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Alexandre Dumas
et les doctrines socialistes de 1848
Texte intégral
1Dans un article intitulé « Utopie et contre-utopie. La communication allégorique dans Le Comte de Monte-Cristo »1, Pascal Durand signale la présence d’ingrédients saint-simoniens dans la composition du célèbre roman. La lecture du texte permet effectivement de repérer d’importants emprunts au discours industrialiste, notamment sur les chapitres de l’innovation, de l’industrie et sur celui du crédit. Durand suggère toutefois que Dumas réalisait dans cet ouvrage un véritable renversement de l’éthos industrialiste, la croissance du pouvoir économique, communicationnel et technologique de l’homme ne faisant nullement s’affirmer une administration paisible et raisonnable des choses, mais surgir une forme plus féroce et plus pervertie de gouvernement des hommes. L’industrie n’est alors plus « moyen d’un lien universel, d’une fraternité entre les hommes, mais arme, instrument de guerre et de vengeance, ou moyen d’accroître la puissance des grands possédants »2. Cet aspect est effectivement présent dans le roman, le télégraphe ou l’argent devenant les instruments de la vengeance d’Edmond Dantès.
2Mais on pourrait aussi considérer que l’une des multiples lectures possibles du Comte de Monte-Cristo mérite d’être risquée en termes strictement et fidèlement saint-simoniens. Le monde que va affronter Edmond Dantès est paradoxal. Virtuellement, pour un futur à portée de main, c’est un monde riche, abondant, prospère et finalement heureux. Mais toutes ces possibilités demeurent au présent lettre morte, car ce monde est aujourd’hui désorganisé, chaotique : les pires éléments de l’humanité, Danglars, Morcef ou encore Villefort, pouvant se hisser, se maintenir et prospérer, par le vol, la violence et le mensonge, au sommet d’une « société » dont ils sont les propriétaires. C’est, en bref, un monde où la disjonction est complète entre « capacités » et « dotations ». Dans ce contexte, une large part de la vengeance de Dantès, qui effectivement pourra disposer pour cela de toute la puissance de l’industrie de l’homme, va consister à résoudre le problème ; à organiser un univers où pour les individus d’une même génération et surtout pour les individus de génération à génération (le couple problématique hérédité/héritage est significativement central dans le roman), la dotation en responsabilité et en « richesses » sera à nouveau raisonnablement proportionnée aux capacités intellectuelles, physiques et morales. Dantès, qui au plus haut point, concentre toutes les capacités et toutes les dotations, apparaît en ce sens comme un prêtre, au sens saint-simonien du terme, un prêtre dont il saura, d’expérience littéraire peut-être, dessiner les principaux traits :
Au sommet de votre édifice, n’est-ce pas, monsieur Barrault ? le prêtre, le prêtre à la fois chef spirituel et temporel, tout ensemble législateur et juge ; le prêtre manutenteur et distributeur de la fortune sociale ; le prêtre héritier universel de tous les héritages, et qui rend à chacun, en instruments de travail, la fortune qu’il reçoit de tous ; dans les mains sacrées et infaillibles du prêtre, tout sera réuni : action impulsive, action coercitive, une pensée unique tendra vers une fin unique. Il y aura des millions de bras ; il n’y aura qu’une seule tête ; un homme résumera l’humanité ; la lumière absorbée par lui rayonnera hors de lui, se répandant comme l’esprit, en langues de feu, sur tous les hommes. Il sera à la fois le plus fort, le plus sympathique, et surtout le plus généralisateur des êtres vivants. Son génie infaillible règlera les vocations, déterminera les aptitudes, classera les capacités, tarifiera les salaires ; il sera le triangle flamboyant qui symbolisera le Dieu nouveau, et qui, inondé de la lumière du ciel, abreuvé de l’amour des hommes, s’épandra en torrents de lumière pour donner la direction de tous les travaux, en torrents d’amour pour diriger toutes les harmonies3.
I. Dumas et l’industrialisme : propriété, capacités, œuvres
3L’intérêt que semble porter Dumas aux correspondances à élaborer, individuellement ou collectivement, entre capacités et dotations permet en partie de le situer dans les débats doctrinaux, économiques et sociaux de l’époque. Comme l’ont judicieusement résumé Charles Gide et Charles Rist, l’économie politique libérale considère, autour de 1848, que la réflexion économique n’a pas à traiter la question de l’origine des dotations ; que l’état des dotations, en travail et en capital, est une donnée qu’intègrent en tant que telle les analyses « objectives » de la production, de la distribution et de la consommation des richesses. L’économie socialiste (Gide et Rist concentrent leurs analyses sur la tradition socialiste française des années 1830-1848), considère au contraire que la question des dotations et de la relation complexe aux capacités compose le noyau, politique et moral, de la discipline économique, et trace les contours des principales missions d’une discipline fondamentalement ancillaire. Comme le résume alors élégamment Rist, « Adam Smith, Ricardo et Jean-Baptiste Say ont séparé nettement le domaine de l’économie politique et celui de l’organisation sociale. La propriété […] est un fait social qu’ils acceptent sans le discuter… Pour les saint-simoniens et pour les socialistes le problème de la distribution des richesses consiste surtout à savoir comment se distribue entre les hommes la propriété »4.
