Les femmes auteures de mythes arthuriens à la conquête des jeunes lecteurs : choix ou contrainte ?
p. 97-111
Texte intégral
1Au XXe siècle, les réécritures du mythe arthurien se sont faites de plus en plus nombreuses. Cependant, ce n’est que dans la seconde moitié de ce siècle que les femmes entrent en scène en tant qu’auteures. Ce mythe jusqu’alors très masculin, car faisant la part belle aux chevaliers et à leurs faits d’armes, va soudain se « féminiser » sous leur regard.
2La réflexion qui suit se fera selon trois axes principaux. Tout d’abord, nous tâcherons de comprendre ce qui peut pousser à écrire une énième version de ce mythe déjà tant de fois revisité. Ceci étant posé, nous nous pencherons sur les raisons qui peuvent motiver un auteur lorsqu’il écrit volontairement ce genre d’œuvre pour le « jeune public ». Enfin, nous nous demanderons s’il est légitime de penser que choisir ce type de lecteurs puisse réellement être une contrainte imposée aux femmes.
3Au préalable et afin d’éclairer la suite de notre réflexion, il convient de nous interroger sur les motivations des écrivains lorsqu’ils proposent leur propre version du mythe arthurien. Avant de choisir leur public, ils commencent par sélectionner leur sujet et ce choix ne saurait ici se faire par hasard.
4Au commencement, nous savons que la légende arthurienne s’est essentiellement répandue de manière orale, sur les foires ou à l’occasion de diverses fêtes médiévales. Elle touchait de fait un public très large et, pour la grande majorité, des non-érudits. Cependant, les érudits s’intéressaient également à cette légende et se l’appropriaient eux aussi, en quelque sorte, en la modifiant dans leurs écrits. D’ailleurs, Malory s’adresse dans son roman aux « hommes et dames de bonne maison qui lir[ont] ce livre d’Arthur et de ses chevaliers »1. Le fait d’être lecteur était en effet une preuve d’érudition et donc gage d’un certain rang social. Les enfants et les non lettrés n’accédaient à la connaissance du roi Arthur que par l’oral, contrairement à aujourd’hui où les plus jeunes lecteurs ont accès aux livres, sans distinction sociale. Les auteurs peuvent donc écrire désormais soit pour un public lettré, soit pour de « jeunes » lecteurs, dont les attentes seront évidemment bien différentes.
5Quel que soit le public ciblé, écrire un roman arthurien permet « d’entrer en littérature ». Écrire sa propre version du mythe pourrait être une manière de faire partie d’une certaine catégorie d’auteurs : ceux que l’on a lus et admirés en tant que lecteur. C’est exactement le désir que semble avouer René Barjavel dans la dédicace de son roman L’Enchanteur :
aux bardes, conteurs, troubadours, trouvères, poètes, écrivains, qui depuis deux mille ans ont chanté, raconté, écrit l’histoire des grands guerriers brutaux et naïfs et de leurs Dames qui étaient les plus belles du monde, et célébré les exploits, les amours et les sortilèges, aux écrivains, chanteurs, poètes, chercheurs d’aujourd’hui qui ont ressuscité les héros de l’Aventure, à tous, morts et vivants, avec admiration et gratitude je dédie ce livre qui leur doit son existence, et je les prie de m’accueillir parmi eux2.
L’homme de lettres avoue ici son espoir de devenir, grâce à son roman, l’un de ces auteurs dignes d’admiration car ayant perpétué l’une des plus grandes légendes. Pourtant, il est déjà connu au moment où il publie ce livre, mais ses œuvres sont considérées comme de la « littérature de gare » ou encore de la « sous-littérature »3. Avec son roman L’Enchanteur, il revendique une place parmi ceux qui contribuent à la gloire du roi Arthur au fil des siècles, sans distinction entre les « bardes, conteurs » ou les « écrivains, poètes » d’hier ou d’aujourd’hui.
6D’autres écrivains, comme Sarah L. Thomson, choisissent ce sujet pour écrire leur premier livre4. Cette Américaine a toujours été fascinée par l’histoire médiévale et par la légende du roi Arthur. Son premier roman s’intitule The Dragon’s son et raconte les petites histoires de personnages souvent oubliés ou peu traités de l’entourage du Haut-Roi. Éditrice de livres pour enfants, mais surtout lectrice d’innombrables versions de ce mythe qu’elle admire tant, elle écrit ce roman pour le jeune public, offrant ainsi une nouvelle version, qui pourra être lue par d’autres passionnés. À l’évidence, les auteurs de ce type de romans portent en eux depuis des années l’amour de cette légende, ce qui les aide à écrire à leur tour.
