Étranges pays de l’épreuve : rocher de Mordrain, île d’Hippocrate. Exotisme archéologique et génie du lieu dans l’Estoire del Saint Graal1
p. 163-180
Texte intégral
1Rocher de Port Peril2, Île d’Hippocrate3 : voilà deux digressions qui, de prime abord, semblent insérées dans le roman pour le pouvoir de séduction ou de distraction de leur exotisme géographique ; elles ont une même origine dans la fiction : l’enlèvement miraculeux de Mordrain et ses conséquences ; elles relèvent, moralement, de la notion d’épreuve acceptée avec humilité, plus qu’avec résignation, par le chrétien ; esthétiquement, l’isolement des personnages régit l’insularité narrative. Or toutes deux, réduites au décor de la légende ancienne qu’elles enregistrent, n’ont qu’apparemment le caractère indiscret propre à retenir la curiosité du lecteur-auditeur ; elles se veulent en vérité, sitôt remises en perspective, correctrices et novatrices. Alors même, elles ne feignent qu’en gros d’amender une incohérence ou de rectifier un oubli, c’est-à-dire de pointer combien pouvait avoir été faillible un historiographe antique. En développant, ce qui revient à divulguer ce que l’histoire officielle a tenu dans l’ombre, elles attestent bel et bien la faillite de l’hagiographie civile héritée de l’Antiquité : déjà, comme un envers de l’apologie surfaite, le genre du fabliau venait altérer une tranche de la vie d’Hippocrate4.
2Aussi, du point de vue générique, ces deux épisodes accréditent la nouveauté d’une écriture historique où la légende apprend à ne rien éluder, au prix d’une éventuelle indécence, au nom de la vérité entière et contrastée d’un personnage héroïque, avec en définitive un idéal de transparence. Ici l’exemple du roi de Sarras est susceptible de servir de leçon : on a su comment Evalach-Mordrain, longtemps, avait soustrait à sa vie conjugale des moments d’intimité qu’il vouait à une poupée de bois, et comment, converti, trouvant le courage de publier son péché, il s’en délivrait : si le regard de Dieu démasque le mensonge et pénètre les secrets, il invite à la réconciliation intérieure par la vérité. L’écriture admirative est ainsi nuancée par la conscience humaine du péché. Splendor veritatis est peut-être à ce prix : elle n’existait ni pour Pompée, ni pour Hippocrate.
3Plus précisément, entre l’aventure et le lieu chargé d’histoire où elle se produit, peut-être existe-t-il un lien de nécessité. Ce lien serait d’abord de nature géographique, eu égard aux formes d’une civilisation donnée ; la géographie n’irait pas en effet sans les caractères d’un passé propre. Au passage on apercevrait donc le sens archéologique de l’auteur de l’Estoire qui, dans une exploration de type exotique, évoque et donne à imaginer une mentalité antérieure, ou extérieure au christianisme. Aussi, plus encore que la spécificité des aventures qu’elle déterminerait, cette nécessité, pour autant qu’elle fût avérée, concernerait-elle les protagonistes et discernerait-elle entre eux, pour nous instruire, à leur insu voire a posteriori, sur l’état de leur évolution quand ce ne serait pas sur leur destination.
Rocher de Mordrain
4Le roi de Sarras nouvellement baptisé, déposé sur un rocher inconnu5, désertique, hostile, apercevrait-on quelque correspondance entre l’état du protagoniste et le sens de l’histoire enchâssée ? La morphologie du lieu, sa situation aussi, viendraient-elles éclairer, fût-ce à notre insu, à l’insu même du principal intéressé, la personnalité du roi ? Nous avons été captivés par ce récit de méfaits maritimes, histoire de nuit millénaire et sauvage, d’obscurité de la mort et du crime, de caverne et du grand banditisme. Symboliquement et pragmatiquement, les faits de Foucaire avaient été des exploits nocturnes. Cette créature d’une taille imposante, asociale et malfaisante, était, pour ainsi parler, de vocation chtonienne. À l’instar de l’ordre et de la civilisation qu’il défendait, Pompée du moins se devait de chasser de sa tanière et de défaire le pirate en plein jour6.
5Or, sur Foucaire et Pompée à Port Peril, le lecteur est mieux renseigné que Mordrain lui-même. Isolé, solitaire par contrainte, impromptu, le nouveau chrétien découvre un site angoissant, propre à le désoler. Nul réconfort, nul espoir même ne sont donnés à ce roi qu’une imprévisible puissance a mis aux prises avec les éléments bruts. La nature à Port Peril n’est pas accueillante à l’homme. Elle est conçue pour l’éprouver. Tout s’y manifeste à l’excès. Les variations atmosphériques y sont des phénomènes. Ainsi le beau temps d’été, succédant à l’orage, s’y nomme canicule ; utile au début pour sécher les vêtements du malheureux roi trempé par l’orage qu’il a dû subir sans chemin de repli ni possiblilité de s’en préserver, cette chaleur agit rapidement comme une brûlure ; elle incommode et fait souffrir jusqu’à l’évanouissement7.
6Aux yeux du visiteur involontaire qui ne s’interroge guère, il ne reste alors que les traces rudimentaires d’un habitat spécial et déchu. Mordrain ne les envisage d’ailleurs qu’en termes d’utilité, lorsqu’il aimerait à trouver un abri. Ce qu’il découvre est un étroit escalier taillé dans la roche et un antre désaffecté. Nous savons, pour avoir suivi les explications, que les degrés, dangereux, accèdent au refuge en position dominante, citadelle en creux, troglodytique et parodie de château, lieu de défense primitif et néanmoins inexpugnable. Observons, quant à l’aménagement et l’usage humains de l’espace, que la cave se définit, dans l’édifice où elle se trouve ou plutôt dans le site naturel qui en tient lieu, non par le niveau (le plus bas), mais par le creusement. Le souterrain peut ainsi forer le sol ou le sous-sol en hauteur8. Admettons d’ailleurs que ces particularités relèvent de la stratégie du brigand. Quant à l’anfractuosité, l’entrée en répugne à Mordrain que l’environnement n’a pas rassuré :
Il esgarda entour lui : il ne vit nule riens fors mer et chiel, dont nule garisons li peüst venir ne nule soustenanche. La roche fu haute et en salvaige lieu ; et tant d’abitacle com il i avoit, si estoit lais et hideus et escurs. Il ala entour le siege de la roche, tant com il peut trover voie, et tant qu’il entra el sentier caupé qui menoit a la cave ; et quant il vint a l’entree, si le trova si laide et si noire ke il n’entrast dedens pour nule riens. Et quant il vit ke il ne troveroit nul confort, si s’asist et commencha mout durement a souspirer du cuer et a plourer des iex de la teste et commencha a penser en son cuer ke ore avoit il tout pierdu, se Nostre Sires l’avoit mis en oublianche et en nonchaloir en cheste doleur et en cheste angoisse ke il soustenoit9.
