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Dumas journaliste romancier,
la geste de Garibaldi
p. 151-164
Texte intégral
1Lorsque Garibaldi revient en Italie après quelques années en Amérique du Sud, Alexandre Dumas l’a déjà célébré en 1850 dans Montevideo ou une nouvelle Troie1, mais il ne l’a jamais rencontré. C’est d’abord un projet bien précis qui motive leur prise de contact : Garibaldi cherche à faire publier la première partie de ses Mémoires, et envisage comme un choix stratégique de nouer une amitié avec le romancier à succès2. Dumas, intéressé par l’entreprise, y voit très vite bien plus qu’une simple collaboration littéraire, et se trouve entraîné, dans le sillage du « héros des deux-mondes »3, dans une folle équipée qui l’amène finalement, en octobre 1860, à fonder à Naples tout juste conquise par celui qui s’autoproclame désormais dictateur, le journal L’Indipendente4.
2De janvier 1860, date de la première entrevue entre les deux hommes, à la proclamation du royaume d’Italie en mars 1861, on peut suivre un Dumas sur le point de faire son voyage en Orient, dans la plus pure tradition de Chateaubriand ou de Lamartine, avant de décider, sur une lettre de son héros, de suivre l’expédition de Garibaldi, de son embarquement à Gênes à la prise de Naples : c’est l’épisode des Mille. De romancier et causeur, Dumas se fait pour l’occasion envoyé spécial, informant au jour le jour, voire « à l’heure l’heure »5 des quotidiens français libéraux comme La Presse, Le Siècle ou Le Constitutionnel6. Le premier grand succès est la prise de Palerme, mais l’aventure ne s’arrête pas là pour Dumas, qui entend peser sur les événements en offrant au dictateur d’acheter des fusils en France pour la poursuite de la conquête.
3L’épopée culmine avec l’entrée à Naples, où la fondation de L’Indipendente promeut Dumas au rang de directeur et rédacteur en chef. Comme il l’a annoncé, son journal est voué à la cause de l’unité italienne, et au culte de Garibaldi. C’est dans cette optique qu’est réécrite une première fois l’épopée sicilienne, qui cohabite dans le journal avec des articles d’actualité italienne et internationale7. Deux ans après la conquête de la Sicile, c’est enfin dans Le Monte-Cristo que le romancier réédite, en français et sous forme de feuilleton, l’épopée de 1860.
4Il s’agira de voir comment, au travers de tant de versions différentes, se constitue la figure héroïsée et mythifiée de Garibaldi, et ce qu’elle représente pour un Dumas vieillissant. Celui-ci se présente d’abord comme un reporter, relatant en direct un des grands bouleversements de son époque ; son écriture, tout en se voulant précise et journalistique, reste cependant largement romanesque, ce qui lui permet de montrer à ses lecteurs un héros contemporain ; enfin, par cette aventure inespérée, Alexandre se met en scène, parfois consciemment, souvent avec un enthousiasme sincère8, et se retrouve lui-même personnage d’un roman de Dumas !
5La porosité entre écriture journalistique et écriture romanesque, mise en évidence par les travaux de Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant9, constitue le centre du propos. On cherche d’abord à montrer que la pratique journalistique de Dumas transpose dans le champ du politique son talent de romancier, qu’il utilise afin de promouvoir l’homme Garibaldi et son entreprise. On a donc choisi de privilégier une approche littéraire et thématique, par un traitement transversal des différents journaux. Si on souligne parfois certaines réécritures ou libertés avec la chronologie, ce sera pour mettre en valeur un effet de style et non pour corriger le romancier à la lumière de l’Histoire.
I. Une figure scripturaire ambiguë
6L’oscillation de l’écriture entre le relevé factuel rigoureux et une plus grande littérarité transparaît d’emblée dans le sous-titre très révélateur de L’Indipendente, « Journal quotidien politique littéraire »10. L’affichage de la littérature, on le sait, servait de paravent pour éviter la censure en même temps qu’il attirait les abonnés férus de fiction. Mais cette mention illustre pleinement ce que Marie-Ève Thérenty désigne comme la porosité et la contamination des genres caractéristiques de la poétique journalistique.
7Le premier chapitre d’Une odyssée en 186011, car c’est bien en chapitres que Dumas, en bon feuilletoniste, organise la réécriture de l’aventure garibaldienne, s’ouvre sur un désir de voyage, motif souligné de manière anaphorique par le titre des trois premiers chapitres : « À la recherche d’une goélette ; d’un pavillon ; d’un capitaine », désir sans cesse contrarié, et source d’un humour de répétition qui alimente plaisamment cette causerie12. Comme la plupart des romantiques de sa génération13, Dumas sacrifie à un topos, en même temps qu’il consacre une pratique journalistique très en vogue, à laquelle s’adonne notamment Théophile Gautier pour La Presse et La Revue des deux mondes. Elle est l’occasion d’un étalage de culture antique à destination du lecteur lettré, flatté de reconnaître ce qu’il sait déjà : Horace et Virgile sont convoqués le temps d’une allusion, puis c’est l’embarcation de Dumas qui se voit comparée aux vaisseaux des Grecs voguant vers Troie14.
8L’écriture se fait au fil de l’eau et de la plume : « Pendant que je cause avec vous, la goélette a marché » ; « Attendez, voici une affiche, laissez-moi lire »15 : le lecteur croirait se promener dans les rues de Palerme au bras d’un cicérone, au point que la causerie et son penchant naturel à la digression apparaissent comme la matrice même du journalisme littéraire. Il s’agit d’une pratique éprouvée pour le feuilletoniste de talent qu’est Dumas : il est en effet habitué aux livraisons régulières et à l’écriture du suspens16, de même qu’à cette relation si particulière du causeur avec son lecteur17, essentielle au maintien de l’intérêt de celui-ci pendant de longues semaines. Les effets de captatio benevolentiae, de rappels et de relance sont directement transposés du feuilleton aux articles : « Vous me direz que, je vous répondrai… », « D’abord et s’il vous plaît, reprenons les choses là où nous les avons laissées. Vous n’avez point oublié, n’est-ce pas ? »18. À l’inverse d’Anatole France qui avouait au directeur du Temps : « Vous avez fait de moi un écrivain périodique et régulier »19, on peut dire que c’est l’écrivain périodique et régulier qui a prédisposé le journaliste Dumas.