7Bien sûr, si tant de versions diverses ont vu le jour, c’est qu’indiscutablement ce mythe s’y prêtait. Au-delà de certaines contraintes (comme la présence d’Arthur, la naissance de son fils incestueux ou encore les inévitables batailles gagnées contre les Saxons), les variantes possibles sont innombrables et sans doute inépuisables. En effet, aucune version ne saurait être plus « vraie » qu’une autre, « compte tenu du caractère peu abondant et aléatoire des informations et des repères », comme l’écrit si justement Michel Rio5. En annexe de son roman, Merlin, il explique avoir conscience de s’exposer « à la férocité des érudits » en nous livrant sa propre chronologie et sa propre géographie du cycle arthurien. Il prétend n’avoir pas imaginé tout cela « dans une intention culturelle, esthétique ou didactique, ou toute autre intention louable inspirée par le bien public et la dévotion à notre héritage » mais uniquement à son « seul profit », « pour [s]a commodité et [s]on plaisir »6. Malgré quelques contraintes au niveau du contenu, chaque auteur bénéficie effectivement d’une appréciable liberté, ainsi que du plaisir de s’approprier « une grande légende, la plus belle peut-être, la plus brouillonne et inégale assurément »7.
8 Plus les intervenants enrichissent le mythe de leurs réécritures, plus ils mettent à jour sa grande malléabilité et l’étendue des possibilités qui s’offrent encore. « Le cycle de la Table Ronde appartient à l’espèce des mythes la plus haute : il est par essence un de ces carrefours où les très petits déplacements du promeneur correspondent à chaque fois à un foisonnement de perspectives nouvelles »8. Par exemple, certains repreneurs font le choix de revenir à une version qui se voudrait presque « historique », puisque leur récit a pour décor la Grande-Bretagne du Ve siècle, donc la fin de l’Antiquité. De fait, les versions auxquelles nous sommes le plus habitués sont totalement médiévales, puisque les auteurs de l’époque prenaient leur temps pour modèle9. Chez Rosemary Sutcliff10, Artus n’est pas roi mais le chef de troupe (qu’il fut vraisemblablement à l’origine) ; son meilleur ami n’est pas Lancelot (ce personnage n’apparaissant qu’au Moyen Âge) mais Bedwyr, présent dès les premières versions du mythe. A contrario, d’autres remanieurs vont adopter un point de vue futuriste, en décalage évident avec la légende telle que nous la connaissons11. Chez Barjavel par exemple, Merlin offre en effet des boîtes de conserve à une vieille femme pour lui éviter de cultiver son jardin et il lui installe un radiateur afin qu’elle abandonne la corvée de ramassage du bois. Par la suite, le célèbre personnage créera même une grande surface sur la place du village car tous jalousent la vieille dame12. Tous ces anachronismes apportent évidemment une touche humoristique à ce roman. Toujours est-il que la légende semble à son aise avec toutes les époques.
9D’autres auteurs ne se contentent pas de changer d’espace-temps. M. Rio, lui, prend le parti de rationaliser la légende en expliquant tout par la science ou la raison. Le surnaturel, pourtant ancré au cœur de l’histoire de notre roi, perd toute consistance face à ses raisonnements. Ainsi, Merlin ne serait pas fils du Diable mais fruit d’un inceste, ce qui expliquerait qu’il fut considéré comme engendré par le Mal en personne. De même, certaines légendes prétendent que Merlin aurait ressuscité une armée entière juste avant une bataille. Michel Rio propose alors une explication rationnelle : les corps des soldats morts ont été relevés et attachés à des piquets pour faire croire qu’ils se tenaient debout, rangés telle une armée prête à combattre. Les quelques soldats encore vivants ont fait le plus de bruit possible en hurlant leur cri de guerre et Merlin s’est contenté de faire croire qu’il avait ressuscité toute une armée : « Regardez-moi. Je suis Merlin. Je suis revenu des terres de la mort pour rappeler à la vie les guerriers tombés à Camlann. Ils sont là, debout, à nouveau frères. Ils vous attendent »13. Les ennemis se seraient alors enfuis devant cette armée de soi-disants « morts-vivants », accordant ainsi à Merlin une victoire légendaire. Cette rationalisation du mythe arthurien correspond au point de vue et à l’interprétation personnelle de l’écrivain. Elle lui permet également de critiquer notre société de progrès qui ne rime à rien et semble vouée à l’échec. La légende sert ici à porter une sorte de message : le progrès est impossible car notre monde est présenté comme cyclique. Le roman s’ouvre sur un constat d’échec et sur une note pessimiste qui perdurera tout au long du roman, puisque Merlin a créé un monde qui est présenté comme étant déjà mort au moment où le lecteur s’apprête à lire.