Ensuite, à la nuit, cherchant le couvert pour éviter de dormir, en somme, à la belle étoile, le roi remonte à la caverne et, dominant sa répugnance – il semble que l’abandon du site ait précipité le retour à l’obscurité de l’antre –, il finit par se résoudre à y pénétrer :
Lors monta li rois les degrés et vint a la cave, si le trova laide et oscure et noire, car maint jour estoient passé puis ke hom vivans n’i avoit entré ne geü ; et com il ot esté grant pieche a l’uis, si dist a soi meïsme ke dehors ne giroit il mie a descouvert. Lors se baissa pour entrer ens ; et quant il vaut metre dedens le premier pié, si chaï arriere tous pasmés, car il senti ke on le tenoit par les caveus et si li estoit avis ke . II. mains i avoit.
Pendant l’évanouissement du roi, l’intervention du surnaturel accomplit, par l’obturation la plus décisive (et matérielle) qui soit, l’impossibilité d’entrer dans la cave :
En cheste maniere se pasma. Et quant il fu revenus de pasmison, si fu mout estourdis et vit ke li huis de la cave estoit tous estoupés10.
L’accès à la caverne est donc interdit à Mordrain, par une invisible autorité, divine certainement, plutôt que magique ; en effet, c’est de la même façon, tiré par les cheveux, que Nascien, réticent à l’évasion parce que trop ensommeillé, va de force et miraculeusement être tiré de sa prison chez le misérable Calafer11.
7Implacable autorité : c’est elle qui, la nuit suivante, sous le ciel, après une tempête, plonge le roi dans une si totale obscurité que le malheureux subit, en aveugle, épouvanté, le noir absolu12. Sa désorientation est complète, et totale son amnésie. Nous sommes donc dans le registre de l’épreuve et de l’impossible retraite : ici prennent corps, en effet, « les paours » annoncées à Sarras juste avant l’enlèvement de Mordrain13 : l’homme est confronté aux dérèglements élémentaires et aux terreurs cosmiques.
8Pourtant, l’inaccessibilité de l’antre obéit aussi bien à une autre raison, secondaire et plus intime à la fois, symbolique également. Ce réduit obscur, aménagé de main d’homme, avait été du temps de Foucaire le site illicite et caché du méfait. Evalach avait lui-même entretenu sa propre part d’ombre et pratiqué le péché dans une pièce obscure et souterraine14 à lui seul accessible et dissimulée dans son palais. Désormais, quitte à devoir dormir dehors, il ne lui faut pas retourner, ni par curiosité, ni par habitude ou goût du confort, au réduit de troglodyte où le jour ne pénètre guère, et Dieu, qui connaît repostailles et plis réservés des cœurs15, l’y aide en l’éprouvant sans ménagement. Les corrections d’origine divine sont, dans cette œuvre, toujours violentes. En définitive, d’ailleurs, la partie du rocher où la caverne était creusée va disparaître. Lorsque la belle visiteuse de Mordrain repart sur son navire, une tempête l’accompagne ; à sa seconde visite, cette tempête est telle que la roche de Port Peril s’effondre sous l’effet de la foudre et fond dans la mer, et avec elle la cache souterraine creusée par les bandits16. Voilà qui signifie l’impossibilité matérielle d’un repli quelconque, autant que, symboliquement, le renoncement, de force, à toute image de la dissimulation.
9Ces multiples épreuves anticipent celles que le Perceval de la Queste subira sur son île17. Après tout, la conversion d’Evalach s’est fait attendre et n’est pas allée de soi : si l’on en croit l’auteur omniscient, le nom de baptême de ce roi veut dire, en chaldéen, « Lent à croire »18. Au demeurant, comme Jean-Paul Ponceau l’a finement remarqué19, l’interprétation du terme ne va pas sans ambiguïté : Evalach s’est converti sur le tard, ou non sans réticence. Sur le baptême dans le grand âge, qui n’est pas en l’occurrence des moins fructueux20, on se demande comment cet époux a pu vivre si longtemps en compagnie de Sarracinte sans que l’état de chrétienne de sa femme ait éveillé le moindre soupçon. Le couple aura passé des décennies dans une espèce de surdité spirituelle ou de solitude conjugale, faisant en somme l’expérience du choc des civilisations dans l’intimité du mariage. Quant à la réticence à la foi, le scandale de la poupée mise au jour est assez éloquent. Conversion tardive et résistance à l’abandon de soi, le nom du baptisé rassemble probablement ces deux traits.
Voilà pourquoi le séjour forcé du roi de Sarras dans une terre à ce point sauvage a quelque chose d’un purgatoire sur terre, encore que la première visite que Mordrain reçoive, attestant qu’il n’est en rien oublié, soit celle de Tout en Tout ; aussi les tentations qui suivent sont-elles relatives, ou testent du moins la force de son engagement, sa loyauté chrétienne. Mais si Pompée a tué Foucaire (et si Foucaire, un tant soit peu, l’a contaminé), Mordrain s’est-il débarrassé d’Evalach ? A-t-il vraiment, comme disait saint Paul, « dépouillé le vieil homme »21 ? C’est peut-être seulement au terme de ces épreuves que la réponse peut venir. Il n’est pas impossible non plus que Dieu tienne rigueur au roi de sa conversion tardive. Ainsi se fortifie la foi du malheureux malmené par l’épreuve.