9Cette littérature de voyage constitue, à une époque où les moyens d’information sont limités et les correspondants permanents très rares (en 1840 l’agence Havas assurait encore son service d’information outre-Manche par des pigeons voyageurs)20, une des deux modalités de l’information relative à l’étranger avec les dépêches d’agence, ainsi qu’un facteur d’audience – qui varie en fonction de la notoriété du journaliste. Elle multiplie les effets de noms propres à consonance étrangère censés mobiliser l’imaginaire, les titres aguichants, voire racoleurs, et les chapitres sont la « couleur locale » finira par sembler excessive à la critique21. Les chapitres portant des noms de lieux (« De Marsala à Salemi », « Calatafimi », « Girgenti la magnifique ») sont posés comme autant de jalons de l’itinéraire du voyageur22. Nous verrons tout à l’heure qu’ils sont parfois aussi des noms de bataille, et que la littérature de voyage côtoie dans ces articles le reportage de guerre.
10Dumas est littéralement happé par l’actualité23, qui de voyageur-causeur, le fait reporter de guerre. L’écriture oscille entre le reportage à chaud et la chronique24, posant la question de la position de cet envoyé très spécial qu’est Dumas auprès de Garibaldi dans l’univers journalistique : effectue-t-il une enquête ? s’agit-il d’un témoignage ? quelle est la fonction de certains articles pamphlétaires25 ?
11On trouve tout d’abord, et à de nombreuses reprises, plusieurs mentions attestant d’une collecte d’informations qui se veut consciencieuse sinon professionnelle : sans prétendre à la précision et l’exhaustivité d’une dépêche d’agence, « matière première de tout reportage »26, Dumas produit des documents, dont il prend soin de préciser la provenance et qu’il traduit27. Pour le siège de Gaète, rapporté en direct par L’Indipendente, une « correspondance spéciale du champ de bataille » informe les lecteurs ; ailleurs, Dumas livre le décompte des sommes données par Cavour à Garibaldi et effectivement consenties par son émissaire, et donne pareillement des chiffres très précis sur les fusils ou le nombre de volontaires. Ces comptes rendus sont agrémentés de détails qui sont autant « d’effets de réel », comme le ficelage des fusils trois par trois. Lorsqu’il se trouve au cœur de l’événement, en bon enquêteur, Dumas trie les faits, séparant les certitudes des hypothèses : « Ce qu’il y avait de plus clair dans tout cela, c’est que Garibaldi était débarqué à Marsala au milieu de quelques coups de canon […] au-delà, rien de certain »28. Aux moments les plus critiques, l’écriture se fait heure par heure, même si le lecteur du journal reçoit les informations avec un délai. Les mentions de dates et d’heures, maintenues dans la reprise en feuilleton de 1862, revêtent alors une autre fonction, qui n’est plus d’information continue mais d’entretien du suspens.
12Au-delà de la simple collecte d’informations, les articles font émerger la figure d’un témoin-ambassadeur et d’un rassembleur29. La notion d’objectivité dont on commence alors à faire le critère de qualité d’un journalisme qui se professionnalise, apparaît comme un rituel visant à satisfaire les attentes qu’en a un public visé le plus large possible, plutôt qu’une réalité épistémologique (de toute manière toujours asymptotique) ; on peut donc avancer l’hypothèse que Dumas, pour rassembler, a recours à la porosité journalisme-littérature qui caractérise le journal au xixe siècle pour héroïser Garibaldi, et présenter sa propre version de l’aventure des Mille comme une vérité objective30. Garibaldi compte d’autant plus sur le romancier à succès pour donner une audience à son mouvement et créer un consensus autour de celui-ci, que le gouvernement impérial se méfie de ses entreprises, et que l’agence Havas a envoyé à Palerme un correspondant partisan des Bourbons31.
13On comprend donc bien que l’objectivité affichée n’exclut pas un journalisme d’opinion. La faiblesse de la position de témoin, toujours suspect de parti pris, peut devenir une grande force dès lors qu’il est – comme c’est le cas pour Dumas, et c’est aussi pour cela que Garibaldi l’a choisi – légitimé par une communauté dans son ensemble32. Partant,
[…] son « je » rassemble une communauté, parce que celle-ci voit en lui, dans la singularité même de l’expérience qu’il a faite, son ambassadeur. Ce mode d’objectivation, ou ce procédé de rassemblement, [consiste] pour celui qui l’utilise, [à] rappeler toujours, plus ou moins implicitement, qu’il voit au nom de tous ; donc de rappeler le pacte qui l’unit au « nous », lui permettant de faire faire à ce « nous » une sorte d’expérience par procuration. Comme si le « je », tout singulier qu’il fût, était en même temps « collectif »33.
14C’est la figure de prédilection du journalisme de la seconde moitié du xixe siècle, dont l’une des manifestations est la présence massive d’un « je » du journaliste qui cohabite avec la volonté de ne livrer que des faits.
15Dumas anticiperait sur la figure de l’intellectuel tel que la définit Michel Winock34, c’est-à-dire un individu qui met la renommée acquise dans un domaine particulier – en l’occurrence le roman – au service d’un engagement dans un autre domaine35. Ainsi, lorsqu’il se présente à la députation en 1848, Dumas égrène dans sa profession de foi la liste de ses œuvres36. C’est également ainsi qu’il procède pour légitimer après coup son engagement italien, mêlant dans son argumentaire sa participation aux révolutions de 1830 et 1848, les romans qu’il a écrit sur la révolution italienne et son Histoire des Bourbons de Naples37. Il présente d’ailleurs certains de ses romans comme de la politique, et ses articles sur les hauts faits de Garibaldi comme du roman !
16Cette porosité entre les genres, et l’engagement de Dumas, n’excluent pas la rigueur et le réalisme du reportage : « Les grands journalistes d’opinion étaient, à maints égards, déjà de fort bons reporters, ou du moins de fort bons narrateurs »38. Le combat d’un Hugo contre Napoléon III ne l’empêchait en effet nullement de faire surgir dans ses écrits des scènes d’un réalisme dérangeant sous l’étiquette de la « chose vue »39.