10Métamorphoser l’univers médiéval où se déroulent habituellement les hauts faits des chevaliers de la Table ronde ; rationaliser la magie et établir un parallélisme avec notre monde actuel ; changer de personnage central, de narrateur, ne raconter qu’un épisode en particulier et le développer pour en faire tout un roman… Ce qui compte, c’est d’avoir l’idée nouvelle qui va permettre de s’approprier la légende et de devenir l’un de ses illustres porteurs. Or, les femmes n’avaient pas encore eu leur mot à dire avant le XXe siècle.
11Là où les hommes choisissent plus volontiers un narrateur externe, omniscient, ou laissent la parole à Merlin, plusieurs femmes vont modifier le mythe arthurien de manière radicale en donnant la parole à des personnages inattendus. Il est difficile de ne pas citer ici les Mists of Avalon de Marion Zimmer Bradley14, où la légende arthurienne est racontée par une narratrice qui n’est autre que la fée Morgane. La parole est donc donnée à une femme, de surcroît une païenne, à laquelle on prête souvent des penchants peu louables pour la luxure, ou encore une jalousie dévastatrice à l’égard de son frère Arthur. Ce roman n’est ni plus ni moins que Le Morte d’Arthur de Malory, métamorphosé par le regard d’une femme traditionnellement classée parmi les êtres négatifs et souvent plus proche de la sorcière que de la fée. Gardons en mémoire que cinq siècles séparent ces deux points de vue ; néanmoins la version de Morgane semble crédible puisqu’elle suit les grands axes du roman qu’elle a pris pour modèle. Adoptant son point de vue, le lecteur « comprend » les actes soi-disant malveillants de la fée, s’attache à la protagoniste et suit de près l’évolution de divers autres personnages féminins, bien plus nombreux et développés que les personnages masculins.
12Ce roman a été publié en 1982 et l’idée en était tout à fait novatrice. En 2001, Nancy Springer écrit elle aussi un roman dont Morgane est la narratrice, mais ce récit suit et complète un roman narré par Mordred, l’autre personnage noir de la légende15. Ici, nous découvrons un Mordred d’une extrême gentillesse et d’une innocence totale que tous rejettent parce que Merlin a déclaré qu’il serait parricide. Cet acteur est d’emblée considéré par tous comme coupable d’un parricide qu’il n’a pas encore commis. Cette nouvelle version du mythe arthurien racontée par les « méchants » renverse elle aussi les clichés habituels.
13D’autres femmes vont utiliser cette stratégie du changement de point de vue pour apporter un souffle nouveau à l’univers du roi Arthur. Nous avons déjà évoqué le cas de Sarah L. Thomson, qui donne la parole à des personnages totalement secondaires et qui sont essentiellement des femmes : Nimue (la compagne de Myrddin), Morgan, Luned (femme de chambre d’Elen, la sœur de Morgan et demi-sœur d’Arthur), et enfin Medraud (Mordred)16. Un autre roman mérite également d’être évoqué ici : Guenièvre de Nancy McKenzie17. Pour la première fois, la parole est donnée à l’épouse du roi Arthur ; cette dame à laquelle on n’accorde le plus souvent qu’un simple rôle de figuration nous livre ici sa vision de toute cette légende. Bien sûr, les femmes sont davantage représentées chez toutes ces auteures par rapport à la majorité des versions écrites du côté masculin. Les évocations de batailles sont moindres et généralement assez peu détaillées puisque les narratrices sont des femmes et elles n’assistent donc pas aux combats. En revanche, le surnaturel est souvent plus présent, notamment parce que la magie permet aux personnages féminins d’avoir elles aussi un pouvoir. De même, les réflexions sur la condition de la femme fleurissent de manière assez anachronique au fil de ces diverses œuvres.
14Il semble à présent établi qu’une réécriture n’a rien d’une pâle copie de la légende originale. Ce sont au contraire les variantes qui vont permettre de dire qu’il y a véritablement création. Cependant, la question de la créativité littéraire peut dès lors se poser en ce qui concerne la littérature de jeunesse, ainsi que celle de la motivation des écrivains lorsqu’ils s’adressent à un tel public.
