La quête du Graal dans le monde des enfants
p. 69-79
Texte intégral
1Les Écritures du Graal, pour reprendre à Annie Combes et Annie Bertin leur formule1, sont nées d’une fascination pour l’incomplétude et le pouvoir de dire autrement. C’est avec constance et opiniâtreté que le conte de Chrétien de Troyes a été déformé, soumis à quantité de résurgences, chaque appropriation nouvelle des aventures de Perceval s’ingéniant à lancer un audacieux défi pour provoquer ses contemporains. Ainsi la parole de l’ermite (« Tant sainte chose est li graaus »…, v. 6425, édit. Jean Dufournet) étant volontiers prise au pied de la lettre, les refontes et prolongements premiers sont surtout allés à la rencontre des grandes vérités spirituelles. La fin du XIIe et le XIIIe siècle ont choisi de creuser les mystères fondamentaux, la théologie chrétienne pesant de tout son poids sur les reformulations littéraires2. Alors que l’âge classique a préféré les grands mythes de l’Antiquité à l’héritage médiéval3, abondamment soutenues par la filière allemande (parce que le Parsifal de Wagner ranimait la création de Wolfram von Eschebach) les variations auxquelles le XIXe s’est livré ont plutôt diffusé des images romantiques. Après quoi, derrière cette floraison d’expériences, le XXe et XXIe siècles se font particulièrement remarquer par l’hétérogénéité des traitements que leur modernité applique à la vieille légende. Un nouveau « cycle du Graal » français, comme Robert Baudry l’a souligné en approfondissant largement son étude, s’est peu à peu constitué4. Son unitarisme n’existe pas. Tantôt les œuvres s’orientent du côté de la récupération cathare et des visions ésotériques, tantôt la grâce de la poésie les inonde, tantôt les variations souriantes restent humoristiques à un niveau simple ou bien travaillent l’outrance, prenant la caricature très au sérieux. Populariser le Graal attaque tous les fronts de scène. De leur vaste Graal théâtre, Florence Delay et Jacques Roubaud affirment qu’il relève du « théâtre populaire »5 ; le Perceval d’Éric Rohmer (1978) passe pour un Conte du Graal rendu de manière littérale et compréhensible6. L’émancipation exagératrice gagne la BD7 comme la télévision française (l’espace dérisionnel étant la règle du jeu de Kaamelott, série à rallonge dont l’esprit est largement débiteur du Sacré Graal des Monty Python8).
2Aujourd’hui le mythe d’Arthur est bel et bien passé « de l’imaginaire médiéval à la culture de masse » (les analyses de Sandra Gorgievski l’ont prouvé d’abondance9). Du côté des adultes, le Graal sait faire recette et multiplier les approches intergénériques. Du côté des plus jeunes aussi, et ce qu’il y a d’assez remarquable c’est que pour inciter les enfants à la lecture, l’histoire de Perceval, entourée de celle des autres chevaliers de la Table Ronde, est largement sollicitée. À l’intérieur d’un corpus français bien alimenté, quoique mis en rivalité avec les productions d’origine anglosaxonnes (les adaptations françaises modernes de François Johan10, d’Anne-Marie Cadot-Colin11 et la traduction de Jean-Pierre Foucher et André Ortais12 connaissent de nombreuses rééditions), nous voudrions examiner de plus près le cas d’espèce que présente en littérature de jeunesse la première série Graal que Christian de Montella a rédigée. Cette quadrilogie romanesque a connu, sous le titre couvrant de Graal, un tel succès (le tome 1, Le Chevalier sans nom s’est vendu à plus de cent trente mille exemplaires ; l’ont suivi à brève échéance La Neige et le sang, La Nef du lion et pour finir La Revanche des ombres13) que son auteur, ayant maintenant reculé le temps de sa fiction à l’époque qui précède le couronnement d’Arthur, propose un ensemble « antépisodique » construit a posteriori et le fait paraître sous le titre commercialement et psychologiquement ciblé de Graal noir14.