À bien chercher, enfin, se fait jour une affinité entre le lieu de l’aventure, ici marqué par l’histoire, et le protagoniste. L’éducation chevaleresque de Mordrain, avant même qu’il ne devînt Evalach, avait été romaine, environ trois quarts de siècle après l’expédition de Pompée22. Comme la victoire de Pompée, le baptême du roi de Sarras a pour signification le passage de l’obscurité à la lumière. Ce passage est également bénéfique à l’humanité, mais plus prometteur encore, plus fécond dans l’avenir. En effet, la situation du rocher de Port Peril, entre Océan et Méditerranée, Foucaire l’avait exploitée comme un verrou ; Pompée en restituait la fonction de passage, à la limite de la mer intérieure ; avec la présence passive et désormais symbolique de Mordrain, elle figure et annonce l’essor spectaculaire et très prochain du christianisme vers la Grande Bretagne : le roi se tient pour ainsi dire, en éclaireur, au seuil de cette épopée.
10Avec l’aventure des messagers, et bien avant leur séjour sur l’Île d’Hippocrate, dès l’Égypte nous sommes dans l’aire hellénistique, au point que la stèle commémorant la mort des gens de Label au combat naval contre le roi de Tarse, a reçu de leur part une inscription en grec23. Précipités sur l’île et, bientôt, visitant le palais ruiné, c’est sans difficulté non plus qu’ils déchiffrent l’inscription en grec apposée sur la tombe du célèbre médecin24. L’hellénisme viendrait-il y compris marquer la jonction de l’histoire enchâssée avec le récit ? Et pour commencer, verrait-on s’esquisser dans ces parages un génie du lieu ? Peut-être existe-t-il comme au rocher de Port Peril un type d’épreuve ou de tentation spécifique à cette terre insulaire.
Le Sage serpent (Île d’Hippocrate, I)25
11Sur l’Île d’Hippocrate, la première irruption, par voie de mer, est celle d’une sorte de géant hideux venu proposer aux naufragés ses bons offices. Toutes sortes d’indices, en particulier l’arrivée de nuit, l’apparat de la tempête et des flammes26, tant de voix pour faire penser que cette embarcation regorge de monde27, enfin l’abord patibulaire du personnage renvoient au surnaturel inférieur et empruntent au protocole infernal28. On pense spontanément à une métamorphose du Malin, ce qu’après le départ du personnage, les messagers soupçonnent29, et ce que va confirmer le lendemain le preudom durant sa visite de réconfort30.
12Comme de juste, le personnage n’apparaît pas sans avoir en quelque sorte été sollicité. Qui l’a sollicité n’est pas chrétien : voilà sans doute pourquoi le Séducteur, à la différence de la dame venue tenter Mordrain à Port Peril, ne s’est pas mis en frais de charme. Après plus de trois journées de jeûne, la jeune fille est alors torturée par la faim ; moins endurante à la supporter que les deux messagers, elle s’en est plainte ; impatiente et guettée par le désespoir, autant dire inspirée pour sa perdition par le diable, elle est allée jusqu’à formuler une promesse irréfléchie :
Je ne sai, fait cele, quant cist secors vendra, mes il n’a hore home el monde, se il de cest peril me gitoit hastivement, que je ne feïsse sa volenté outreement, car je me voi ci mise au point de mort sanz avoir rescousse : por coi je requier aïde a cels qui aidier me poent, ou soient de la part Deu ou d’autre31.
Équivoque proposition, promesse imprudente, impudent aveu, de faire la volonté d’un homme, outreement de surcroît. L’acquiescement à la prédation virile ne fait aucun doute, et la formulation, si nette, étonne de la part d’une jeune princesse32. Aussi l’apparition pourrait-elle entre autres passer pour la figure ou la projection de la libido féminine, au demeurant laide au point que la jeune fille est aussitôt, grâce à Dieu, guérie de s’y abandonner, ce qu’elle exprime avec une sorte de candeur au visiteur même, lequel, comme de bien entendu, s’intéresse à elle un peu plus qu’aux messagers :
Par foi, sire, que le vos celeroie gié ? Seulement vostre non et vostre regart met mon cuer en une si grant dotance et en une si grant peor que il n’est riens por coi je me meïsse en vostre compaignie, car, tot aie ge esté en ceste roche en perill de mort et soie encore, il m’en vendroit greignor mal et greignor destorbier que je n’ai encore eü : por ce vos di je que je remandrai, et vos en iroiz quel part que vos voldroiz, car avec vos ne me metré je ja, se Deu plest33.
Les messagers, pour mieux savoir à qui ils ont affaire, lui ont demandé son nom. Lui, qui ne dissimule pas, déclare être appelé « le Sage Serpent »34. Ce nom va contribuer à la frayeur de la demoiselle. Intuitivement, elle se défie peut-être de la référence au reptile, associée à la hideur du personnage ainsi dénommé. Le fait est qu’ayant quelque notion de Dieu, le Sage Serpent peut lui apparaître comme le mal et le malheur absolus35. Or si le diable cherche à tromper, c’est un étrange séducteur que ce monstre, un Malin, serait-on tenté d’écrire, sans malice. En effet, comment espérer parvenir à ses fins quand le navire semble un trop vieux rafiot pour inspirer confiance, et que soi-même, on se présente sous des dehors pareillement effrayants ? Pourtant ce personnage a bien procédé, pour son entreprise, au changement d’apparence, en vue d’abuser ; le lendemain, on apprendra de la bouche du saint visiteur que le navire n’était en réalité qu’un autre démon36. Le changement d’apparence est rudimentaire et inapte à duper.
13À bien y regarder, l’identité du personnage, loin d’en faciliter la connaissance, épaissit le mystère. À l’aune de l’imaginaire chrétien, ce nom de Sage Serpent ne relève pas a priori de l’oxymore, mais accuse un décalage. Si par sage il faut entendre « prudent », ou « habile », le nom du visiteur est contredit par son abord et son comportement. Si sage veut dire « omniscient », il s’agit bien du diable, un diable qui d’ailleurs éventait sitôt son apparition la séduction diabolique, en se trahissant37. Sage peut enfin signifier « savant ».
14En ce sens, Sage Serpent peut en effet désigner un secret de la Création, l’énigme d’un animal au service de la nature et de l’humanité, quelque chose comme le venin devenu remède : image qu’on retrouverait, si l’on veut bien autoriser l’anachronisme, dans le caducée. De fait, parmi ses attributs ordinaires, Asclèpios (l’Esculape des Latins), à la fois le héros et le dieu de la médecine, portait des serpents enroulés autour d’un bâton. Voilà qui ramène à la passion d’Hippocrate : accostant ici, le Sage Serpent ne serait pas venu par hasard – y compris, d’ailleurs, lorsqu’il avoue la puissance qu’il tire de son savoir.