15Pourquoi écrire une nouvelle version du mythe arthurien qui s’adresse aux plus jeunes ? Peut-être pour le plaisir de savoir qu’on aura une chance d’être la « première lecture arthurienne » de quelqu’un et de lui donner envie de lire d’autres romans du même type. C’est d’autant plus important que les auteurs sont, comme nous l’avons évoqué, des amoureux de cet univers. Durant leur enfance et leur adolescence, ils ont été bercés par cette légende au point de vouloir écrire leur propre version. Ils se souviennent sans doute de leur première rencontre avec les manifestations de ce mythe et du premier auteur qui leur a fait découvrir et apprécier les merveilles de la chevalerie. Or, un jeune lecteur a vraisemblablement plus de chance de lire d’abord un ouvrage de littérature jeunesse que de se plonger dans l’original de Malory ou Chrétien de Troyes. Par contre ces premières lectures, plus abordables car adaptées à son niveau et à ses goûts littéraires, le mèneront très probablement ensuite vers ces grands auteurs. Par la littérature de jeunesse, il y a donc la possibilité de mener les plus jeunes vers le mythe arthurien et la « grande » littérature : un rôle éducationnel en quelque sorte.
16 Ceci étant, écrire pour le jeune public, c’est peut-être aussi tout simplement s’adresser à ceux qui sont les plus sensibles à cet univers médiéval empreint de surnaturel, et les plus aptes à y adhérer. Un monde de dragons, de sorcières et de chevaliers, de combats pour l’honneur ou pour l’amour, un univers de conte de fées où les aventures s’enchaînent : voilà bien un univers d’enfants, d’adolescents ou d’adultes nostalgiques de leurs lectures d’enfance.
17C’est ce qu’explique Yves Bonnefoy dans son article intitulé « L’attrait des romans bretons » :
L’attrait des romans bretons aura été dans mon existence aussi ancien que leur première rencontre, ce qui remonte donc à fort loin puisque le roi Arthur et ses chevaliers, et Perceval et même quelques mentions du Graal, font partie de ce dont on parle aux enfants […] Le chevalier en quête de la Présence était à la fois le mystérieux adulte qui « sait », dans le rêve enfantin, et l’enfant qui se projette dans cet adulte qu’il voudrait pouvoir être mais ne peut vivre qu’en rêve. Le chevalier des récits bretons est la figure grâce à laquelle l’enfant peut pénétrer dans son propre rêve. Et aussi bien Perceval est-il au début du roman de Chrétien de Troyes celui qui à peine sort de l’enfance, à peine perd l’enveloppement de la langue maternelle, antérieure au concept, et risque bien alors de se fourvoyer, sur le chemin de la vie, avant de devenir le témoin de l’Être18.
Les romans bretons attirent les enfants parce qu’il s’agit d’un univers où tout peut arriver. Le petit garçon s’identifie au chevalier, la petite fille à la grande dame, personnages adultes qu’ils rêveraient d’être. De son côté, le lecteur adulte retrouve, à travers le chevalier ou sa dame, ses fantasmes enfantins. L’adulte en parle naturellement aux enfants puisque cela fait partie de ses bons souvenirs d’enfance et il a plaisir à les transmettre.
18Pourtant, nous avons évoqué que les auteurs étaient souvent en quête de l’idée nouvelle qui rendrait intéressante et novatrice leur version du mythe. Or, la question de la créativité littéraire peut ici se poser. De fait, un jeune lecteur n’a pas le bagage littéraire d’un adulte et il ne connaît pas l’histoire « de base ». C’est cette histoire-là qu’il veut qu’on lui raconte, et il ne sera donc pas sensible au changement. L’adaptateur-créateur qui apporte un souffle nouveau à la légende prend le risque que son idée passe inaperçue. Ceci dit, le petit ou moyen lecteur n’a pas non plus besoin de connaître les versions antérieures pour lire et comprendre celle qui, par exemple, sera narrée par la fée Morgane ou par Mordred. Par contre, la vision que le découvreur aura du mythe arthurien sera calquée sur celle-ci, s’il n’a pas l’occasion d’en lire d’autres.