3Afin d’analyser quels peuvent être les riches enjeux du Graal dans la littérature de jeunesse, nous nous appuierons donc sur l’exemple précis qu’apporte le premier des deux cycles que Christian de Montella a contruits, tout en n’hésitant pas à élargir notre propos au phénomène général que cette application réussie révèle. Pour expliquer comment ces grands mystères arrivent si facilement à passionner les petits, nous regarderons si la dominante merveilleuse n’y est pas pour beaucoup ; une petite réflexion anthropologique et quelques considérations psychanalytiques nous aideront ensuite à progresser dans la compréhension de ce phénomène de société.
I. Surnaturel et symbolisme
4Pour Ganna Ottevaere-van Pragg, le succès d’un roman de littérature de jeunesse est souvent dû à la présence du surnaturel. Notre mythème joue ce rôle : le Graal n’intervient-il pas au cours des quatre volumes de manière merveilleuse et quasi surnaturelle ? Cet objet n’est pas vraiment défini avec précision, mais il permet d’ouvrir une porte sur un autre monde, où tous les rêves et tous les fantasmes peuvent être projetés.
Le récit fabuleux répond aussi, chez l’enfant, au besoin de se distancier de la réalité oppressante qui le cerne. Il trouve dans la fiction à affabulation merveilleuse une compensation à la banalité, à la monotonie, à toutes les insuffisances de son vécu journalier. Il s’y identifie à un héros valorisé. […] Le choix de la tonalité merveilleuse ne renvoie donc pas seulement à la psychologie du jeune lecteur, mais elle relève du talent – et des pulsions – de l’écrivain porté par son imagination inventive et poétique à privilégier la représentation d’un monde ouvert à toutes les possibilités15…
Graal de Christian de Montella peut ainsi être qualifié de récit merveilleux-fantastique dans le sens où l’action s’y déroule dans un seul univers, le monde réel, « le nôtre », dans lequel font irruption les apparitions merveilleuses. De plus, il faut distinguer d’un côté les récits où le surnaturel n’affecte pas, ou peu, le psychisme du héros, et les récits dans lesquels
le héros est perturbé par la prise de conscience de l’élément surnaturel, force magique soit extérieure, soit inhérente à sa nature humaine. Pris d’hésitation, il ne parvient plus à se situer entre réel et irréel. La ligne de démarcation entre le normal et l’invérifiable se fait floue. Cette incertitude est source d’angoisse16.
Dans Graal, l’apparition du merveilleux se fait de deux manières : soit avec des personnages « magiques » (Merlin, Viviane) ou « maléfiques » (Morgane ou Mordret), soit avec l’apparition du Graal lui-même.
5Chacun de ces passages est annoncé et signalé par l’emploi de couleurs représentatives : par exemple les nuances de blanc, d’or ou de rouge signifient le Bien, alors que les nuances sombres comme le noir sont associées au Mal. Appuyons-nous sur la lutte finale de Lancelot contre Morgane et Mordret dans La Revanche des ombres où le Bien doit vaincre le Mal :
Il s’arracha la cotte noire qu’on l’avait obligé à porter. Il apparut en la cotte blanche, marquée à l’épaule d’un trait vermeil, qu’il portait depuis ses dix-huit ans. Puis il se mordit la main gauche, de toutes ses forces. Il enfonça les doigts de sa main droite dans la plaie. Et, avec le sang de cette blessure, il traça, au trait vermeil de son blason, une ligne perpendiculaire. Sur son cœur. Une croix. Aussitôt les spectres en robe noire refluèrent. Le blanc du vêtement, la croix de sang les épouvantèrent. Ils reculèrent. « À mort ! À mort Lancelot ! » criait Morgane. Ils ne lui obéissaient plus. Ils ne le pouvaient pas. Le blanc de la cotte de Lancelot – la couleur de lumière – le leur interdisait, tout autant que la croix de sang dessinée sur sa poitrine. Ils ne pouvaient s’affronter aux symboles magiques de la vie, de la mort et du pouvoir de Dieu17.