17Si bien que Dumas est, à sa manière, un historien du contemporain. Les articles abondent en mentions telles que « Ce que nous voyons »40 ; « J’ai vu, j’ai entendu »41. Bien sûr, le culte du voir participe également du rituel d’objectivité en ce qu’il suppose que les faits « parlent d’eux-mêmes » ; c’est l’illusion du direct, entretenue par le narrateur même lorsqu’il revient sur des événements antérieurs : des faits datant d’un mois sont narrés au présent, avec des marqueurs temporels tels que « soudain », « à l’instant même », propres à faire revivre la scène. C’est l’application du mot d’ordre des journalistes en cette seconde moitié du xixe siècle : donner à voir. Les hypotyposes, fréquentes, restituent l’horreur des exactions commises par les partisans des Bourbons, et mobilisent d’abord les affects. L’écriture doit permettre au lecteur d’« assister à ce grand drame de la résurrection d’un peuple »42 ; la subjectivité du narrateur témoin, même de bonne foi, est donc réintroduite par le biais de la nécessaire sélection, d’incises assassines43, ou de thématiques récurrentes, comme la mention des différents supplices pratiqués par les soldats du roi44… Cela suppose une dramatisation et une recomposition toutes littéraires, d’une grande efficacité démonstrative.
18Elles correspondent par ailleurs à la conception de l’histoire dominante à l’époque, qui découpe les ensembles historiques en cycles amorcés et achevés par des crises, et permet à Dumas d’affirmer : « Comme dans tout ce que je fais, on commencera par crier au roman, mais on finira par reconnaître que c’est de l’histoire ». Il éclaire l’actualité à la lumière du passé italien, qu’il réutilise parallèlement dans ses Bourbons de Naples, comme le montre la série d’articles adressés à François II, où cinq siècles d’histoire sont convoqués pour prouver au roi déchu qu’il n’était qu’un usurpateur45. La comparaison permanente avec le passé conduit Dumas à privilégier des effets de symétrie ou de correspondance très représentatifs d’une vision cyclique de l’histoire : François II est la réplique contemporaine du roi Nasone, son aïeul Ferdinand, tandis que la libération de la Sicile est appréhendée comme une réédition de la Révolution française.
19Illustration encore de la porosité entre littérature et politique, qui se traduit formellement au sein du journal par un jeu d’écho entre les différentes rubriques : quand les problèmes d’actualité sont traités en « une », c’est avec l’écho prestigieux et légitimant de l’épopée garibaldienne au « rez-de-chaussée » du journal, place traditionnelle du feuilleton. Dumas se sert de ces effets d’écho que Marie-Ève Thérenty qualifie d’« écriture oblique »46, comme on le voit dans un article de L’Indipendente47 qui reprend son Isaac Laquedem et le thème de la tentation de Jésus au désert, mais en modifie les dernières lignes pour en tirer une leçon politique très contemporaine sur les dangers de l’annexion. Et lorsque Dumas aborde le contenu de L’Indipendente, il qualifie de « roman » les hauts faits des Mille. Cela s’explique aussi par un souci pédagogique : s’il annonçait de l’histoire, le lecteur penserait que c’est ennuyeux et ne lirait pas, tandis qu’en ayant fait de l’histoire sous couvert de roman, « les lecteurs du Siècle s’étaient ennuyés en croyant s’amuser »48.
20C’est cette écriture à la confluence des différentes rubriques du journal et de la littérature qui permet, à travers l’héroïsation de Garibaldi, de présenter au public une figure de rassemblement, un héros de roman – à ceci près qu’il existe réellement – aux qualités évidentes, au service d’une cause universellement juste : le droit des peuples, la défense de la liberté.
II. Le sacre du héros
21Tous les articles présentent le chef des Chemises rouges comme un héros, mais ce phénomène se trouve accentué par la republication de 1862 dans Le Monte-Cristo, avec le titre révélateur d’Odyssée. La publication en volume est une des conditions du succès du reportage49, en ce qu’elle redore en quelque sorte son blason littéraire. De ce point de vue, Une odyssée en 1860 fournit un exemple assez pertinent pour les effets de réécriture, puisque Dumas, en réutilisant en 1862 des textes écrits à chaud en 1860, a pu les recomposer, introduire des chapitres50, et construire un véritable feuilleton, par le biais notamment d’effets de clausule, et de la mention incontournable « la suite au prochain numéro ». Dumas ne fait d’ailleurs pas mystère de son entreprise d’appropriation littéraire : « Je venais d’écrire la fin des Mémoires de Garibaldi ; quand je dis la fin, vous comprenez que c’est la fin de la première partie que je veux dire. Au train dont il va, mon héros promet de me fournir une longue suite de volumes ! »51. Voilà Garibaldi au service d’un projet d’écriture romanesque : « Il y avait dix ans, lorsqu’il était l’Hector de Montevideo, qu’un des premiers j’avais parlé de lui à la France. Ce héros-poète, ce condottiere de la liberté, ce vagabond sublime, ce Cincinnatus de 1860, avait toujours exercé une grande puissance sur mon imagination »52.
22Ce procédé permet surtout au texte de se présenter comme une véritable œuvre littéraire : d’entrée de jeu le titre Une odyssée en 1860, rajouté pour l’occasion, inscrit une fois de plus, dix ans après Montevideo ou une nouvelle Troie, l’ensemble des articles réédités dans la filiation homérique. À l’Iliade moderne répond désormais une Odyssée. Le mythe, dont le propre est de se dérouler dans un âge d’or toujours déjà révolu, immortalise Garibaldi, et ce faisant lui permet d’échapper pour toujours aux combats perdus de 186253 en le fixant dans la pose du vainqueur désintéressé. On pourrait donc avancer l’idée que la republication contribue au mythe parce qu’elle auréole le récit d’une gloire passée, en permettant au regard rétrospectif de saisir un ensemble achevé glorieusement – l’expédition des Mille et la proclamation de la dictature –, sauvant ainsi ces articles de la péremption réservée normalement aux récits du quotidien, par nature éphémères54.
23C’est donc bien l’épopée qui s’impose pour mettre en scène celui que Dumas revêt de toutes les qualités militaires du Spartiate et de toute la force morale du vieux Romain. Avec la relation du siège de Montevideo, Dumas avait déjà fait de Garibaldi l’« Hector de cette nouvelle Troie ». Son dévouement à la cause italienne, son titre de dictateur et surtout son départ pour revenir à son île de Caprera servent désormais un parallèle avec Cincinnatus, l’archétype du sauveur qui par deux fois quitta sa charrue pour défendre Rome en danger, et par deux fois y retourna sans rien demander en échange de son dévouement.
