Introduction générale
p. 7-15
Texte intégral
1Cet ouvrage est consacré à la notion de formule, du double point de vue théorique et méthodologique. Par formule, nous désignons un ensemble de formulations qui, du fait de leurs emplois à un moment donné et dans un espace public donné, cristallisent des enjeux politiques et sociaux que ces expressions contribuent dans le même temps à construire. Ainsi, par exemple, nous pouvons considérer que des formulations telles que « mondialisation », « mondialiser », « anti-mondialisation », « anti-mondialistes », « alter-mondialisme », « alter-mondialistes », etc., constituent les variantes d’une même formule –la formule « mondialisation » –, dont l’étude serait utile pour comprendre la façon dont les débats sur l’état des rapports sociaux se sont déroulés à la charnière des 20e et 21e siècles.
2Comme le suggère ce dernier exemple, la notion de formule relève principalement de cette discipline qu’est l’analyse du discours. Sa mise en place, par conséquent, implique certains positionnements par rapport aux termes utilisés dans différentes ramifications des sciences du langage (lexique, figement, collocation, néologie, attestation, occurrence, nominalisation, emploi, usage, reformulation, paraphrase, production discursive, discours, performativité, sloganisation…). Nous y reviendrons tout au long de ces pages. La perspective pluridisciplinaire dans laquelle ce travail se situe impose également le recours à des termes provenant de divers horizons des sciences humaines et sociales. Là aussi, nous préciserons nos choix au fil des chapitres.
3Au-delà de la notion de formule elle-même, l’ouvrage proposé ici permet de penser et d’analyser d’autres phénomènes de reprise et de circulation discursifs, comme les petites phrases ou les slogans, par exemple. Il permet également de saisir la façon dont divers acteurs sociaux (hommes et femmes politiques, militants associatifs, représentants syndicaux, dirigeants d’entreprise, communicants, journalistes professionnels, intellectuels…) organisent, par le moyen des discours, les rapports de pouvoir et d’opinion.
4Le volume que le lecteur va découvrir résulte tout à la fois d’un travail préexistant, de demandes sur ce travail, et d’une volonté éditoriale collective.
5Tout d’abord, un travail déjà accompli. En effet, en 2000, nous avons soutenu une thèse de doctorat intitulée Émergence et emplois de la formule « purification ethnique » dans la presse française (1980-1994). Une analyse de discours (Krieg, 2000c)1. Ce travail était d’une certaine manière une histoire de mots : celle de ces quatre mots que sont « purification », « nettoyage »,« épuration »et « ethnique ». Plus précisément, il s’agissait d’étudier des moments, dans l’histoire des discours, au cours desquels ces mots entrent en conjonction pour former les syntagmes néologiques « purification ethnique », « nettoyage ethnique » et « épuration ethnique ». Il s’agissait également de voir comment, au prisme de ces formulations, la guerre en ex- Yougoslavie avait été interprétée dans les médias français et internationaux : dit autrement, nous cherchions à saisir en quoi la formule « purification ethnique » avait pu fonctionner comme interprétant pour certains des commentateurs des guerres yougoslaves. La présentation des résultats de cette étude et leur analyse en contexte avait fait l’objet d’une édition remaniée peu de temps après, aux éditions du CNRS, sous le titre : « Purification ethnique ». Une formule et son histoire (Krieg-Planque, 2003). Cette publication avait été saluée aussi bien en analyse du discours, en lexicologie socio-politique, en sciences de l’information et de la communication, en science politique, en histoire contemporaine et immédiate, en anthropologie, en sociologie, que dans des sous-champs de la recherche souvent marqués par la pluridisciplinarité (par exemple les études balkaniques, ou encore les recherches sur les violences de masse et sur les crises extrêmes). Néanmoins, l’étayage théorique et la détermination des contours de l’objet –qui sont tout autant constitutifs des résultats acquis pour une communauté scientifique– manquaient en visibilité. Ils apparaissaient bel et bien, mais seulement en creux, sans nécessairement se donner explicitement à lire. Or cette recherche visait aussi à appréhender ces formulations en tant qu’elles constituent une formule. Il s’agissait là de dresser le bilan des propositions avancées par d’autres auteurs autour de cette notion, et de suggérer nos propres éléments de cadrage, à la fois théoriques et méthodologiques. Cet aspect de la recherche correspondait au premier chapitre de la thèse (Krieg, 2000c : 15-85), lequel était intitulé « La notion de formule : circonscription de l’objet et repères théoriques ». Il n’avait pas, jusqu’à aujourd’hui, fait l’objet d’une publication. C’est ce premier chapitre que le lecteur va pouvoir découvrir à présent2 sous une forme éditoriale adaptée.