Ainsi, les couleurs deviennent les symboles magiques de la lutte de la Vie contre la Mort, du Bien contre le Mal, de la magie contre la sorcellerie, ainsi que de Dieu contre les ténèbres. Cette dernière dimension est très importante puisque le mythème du Graal appartient au merveilleux, que ce merveilleux soit païen – donc magique – ou religieux – donc chrétien.
6De ce fait, le mythe atteint une dimension collective. La représentation inconsciente et imaginaire que nous nous faisons de cet objet légendaire est en effet liée à la médiatisation du mythe depuis le milieu du XXe siècle. Toutefois, parce que le Graal est également le mythe de la représentation du Père, du Fils et du Saint-Esprit, il prend aussi une dimension individuelle. Contrairement à Harry Potter et autres élèves de Poudlard qui forment une école, ainsi qu’à la communauté de l’anneau, les chevaliers de la Quête sont et doivent rester seuls sur le chemin qui mène au Graal. Sous cet aspect, le jeune lecteur se sent-il davantage concerné par cette entreprise singulière ?
II. Heuristique du signe ouvert : poser un conflit
7Pour Denise von Stockar, critique de littérature pour la jeunesse, la question de la popularité du héros renvoie à l’analyse des attentes du lecteur :
Du point de vue des adultes, un « héros pour enfants » doit d’abord être porteur d’une histoire qui donne un reflet authentique de l’esprit de l’époque dans laquelle il a été créé ; il doit aussi incarner une des représentations caractéristiques et fortes que les sociétés occidentales se sont forgées de l’enfant et de l’enfance. Du point de vue des jeunes lecteurs, ce même personnage romanesque doit leur procurer, et c’est là une troisième fonction, ce type de satisfaction profonde qui naît de l’ambivalence de statut rencontrée dans une histoire divisée entre des intentions pédagogiques qui la modèlent et la transgression voluptueuse des mêmes contraintes frustrantes. Dans une quatrième et dernière optique, commune aux enfants et aux adultes, le héros bien-aimé sait enfin toucher ses lecteurs au niveau le plus profond de leur psychisme lorsqu’il « illustre un conflit psychique ayant une portée existentielle universelle. »18
Christian de Montella met bien en scène les héros de la quête du Graal. Tour à tour, les enfants découvrent Lancelot, Perceval et Galahad, passant de leur enfance à l’âge adulte, tous prédestinés à une mission : celle de la quête du Graal. Si le Graal est le symbole d’un objet recherché, d’une quête, peut-il alors remplir les mêmes fonctions qu’un personnage ? Le jeune lecteur essaie de comprendre le symbole que représente le Graal, d’en trouver la valeur. En cherchant à donner du sens à cet objet mystique, il accomplit son premier pas en avant vers l’infini, l’indicible et même l’ésotérisme.
8La mention de la quête du Graal apparaît une première fois dans Le Chevalier sans nom, lorsque Ellan révèle à l’enfant son véritable nom et son véritable lignage : il est Lancelot, le fils du roi Ban de Benoïc. Elle le met alors en garde contre ses sentiments pour la reine Guenièvre : « en acceptant mon amour, en le partageant, vous vous ouvrirez le chemin de la Quête. Vous avez fait un autre choix ». La même ajoute plus loin que le chevalier doit être loyal pour accéder à la quête :
Lancelot, seul un cœur pur, un cœur d’enfant dans un corps de chevalier, cœur loyal et bon, pourra accomplir la Quête […]. Je ne peux vous en dire davantage si vous ne renoncez pas à votre amour pour la reine19.
Dans Le Chevalier sans nom, la nature de la quête du Graal et celle de Lancelot sont précisées lors d’un dialogue entre la reine Elfride et Morgane. Le lecteur s’aperçoit alors que Lancelot ne pourra pas accéder au dénouement de la quête du Graal. D’un point de vue pédagogique, l’auteur sous-entend qu’il faut être « pur » et ne pas commettre de faute pour être récompensé.