24La présence forte du registre épique et des références à l’Antiquité mythifiée se lit dans des chapitres comme « Les volontaires » – les Mille rappellent également un autre groupe prestigieux, les « trois cents » Spartiates de Léonidas –, où Dumas montre la ferveur des engagés. Il met en avant une mère de famille, nouvelle « Cornélie », qui vient offrir ses fils, réveillant chez le lectorat français le souvenir d’exemples similaires promus pendant les guerres révolutionnaires. Ailleurs, il recense les provinces d’origine des « braves » qui participent à cette « œuvre de géant », écho du début de l’Iliade, avec son catalogue des vaisseaux. Garibaldi, nouvel Ulysse, débarque des hommes dans les États pontificaux pour y accréditer la nouvelle d’un soulèvement, détournant ainsi la vigilance du roi de Naples : mission dangereuse, comme celle des hommes enfermés dans le cheval de Troie.
25À côté des thèmes mobilisés, c’est l’usage stratégique du présent qui contribue à la tonalité épique : « En ce moment, le canon fait feu et tue plusieurs hommes »55. Les hypotyposes sont nombreuses : « Ici les détails disparaissent dans l’ensemble ; tout le monde se bat, et se bat bien »56. Dumas isole parfois dans sa composition des détails – « Garibaldi eut la semelle de sa botte et son étrier emportés »57 –, superpose les plans, composant ainsi une fresque à la mesure de la bataille. La parole épique agit comme parole collective, sans pour autant empêcher la voix du narrateur de se faire entendre, alliant à l’épopée antique la chanson de geste médiévale. Dumas évoque ainsi une « croisade », et compare les Mille à « ces croisés de Baudoin de Flandre qui partaient pour délivrer Jérusalem des mains des infidèles »58.
26Garibaldi est « au physique, un Christ guerrier ; au moral, deux âmes, une d’ange, l’autre de lion »59. Dumas l’associe, comme de nombreux romantiques, à la figure du proscrit60, à laquelle Victor Hugo a donné ses lettres de noblesse littéraire et morale. C’est son malheur qui l’a fait ce qu’il est, proche du peuple et compatissant ; Dumas ne manque pas de souligner la différence entre son héros et le roi Victor-Emmanuel, en faisant dire à Garibaldi qu’ils n’ont pas eu la même éducation61. Désintéressé et trahi par Cavour et même par le roi qui lui devait sa couronne, Garibaldi rejoint Jeanne d’Arc et Fouquet au panthéon des perdants illustres : Dumas a toujours eu une préférence pour les vaincus de l’histoire et un manque de sympathie pour ceux qui en ressortent froids vainqueurs. On observe donc bien un même traitement thématique dans le roman et dans la chronique politique.
27Comme dans les romans, certains acteurs politiques campent des méchants caractéristiques : le pape, antéchrist et persécuteur du vrai prophète Garibaldi ; le roi tyrannique, qui fait des martyrs de la vraie foi qu’est la liberté. Le manichéisme propre au roman populaire utilisé par Dumas contribue à une plus grande lisibilité politique. Cavour est un Colbert qui prend tout à Garibaldi-Fouquet, mais il permet surtout de présenter le chef des Chemises rouges en héros désintéressé et chef politique légitime.
28Garibaldi va dans le sens de l’histoire et incarne l’idée de progrès : « Alors, quand l’histoire prendra la plume pour écrire cette merveilleuse épopée – du dénouement de laquelle je ne doute pas en songeant à l’homme prédestiné qui en est le héros […] »62. Le providentialisme dumasien comme la philosophie hégélienne s’accordent sur une raison à l’œuvre dans l’histoire. Les « méchants » de tout à l’heure sont condamnés par cette dernière : après un retour en arrière sur la répression exercée par les soldats du roi, Dumas relate le massacre des « premiers martyrs ». Le chapitre se clôt significativement sur un épisode qui place encore une fois l’épopée et son héros dans une filiation biblique : « Comme la muraille de Balthazar, tous les murs portaient le terrible Mane-Tecel-Phares (tu as été pesé et trouvé léger, ton règne est condamné) »63. Le 13 mai on annonce alors que Garibaldi a débarqué, et l’auteur conclut : « Le vengeur était venu », après que tout le chapitre a entretenu et dramatisé son attente. Et quand l’homme providentiel décide de partir – preuve supplémentaire de son désintéressement – il est pleuré de tous, et le journaliste lui écrit une lettre ouverte dans L’Indipendente64 : « Garibaldi égoïste. […] Je vous accuse non pas parce que la conquête n’est pas finie, mais parce que votre œuvre de fils du peuple n’est pas complète, parce que votre entreprise de soldat de l’humanité n’est pas achevée ».
29Ce prestige héroïque et romanesque rejaillit sur Alexandre, qui non content de se faire l’évangéliste de ce nouveau prophète, se rêve également – et pas forcément à tort – son disciple, son apôtre et son compagnon d’armes.
III. Le narrateur Alexandre personnage d’un roman de Dumas
30Réécrivant ses souvenirs en même temps que ses articles, Dumas s’invente conspirateur, trafiquant d’armes et diplomate. Comme Aramis fortifiant Belle-Isle pour le compte du surintendant Fouquet65, Dumas se fait fort d’armer l’insurrection de Garibaldi, tout heureux de jouer ce qu’il perçoit comme un rôle d’éclat, et de peser sur les événements. Alexandre prend l’engagement de ramener les armes avant une certaine date, et rien ne peut se faire sans lui : Garibaldi l’attendra. Dès lors qu’il se raconte, il introduit le roman au cœur du journal, et comme dans certains de ses romans, son écriture fait des détours. Et révèle ainsi une réelle jubilation du personnage Alexandre, recevant « des mains des patriotes siciliens tout un plan d’insurrection » en 1835, qu’il raconte avoir rapporté à Naples « cousu dans la doublure de [son] chapeau » pour le communiquer à un homme politique puissant, le propre frère du roi. Cette petite aventure permet au journaliste de se poser en homme de confiance, dépositaire sûr de secrets qu’il révèle cependant à ses lecteurs, remplissant son contrat d’informateur public, dès lors que ceux-ci ne peuvent plus nuire au principal intéressé. Éthique journalistique et goût du mystère se rejoignent.
31Cette fausse modestie cohabite avec de vraies gasconnades : l’ami de Garibaldi se veut également, comme d’Artagnan, partant pour l’aventure, rebelle aux injustices – L’Indipendente abonde de rectificatifs et plaidoyers –, donneur de leçons politiques à son souverain – on le voit ainsi expliquer à Garibaldi que la critique ouverte de Cavour était une grande faute politique66 –, et enfin, très amer face à l’ingratitude des Napolitains : ces derniers ayant protesté contre les privilèges accordés au romancier par Garibaldi, celui-ci rappelle que quatre villes italiennes l’ont fait citoyen d’honneur, dont Palerme : « Il est vrai que je n’avais absolument rien fait pour Palerme, étant arrivé à Palerme quand tout était fini ; tandis qu’au contraire j’avais risqué ma vie pour Naples »67.
