moderne, il est déplacé dans le monde de l’éclectique Marcel Brion.
37S’y côtoient chefs-d’œuvre et œuvres « populaires », tableaux de maîtres et affiches, théâtre « noble » et théâtre de marionnettes, cinéma, livres pour enfants. De rapides glissements de l’un à l’autre permettent à Brion de superposer au visage de Merlin le masque d’illusionnistes célèbres : Fantômas, le Doktor Mabuse, Prospero, Faust, Simon le Magicien – mais aussi ceux, inattendus, de Tarzan et de Pinocchio !
38Dans ce monde souvent malicieux, la tradition celtique se taille la plus belle part : celle de la poésie. Elle est présente dans les noms de Merlin, Viviane, Tintagel, Brocéliande, aux si riches connotations, dans la Rose-Graal, le thème de la quête, celui de l’épée brisée remplacée par une Escalibor géante, et, à l’arrière-plan, dans l’évocation de paysages irlandais, en des scènes oniriques ou rendues floues par le souvenir. Rivages noyés dans les brouillards, campagnes près de l’antique manoir royal de Tara, landes de Clonmacnoise, battues des vents qui y produisent d’étranges phénomènes acoustiques. Les paysans parlent de chant des fées, Brion de chant d’Aislinn. Surtout, elle s’affirme dans ses techniques d’écriture : l’entrelacs et la métamorphose.
39Quoi de plus irlandais que l’entrelacs ? Il est partout, à toutes les époques : sur les cromlechs, les croix, les manuscrits. Quoi de plus arthurien que l’entrela… cement ? Brion l’emploie de façon magistrale, menant en parallèle les aventures du narrateur avec Viviane et celles du couple Merlin-Oriel. Quoi de plus celtique que la métamorphose ? Les Celtes croyaient en la métempsychose et l’ont dit dans leur art où la fusion d’hommes, d’animaux et de plantes suggère un échange permanent entre les règnes. Comme dans L’Enchanteur, ce que montre l’exemple du Cercle et de la Rose.
40Préparé par le mouvement de la porte à tambour et les errances du narrateur autour de l’Europe, apparaît en premier le Cercle. Il se matérialise dans le cirque, cercle magique, cercle tragique, se métaphorise en routine de l’ennui, de l’habitude, de la dépendance. À la mort de Carmela apparaît la Rose. Cercle et Rose se rencontrent et s’entrelacent dans le roncier de la tapisserie. Puis le Cercle grandit démesurément, devient Malebolge dantesque pleine de manèges où tournent en rond des damnés. Il s’épure ensuite et rapetisse jusqu’à se réduire à une bague, au fin tracé d’une lettre, d’un chiffre, cependant que la Rose, qui n’a cessé de croître en importance, croît maintenant en taille, devient gigantesque, épouse le Cercle du cirque en feu… Tout semble fini. Illusion ! Le Cycle éternel continue…
Notes de bas de page
1 Les citations seront prises dans l’éd. de L’Enchanteur au Club de la Femme (Paris, 1966). Comme elles seront très nombreuses, pour ne pas surcharger le texte en notes, nous indiquerons en pleine page les références des plus longues ou des plus importantes, nous contentant de guillemets pour les autres.
2 Éd. Emmanuèle Baumgartner et Ian Short, Paris, Champion, 2003, p. 358, v. 131-140.
3 Il a donné au roi Uterpandragon l’aspect du duc de Tintagel, et pris lui-même celui d’un familier du duc.
4 « Le Maître de l’effroi » est son surnom le plus courant. L’affiche reprend la couverture du 1er volume, paru en 1911. Fantômas est le roi des illusionnistes : dans Le Train perdu (1912), qui se déroule en grande partie au cirque Barzum (sic), il escamote un wagon !
5 Celui du cruel Margrave de Château d’Ombres est « couleur de sang caillé » (Marcel Brion, Château d’Ombres, Paris, Albin Michel, 1974, p. 69).
6 À la fin du roman sont décrits « quatre lions à visages poupins […] hissa[nt] entre leurs mains débonnaires des étendards » (p. 228), comme ceux figurant sur cinq des six panneaux de la Dame à la Licorne.
7 On songe surtout à La Forêt de ronces (1871-1873). Il a également peint Viviane emprisonnant Merlin dans un buisson d’églantines (La Séduction de Merlin, 1873-1874).
8 L’imprésario de Teatro degli spiriti, qui recrute pour acteurs des âmes en peine, a dû s’enfuir de Prague pour ne pas être submergé par leur nombre ! (M. Brion, Le Théâtre des esprits, éd. de l’Université de Fribourg, Fribourg, 1941, p. 71).
9 Chez Brion, la mort et l’enfer sont associés au xviiie siècle et au style baroque (voir Marie Frédéricq-Lilar, « Le xviiie siècle », Marcel Brion, humaniste et « passeur ». Actes du colloque international de la Bibliothèque nationale de France, Paris, Albin Michel, 1996, p. 195-204).
10 La Malebolge est le huitième cercle de L’Enfer de Dante.
11 Merlin descendait du ciel et y remontait. Elle monte au ciel et en redescend.
12 Brion les dit « si vraies que l’on oublie en [les] voyant et en [les] écoutant la présence visible, celle de [leurs] animateurs » (M. Brion, Mémoires d’une vie incertaine, Paris, Klincksieck, 1997, p. 205). Pour les marionnettes chez Brion, voir Margaret Simpson-Maurin (L’Univers fantastique de Marcel Brion, Paris, Nizet, 1981).
13 Brion pense sûrement à l’Enfant Jésus de Prague (église Sainte-Marie-de-la-Victoire, Malá Strana).
14 Merlin a connu Kasperlé alors qu’il se produisait déjà dans les music-halls en tant que montreur de marionnettes. Il ne peut donc pas être l’auteur de ce (vrai) miracle.
Auteur
Université de Saint-Étienne
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