9Dans le second volume, La Neige et le sang, c’est au tour de Perceval d’être confronté aux deux questions et à une jeune personne, Ellan. Ainsi l’auteur contemporain reprend-il le célèbre épisode du service du Graal, que racontait le Conte du Graal de Chrétien de Troyes20. Par la suite, Perceval rejoint Pellès, le Roi Pêcheur et le père d’Ellan, et il assiste au service du Graal. La scène clé du Conte du Graal du XIIe siècle est traduite de manière simplifiée mais elle reste tout aussi pertinente pour les enfants. La Lance qui saigne est bien là : « Un varlet apparut. Il portait une longue lance blanche […] : la pointe de l’arme saignait. Un sang d’un rouge frais, comme tiré d’une blessure faite à l’instant »21. Le narrateur insiste sur le fait que Perceval se retient de poser des questions, tout comme on le lui avait appris dans Le Conte du Graal. Le service continue ; apparaît ensuite le Graal.
Suivant les deux varlets aux candélabres, une jeune femme entrait à son tour. Sur ses deux mains, elle apportait un large plat qu’on nomme « Graal », incrusté d’or et serti de pierres précieuses. Perceval reconnut aussitôt la jeune femme : c’était Ellan, celle qui s’était présentée comme la fille du roi […]. L’incroyable éclat de lumière, dont on ne savait s’il provenait des candélabres ou bien de l’or du Graal lui-même, [l’] impressionna tant que22 […]
Enfin le Graal provoque bien « un conflit psychique » puisque l’enfant est confronté aux différentes tentatives que font les chevaliers pour accéder au Graal. À travers son amour interdit pour Guenièvre, Lancelot représente la faute et le péché ; Perceval est le symbole de la naïveté, alors que Galahad est un chevalier pur, un chevalier céleste qui a su résister à toutes les tentations. L’épisode de La Nef du lion reprend celui de La Quête du Graal23 où Galahad accède à la communion du Graal car il appartient à la lignée de Joseph d’Arimathie.
Par Lancelot qui est ton père, et qui est le fils d’un fils d’un fils d’un fils de mon propre fils. Par Ellan, ta mère, tu es aussi de la lignée de Pellès […]. Grâce à toi toutes les malédictions de Logres sont absoutes24.
La quête du Graal apparaît bien comme la représentation universelle d’un conflit intérieur qu’il faut résoudre pour permettre à ce mythe qui travaille sur les relations filiales de trouver sa résolution. Vu comme métaphore de la descendance, le Graal interroge les enfants sur leur propre origine et sur leur avenir. Le jeune lecteur peut alors se projeter vers un double processus de descendance, passée et future, puisque Graal met en scène les aventures d’un père et d’un fils à la recherche d’un même objet. Là encore nous retrouvons une idée de relation triangulaire entre le Père, le Fils et le Saint-Esprit (Lancelot, Galahad et le Graal en seraient l’allégorie). Nous pouvons maintenant nous intéresser à la part psychanalytique que comprend cette dimension.
III. Approche psychanalytique
10Quels éléments permettent au mythe du Graal de s’imposer dans la littérature de jeunesse et dans le cœur de nos jeunes lecteurs ? Selon Benoît Virole, il y a quatre fonctions psychanalytiques à remplir pour qu’un roman soit apprécié par les enfants. La première est « la représentation de la détresse »25 :
Des enfants choyés, aimés, peuvent ressentir des angoisses de détresse vitale d’une intensité incroyable et d’autres enfants, malmenés par les événements de la vie, semblent manifester de plus grandes ressources. L’indépendance de cette angoisse vis-à-vis des événements réels signe sa valence fantasmatique inconsciente, et donc de sa valeur trans-historique. […] Ce fait explique la thématique récurrente des contes et des récits pour la jeunesse, où le héros est faible, menacé dans son existence par des forces qui le dépassent et que pourtant il va devoir affronter. La mort initiale de la mère dans les contes est exemplaire de cette dimension de détresse fondamentale dans laquelle est plongé l’enfant26.