19Nous pourrions considérer qu’il s’agit là d’un public moins exigeant puisqu’il n’est pas forcément en attente de changement, d’innovation, ni même de constantes d’ailleurs. Cependant, ce contexte impose des contraintes autres, comme un nombre de pages plus restreint ou le fait de s’en tenir au fondement de la célèbre histoire, par exemple. Néanmoins, écrire pour le jeune public peut justement permettre à l’auteur de raconter l’histoire telle qu’il la connaît, sans avoir besoin de réinventer quoi que ce soit, juste pour le plaisir de conter. Cette démarche revient en fait à faire la somme des livres qu’il a pu lire et à choisir certains passages qui l’ont davantage marqué, à ne pas mentionner ceux qui ont échappé à sa mémoire et à décider quelle version d’un événement sera la sienne lorsqu’il a le choix entre plusieurs. Écrire pour le jeune public pourrait donc être aussi une façon de s’approprier le mythe arthurien en écrivant sa propre version sans pourtant rien inventer. Nous pouvons citer par exemple le cas de Laurence Camiglieri et de ses Contes et légendes des chevaliers de la Table ronde19. Il y a une part de vérité à l’origine de la légende et Laurence Camiglieri essaie de le faire sentir à son public. Elle évoque des lieux qui existent toujours et des coutumes réelles appartenant au passé : joutes, tournois, coiffures des dames, etc. Les derniers mots du roman indiquent eux aussi l’effort qu’elle a fait en tentant de remonter aux sources, puisqu’elle évoque les premiers textes où il fut question de notre roi20. Cependant, elle parle aussi de magie et d’extraordinaire, d’« enchanteur » et de « table merveilleuse ». L’histoire du roi qu’elle nomme Artus, forme originelle de son prénom, est un mélange de réel et d’imaginaire où l’on a désormais du mal à faire la part des choses. Ce qui importe apparemment, c’est que vive la légende :
Personne ne voulut croire à la mort de ce roi fabuleux. […]
Jamais on ne trouva sa tombe.
Et jamais on ne se lassa d’écouter son histoire21 […]
Achever l’avant-propos par ces mots permet sans doute à notre auteure de justifier cette énième version de l’histoire du roi Arthur qu’elle propose à ses lecteurs. Si nul ne s’en lasse, pourquoi se priver du plaisir de la raconter ou de la lire à nouveau ?
20L’aspect ludique rejoint souvent l’aspect culturel car les enfants et adolescents manifestent fréquemment de l’intérêt pour les savoirs historiques. Comment vivait-on au Moyen-Âge, que mangeait-on, comment s’occupait-on ? Une foule de questions les attirent vers les romans médiévaux pour y chercher des réponses. C’est cet attrait pour l’Histoire que la collection « Sur les traces de… », éditée par Gallimard Jeunesse, a décidé d’exploiter. Les grands mythes comme ceux d’Ulysse, de Moïse, d’Aladdin, mais aussi de Jules César, Napoléon, ou encore Jésus y sont racontés en parallèle de notes historiques sur l’époque concernée. C’est dans cette collection que Claudine Glot a écrit Sur les traces du roi Arthur22. En parallèle, dans des doubles pages consacrées à l’aspect purement historique de l’histoire d’Arthur, elle éclaire le jeune lecteur sur l’enfance au Moyen Âge, ou encore la royauté, les femmes, le christianisme, le merveilleux… etc. Le but manifeste est de lire l’histoire du roi Arthur à la lumière des us et coutumes d’une époque qui est bien différente de la nôtre, et ce afin de bien comprendre tous les enjeux et toutes les subtilités propres à cet univers. Le jeune lecteur découvre ainsi le Moyen Âge à travers le monde des chevaliers de la Table ronde et vice-versa.
21Il est intéressant de se pencher brièvement sur la manière dont Claudine Glot présente ici les femmes, du point de vue historique :
Certaines femmes du Moyen Âge connurent un destin et une célébrité exceptionnels. Mais leur gloire et leur rôle remarquable ne doivent pas faire oublier combien la condition féminine est alors difficile. La société est organisée par et pour les hommes et la femme demeure toute sa vie soumise à l’autorité masculine. La religion elle aussi est pensée par des hommes pour qui la femme, même la plus exemplaire, reste la descendante d’Ève, qui par son péché perdit le Paradis terrestre23.