6En second lieu, ce volume vient à l’édition sous l’impulsion de besoins et de demandes. Depuis plusieurs années, en effet, des étudiants de formations diverses, mais aussi des collègues provenant d’horizons disciplinaires variés, sont venus régulièrement vers nous, nous demandant de leur faire parvenir ce chapitre initial de la thèse que« Purification ethnique ». Une formule et son histoire laissait entrapercevoir sans pour autant l’offrir à la lecture.Ou, plus largement, ils nous sollicitaient pour aider à bâtir un arrière-plan théorique et/ou à mettre en place une démarche d’analyse sur corpus. Ces étudiants ou collègues s’étaient appuyés sur l’ouvrage paru aux éditions du CNRS pour entreprendre ou reconsidérer l’étude d’une série d’expressions dont ils avaient l’intuition qu’elles pouvaient être appréhendées comme des formules. De fait, les pistes de travail ne manquent pas. Nombreuses sont les formulations qui méritent d’être envisagées comme des formules : « perestroïka », « glasnost », « droit d'ingérence », « devoir d’ingérence », « mondialisation », « globalisation », « nouvel ordre mondial », « choc des civilisations », « guerre contre le terrorisme », « nouvelle économie », « exclusion », « fracture sociale »,« exception culturelle »,« discrimination positive »,« majorité plurielle », « démocratie participative », « pouvoir d’achat », « sans-papiers »,« devoir de mémoire »,« problème des banlieues », « intégration », « patriotisme économique », « réchauffement de la planète », « biodiversité », « malbouffe », « commerce équitable », « entreprise citoyenne », « développement durable », « principe de précaution », « responsabilité sociale de l’entreprise », « croissance verte »,« gouvernance mondiale »… – et d’autres encore. Le présent volume entend ainsi répondre à des besoins immédiats de chercheurs jeunes ou plus confirmés, et proposer la notion de formule telle que nous l’entendons comme une des ressources fécondes pour l’analyse des discours politiques, médiatiques et institutionnels.
7Enfin, ce livre est le résultat d’une volonté éditoriale collective. En effet, ce volume est le fruit d’échanges menés depuis plusieurs années entre différents membres de deux équipes : le LaSeLDi3 de l’Université de Franche-Comté, et le Céditec4 de l’Université Paris- Est. De part et d’autre, au fil des conversations, des courriels, des journées d’études, des colloques, des séances de séminaire à Besançon ou à Créteil, d’ouvrages collectifs ou de numéros de revues qui ont permis la collaboration de tels ou tels membres, une convergence de points de vue s’est affirmée. Ces affinités concernent une façon de penser et de pratiquer l’analyse du discours, mais aussi une façon de la partager avec des publics d’étudiants et de collègues. La présente publication s’inscrit à cette confluence d’une certaine conception du travail scientifique et d’options concernant sa mise en commun5.
8La nature du projet éditorial choisi a déterminé deux caractéristiques de l’ouvrage. D’une part, nous avons souhaité éditer un volume court : il s’agissait délibérément de produire un fascicule efficace, un « précis » – dans tous les sens du terme – qui puisse être utile à la compréhension du substrat théorique de la notion de formule comme à ses possibilités d’analyse concrète sur corpus. D’autre part, nous avons souhaité laisser en l’état la bibliographie,en dehors des quelques compléments impliqués par l’introduction générale6. En effet, comme nous l’avons expliqué dans un entretien publié dans la revue Semen (Krieg-Planque, 2006a), le cadre théorique global dans lequel nous nous inscrivons s’alimente aux réflexions politiques, intellectuelles et scientifiques des années 1975-85. Ce cadre théorique demeure. Les travaux qui en forment la structure également. Ceux-ci corrrespondent –pour dire vite – à l’« école française d’analyse du discours », à laquelle plusieurs présentations ont été consacrées7.
9Les chantiers de la recherche, en revanche, restent ouverts, et la réflexion fait naître des ramifications que nous évoquons ici brièvement.
10En premier lieu, les travaux menés depuis la soutenance de notre thèse en 2000 renforcent la conviction d’une nécessaire pluridisciplinarité (Krieg-Planque, 2007b). Celle-ci n’est pas une pétition de principe, mais une « manière de faire » qui peut s’illustrer, par exemple, dans l’étude des noms propres d’événements tels qu'employés dans les médias (Krieg-Planque, 2009), ou encore dans l’étude des rapports des journalistes à leurs sources d’information ainsi qu’aux occurrences du monde phénoménal dont les professionnels des médias opèrent la mise en récit(Krieg-Planque, 2008). Une analyse institutionnelle (Krieg-Planque, 2007a) et une analyse épistémologique (Oger, 2007) des rapports entre disciplines, tout en mettant en évidence quelques malentendus et un certain nombre d'incompatibilités indépassables, permettent aussi de dessiner le périmètre des coopérations.