32Le ton se fait plus solennel lorsque le narrateur adopte la posture chevaleresque et romantique d’Athos : après avoir vanté l’héroïsme de Byron et la droiture morale du proscrit Hugo, tous deux fidèles à un principe, Dumas revendique « l’honneur d’appartenir à cette famille de poètes dévoués », ceux qui se battent pour une cause68. Il n’a pas, en dépit de ses protestations d’objectivité et d’impartialité69, la neutralité axiologique d’un historien d’aujourd’hui. Son écriture de l’histoire est inséparable d’une idée de la justice qui se conçoit, comme souvent dans ses romans – on pense à l’exécution de Milady, mais surtout à Monte-Cristo, dans un rapport complexe à la vengeance : à Dantès vengeant son père mort de faim sur Danglars répond Alexandre, vengeant – mais c’est en partie une mise en scène, assumée pour le coup – le sien empoisonné par les Bourbons. En fustigeant une monarchie jugée responsable de la mort du père adulé, Dumas inscrit explicitement sa vengeance dans une intertextualité littéraire, puisqu’il paraphrase le héros hugolien : « Il y a longtemps que, de même qu’Hernani était en guerre avec Charles Quint, je suis en guerre avec le roi de Naples, et je dirai, comme le banni espagnol : “Le meurtre est, entre nous, une affaire de famille !” »70. Dumas a la satisfaction de conjuguer sa vengeance privée avec une croisade pour la liberté, que beaucoup de ses amis républicains estiment bafouée en France. L’Italie apparaît dès lors comme le champ d’expression d’un héroïsme que le Second Empire a muselé ou exilé : Athos dégoûté d’une France où tout était « pauvre et mesquin » s’estimait heureux d’avoir « une grande infortune européenne » au service duquel il pouvait s’attacher71, Alexandre écrit dans L’Indipendente qu’il croit faire une chose utile à la cause à laquelle il est dévoué.
33Il se veut aussi, à l’instar du comte de la Fère, fidèle à la majesté du roi déchu, comme il le dit textuellement dans l’article daté du 2 janvier 1861 et adressé au roi déchu François II : « Nous commencerons notre réponse par les mots d’un héros de l’un de nos romans s’adressant à Charles Ier d’Angleterre, lorsqu’il était prisonnier de son Parlement : “Salut à la Majesté tombée” »72. Cette attitude suspecte de nostalgie vis-à-vis de l’Ancien Régime semblerait paradoxale chez un romancier républicain si elle ne s’expliquait pas par une éthique chevaleresque de loyauté et de fidélité que le romancier applique, et loue chez les autres ; il met ainsi en valeur la noblesse de la conduite du duc de Sangro, « un homme qui, lié à son souverain par une charge […], a suivi son prince au moment de la disgrâce. À une époque où on se heurte à des traîtres à chaque pas, les hommes qui pratiquent cette vertu m’inspirent de la dévotion et du respect »73.
34Surtout, Dumas entend pratiquer la même fidélité en amitié, autre vertu cardinale de ses mousquetaires. À Garibaldi, qui vient de lui refuser tout net de subventionner le journal que Dumas rédige pour sa plus grande gloire, il écrit : « Ami, je vois avec douleur que l’on veut vous éloigner de moi, mais moi on ne m’éloignera jamais de vous ». Cette loyauté s’exprime également publiquement dans les colonnes de L’Indipendente le 29 août 186274, où Dumas tente d’exonérer son héros des tentatives, jugée prématurées et extrêmes, de marche sur Rome, tout en prenant sa défense à un moment où Garibaldi n’est pourtant pas en odeur de sainteté auprès de Victor-Emmanuel et Napoléon III. Il se sert encore de sa tribune de journaliste en décembre pour se faire l’avocat de l’ancien dictateur, défait à Aspromonte75 par les troupes du roi, rappelant que « Malgré ses erreurs et ses fautes Garibaldi n’en est pas moins le libérateur des Deux-Siciles », action qui commande une gratitude « que la barrière des lois ne peut réfréner »76. On retrouve là la morale des mousquetaires, qui se doivent à l’amitié et aux principes avant le pouvoir temporel et les institutions.
35Après avoir été happé par les événements, Dumas les réécrit en taillant pour Garibaldi un habit de héros, avant de se mettre lui-même en scène dans son propre roman, et de se donner à travers une prédiction ex post mais stratégiquement placée en tête des deux séries d’articles, le plaisir d’être prophète : « Nul, à cette époque, ne prévoyait la campagne de Sicile ; moi seul la devinai, et mes premières paroles, quand je le vis, furent pour lui prédire qu’avant six mois il serait dictateur. J’ai fait dans ma vie plusieurs prédictions de ce genre, que, par caprice sans doute, et pour jouer un mauvais tour aux hommes d’État, d’habitude assez mauvais prophètes, la Providence s’est chargée de réaliser »77. Dès lors, son héros n’a plus en somme qu’à remplir la mission providentielle que lui a assignée le romancier inspiré, celle-ci apparaissant, article après article, comme le déroulement nécessaire de la prédiction initiale : belle revanche du journaliste Dumas, par le truchement de la fiction, sur la politique qui n’a pas voulu de lui en 1848 !
36On peut conclure sur un autre cycle historique, plus proche dans le temps de la révolution de Naples que ne l’était la trilogie du Grand Siècle : tour à tour acteur, rapporteur et raconteur de l’épopée garibaldienne, notre romancier polymorphe évoque la figure complexe et non moins protéiforme de Joseph Balsamo, et accomplit ainsi le programme du surhomme, qui fait advenir l’histoire en la racontant.
Notes de bas de page
1 Dumas prétend avoir écrit sous la dictée d’un protagoniste, Pacheco y Obez, mais le style est bien de lui. La période choisie couvre les révolutions en Amérique du Sud de 1810 à 1848. Les deux premiers chapitres paraissent dans les n° 25 et 26 du Mois en 1850. Puis l’ouvrage est imprimé à Paris chez Napoléon Chaix et Cie, et dédicacé par Dumas « Aux héroïques défenseurs de Montevideo ». Une grande partie du texte des deux premiers chapitres est réutilisée dans les chapitres 37 et 38 des Mémoires de Garibaldi. Le texte est réédité dans les Cahiers Dumas de l’année 2007 sous son titre original.