15Dans la circonstance, pourtant, cette créature, aux yeux des messagers et dans le pressentiment de la jeune fille, n’échappe pas à la malédiction que la Bible a portée sur elle. Aussi dirait-on périmée cette prétendue sagesse, à l’insu de l’intéressé ; la scène est plombée d’un climat d’archaïsme. On croyait le diable mieux dégrossi ; ledit Sage Serpent déçoit, comme si, venu des profondeurs d’un surnaturel ancestral, il n’avait pas eu loisir, ni l’urbanité, de muer pour se conformer aux normes chrétiennes, et, somme toute, tromper plus finement, séduire plus courtoisement. Diabolus, dans le Jeu d’Adam, pratique une élégance autrement plus dangereuse38. En taille et hideur, le personnage du Sage Serpent est trop excessif pour que sa démesure soit honnête ; il reste la créature chtonienne, hantant la nuit, comme d’ailleurs Foucaire, à la roche de Port Peril, avec sa caverne pour maison. Le mélange du feu et de l’eau, lorsqu’il repart, et surtout cette image de l’eau qui flambe, indiquent péremptoirement combien cet être aspire au retour du chaos :
Et qant il esloigne d’els, si le regardent de la roche et voient que devant la nef et environ comence une tempeste si grant et si merveilleuse come se tote la mers fust esmeüe ; et se il avoient a l’autre foiz veüe flambe grant, il la voient ore assez greignor et autresi grant come se tote la mer fust esprise de feu ; et il oent en la nef voiz plusors si laides et si espoentables come se eles oississent proprement des mestres boches d’enfer39.
Cependant on comprend pourquoi le personnage, éconduit et dépité de l’avoir été – comment, tout sage qu’il se savait, pourrait-il avoir prévu le refus de ses interlocuteurs usant de leur liberté ? –, le personnage s’intéresse à la damoisele en priorité, tandis qu’il n’est pas certain que sa séduction, pour autant qu’elle eût produit son effet, perdrait du même coup les messagers. Certes, la jeune fille, encore païenne, est tendre et plus accessible à la tentation que les deux chrétiens qui l’accompagnent. Elle se sent, de surcroît, flouée par Fortune ; on le voit par son dialogue avec cet homme qui vient d’accoster (dont l’apparence est effrayante au clair de lune) et qui paraît s’inquiéter de voir les jeunes gens à ce point isolés40 :
Il lor demande : « Biau seignor, qui vos conduist ceste part si loing de gent ? » Et la damoisele respondi qe Fortune, qui lor est assez perversse et contraire, les i a conduiz einsi desgarniz de toz biens et de totes viandes que il i morront de fein, se aucuns ne les gete d’iluec41.
La jeune fille, croyant en l’occurrence à l’hostilité de Fortune, évite ainsi d’invoquer la volonté divine, au grand dam, sans doute, du visiteur, qu’entendre exprimer de la rancune envers le Créateur aurait satisfait. Tout se passe comme si, dans son ignorance et pour ainsi dire à son insu, la damoisele déjà se rangeait aux décrets de la Providence, dont on sait, quand on a lu l’Estoire entière, ce qu’ils vont faire d’elle, une fois chrétienne et donnée pour épouse à Célidoine. On voit de quelle importante prise aurait pu s’enorgueillir le Sage Serpent, et quelle perte s’en serait suivie pour la lignée des chevaliers du Graal, s’il avait réussi à séduire et séparer de ses compagnons d’infortune la jeune fille, pour lui faire quitter en sa compagnie cette île d’Hippocrate…
La dame d’Athènes (Île d’Hippocrate, II)42
16Survient la nuit suivante, auprès des naufragés, l’« Athénienne »43 ; accostant à l’heure des sortilèges, elle n’apparaît pas plus inopinément que son prédécesseur44 : on attendrait donc une nouvelle visite du diable.
17Pourtant le texte, sur ce point, n’est pas décisif, comme en convainc l’altération des motifs associés d’habitude à la pompe infernale. Attirée, certes, d’abord, par un épouvantable cri45, l’attention découvre, par les yeux de la jeune fille, l’éclairement du rivage et la somptuosité du navire :
Et quant ele est venue en la creste de la roche, si voit au pié de la roche luminaire grant qui estoit droit a la rive de la mer. Et qant ele vit ce, si vient as dous vallez, si les esveille et lor dit : « Biau seignor, noveles vos sai dire : au pié de ceste roche a clarté grant ; alons veoir que ce puet estre. » Et il se lievent maintenant et dient qu’il iront volentiers, si descendent maintenant jus de la roche et, qant il sunt venu a l’eve, il troverent une nef molt bele et mout cointe par semblant et avironee de cierges et de tortiz ardanz et estoit plaine de totes les richesces terrienes que l’en porroit deviser46.
Autant d’éléments insolites, évoqués par hyperbole, et qui, passé la frayeur, suscitent la surprise, et non la méfiance. La flamme est ici lumière et luxe et mise en valeur des richesses, au lieu du feu dévorant qui accompagnait le Sage Serpent : dans l’ambiance nocturne et sur fond noir, ce motif d’une blancheur éclatante, annonciateur de mystère, attesterait plutôt, par sa prodigue somptuosité, la puissance et la souveraineté. Plus tard, il n’est pas dit que le départ de la dame, évoqué d’ailleurs laconiquement, soulève une tempête47. Enfin, lorsque le lendemain matin vient un beau vieillard pour signifier aux naufragés leur libération, cet entretien nocturne ne prête pas à explication48.
18Cette créature est autrement envoûtante et charmeuse que la dame attirée par Mordrain sur le rocher de la désolation : la séduction même auprès des jeunes gens49. Ce n’est en effet pas d’emblée qu’est donné, fût-ce à deviner, le sens diabolique de la visite. Il se présente insidieusement, sous le signe de l’élégance50 et du faste. Des motifs comme l’éclairement à l’accostage et la somptuosité du navire sont propres à fasciner malignement le croyant ou la créature de bonne volonté, dans cette œuvre où l’homme de Dieu se présente avec une extrême simplicité. Comment ne pas se méfier de ces beautés radieuses qui hantent la nuit à votre recherche ? Le beau vieillard qui vient de jour rassurer les naufragés vogue sur une nacelle51 – une embarcation de quatre places au plus52 ; s’il est rayonnant, c’est de majesté naturelle et d’humilité.