11Deuxièmement, la réflexion sur la notion de formule que l’on va lire s’inscrit plus largement dans le cadre de nos recherches, qui portent sur les discours politiques, médiatiques et institutionnels contemporains. Ces recherches visent à montrer comment ces discours sont à la fois l’instrument et le lieu (et non pas seulement l’origine ou la conséquence) des divisions et des rassemblements qui fondent l’espace public. Englobant la notion de formule, celle de lieu discursif (Krieg-Planque, 2006a et 2006b) constitue un ensemble de propositions pour tout chercheur qui aspire à saisir les discours à travers les différentes formes de figements que ces discours modèlent et font circuler.
12Enfin, à la charnière des sciences du langage et des sciences de l’information et de la communication, le travail exposé ici montre l’intérêt que peut présenter un point de vue discursif sur la communication. Si, comme nous le proposons (2006a : 34), nous définissons la communication comme un ensemble de savoir-faire relatifs à l’anticipation des pratiques de reprise, de transformation et de reformulation des énoncés et de leurs contenus, alors l’analyse du discours doit être placée parmi les approches disciplinaires centrales pour l’étude des faits de communication. La compréhension du travail des communicants (ou de ceux qui, sans être formellement investis d’une telle mission, doivent intégrer une fonction communicationnelle dans une de leurs activités, qu’elle soit professionnelle et/ou amateure) passe nécessairement en partie par une analyse discursive : les notions de formule, mais aussi celles de petite phrase, d’élément de langage, d’argumentaire, ou encore de slogan contribuent à une telle compréhension.
13Le plan adopté pour le présent ouvrage reprend celui qui avait permis de poser les fondements théoriques et méthodologiques de la notion de formule, et grâce auxquels nous avions avancé les résultats publiés en 2003. Ce plan se présente ainsi :
Chapitre 1 « De l’analyse du vocabulaire socio-politique au repérage de formules »
14Ce premier chapitre dresse un bilan sélectif des travaux portant sur les usages socio-politiques du lexique, dans la lignée desquels l’étude des formules s’inscrit partiellement. La notion d’usage, en effet, est déterminante dans l’étude d’une formule, en ce sens qu’il n’existe pas de formule « en soi », mais plutôt un ensemble de pratiques langagières et des rapports de pouvoir et d’opinion, à un moment donné, dans un espace public donné, qui génère le destin « formulaire » – si l’on peut dire – d’une séquence verbale (celle-ci pouvant être présente, éventuellement, à travers différentes variantes, toutes formellement repérables et relativement stables du point de vue de la description linguistique que l’on peut en faire).
Chapitre 2 « Le travail heuristique de Jean-Pierre Faye : la formule “État total” »
15Ce second chapitre propose une exégèse minutieuse des écrits et réflexions du philosophe Jean-Pierre Faye, en particulier autour de la formule« État total ». Le caractère parfois plus poétique que scientifique de l’œuvre fayenne en pose les limites pour l’analyste du discours. Pour ce dernier, en effet, les notions de corpus, de textualité, ou encore d’attestation, par exemple, sont des instruments sérieux. Mais l’œuvre fayenne est également profondément heuristique et stimulante, en ce sens qu’elle permet de penser en quoi les formules présentent une genèse, comment elles peuvent être appréhendées à travers leurs modalités de circulation en discours, et combien le caractère figé en est constitutif. Cette œuvre aide aussi, et peut-être avant tout, à comprendre comment les formules contribuent à un procès d’acceptabilité pour les récitants qui, dans leur contemporanéité immédiate, s’en font les relais plus ou moins organisés, plus ou moins professionnels, plus ou moins hiérarchisés, plus ou moins bureaucratiques, plus ou moins conscients, dociles, dévoués, serviles, cyniques, soumis, sournois, iniques.
Chapitre 3 « L’analyse de Marianne Ebel et Pierre Fiala »
16Ce troisième chapitre synthétise, en les réorganisant, les analyses de Marianne Ebel et Pierre Fiala portant sur la notion de formule. Tous deux ont en effet – tout en s’inscrivant dans une certaine continuité fayenne – mis en place des instruments de description et d'interprétation rigoureux, grâce auxquels ils ont procédé à l’étude sur corpus de deux formules en particulier : « Überfremdung » (« emprise et surpopulation étrangère ») et « xénophobie ». Tout aussi exigeantes au plan théorique et de la posture critique, mais linguistiquement plus instruites et construites que ne l’étaient les propos fayens, les analyses de Marianne Ebel et Pierre Fiala nous permettent d’avancer nos propres propositions concernant les propriétés d’une formule.