2 Claude Schopp et Annie Collet notent que Garibaldi a certainement su le parti qu’il pouvait tirer de la popularité d’un romancier à succès, notamment pour contrebalancer auprès de l’opinion française l’influence de Charles Garnier, correspondant dépêché par l’agence Havas et partisan des Bourbons. Voir Schopp Claude, 2002, Alexandre Dumas. Le génie de la vie, Paris, Fayard, p. 481-484 et 486-492 ; et Collet Annie, 1994, Alexandre Dumas et Naples, Genève, Slatkine, p. 64.
3 L’autre grand homme à porter ce titre était La Fayette, auréolé lui aussi de ses succès en Amérique avant de participer à la Révolution française. Garibaldi et son entreprise sont inscrits d’emblée dans les cadres de représentation de la Révolution française.
4 Dont le premier numéro date du 11 octobre 1860. Il est précédé d’une lettre circulaire (voir Collet Annie, Alexandre Dumas et Naples, op. cit., p. 173-175), dans laquelle le romancier expose la ligne du journal et sa fonction. Garibaldi lui aurait dit : « Défendez la cause de l’indépendance sicilienne devant la diplomatie européenne, révélez et punissez la tyrannie des Bourbons qui pèse depuis tant de temps sur le malheureux pays, faites enfin avec la plume ce que nous autres cherchons à faire avec l’épée ! ». On ne saurait mieux illustrer l’importance pour Dumas que revêtait son propre rôle, non seulement journaliste, mais encore justicier et même diplomate.
5 Dumas Alexandre [texte établi, présenté et annoté par Schopp Claude], 2002, « Sur terre, sur mer, en rade », in id., Viva Garibaldi ! Une odyssée en 1860, Paris, Fayard, p. 215 : « Cette lettre va donc vous être écrite, chers lecteurs, de pièces en morceaux, au jour le jour, et même à l’heure l’heure ».
6 Les « Lettres à Carini » sont destinées à être insérées dans les journaux, et constituent autant de reportages à chaud sur les progrès de Garibaldi. On en recense quatre dans La Presse les 29 juillet, 1er août, 7 et 8 août 1860 ; deux dans Le Siècle, les 31 juillet et 11 août 1860, trois dans Le Constitutionnel, les 30 juillet, 3 et 8 août, et enfin deux dans Le Sémaphore de Marseille, les 4 et 5 août 1860.
7 Alexandre Dumas se veut indépendant, et parvient à l’être pendant un moment, en dépit de problèmes d’argent récurrents. Il ne l’est plus à partir de 1861 quand il est obligé d’accepter une subvention officielle. Au fur et à mesure, Dumas s’intéresse alors de plus en plus à Naples et ses problèmes, et moins à la geste garibaldienne, même s’il continue de soutenir son ami à l’occasion (« Le procès de Garibaldi », L’Indipendente, n° 102, 16 septembre 1862). Mais il se désolidarisera de l’expédition de 1862, la jugeant trop prématurée et fomentée par des extrémistes, et tentera de décharger son héros de la responsabilité de ces actions (« L’état de siège », L’Indipendente, n° 85, 28 août 1862).
8 Nombre de ses contemporains napolitains ou italiens ont raillé une attitude à leurs yeux mégalomaniaque, au mieux naïve. La Torre di Babele épingle ses chasses, tandis que paraît dans la Strenna del Fischietto en 1862 une brochure parodique, la Garibaldumasséide, qui moque tout particulièrement les prétentions épiques du romancier. L’humour est pourtant omniprésent, Dumas n’hésitant pas à travestir ses chasses en parodies de Moby Dick ou d’épopée guerrière (Dumas Alexandre, « Port d’Azancourt », in id., Viva Garibaldi ! Une odyssée en 1860, op. cit., chap. xix).
9 Thérenty Marie-Ève, 2003, Mosaïques. Être écrivain entre presse et roman (1829-1836), Paris, H. Champion ; id., 2007, La littérature au quotidien, poétiques journalistiques au xixe siècle, Paris, Seuil ; Thérenty Marie-Ève et Vaillant Alain (dir.), 2004, Presse et plumes. Journalisme et littérature au xixe siècle, Paris, H. Champion ; Kalifa Dominique, Régnier Philippe, Thérenty Marie-Ève et Vaillant Alain (dir.), 2011, La civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au xixe siècle, Paris, Nouveau Monde éditions.
10 Il semble plus hybride que Le Monte-Cristo, qui se présente comme un « journal hebdomadaire de romans, d’histoire, de voyages et de poésie » : le premier est un quotidien, et par là même plus assujetti au compte rendu de l’actualité, tandis que l’autre, par son format et l’espacement de ses livraisons, privilégie la forme du feuilleton, avec des chapitres, au détriment des articles d’opinion ou des dépêches.
11 Le Monte-Cristo, n° 1, 1er janvier 1862, p. 6-8.
12 Dumas a eu la fantaisie de se faire construire une goélette en Grèce, source de déboires renouvelés, ce qui lui vaut de se faire répéter par ses amis chaque fois qu’une péripétie survient : « Vous avez eu tort, et grand tort, de faire construire un bâtiment à Syra, au lieu d’en acheter un tout fait à Malte, à Constantinople ou à Marseille ». La sentence tombe cinq fois dans le premier chapitre.
13 Cf. entre autres Venayre Sylvain, 2012, Panorama du voyage (1780-1920). Mots, figures, pratiques, Paris, Les Belles Lettres.
14 Le Monte-Cristo, n° 1, 2 et 3, janvier 1862.
15 Le Monte-Cristo, n° 34, 25 avril 1862.
16 Ses romans sont parus d’abord sous cette forme, comme la trilogie des Mousquetaires dans Le Siècle à partir de 1844.
17 Ou sa « belle lectrice », à laquelle L’Indipendente promet des romans dans son édition du 19 octobre 1860 : « Oui, notre jeune et belle correspondante, car à la finesse et à la fermeté de votre style nous reconnaissons que vous devez être jeune autant que belle, […] voici ce que nous allons publier pour vous ». Sur l’art de la causerie chez Dumas et ses contemporains, cf. Carvalhosa Sandrine, 2017, La causerie au xixe siècle. Les voix d’une écriture médiatique, thèse de doctorat, Montpellier, Université Paul-Valéry.