La romancière ne peut pas occulter la soumission imposée aux femmes ni le rôle mineur qui leur est le plus souvent accordé dans les romans arthuriens médiévaux, néanmoins elle insiste sur les capacités des femmes à se montrer les égales des hommes malgré tout. Elle évoque ainsi les métiers de femmes en insistant sur le fait que les paysannes, par exemple, « s’occupent de la terre, des récoltes et des animaux exactement comme les hommes ». Elle cite également Christine de Pisan afin de prouver que les femmes ont aussi leur place dans le domaine des arts et des lettres24. De fait, Christine de Pisan était un écrivain professionnel et elle faisait vivre sa famille grâce à ses œuvres. Il s’agit d’un cas exceptionnel et isolé, mais qui a le mérite de prouver ce dont les femmes étaient déjà capables à l’époque.
22L’avantage de s’adresser aux plus jeunes est ici manifeste : notre auteure leur inculque les bases historiques et culturelles qui lui semblent essentielles, pour sa part, afin de lire les œuvres médiévales. En tant que femme, il lui tient visiblement à cœur d’éclairer sur la condition des femmes au Moyen Âge, tout en montrant l’importance de ces dernières malgré le peu d’intérêt qu’on a pu leur porter parfois. Les enfants et adolescents étant en pleine construction de leur jugement et opinions personnelles, elle agit donc au moment le plus opportun de leur développement. Une fois adulte, le lecteur a en effet des idées et des jugements plus précis qu’il se sera forgés au fil de ses lectures, entre autres. Il sera alors plus difficile de lui faire changer d’avis ou de faire évoluer son jugement.
23La classification générique de ces textes ne va cependant pas sans poser problème. En effet, lorsque Michel Rio édite un livre de cent cinquante deux pages, celui-ci est qualifié de roman25, alors que la trilogie de Mary Stewart qui en compte neuf cent quatorze est considérée comme de la fantasy26. Leur narrateur est le même, à savoir Merlin, et l’histoire est celle du royaume d’Arthur. En ce cas, doit-on considérer qu’il est plus aisé pour un jeune lecteur (adolescent ou jeune adulte ici) de lire et de comprendre l’œuvre de Mary Stewart (pourtant pleine de références historiques et écrite dans une langue tout à fait correcte) que celle de Michel Rio ? Il en va de même pour L’Enchanteur de Barjavel : quand bien même ce texte serait considéré comme de la littérature « de gare », il n’en est pas moins qualifié de roman, sans aucune allusion à la fantasy ou à la science-fiction. Nous avons pourtant évoqué plus haut les pouvoirs quelque peu loufoques attribués à Merlin, comme la création d’un supermarché au Moyen Âge ou l’installation d’un radiateur. En quoi ce roman-ci devrait-il être considéré comme plus « sérieux » que celui de Mary Stewart ?
24Celle-ci s’est confiée à Raymond H. Thomson au cours d’une interview et parle de The Crystal Cave (premier volet de sa trilogie) comme du roman historique qu’elle a toujours voulu écrire27. Cette ambition qu’elle avoue pour son œuvre et même le résultat qu’elle estime avoir obtenu, puisqu’elle considère vraiment son livre comme un roman historique, tranchent avec la classification générique de Fantasy qui lui est attribuée. Alors pourquoi ces différences de classement ?
25La réponse semble résider dans le pays de publication des œuvres. En effet, Michel Rio et René Barjavel sont des auteurs français. Or en France, la classification de « roman » sert à désigner la majorité des textes en prose ayant une visée narrative et un fond fictionnel. Mary Stewart, Nancy Springer, Nancy McKenzie ou encore Marion Zimmer Bradley sont des auteures dont les œuvres ont été éditées en Amérique. Lorsque Marion Zimmer Bradley dit regretter que les Mists of Avalon soit considéré comme de l’heroïc fantasy alors qu’elle aurait souhaité que son œuvre soit classée comme de l’historic fantasy, il s’agit là d’une distinction que les lecteurs français ne comprennent pas. La fantasy est un genre très développé en Amérique et qui se subdivise en de nombreuses catégories : heroïc fantasy, historic fantasy, mais aussi high fantasy, dark fantasy, manner fantasy (ou fantasy mythique), fantasy urbaine, science fantasy, etc28. Ces distinctions ne sont pas claires pour un lecteur français et ne sont pas, ou très peu, utilisées29. Cependant, elles attestent de la profusion des œuvres de fantasy et de l’intérêt des lecteurs pour ces univers parallèles où le héros affronte des forces inhabituelles et où la magie semble incontournable. La fantasy est un véritable phénomène de mode, d’où l’intérêt commercial de classer toutes les œuvres qui peuvent l’être dans cette catégorie très rentable. Ce qui expliquerait une classification quasi systématique des romans arthuriens américains en fantasy, que l’auteur soit un homme ou une femme.