Chapitre 4 « Propositions : les propriétés de la formule »
17Ce quatrième chapitre, donc, décrit ce que nous pensons être les propriétés essentielles d’une formule : son caractère figé, son inscription discursive, son fonctionnement comme référent social, sa dimension polémique. Ce développement accorde une bonne place aux travaux existants qui, en linguistique et en analyse du discours, nous permettent de penser ces propriétés. Il entend également être directement utile, par les catégories qu’il met en place et justifie, aux chercheurs qui souhaitent appréhender sous l’angle formulaire un ensemble de discours politiques, médiatiques et institutionnels.
Chapitre 5 « Sur la notion de formule : synthèse, déplacements, questions »
18Ce cinquième et dernier chapitre rassemble et commente le travail des chapitres précédents, en s’arrêtant plus particulièrement sur quatre points : la justification du terme formule ; les précautions d’emploi de la notion, liées en particulier au fait qu’elle correspond à une catégorie graduelle ; le lien entre la notion de formule et celle d’espace public ; un questionnement sur le rôle des médias dans la création et la mise en circulation des formules. La liste des questions à poser reste bien entendu ouverte, et les déplacements progressifs et patients à opérer constituent autant d’étapes sur le chemin ultérieur.
19Ces cinq chapitres étant lus ou parcourus, le lecteur devrait partir plus solidement équipé pour s’aventurer dans l’exploration de corpus diversifiés relevant de discours politiques, médiatiques et institutionnels. Il devrait également – du moins nous le souhaitons – se sentir moins seul et moins démuni, en théorie et en pratique, dans sa démarche critique du politique.
Notes de bas de page
1 Voir aussi antérieurement une esquisse dans Krieg, 1996.
2 Le plan général de la thèse soutenue en 2000 se présentait comme suit : « Chapitre I. La notion de formule : circonscription de l’objet et repères théoriques », « Chapitre II. Présentation du corpus étudié », « Chapitre III. Le discours sur la guerre yougoslave : la formule et ses contextes », « Chapitre IV. Unités lexicales en présence : la formule, ses faux jumeaux, ses concurrents », « Chapitre V. Analyse des caractéristiques remarquables de la formule “purification ethnique” », « Chapitre VI. Construire et déconstruire la formule : emplois et problématisations de la formule “purification ethnique” (1980-1994) ».
3 Laboratoire de Sémio-Linguistique, Didactique et Informatique, EA 2281. Le LaSeLDi a été créé en 2000 par le regroupement d’équipes de recherche en Sciences du langage de l’Université de Franche-Comté. Cette équipe articule les sciences du langage et les sciences de l’information et de la communication, en relation avec la didactique et en dialogue avec les sciences humaines et les lettres.
4 Centre d’Étude des Discours, Images, Textes, Écrits, Communications, EA 3119. Créé en 1999 à l’initiative de Simone Bonnafous, le Céditec se consacre à l’étude des discours, de leurs formes, de leurs conditions de production, de leurs usages, et de leurs interprétations. L’approche des discours privilégiée par l’équipe met l’accent conjointement sur les dimensions linguistique et institutionnelle des productions langagières. Le Céditec articule ainsi étroitement sciences du langage et sciences de l’information et de la communication, deux disciplines dont on pourra mieux connaître les rapports dans Krieg-Planque, 2007a, et dans Krieg-Planque et Oger, 2008.
5 Que Philippe Schepens, ami et collègue membre du LaSeLDi, soit ici remercié pour sa relecture critique du texte initial, sans laquelle le projet de cette publication n’aurait pas vu le jour. Que soient remerciés aussi les précieux amis et collègues dont l’intérêt, la patience, la confiance, la générosité, les questionnements, les encouragements ont été déterminants dans l’aboutissement du travail, en particulier Isabelle Laborde-Milaa,Claire Oger, Pierre Fiala, Michelle Lecolle.
6 Par ailleurs, pour un aperçu des travaux récents en analyse du discours, en particulier dans une perspective critique, on pourra se reporter à : Simone Bonnafous, 2006 ; Simone Bonnafous et Malika Temmar, dir., 2007 ; Krieg, 2000b ; Maingueneau, 2005 ; Schepens, dir., 2006.
7 Voir par exemple Dominique Maingueneau, 1991, 1992 et 1995 ; Francine Mazière, 2005.
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