Dans Graal, cette dimension est illustrée par l’enfance et la jeunesse des chevaliers tels que Lancelot ou Perceval. Ces deux personnages ont été éloignés de leur famille et plus précisément de leur mère, dès leur enfance. Tous deux prédestinés à la quête du Graal, ils ont suivi une formation pour remplir leur quête, mais les valeurs chevaleresques les dépassent : les voilà confrontés à des « forces » ou à des aventures au cours desquelles ils devront faire preuve de courage. Lancelot doit vaincre son amour adultérin pour Guenièvre ainsi que son orgueil ; il n’y parviendra pas : c’est pourquoi il ne pourra pas avoir accès au Graal. En insistant sur cet aspect, Christian de Montella montre quel chemin doit prendre ou ne doit pas prendre le chevalier auquel l’enfant-lecteur s’identifie. Il doit suivre le bon exemple, comme celui de Galahad, auquel dans La Nef du lion un prêtre explique l’erreur que Lancelot a commise27 :
Tu as choisi, au carrefour la voie de gauche. Celle de la chevalerie terrestre, où tu as longtemps triomphé des ennemis, des épreuves ; tu ne demandais que ça, dans ta jeunesse pour le simple plaisir de les vaincre. Or, le chemin de droite, que tu as refusé, est celui de la chevalerie céleste.
Ainsi guidé, l’enfant-lecteur doit s’engager sur le bon chemin et apprendre, à partir des erreurs de Lancelot, comment accéder à sa propre quête, dont le Graal est la représentation symbolique.
11Après quoi, B. Virole signale une deuxième catégorie, celle de « l’angoisse devant le chaos du monde intérieur ». Il la définit suivant le principe du « moi encore immature [qui] ressent sa fragilité devant des forces internes qui le dépassent »28. De ce fait, l’enfant doit être confronté à ses propres peurs pour les comprendre et les dépasser. La tétralogie Graal et ses protagonistes confrontent l’enfant à des peurs universelles, comme celle de l’errance en forêt ou encore celle des forces maléfiques et spectrales. Les héros parviennent à surmonter et à dépasser leurs peurs. Leur attitude permet à l’enfant de les comprendre et d’effacer ses craintes. Il saisit ainsi que la quête – le chemin initiatique de toute vie – est parsemé d’obstacles et d’épreuves à affronter mais qu’il est possible d’aller au-delà de ces passages d’épouvante. Comme le chevalier pur, au bout de ce chemin difficile, le jeune lecteur peut accéder à son Graal. C’est pourquoi il doit se résoudre à affronter son Œdipe, à travers la figure de ses héros. Telle est la troisième fonction que B. Virole définit.
12Tout comme les chevaliers, l’enfant comprend que pour grandir il lui faut se détacher de sa famille, faire sa propre expérience et donc suivre le bon chemin. Ce cliché est le principe actif de n’importe quel roman de formation, mais ici, avec Graal, la formation s’achève par un stade d’élévation, propose une réflexion profonde sur la condition de vie de tout homme. Le Graal, dans ce sens, aide à faire admettre l’indicible. Le jeune lecteur comprend qu’il grandit et qu’il doit réfléchir par lui-même : il y a en lui un « soi » qui commence à s’imposer.
13La dernière étape est celle de « la transformation »29 :
cette maturation [qui revêt] les formes d’une initiation, d’une quête, d’un voyage intérieur […] ou extérieur […], d’une métamorphose […] mais [qui] se doit d’être présente. L’anticipation de l’avènement de soi est un besoin éternel de l’âme humaine. Le héros est celui par qui advient une nouvelle réalité. […] Car la projection de l’enfant dans le personnage est inséparable de la dynamique de changement. Le héros est celui qui advient, qui est l’objet d’une transformation interne, d’une assomption30.
Dans Graal, Lancelot refuse de devenir adulte et d’assumer ses responsabilités. Ce n’est qu’au dénouement du quatrième volume qu’il réussit enfin ce cheminement, contrairement à Galahad qui a déjà atteint le Graal. De ce fait, Christian de Montella montre à son jeune lectorat qu’il faut grandir, qu’il faut « devenir soi » : même s’il nous arrive de faire des erreurs, c’est grâce à ces erreurs que nous pouvons changer. L’auteur ne cherche pas à indiquer le chemin à prendre, mais plutôt à montrer que c’est le but qui compte. Ainsi, s’il est quasiment impossible d’atteindre le Graal céleste, nous pouvons suivre une route qui est la nôtre et qui nous permet d’accéder à notre Graal personnel.