4Présente dans Le Comte de Monte-Cristo, la réflexion sur capacité/dotation, sans être bien évidemment posée dans les termes précis du débat doctrinal, sans être non plus une constante des préoccupations de Dumas, n’est pas absente de ses textes journalistiques de 1848. À plusieurs reprises, notamment au temps de ses candidatures politiques, il défend sa propre interprétation des capacités qu’il associe significativement à la large palette des activités de l’industriel (au sens saint-simonien du terme) ; au travail, donc, mais au sens large du terme :
Qu’après avoir tout refusé aux prolétaires, on ne veuille pas que tout soit pour les prolétaires.
Qu’on laisse au génie, au talent, à l’art, au commerce, à l’industrie, au travail, leur place naturelle, dans le système social, dans l’harmonie universelle5.
5Symétriquement, Dumas propose une réflexion sur les dotations, sur les fondements légitimes du capital économique, politique et symbolique qui doit correspondre aux diverses capacités industrielles. Et il présente une définition sociale et évolutive de la propriété. Enfin, dans le système industriel, selon Dumas, la mise en correspondance des capacités et des dotations et l’accession à un régime d’administration positive des choses procèdent de mécanismes de régulation en partie intentionnels, en partie inintentionnels.
6En mars 1848, il reprend une intuition déjà présentée en 1833 dans Gaule et France. Il suggère qu’au long de l’histoire, les monarchies successives ont toujours su se créer une caste d’alliés concentrant le pouvoir. Le régime de Louis-Philippe procède d’une même tactique en s’appuyant sur le pouvoir d’une nouvelle élite, celle de « l’industrie et de la propriété ». Mais selon Dumas, cette nouvelle alliance sera funeste à la monarchie car l’évolution de l’industrie et de la propriété conduit plutôt spontanément à une dispersion du pouvoir et à son partage sur des bases positives et pacifiques. Dans ce contexte, une régulation intentionnelle de ce processus est envisageable, une « politique rationnelle »6, mais comme un simple accompagnement permettant de faciliter et d’accélérer l’accouchement de ce nouveau monde de l’industrie. Revendiquant son républicanisme, Dumas écrit :
Nous nous séparons des théories républicaines qui ont précédé la nôtre, puisqu’au lieu de chercher l’esprit de progrès dans les prolétaires, nous espérons le trouver dans les possédants [… Le dernier régime monarchique arbitraire et irrationnel] tombera, non point par les efforts des prolétaires, mais par la volonté des possédants : il tombera, parce que, ne représentant que l’aristocratie de la propriété et ne reposant que sur elle, l’aristocratie de la propriété, qui à chaque heure, va se détruisant par la division, manquera un jour sous lui7.
7Les événements de 1848, ceux de Février, les journées du 15 mai et du 21 juin, un automne crépusculaire, brouillèrent tous les repères de celui qui se prétendait « républicain historique » ou encore « prophète de la République »8. La thèse d’un Dumas déboussolé par les événements de Juin 1848, incapable par la suite de retrouver ses repères, prêt à s’en remettre, face aux audaces et autres turbulences de la république démocratique et sociale, au pouvoir conservateur et rassurant d’un homme providentiel, Lamartine, Thiers ou finalement Napoléon, a déjà été judicieusement soutenue9. Mais, sans que cela soit contradictoire, on a aussi signalé avec pertinence la présence chez Dumas, sur un plus long terme, d’un socle républicain sinon complètement robuste, du moins jamais complètement brisé et abandonné, et qu’il avait toujours eu le souci de conserver malgré les entailles, bosses et rayures qu’avaient pu lui infliger les événements contraires10. Le constat vaut pour son républicanisme en général, mais aussi pour la partie de ce républicanisme – un « républicanisme social » et non « révolutionnaire »11 écrit-il – qui concerne les doctrines économiques et sociales, comme on peut le vérifier à la lecture des notes, brèves, articles qu’il consacre dans la presse de 1848 aux principaux hérauts socialistes, Cabet, Proudhon, Leroux, Considerant ou Blanc. Deux impressions ressortent à la lecture attentive de ces textes : une majeure, celle d’une offensive en règle, frontale retentissante et relativement attendue, surtout après Juin, contre le socialisme utopique ; une mineure qui, systématiquement, nuance la critique et signale tout ce que ce socialisme, drainé de ses excès et de ses impatiences, propose en matière d’espoirs et autres idées fécondes sur les fins et les moyens de la réforme économique, politique et sociale. Nous le vérifierons ici à propos des quelques commentaires que consacre Dumas à Pierre-Joseph Proudhon, à Louis Blanc et à Étienne Cabet.
II. Proudhon, Blanc, Cabet
8Dumas a consacré de nombreuses notes à l’auteur du mémoire fameux Qu’est-ce que la propriété ? en qui il verra le « principal représentant » du socialisme12. En 1848, Proudhon ne cesse d’affirmer dans ses journaux, Le Peuple et Le Représentant du peuple, mais aussi dans son texte de synthèse, Solution du problème social, que la révolution politique de Février nécessite d’être complétée, terminée par une révolution économique et sociale. La réorganisation du crédit est au cœur de cette seconde révolution et Proudhon va rapidement proposer comme moyen le « crédit mutuel et gratuit ». Élu à l’Assemblée nationale en juin 1848, il présente dans cette perspective son projet de Banque du peuple13.