26Toujours selon Xavier Décousu, ce phénomène serait dû à l’évolution de notre société. De fait, auparavant, les livres d’aventures étaient souvent des livres de voyage. Les récits de Jack London (L’Appel de la forêt, Croc Blanc…), les carnets de voyage (de Jean de Léry à Théodore Monod) ou les histoires comme celles de Jules Verne (Le tour du monde en 80 jours, Vingt mille lieues sous les mers, …) ont fait rêver de nombreuses têtes. Désormais, avec la télévision, l’avion, le développement des vacances à l’étranger, la planète a cessé de faire rêver les lecteurs. C’est l’imaginaire, avec son concept de mondes parallèles, qui vient faire rêver la nouvelle génération d’enfants et de jeunes adultes. Ainsi, la fantasy peut réellement devenir un critère de vente. Les auteures américaines sont nombreuses à avoir donné leur version du mythe arthurien et, comme l’époque du récit est le Moyen Âge, leurs œuvres sont donc classées comme de la fantasy, par commodité de vente sans doute. En France, les femmes dont les œuvres ont attiré notre attention ont choisi des collections destinées à la jeunesse : Gallimard Jeunesse et Adam Biro Jeunesse pour Claudine Glot, Pocket Jeunesse pour Laurence Camiglieri. Les romans arthuriens écrits par des femmes restent relativement rares en France, mais il semble que leur appartenance à la littérature jeunesse soit ici un choix véritable de l’auteure. Il demeure que la demande du public peut s’avérer être une contrainte non négligeable.
27 Enfin, il convient d’évoquer un problème important dès lors qu’on s’intéresse à la littérature jeunesse : celui de ses limites. En effet, elle ne concerne pas que les enfants. De l’album illustré pour les très jeunes enfants au roman d’heroïc fantasy qui compte près de mille pages, il semble évident que le public ciblé est trans-générationnel. En effet, si la série Harry Potter s’adresse à des adolescents bons lecteurs et somme toute assez courageux, que dire du Seigneur des Anneaux de Tolkien qui compte plus de mille pages, hors appendices30 ? Parce qu’ils ont gardé une âme d’enfant, parce qu’ils lisent pour le plaisir ou pour s’évader, la plupart des adultes peuvent être amenés à lire un ouvrage de ce type, sans forcément en avoir conscience d’ailleurs. Ce sont eux, plus encore que les adolescents, qui sont ciblés par des auteures comme Marion Zimmer Bradley ou Mary Stewart, comme en atteste la longueur de leurs livres. Ainsi, par le large éventail de lecteurs potentiels dont elle dispose, la littérature jeunesse n’impose pas à ses auteurs de n’être « que » des écrivains pour enfants. L’heroïc fantasy possède donc un lectorat très large, mais loin d’être un handicap, cette flexibilité est probablement l’une des clés de son succès grandissant.
28Il semble finalement que les femmes se soient décidées à écrire leurs propres versions du mythe arthurien au moment même où celui-ci rencontrait la fantasy, ce qui expliquerait que leurs œuvres se trouvent presque systématiquement assimilées à cette catégorie de la littérature de jeunesse. Il ne serait donc pas vraiment question de misogynie puisque les hommes aussi, auteurs américains, nourrissent les mêmes lecteurs. Les femmes participeraient donc simplement au développement d’une « fantasy arthurienne », sous-genre dont Anne Besson démontre l’existence dans son article intitulé « Le mythe culturel en fiction : deux relectures de la préhistoire arthurienne par la fantasy contemporaine »31.
29Lorsqu’elle n’est pas un choix d’auteur, la littérature de jeunesse semble être, certes une contrainte, mais sans distinction de sexe, car imposée par le phénomène de mode que représente la fantasy. De fait, cette sous-catégorie de la littérature jeunesse permet tout de même de cibler une part importante du lectorat adulte qui constitue le marché actuel. Néanmoins, si cette sectorisation ne permet pas aux auteures d’accéder à la pérennité accordée aux ouvrages littéraires, elle les fait participer, sans paradoxe, à la pérennité de l’acte d’écriture du mythe arthurien.
Notes de bas de page
1 Thomas Malory, Le Roman du roi Arthur (et de ses chevaliers de la Table Ronde), trad. de l’anglais par Pierre Goubert, Nantes, librairie l’Atalante, 1994. (Le Morte d’Arthur, Londres, 1485, 1906, 1961, 1976), p. 1129.