14En se servant d’un ailleurs atemporel, dans lequel l’enfant projette sa propre condition de manière inconsciente, ce cycle romanesque ouvre une quête, un chemin de vie. De ce fait, cet univers particulier diffère de celui des Harry Potter ou de celui du Seigneur des anneaux, dans la mesure où, dans ces œuvres, la recherche des héros a très nettement une dimension collective. L’enfant-lecteur de Graal se sent davantage concerné et singularisé : cette quête du « devenir soi » est la sienne, uniquement la sienne. Qui plus est, le dernier volume de la série noyau (La Revanche des ombres) montre, à travers le personnage de Lancelot, un monde terrestre qui admet l’inaccessible et la place relative de l’homme sur Terre. En inversant le mythe biblique du Père céleste et du Fils terrestre, Graal offre ainsi de nouvelles perspectives d’approche.
15En ouvrant le temps de la Genèse de toutes ces aventures, Graal noir va se charger de multiplier et complexifier les parcours.
Notes de bas de page
1 Annie Combes, Annie Bertin, Écritures du Graal (XIIe-XIIIe siècles), Paris, Puf, 2001 (coll. Études littéraires, section Recto-verso).
2 Comme Jean-René Valette l’a étudié avec précision (« Le Graal, la relique et la semblance », Formes et figures du religieux au Moyen Âge, Besançon, Pufc, 2002, p. 141-163 et surtout La Pensée du Graal. Fiction littéraire et théologie (XIIe-XIIIe siècles), Paris, Champion, 2007.
3 L’effacement que l’on constate au XVIIe est déjà moins fort au XVIIIe siècle (cf. par exemple le rôle joué par la Bibliothèque universelle des romans du marquis de Paulmy : Le Saint-Gréaal, rédigé sans doute par Legrand d’Aussy, et Perceval le Gallois, résumé sur une version en prose du poème de Menessier en 1775 ; un autre Perceval le Gallois attribuable au comte de Tressan en 1783).
4 Robert Baudry, « Un nouveau “ cycle du Graal ” en France », Graal et modernité : actes du Colloque du Centre culturel international, Cerisy, 24-31 juillet 1995, publiés par R. Baudry et Gérard Chandès, Paris, Dervy, 1996 (coll. Cahiers de l’Hermétisme), p. 211-225. Du même, Graal et littératures d’aujourd’hui, Rennes, Terre de Brume Éditions, 1998.
5 « Les ambages de la mémoire : le Graal contemporain. Entretien avec Florence Delay et Jacques Roubaud », Passé présent. Le Moyen Âge dans les fictions contemporaines, sous la direction de Nathalie Koble et Mireille Séguy, Paris, Éditions Rue d’Ulm/Presses ENS, coll. Aesthetica, 2009, p. 155. Dans Graal fiction, Paris, Gallimard, 1978, le ton qu’adopte J. Roubaud pour théoriser sur le Graal invite clairement à sourire.
6 Corneliu Dragomirescu, « Le Cinéma à l’épreuve des représentations médiévales : l’enluminure et le théâtre », Le Moyen Âge mis en scène : perspectives contemporaines, textes réunis par Sandra Gorgievski et Xavier Leroux, Babel : langages, imaginaires, civilisations, n° 15, 1er semestre 2007, p. 139-152.
7 L’échantillonnage apporte par exemple, le Prince Valiant d’Harold Foster – La Quête du Graal (1959-1961), traduction française, t. 5, Paris, Zenda, 1990 – comme La Quête du Graal, texte de François Debois, dessin de Stéphane Bileau, Toulon : Soleil, « Celtic », dep. 2006 (3 volumes) – ou encore Du Graal plein la bouche, texte de Philippe Anfré, dessin de Jérôme Anfré, Antony, La Boîte à bulles, « Clef des champs », 2008 (A. Corbellari qualifie cette dernière publication de « grand délire poétique et animiste qui part dans tous les sens », Le Moyen Âge en Jeu, édit. cit., p. 306).