19Contraste fallacieux, effet de variété trompeuse que cette beauté, cette lumière apparaissant après la hideur et la noirceur du Sage Serpent. Diabolique est bel et bien le propos de la dame, qui ne dissimule pas. D’abord athée, son discours ne tarde pas à parodier la charité chrétienne53 : aurait-elle eu vent de la teneur de l’inscription en grec, gravée par les messagers sur la stèle, en Égypte54 ? Elle paraît, comme elle sait à l’instant tout ce qui se passe au monde55, appartenir au surnaturel. Or elle se présente comme la « dame d’Athènes » ; la précision politico-toponymique est intéressante : elle méprise trop la plus banale des vérités historiques pour que l’anachronisme ne soit pas alarmant. N’est-ce pas d’Athèna, justement, que les naufragés recevraient la visite ? Resterait-il, superficiellement, dans l’intérêt que manifeste la dame d’Athènes envers les malheureux jeunes gens séparés de leur pays par tant de milles marins, quelque chose de la constante sollicitude d’Athèna pour Ulysse, au long de l’Odyssée ?
20Athènes est ainsi dotée d’une suzeraineté infernale. On entend la dame raisonner les jeunes gens, en profitant, d’ailleurs, de leur épreuve. Or la rhétorique de la séduction, dans son propos, porte sur le primat du bonheur56. C’est le même discours que tenait inconsidérément (vu son allure), un ton plus haut, le Sage Serpent57. Eux ont choisi la morale de l’effort. D’ailleurs, à propos de la mort, le texte a déjà gravement répondu. Ici même, voici le vif dialogue qui se noue entre la damoisele de la nef et l’un ou l’autre des jeunes gens – c’est intégralement, malgré sa longueur, que cet échange vaut d’être cité58 :
Hé, chaitive gent, maleürouse ! fait la damoisele. Or esgardez por coi vos faites si grant force en loi crestiene tenir ! Veez quel bien vos en vient ! Onques, puis que vos vostre premiere loi lessastes, ne fustes un jor aese, mais toz dis em peine et en travail. — De traveillier, fait un des vallez, ne devons nos pas estre blasmé, car de travail nos est essample Jesucrist, de cui nos tenons loi : et ce nos mostra il bien, qant il fu en terre come home mortel, car onques n’i demora sanz paine et sanz travaill, ainz traveilla toz dis, si qe en traveillant vainqui il la mort et ramena vie al monde : por coi nus qui voille estre serjant Jesucrist, il ne baera ja fors a traveillier et a soffrir peine, si que il, par la peine de cest monde, viengne a la grant aise et a la grant soatume de la joie qui ja ne faudra. — Por ceste chose, damoisele, fait li uns des vallez, devons nos plus entendre au travail de cest monde qe a l’aise, car einsint sivrons nos nostre Maistre, qui nos dona essample de traveillier59.
D’abord le texte donne une impression de déjà lu. Cette manière d’homélie qu’on assène à de malheureux prisonniers d’une contrée sauvage et qui vise à les persuader des bonheurs de l’apostasie, quand la constance au service de Dieu n’apporte qu’épreuves, en rappelle une autre : celle qu’adresse à Mordrain la dame tentatrice venue le visiter, pour le perdre, sur son rocher60. Sur l’Île d’Hippocrate, les malheureux messagers disent opter ici-bas pour la peine, à l’exemple de leur maître le Christ. Le travail, c’est-à-dire cette peine et la difficulté d’être que l’on accepte, à partir de l’engagement chrétien, c’est une notion que, rebondissant sur le mot prononcé par la demoisele de la nef, tel ou tel des jeunes gens défend avec insistance61. En effet, c’est une félicité de plus longue portée qui justifie le tourment qu’on accepte durant sa vie. La foi de ces messagers n’est pas dépourvue de stoïcisme. L’hédonisme est étranger et antérieur à la Nouvelle Loi.
21Port Peril et l’Île d’Hippocrate sont deux sites méditerranéens, l’un extrême pour l’hégémonie maritime de l’Empire romain, l’autre voisin du berceau de la civilisation hellénique. À la manière des terres sarrasines dans la chanson de geste, ce rocher et cette île sont également des cantons de la désespérance et de la stérilité. Il n’est pas certain que Port Peril, à la différence de l’Île d’Hippocrate62, eût jamais été riant. Cependant, stérilité et désespérance ont été, dans les deux endroits tombés en déshérence, en quelque sorte précipitées par la haine ou par l’autorité qui donnait force à la loi.
22Dans l’un et l’autre de ces sites, deux personnalités, éminentes par le savoir ou le pouvoir, se sont par le passé détruites elles-mêmes, explicitement ou de façon différée. On démontrerait aisément que le meurtre d’Hippocrate est en réalité, pour des raisons qu’il faudrait éclaircir (alors que le mobile en est clair), un suicide par délégation : le médecin retourne contre lui sa science qui peut-être était en effet une arme envers les femmes. Pompée cesse d’être un grand capitaine dès son retour de Port Peril, à cause de sa conduite inique à Jérusalem : il a été détruit par Foucaire, ainsi que le lui dit, au Temple, un sage Juif, père de Siméon63. À regarder de plus près, si, d’après son nom, le misérable Foucaire est bien d’origine romaine, c’est peut-être une ambivalence de l’Empire, mal et bien, crime et châtiment, banditisme et force à la loi, que révèle l’épisode de Port Peril. Il reste que, pour ces deux hommes illustres, la science et la bravoure, indirectement ou non, portent leur propre perte.
23L’enchâssement des deux épisodes n’échappe pas à l’esthétique de la complexité chère à l’auteur de l’Estoire : on conçoit que pour un auditoire, ou le lectorat du XIIIe siècle, l’épisode de Port Peril évoquait les risques d’insécurité du voyage en Méditerranée. D’autre part, l’époque de la rédaction du roman témoigne du sens de l’archaïsme et de la conscience de l’Antiquité. Mais les épisodes valent aussi, bien entendu, et même surtout, par le regard des chrétiens nouveaux, Mordrain, les messagers et la jeune fille, sur un passé gréco-romain révolu dans ses valeurs, autant dire à cause de l’évolution de l’histoire. À ce point de vue, des régions écartées de l’essor du christianisme comportent bien un génie du lieu qu’active encore une mythologie dont profite l’Ennemi pour agir. Il n’est pas à proprement parler déjoué, mais, qu’il s’agisse de la dame d’Athènes ou du Sage Serpent, renvoyé dans sa nuit. Quant à Evalach-Mordrain, baptisé, éprouvé, il est sur la voie qui va faire de lui le témoin pluri-séculaire des aventures du Graal. Port Peril est une mise à l’épreuve du nouveau chrétien, sur l’apprentissage envers Dieu du parfait abandon64.