2 René Barjavel, L’Enchanteur, Paris, Éditions Denoël, 1984, p. 7.
3 Cf. http://www.fabula.org/actualités/article19951.php, dictionnaire du roman populaire francophone.
4 Sarah L. Thomson, The Dragon’s son, NY, Orchard Books, 2001.
5 Michel Rio, Merlin, Paris, Éditions du Seuil, 1989, p. 155.
6 Idem.
7 Idem.
8 Julien Gracq, Le Roi Pêcheur, Paris, éditions José Corti, 1948, extrait de l’Avant-propos.
9 Thomas Malory, op. cit., Préface de Claude Gauvin, p. 14 : « La chevalerie elle-même, dépeinte par Malory, est une combinaison d’une perfection passée dont on se souvient avec nostalgie et d’une organisation sociale qui est celle du XVe siècle ».
10 Rosemary Sutcliff, Le Glaive au crépuscule, Paris, Éditions Fleuve noir, 1966 (Sword at sunset, trad. de l’anglais par Laure Casseau).
11 Jocelyne Bidard et Arlette Sancery, L’Angleterre et les légendes arthuriennes, lectures en Sorbonne, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1997, p. 153 : « Certains auteurs ont choisi la voie du surnaturel et de la science-fiction. Dragons, chevaliers et extra-terrestres font parfois bon ménage. André Norton, par exemple, a écrit un certain nombre d’ouvrages qui vont dans ce sens ».
12 René Barjavel, op. cit., p. 180-181 et p. 279-280.
13 Michel Rio, op. cit., p. 141.
14 Marion Zimmer Bradley, The Mists of Avalon, New-York, Penguin Books, 1982.
15 Nancy Springer, I am Mordred, A Tale from Camelot, U.S.A., Philomel Books, 1998 et I am Morgan Le Fay, A Tale from Camelot, U.S.A., Philomel Books, 2001.
16 Sarah L. Thomson, The Dragon’s son, NY, Orchard Books, 2001.
17 Nancy Affeck McKenzie, Guinevere, The Child Queen / The High Queen, USA, Ballantine Books, 1994.
18 Yves Bonnefoy, « L’attrait des romans bretons », in La Trace médiévale et les écrivains d’aujourd’hui, sous la direction de Michèle Gally, Paris, PUF (coll. Perspectives littéraires), 2000, p. 15.
19 Laurence Camiglieri, Contes et légendes des chevaliers de la Table ronde, Paris, Nathan (coll. Pocket Jeunesse), 1994.
20 Laurence Camiglieri, op. cit., p. 194 : « Ici finit l’histoire de Lancelot du Lac et du roi Artus, telle qu’elle se trouve dans les anciens écrits ».
21 Ibid., p. 7.
22 Claudine Glot, Sur les traces du roi Arthur, Paris, Gallimard Jeunesse, 2001.
23 Ibid., p. 60-61.
24 Idem.
25 Merlin, loc. cit., quatrième de couverture.
26 Mary Stewart, The Merlin Trilogy (The Crystal Cave, The Hollow Hills, The Last Enchantment), USA, EOS, Harper Collins Publishers, 1970, 1973, 1979, 1980, 2004, quatrième de couverture.
27 Raymond H. Thomson, Taliesin’s Successors : interviews with authors of modern arthurian literature, interviews mises en ligne sur le site : http://www.lib.rochester.edu/camelot/INTRVWS/contents.htm. Interview with Mary Stewart : « I’d always wanted to write a historical novel. […] It was the historical book I’d always wanted to write. »
28 Cf. le portail de fantasy sur le site internet de Wikipédia (dernière consultation : juillet 2008) : http://fr.wikipedia.org/wiki/Portail:Fantasy.
29 Le très utile ouvrage d’Anne Besson (La fantasy, Paris, Klincksieck, 2007, coll. 50 questions) montre à quel point la tradition anglophone a forgé ses propres concepts, son propre lexique, malaisément transposables. Il apporte sur la question les meilleurs éclaircissements.
30 J. R. R Tolkien, The Lord of the Ring, Londres, Harper Collins, (1954, 1955, 1966, 1968 en un vol.), 1995.
31 Article d’Anne Besson, Université d’Artois, 2005, mis en ligne sur le site intitulé « Modernités Médiévales » (dernière consultation : juillet 2008) :
http://www.modernitesmedievales.org/articles/articles.htm.
Auteur
Doctorante, Université de Franche-Comté
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