18 Dumas Alexandre, « Garibaldi », in id., Viva Garibaldi ! Une odyssée en 1860, op. cit., chap. xxi, p. 228.
19 Cité par Thérenty Marie-Ève, La littérature au quotidien, poétiques journalistiques au xixe siècle, op. cit., exergue.
20 Martin Marc, 2005, Les grands reporters. Les débuts du journalisme moderne, Paris, Audibert. Le Times, grand modèle des journaux français de l’époque, n’avait de poste sédentaire qu’à Paris.
21 Voir Naud François, 2005, Profession reporter, Biarritz, Privilèges Atlantica, p. 76.
22 On peut ainsi le suivre à la trace « Sur terre, en rade, en mer », et d’une ville à l’autre, grâce à cette écriture qui privilégie le mouvement et donne à voir : « Ce que nous voyons ».
23 Dumas Alexandre, Viva Garibaldi ! Une odyssée en 1860, op. cit., chap. iv ; Dumas évoque une « dépêche télégraphique, expédiée de Gênes » qui vient le « relancer » : « Si vous voulez être de la fête, hâtez-vous » (p. 86).
24 À prendre ici dans sa double acception d’article de journal plutôt littéraire et de récit historique.
25 Ces distinctions n’ont peut-être pas grand sens encore, dans la mesure où, en parallèle avec la professionnalisation du métier, elles s’opèrent plutôt au tournant des années 1970 et dans la période 1870-1890. Mais l’écriture n’en endosse pas moins tour à tour ces différentes postures. En fait, c’est autour du reportage (voir Boucharenc Myriam, 2004, L’écrivain-reporter au cœur des années trente, Lille, Presses universitaires du Septentrion) que se situe le clivage entre « anciens » – tenants d’un journalisme littéraire – et « modernes » insistant pour l’introduction de méthodes d’origine anglo-saxonne privilégiant les faits sur le style mais aussi et surtout le journalisme de terrain, qui bénéficie du développement des moyens de communication modernes.
26 Naud François, Profession reporter, op. cit., p. 98.
27 Dumas Alexandre, Viva Garibaldi ! Une odyssée en 1860, op. cit., chap. ii. Dumas affirme avoir gardé un document original, après avoir été le témoin de sa rédaction par Garibaldi. Il s’attache par ailleurs à avoir de bons informateurs : le premier numéro de L’Indipendente prend l’engagement de s’abonner à tous les journaux de Paris et au Times, la référence de l’époque.
28 Dumas Alexandre, Viva Garibaldi ! Une odyssée en 1860, op. cit., chap. xi, p. 156.
29 Muhlmann Géraldine, 2004, Une histoire politique du journalisme, xixe-xxe siècle, Paris, PUF. Le journaliste rassembleur a un « souci d’intégrer la communauté de ses lecteurs (qui est potentiellement la communauté politique tout entière) ». Il s’oppose au journalisme du « décentrement », qui expose au contraire des conflits menaçants pour l’identité collective.
30 Il a l’honnêteté de dire dans le premier numéro de L’Indipendente qu’il pourra se tromper, mais que du moins il se trompera toujours sincèrement et ne cherchera pas à tromper.
31 Il s’agit de Charles Garnier. Voir Collet Annie, Alexandre Dumas et Naples, op. cit., p. 64.
32 Celle des républicains libéraux, en Italie et en France, et plus largement le lectorat de Dumas.
33 Muhlmann Géraldine, Une histoire politique du journalisme, op. cit., p. 30.
34 Winock Michel, 1997, Le siècle des intellectuels, Paris, Seuil ; Winock Michel et Julliard Jacques (dir.), 1996, Dictionnaire des intellectuels français. Les personnes, les lieux, les moments, Paris, Seuil.
35 Alexandre Dumas s’est rendu en Tchétchénie et s’est fait l’avocat de l’indépendance tchétchène bien avant Bernard-Henri Lévy !
36 Il se présente dans l’Yonne, en Seine et Oise et à Pointe-à-Pitre, en expliquant pour chacune combien elle a rapporté à combien de personnes, en plus de sa fonction pédagogique.
37 Dumas Alexandre, Storia di Borboni di Napoli, publié en supplément de huit pages dans L’Indipendente à partir du 14 mai 1862. Ce texte a été republié avec d’autres par Jean-Paul Desprat et Philippe Godoy : Desprat Jean-Paul et Godoy Philippe (éd.), 2012, Alexandre Dumas. Les deux révolutions, Paris (1789) et Naples (1799), Paris, Fayard.
38 Muhlmann Géraldine, Une histoire politique du journalisme, op. cit., p. 18.
39 Voir la thèse de Fizaine Michèle-Luce, Victor Hugo et L’Événement, journalisme et littérature, citée par Thérenty Marie-Ève, La littérature au quotidien, op. cit., p. 15.
40 Dumas Alexandre, Viva Garibaldi ! Une odyssée en 1860, op. cit., chap. xxvi.
41 Première lettre au Siècle, reprise dans Viva Garibaldi ! Une odyssée en 1860, op. cit., chap. i.
42 Dumas Alexandre, 1868, « Combat de Milazzo », in id., Les Garibaldiens. Révolution de Sicile et de Naples, Paris, Michel Levy, chap. xi.
43 Dumas Alexandre, « Les Napolitains », in id., Viva Garibaldi ! Une odyssée en 1860, op. cit., chap. xliii, p. 359 : « Ces instructions, on le présume, avaient été données par monsieur Cavour […] ».
44 Des menottes prévues pour entamer les chairs jusqu’au poignet aux massacres d’innocents, en passant par les victimes rôties et mangées de 1798, la liste est longue et surprenante : on y trouve encore une femme violée dont on a coupé la tête.
45 « Réponse au roi François II », L’Indipendente, n° 68, 3 janvier 1860. « L’usurpation de votre famille a duré 126 ans ! ».
46 Thérenty Marie-Ève, La littérature au quotidien, op. cit., introduction. Par écriture oblique, l’auteure pointe un des moyens journalistiques de détourner la censure qui pèse longtemps sur la presse par le choix de sujets personnels ou de fiction, dont il n’est pas exclu qu’ils traitent d’actualité, comme l’illustre la prise de position d’Eugène Sue sur les prisons à travers Les Mystères de Paris. Il n’est donc pas fantasque de supposer qu’Alexandre Dumas joue de la polyphonie des rubriques pour en tirer des effets similaires sans avoir – pour ce qui concerne Le Monte-Cristo du moins, qui paraît sous Napoléon III – à risquer une répression.