Notes de bas de page
1 L’Estoire del Saint Graal, édité par Jean-Paul Ponceau, Paris, Librairie Honoré Champion, 1997, 2 vol. (C.F.M.A., 120-121).
2 Éd. citée, 304-367.
3 Id., 386-600.
4 Voir Gérard Gros, « Digression narrative et périple méditerranéen : la Grèce et Rome au prisme de l’Estoire del Saint Graal », Bien dire et bien aprandre, Réception et représentation de l’Antiquité, 24 / 2006, Centre d’études médiévales et dialectales de Lille 3, Université Charles de Gaulle-Lille 3, p. 229-240 ; id., « Les messagers en quête : improbable périple et secret dessein de la Providence (Estoire del Saint Graal, § 529-613). » Littérature et révélation au Moyen Âge, III – Ancienne Loi, Nouvelle Loi. Littérales n° 43 – 2009, Université Paris-Ouest Nanterre La Défense, p. 81-101.
5 319, 1-3 : « Atant se taist ore li contes de Pompee et si retorne au roi qui est en la roche mout esbahis et mout trespensés de che qu’il ne savoit ou il estoit ne en quel maniere il i estoit venus. » Cf. supra, 303. L’histoire de Foucaire et de Pompée est narrée aux paragraphes 304-318.
6 309, 8-10 et 13 (un chevalier romain à Pompée) : « Sire, dist li chevaliers, faites humais remanoir l’asaut et demain, quant il sera clers jours, si verrés miex par quel lieu vous les porrés plus legierement assalir et plus durement mehaignier. » […] « Ensi remest li assaus jusc’a l’endemain ke il fu grans jours et clers. » – Pour tactique que se veuille la remise au grand jour du combat, on peut lui prêter également une valeur symbolique.
7 363, 6-16 (le septième et dernier jour de l’épreuve insulaire) : « Aprés che vint une si tres grans calours qu’il li estoit avis ke toute la terre deüst ardoir jusk’en abisme et ke li solaus descendist a terre pour toutes choses metre en cendre. Li rois senti chele grant ardure et, se il ot esté bien a malaisse devant, or li enforcha sa doleurs et sa mesaise a cent doubles : la calours l’angoissa. […]
Mout souffri chele dolour de chaut longement, tant ke la virtus del chief li fali et fu si vains ke il ne peut plus durer, si se pasma. Et quant il se fu pasmés, si chaï as dens et jut a terre grant pieche, comme chil qui avoit pierdu l’oïr et le sentir et le veoir. »
8 Ainsi, Mordrain, absorbé, n’a-t-il pas vu s’en aller Tout en tout, après sa seconde visite ; l’entrée de la cave, au sommet de l’escalier, lui sert alors de vigie pour une vue panoramique ; 345, 7-8 : « et il remonta arriere tous les degrés jusc’a l’uis de la cave et esgarda mout loins dedens la mer, mais il n’en peut onques point veoir. »
9 319, 4-13.
10 332, 5-10, et 333, 1-2.
11 377, 3-11 : « Endementiers ke il soumilloit, si senti une main qui le tenoit enpoigné par le brach ; et il fu angoisseus de dormir, si le bouta arriere ; et la mains le reprist autre fois, et il le rebouta arriere autre fois ; et la mains le reprist la tierche fois, et il la tierche fois le bouta arriere. Et quant il se quida endormir, comme chil qui mout en estoit entalentés, si senti ke la mains le prenoit parmi les caveus, ou il vausist ou non, et si le drechoit contremont maugré sien ; et quant il senti chou, si vaut crier, mais il ne peut onques mot dire de la bouche, si se merveilla mout ke che peut estre et mout en fu esbahis. »
12 333, 5-11 : « Aprés chou vint une si grant oscurté qu’il ne pooit nule riens veoir des iex, nïent plus ke s’il fust descendus en abisme. Et quant il vit qu’il avoit pierdu le veoir de toutes choses, si par fu trop espoentés que nus ne pooit dire le conte del grant paour ke il eut, se chil non seulement qui aprés le grant paour li dona grant confort. Et quant il ot longement esté en ches tenebres, si ot pierdu si le sens et le memoire par le grant paour ke il avoit eü ke il ne savoit en quel lieu il estoit ne de toutes les choses qui estoient avenues ne li sovenoit. »
13 295, 5 et 9.
14 281, 15-17 (Josephé, interprète de Dieu, à Mordrain) : « […] vous mande il par moi ke tost alés oster la desloial samblanche ke vous avés tous jours gardee el sousterrin de chele chambre meïsme. » Un peu plus loin (283, 11-13) – il s’agit de Mordrain : « Quant il lor eut moustré la grant soutilleche de l’huis, si les mena en la chambre et, quant il vint el sousterrin, si prist il meïsmes l’ymage et si la porta el fu ardant, voiant aus tous. »
15 Cf. 133, 6.
16 351, 1-7 : « Endementiers ke il se tenoit en tel maniere, si descendi uns effoudres et feri si durement el plus haut de la roche ke il le fendi toute jusc’au fons de la mer et fu si a droiture fendue par le milieu ke la moitié remest tout en estant, autresi com ele avoit esté devant, et sour cheli remest li rois, et l’autre moitié, qui de cheli esquartela, chaï el fons de la mer en tel maniere ke onques puis ne fu veüe par nul home vivant. Et li rois jut tous pasmés, ausi com s’il fust mors, sour l’autre moitié qui remese estoit et si fu en pamison mout longement. » – 362, 1-4 : « Li rois fu sour la roche en seant ; la plueve l’i feri de toutes pars ; il n’ot ou muchier en la roche, car chele partie ou la cave estoit fu cheüe en la mer par le caup de l’effondre qui i avoit feru, si com li livres l’a devisé cha arriere. »
17 La Queste del Saint Graal, éd. citée, p. 92-115.
18 248, 4-6 : « […] et li nons ke li rois Evalach aporta, si fu apielé Mordrains, che est une parole en caldieu qui vaut autant a dire comme fait en latin “tardieus en creanche”… »
19 Éd. citée, II, p. 602.