8 Sur le phénomène de parodie qui fonde Kaamelot voir les études d’Hélène Bouget (« Chevalerie en péril. Parodie et déconstruction des héros arthuriens dans Kaamelot ») et de Camille Bozonnet (« Kaamelot : “faire dérailler les mythes en leur insufflant du quotidien” ? », Le Moyen Âge en Jeu…, p. 193-213.
9 Cf. Le Mythe d’Arthur : de l’imaginaire médiéval à la culture de masse (paralittérature, bande dessinée, cinéma, beaux-arts), Liège, Éditions du CEFAL, 2003.
10 Le Perceval le Gallois de François Johan (titre d’ensemble : Les Chevaliers de la Table ronde), ill. de Raymond Monneins, Tournai, Casterman, coll. L’ami de poche, 1981 ; toujours chez Casterman dans la coll. Épopée avec des ill. de Nathaële Vogel, de 1987 à 1997 ; en 2010 chez le même éditeur dans la coll. Jeunesse poche.
11 Perceval ou le conte du Graal, d’après Chrétien de Troyes, Paris, Hachette Jeunesse, 2005 (coll. Le livre de poche jeunesse. Jeunesse. Roman historique Collège).
12 Perceval ou le roman du Graal. Traduction de Jean-Pierre Foucher et André Ortais. Illustrations de Gismonde Curiace, Paris, Gallimard, 1992 ; repris avec une préface d’Anne Paupert à partir de 1997, coll. Folio Junior (réédit. en 2008).
13 La série Graal de Christian de Montella se présente sous plusieurs formes : Le Chevalier sans nom, Paris, Flammarion, Grands Formats, 2003 et Castor Poche 2006 ; La Neige et le sang, Flammarion, Grands formats, 2003 et Castor Poche, 2007 ; La Nef du lion, Flammarion, Grands formats, 2004 et Castor poche, 2008 ; La Revanche des ombres, Flammarion, Grands formats, 2005 et Castor poche 2009 ; en 2005 un coffret a réuni les quatre volumes.
14 Graal noir : Le Fils du diable, Flammarion, Grands formats 2010, Castor Poche 2011 ; L’Enfant des prodiges, Flammarion, Grands formats 2010 ; L’Héritier (sortie fin avril 2011).
15 G. Ottevaere-van Pragg, Le roman pour la jeunesse : approches, définitions, techniques narratives, Bern, Berlin, Paris, Peter Lang, 1997, p. 175 et p. 181.
16 Ibid., p. 180-181.
17 C. de Montella, Graal : La Revanche des ombres, op. cit., p. 105.
18 D. von Stockar, « Les secrets du héros bien-aimé », La Revue des livres pour enfants, Paris, La Joie par les livres, juin 2008, n° 241, p. 86.
19 C. de Montella, Graal, Le Chevalier sans nom, Paris, Flammarion, 2006 (coll. Castor Poche, 1022), p. 188 et p. 195.
20 Chrétien de Troyes, Perceval ou le conte du Graal, Paris, Le Livre de Poche, 2003.
21 C. de Montella, Graal, Le Chevalier sans nom, op. cit., p. 227-228.
22 Ibid., p. 228-29.
23 La Quête du Graal, édition présentée et établie par Albert Béguin et Yves Bonnefoy, Paris, Éditions du Seuil (coll. Livre de vie, 59), 1965.
24 C. de Montella, Graal, La Nef du lion, Paris, Flammarion, 2008 (coll. Castor Poche), p. 236.
25 B. Virole, « De la pérennité des héros pour la jeunesse », in La Revue des livres pour enfants, Paris, La Joie par les livres, juin 2008, n° 241, p. 99-100.
26 Ibid.
27 C. de Montella, Graal, La Nef du lion, op. cit., p. 180.
28 B. Virole, « De la pérennité des héros pour la jeunesse », op. cit., p. 100.
29 Op. cit., p. 101.
30 Ibid.
Auteur
Master, Université de Franche-Comté
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