47 « Tous les royaumes de la terre », L’Indipendente, n° 9, 20 octobre 1860. Reprise de Dumas Alexandre, 1852, « La tentation au désert », in id., Isaac Laquedem, chap. xii. Les dernières lignes sont modifiées pour intégrer la devise républicaine, transformant l’extrait de roman en parabole politique. Dans sa première période, L’Indipendente est anticavourien et antiannexioniste : Dumas considère en effet que cette politique favorise le ministre au détriment de Garibaldi.
48 Dumas Alexandre, « À la recherche d’un capitaine », in id., Viva Garibaldi ! Une odyssée en 1860, op. cit., chap. iii.
49 Voir Boucharenc Myriam, L’écrivain-reporter au cœur des années trente, op. cit., p. 27.
50 On y trouve notamment plus de titres que dans L’Indipendente, qui privilégiait des séries portant le même titre. Ces nouvelles articulations contribuent à la mise en intrigue romanesque.
51 « Causerie », Le Monte-Cristo, n° 1, 1er janvier 1862.
52 Ibid.
53 Garibaldi avait voulu en août 1862 marcher enfin sur Rome, mais l’expédition s’était soldée par un échec et une défaite dans l’Aspromonte contre les troupes italiennes.
54 Voir Thérenty Marie-Ève, « La rubricité », in id., La littérature au quotidien, op. cit., chap. 1, 3e section.
55 Dumas Alexandre, « Le combat », in id., Viva Garibaldi ! Une odyssée en 1860, op. cit., chap. xl, p. 341.
56 Ibid.
57 Ibid.
58 Ibid., chap. iv.
59 Ibid., chap. ii, p. 64.
60 Bowman Frank Paul, 1987, Le Christ des Barricades, 1789-1848, Paris, Cerf.
61 Dumas Alexandre, Viva Garibaldi ! Une odyssée en 1860, op. cit., chap. xii, p. 162.
62 Dumas Alexandre, 2019 [1861], « Le Lombardo et le Piemonte », in id., Les Garibaldiens, Paris, Arvensa Éditions, chap. i, p. 11.
63 Dumas Alexandre, « Le premier martyr », in id., Viva Garibaldi ! Une odyssée en 1860, op. cit., chap. xvii, p. 200. Dernier roi de Babylone, Balthazar s’était fait apporter les vases sacrés enlevés au temple de Jérusalem. À l’instant de cette profanation, il vit une main tracer en lettres de feu les trois mots que le prophète Daniel déchiffra pour lui (Livre de Daniel, v).
64 L’Indipendente, n° 26, 10 novembre 1860.
65 Dumas Alexandre, 1847-1850, Le Vicomte de Bragelonne ou l’Homme au masque de fer, chap. lxix, paru dans Le Siècle.
66 Ibid., « Ce qui se passait au Louvre », chap. cciii.
67 L’Indipendente, n° 49, 7 décembre 1860. L’article est en première page. Les plaintes du vieux d’Artagnan à Louis XIV sont empreintes de la même ironie amère (Dumas Alexandre, « Où le roi et le lieutenant font tous deux preuve de mémoire », in id., Le Vicomte de Bragelonne, op. cit., chap. xiv).
68 « Causerie », Le Monte-Cristo, n° 78, 26 septembre 1862. Dumas parle de son combat contre la corruption.
69 En historien scrupuleux, Dumas « avoue » ainsi que Garibaldi a rencontré un accueil plus que mitigé à Marsala, mais le justifie aussitôt par la peur de la répression des troupes royales.
70 Dumas Alexandre, Viva Garibaldi ! Une odyssée en 1860, op. cit., chap. xviii, p. 201. Au chapitre xxvi, Dumas rapporte une scène dont il a été le témoin heureux : « En vérité, il y a une justice céleste. […] Savez-vous ce que c’était que cet objet que la populace de Palerme traînait […] dans la poussière […] ? C’était la tête de la statue brisée de l’homme qui a empoisonné mon père ; c’était la tête du roi Ferdinand ! Sent-il quelque chose de cela dans sa tombe royale, l’homme qui a présidé aux massacres de 98, qui a vu pendre Carracciolo, Pagano, Cirillo, Eleonora Pimentel […] ? ». Reportage et histoire s’entremêlent dans ce récit, de même que le jugement de l’auteur de la San Felice avec celui du fils pleurant son père.
71 Dumas Alexandre, 1845, Vingt ans après, Paris, Baudry, chap. lxiii.
72 L’Indipendente, n° 68, 2 janvier 1861.
73 Ibid., n° 82, 18 février 1861.
74 « L’état de siège », L’Indipendente, n° 86, 29 août 1862 : « Dieu me garde de mettre en doute la bonne foi de Garibaldi. […] Nous nous inclinons devant ce noble cœur, […] cette main loyale, […] cette pensée pure […] Mais Garibaldi est emporté […] par un de ces mouvements d’enthousiasme qui influent d’autant plus les âmes qu’elles sont vaillantes ».
75 En août 1862, alors que Garibaldi projetait de conquérir Rome, et faisait courir le mot d’ordre « Roma o morte ! »
76 « Il processo di Garibaldi », L’Indipendente, n° 102, 16 septembre 1862. Dans Le Vicomte de Bragelonne, Athos pardonne également à Aramis sa tentative de remplacer Louis XIV par son jumeau, « une grande idée mais […] une grande faute », « un crime » même, parce qu’il pense que son ami a agi pour « venger le faible et l’opprimé contre l’oppresseur » (« Les derniers adieux », chap. ccxxxii).
77 « Causerie », Le Monte-Cristo, n° 1, 1er janvier 1862. Sa « prédiction » est encore plus précise et théâtralisée dans L’Indipendente n° 2 du 12 octobre 1860 : « Écoutez ce que je vous dis, le 4 janvier 1860, à dix heures vingt minutes du matin. Avant six mois, vous serez dictateur ».
Auteur
Isabelle Safa est docteur en littérature française et poursuit ses recherches sur les rapports entre histoire et littérature au <span style="font-variant:small-caps;">xix</span><sup>e</sup> siècle ; elle travaille également sur les rapports entre l'Europe et l'Orient dans la littérature, et plus particulièrement sur l'influence du roman historique chez les écrivains arabes de la Nahda (1860-1914). Elle enseigne la littérature en première et deuxième années de licence du cycle pluridisciplinaire d'études supérieures (Cypes) PSL-Henri IV depuis septembre 2012. Elle est également secrétaire générale de la Société des amis d'Alexandre Dumas et membre du Comité de liaison des associations dix-neuviémistes.
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