20 Lors de sa première visite au rocher de Port Peril, la dame tentatrice, éconduite, le constate avec dépit lorsqu’elle reprend la mer (330, 2-7) : « Et quant ele ot sa nef desrivee et mis a la voie, si dist tout souef, si basset ke a paines le peut li rois entendre : “Hé ! dist ele, mervelles est ke nus arbres n’iert ja plus plentieus de chelui qui en sa viellieche commenche a porter !” Cheste parole tresoï li rois et lors, si leva la teste et vit ke ele estoit ja empainte grant pieche dedens la mer et ke une si grans tempeste la sievoit qu’il li estoit avis ke toute la mers deüst fors issir de son augel. »
21 Colossiens, 3, 9-10.
22 156-158.
23 535, 10-19 : « Lors vont cele part ou il quident trover genz plus tost et, qant il les ont trovez, si lor prametent tant a doner qu’il en vont plusors a la nef por eus aidier ; si se travaillent tant que, ançois que li jorz fust trespassez, orent il toz cels de la nef mis en terre sor le rivage ; et mistrent iluec une roche grant et merveilleuse et firent dedenz la roche entaillier letres escrites en grezois et distrent les letres, qant eles furent faites : “Ci gisent cil de Label que cil de Tarsse ocistrent. Si les i firent metre par pitié d’umaine semblance li mesagier qui queroient Nascien.” Itel brief firent metre cil de Sarraz la ou il avoient fait enfoïr cels de Label, por ce que cil qui cele part vendroient en seüssent la verité. »
24 544, 5-11 : « Desus le lit avoit une tombe trop bele et trop riche et si bien ovree que trop fust delitable chose a veoir et par desus le plus gros chief de la lame avoit letres escrites en grezois qui disoient : “Ci gist Ypocras, li soverains des fisiciens, qui par l’engin de sa feme reçut mort et fu ci aportez par Antoine, lo roi de Perse.”
Qant il voient les letres, si les conoissent molt bien et em parolent assez et dient que d’Ypocras avoient il oï assez parler mainte foiz. »
25 578-587.
26 580, 1-4 : « Einsi come ele disoit tex paroles, li dui qui avec li estoient regardent en la mer et voient loig d’els en l’eve une flambe grant et merveilleuse, dont la mer estoit comeüe et pleine de tempestes cele part droit ou la flambe estoit, et bien sembloit que tuit cil d’enfer i fussent. »
27 Id., 6-7 : « En non Deu, fait li autres, autretel vos di. Je cuit que ce soit nef et qe il i ait grant plenté de gent. »
28 581, 8-11 : « Et qant il furent venu aval au pié de la roche, il troverent une grant nef viez et lede et gaste, et dedenz avoit un home grant de cors et espoentable a veoir, come cil qui plus estoit granz qe home qu’il eüssent onques veü et estoit autresi noirs come arremenz et ot les elz roges et emflambez. » Voir aussi 586, 4- 9.
29 587, 6-9 : « Et li autre dient qe il ne croient pas que il soit home come autre, mes Enemis qui estoit venuz en tel maniere “por nos decevoir et engingnier et por nos oster de la droicte creance”. »
30 589, 13-14 : « Seignor, ce fu veraiement li Enemis qui anuit vos vint visiter por vos faire perir en cors et en ame. »
31 579, 13-17.
32 Voir, pour confirmation, dans l’épisode d’Hippocrate, l’aveu de la dame de Gaule au médecin qui se meurt d’amour : « Certes, sire, fist ele, se si grant sens come il a en vos perissoit por une tel feme come je sui, ce seroit trop granz dolors : je, endroit moi, ne le voldroie pas ne ne sofferroie, ce sachiez de voir, por coi je le peüsse amender : mielz voudroie je avoir faiz toz voz voloirs outreement. » (553, 8-12) ; ajouter, dans le même sens, 554, 1-3 et 556, 8.
33 583, 4-10.
34 582, 13-14 : « — Par foi, fait il, mon non vos dirai je bien, si ne vos mentirai pas : l’en m’apele le Sage Serpent. »
35 Cf. Isaïe, 27, 1, sur Léviathan, « le serpent fuyard », « le serpent tortueux », « le dragon de la mer » ; cf. aussi Apocalypse, 12, 9, sur « l’énorme Dragon, l’antique Serpent, le Diable ou le Satan, […] le séducteur du monde entier… »
36 589, 13-21 : « Seignor, ce fu veraiement li Enemis qui anuit vos vint visiter por vos faire perir en cors et en ame. Et sachiez qe, se vos vos fussiez mis en son conduit, il vos eüst tot maintenant fet noier en la mer, car ce ou il estoit, qui vos resembloit nef, ce n’estoit mie nef, ainz estoit uns autres Enemis, un de ses menistres, qe il chevauchoit ; si le vos faisoit veoir en semblance de nef por ce qe vos i entrissiez aseür, mais aseür n’i fussiez vos mie, por coi vos montissiez sor lui, car il est de si desloiaus covenanz que il vos laissast chaoir en la mer maintenant que il se sentist chargié de vos ; et einsint perilliez et malmenez vos cuida il conduire es peines d’enfer. »
37 582, 3-9 : « — Je sui, fist il, uns hom loig de cest raigne et esloignié de ceste herité, et neporqant en mer et en terre cort ma seignorie si merveilleusement que li plus des genz me servent et tienent a seignor. Je sui poissanz de savoir et de pooir si durement qu’il n’a home terrien el monde li cui pooirs s’estende si loig come li miens s’estent ; de savoir sui ge si puissanz qe l’en ne fet riens el monde ke je ne sache, si tost come ele est faite. Ore avez oï que je puis. »
38 Voir Le Mystère d’Adam (Ordo representacionis Ade) texte complet du manuscrit de Tours publié […] par Paul Aebischer, nouveau tirage, Genève – Paris, Droz – Minard, 1964 (T.L.F., 99), par exemple p. 44-51, v. 205-276.
39 586, 4-9.
40 Cf. 588, 7-13 ; comme en effet d’écho, le dialogue qui, le lendemain matin, se noue entre le beau vieillard venu dans une nacelle et les jeunes gens rappelle de près celui-là (moyennant la substitution d’aventure à Fortune, et aussi la confiance en Dieu) : « Puis lor demande que il font iluec et qui les a aconduiz en cel liu si estrange et si elloignié de gent ; et il li responent que aventure, qui mout lor est perverse et felonesse, les i a amenez, et si desgarniz de toz biens et de totes viandes dont hom doit estre soztenuz que il ne voient pas comment il en puissent eschaper sanz mort, se Nostre Sires meesmes ne les secort, mais voirement, se cil i velt metre conseil, il sunt tot aseür que il en eschaperont sain et haitié. » – Voir aussi 591, 7-9, et 598, 1-4.
41 581, 15-18.
42 592-596.
43 Nous reprenons l’indication que l’éditeur Jean-Paul Ponceau donne en titre courant à cet endroit de l’Estoire, p. 379.
44 592, 1-3 : « Entor la mïenuit avint que li vallet se furent endormi, mais la damoisele ne dormi pas, einsi come aventure estoit, car mout pensoit en soi meesmes, come cele qui ne voit en soi nule sauveté de nule part. »
45 Id., 4-6 : « Et a ce qe ele escoute, si ot un cri mout grant et mout merveilleus et si espoentable que grant peor l’en prist, et li sembla bien que cil dont li criz estoit oissuz fust pres de lui. »
46 Id., 8-15.
47 596, 6 : « Et cil demorent a la rive et la regardent tant come il la puent veoir. »
48 597-600.
49 593, 1-3 : « Et au bort de la nef, droit a l’entree, estoit une damoisele, la plus cointe et la plus bele qe vos onques veïssiez et vestue si richement que merveilles vos fust de li veoir. »
50 L’adjectif cointe est employé tour à tour pour qualifier la nef (592, 14) et la damoisele que l’on aperçoit à bord (593, 1).
51 588, 1-6 : « Qant il orent faite lor oroison et atendu iluec en tel maniere jusq’a ore de tierce, si voient ariver au pié de la roche une nascele et un home dedenz. “Or veez, font soi li mesage, un home a rive ! Se Deu plest nos orrons ja tex noveles qui nos donront aucun reconfort.” Lors descendent aval de la roche ; et qant il sunt venu a la nacele, si voient que cil qui dedenz estoit sembloit viell ome durement et neporquant molt estoit biaus de sa viellece. » – Voir aussi 597, 7-20.
52 598, 4-8 : « Par foi, fet li preudom, se vos en ceste nacele volez entrer avec ceste beste, ge m’en istroie et vos lairoie le liu por l’amor de celui que vos reclamez a Sengnor ; et je cuit que il a l’aïde de Deu vos merroit en tel liu ou vos troveriez Nascien et lo roi Mordrain : ce sunt cil por cui vos avez laissié vostre païs. »
53 593, 5-11 : « Certes, fait la damoisele de la nef, aventure seroit ce grant, se vos jamés en oissiez sein et haitié et plein de vie, car si loig ne vos vendroit nus querre, qu’il n’est encore pas nez qui granment vos i sache, et neporqant, por ce que en forme humaine estes formé, me prent il de vos si grant pitié que vos enmerrai avec moi en ma nef et vos conduirai a sauveté, se vos volez faire ce que ge vos comanderai. Et ne cuidiez pas que je vos requiere ja chose que autre gent ne facent a moi ! »
54 Voir, supra, le texte de la note 23.
55 Id., 17-18 : « et aveqes ce sai ge tant des choses del monde que l’en ne fet riens el siecle que je ne sache tot maintenant que ele est faite… »
56 593, 22-25 : « Ceste chose vos ai ge dite, por ce que, se vos volez faire autretel come li autre font, ce est faire moi homage, et je vos recevrai en ma nef et vos enmerrai avec moi a saveté en tel liu ou vos avroiz toz les deliz et totes les aisez et les joies del monde. »
57 584, 11-14 : « Se vos einsint perdez les granz deliz de cest monde et les granz biens de cest siecle et les granz envoiseüres au comencement de vostre jovente, a mauvestié et a naienté le vos porra l’en torner. » Voir aussi id., 16-18.
58 595, 6-18.
59 486, 11-16 : « […] la mort, qui est a l’ome si cruiele compaigne et si felenesse qe, si tost come ele le vient veoir, ele li tout qanqu’il a, et le delit del monde et les solaz del monde et la joie del monde ; et se ele nel troeve garni de buenes vertuz qui home meinent en la joie des cieus, en la joie qui ja ne faudra, il est trebuchiez en la tenebrouse meson qui est apelee “enfer”. »
60 326, 7-11 : « Hé ! dist la dame, rois Evalach, tu iés decheüs, car je te dirai comment : tu as deguerpie la creanche par quoi tu as esté tous jours a honour ne jamais, tant com tu tenras cheste loy ne cheste creanche ke tu as recheü, n’aras un jour d’ounour ne de pais. Et le commenchement en vois tu ja, car onques, puis ke tu le recheüs, n’eüs se doleur non, si com des merveilles qui t’avinrent en ton païs… »
61 Au total dans ces lignes, les termes de travail et de traveiller sont prononcés neuf fois.
62 577, 6-7 : « […] li leus estoit riches et biaus et la terre planteüreuse et atempree par raison… »
63 317, 15-21 : « A ! Pompee, bien i pert ke tu t’iés combatus a Foucaire, car tu as retenu tant de ses coustumes ke tu as laissié a estre Pompees, si iés devenus Foucaires ; et nous quidion ke Pompees eüst ochis Foucaire, mais Foucaires a ochis Pompee, car, se Foucaires eüst cheste chité mise en sa signourie autresi com ele estoit en la toie, il n’i eüst mie fait grignour desloiauté ke tu as, qui tes chevaus as establés en la plus haute maison et en la plus hounereee qui onques fust. »
64 321, 15-19 (Mordrain à Tout en tout) : « Et li rois li demanda consel comment il le feroit, se il remanroit enchore illuec ou se il li looit que il s’en alast. “Coument ? dist li hom de la nef. Dont ne dis tu ke tu as ta creanche toute en Jhesucrist ?” Et li rois respondi ke voirement creoit il de tout en tout en Jhesucris. »
Auteur
Université de Picardie – Jules-Verne (Laboratoire trAme)
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