9Dumas, à travers Proudhon, présente deux critiques centrales à l’économie politique socialiste. En premier lieu, ce savoir socialiste sur l’économie n’est ni cumulatif, ni unifié. Dumas s’étend à de nombreuses reprises sur les luttes intestines entre les différentes écoles socialistes. Il détaille notamment les accrochages entre Proudhon et Considerant. Pour les fouriéristes, Proudhon n’est qu’un plagiaire, un mauvais plagiaire même, puisqu’il intègre les intuitions de Fourier dans un système profondément belliqueux où domine la « puissance de destructivité »14. Proudhon, de son côté, estime que ceux qui se prétendent en 1848 les héritiers de Fourier, ne sont que des tièdes et ne disposent, de fait, d’aucune théorie solide ; « le fouriérisme et le proudhonisme, commente Dumas, n’ont jamais fait preuve, dans leurs attaques contre l’ordre social, d’une verve pareille à celle que leur inspire leur haine réciproque »15. En second lieu, Dumas considère que l’économie politique socialiste n’est pas vérifiée par les faits, ce que démontre l’expérience de la Banque du peuple :
Les utopistes se complaisent d’ordinaire dans l’étalage de leurs théories, ils en sortent rarement pour entrer dans le domaine des faits, et ils trouvent toujours moyen de démontrer que les faits ont tort quand ceux-ci ont condamné leurs inventions sublimes16.
10Dumas détaille le projet de Banque du peuple et souligne que Proudhon lui donne valeur d’expérience cruciale pour le socialisme. Quelques mois plus tard, le projet est abandonné et Dumas s’exclame alors : « Voilà un grand événement : la Banque du peuple est morte »17. Le socialisme est donc infirmé par cette expérience, et Proudhon révèle une nouvelle fois l’absence de rigueur et de sérieux de sa réflexion économique en refusant alors, par des arguments spécieux et ad hoc, de tirer les conséquences de cet échec : « M. Proudhon est un chercheur d’aventures sociales, il ne sera jamais un homme d’État »18, juge alors Dumas qui relevait deux mois auparavant l’incapacité de Proudhon à « lire dans le livre vivant de l’humanité »19.
11À ces commentaires critiques de Dumas sur Proudhon et le corpus socialiste doivent cependant être opposés d’autres passages dans lesquels son évaluation est plus nuancée. Ainsi, lorsqu’il mentionne les « reconstructeurs » du xixe siècle succédant aux « démolisseurs » du xviiie siècle, il cite Chateaubriand pour la religion, Napoléon pour l’administration, les finances, la justice, mais aussi les pères fondateurs du socialisme, « Saint-Simon, qui prend la société à son sommet, c’est-à-dire par l’intelligence ; à sa base, c’est-à-dire par la matière, et qui dresse le traité de paix entre le matérialisme antique et le spiritualisme moderne » ; « enfin, Fourier, qui s’empare de tous les éléments humains, de toutes les passions innées, de tous les appétits brutaux pour les faire concourir au bonheur général, au bien-être universel »20. De même, en juillet 1848, il présente encore une évaluation assez partagée du projet de Proudhon : « Jamais, depuis Érostrate, un fou n’a été si célèbre. Mais M. Proudhon est-il sérieusement un fou ? »21, s’interroge-t-il. Dumas souligne surtout « l’effrayante logique » d’un système qui se déduit de trois principes : « La propriété c’est le vol, la famille est une chose dangereuse. Dieu est un être inutile »22. L’erreur commise par Proudhon réside alors, selon Dumas, dans une interprétation bien trop stricte des trois formules, et dans une confusion totale concernant les moyens et le calendrier de la réforme. Sur le premier point, Dumas remarque : « Oui, la propriété c’est le vol, si la propriété prend et ne rend pas, si elle absorbe, si elle monopolise, si elle commence par l’égoïsme et finit par l’avarice »23. Sur le second point, il souligne que l’erreur commise par Proudhon est d’avoir voulu précipiter et brusquer, par la violence notamment, l’évolution, de n’avoir pas « reculé devant le danger du paradoxe social et de l’hérésie »24. Mais, ceci précisé, Dumas peut écrire :
Si la République dure, et qu’elle aille toujours en avant, elle doit évidemment en arriver non pas seulement à ce que demande M. Proudhon, mais à ce que veut M. Cabet. Nous ne sommes pas le partisan du Représentant du peuple, mais nous croyons de notre conscience de dire que c’est un homme qui mérite plus qu’on ne lui accorde, et qu’il devait évidemment résulter, lui et son principe, de la révolution de Février […] Nous croyons qu’il viendra une époque où, lorsque les passions seront éteintes, et les hommes qui les ressentent seront morts, il paraîtra étrange que ses contemporains aient traité de fou un homme auquel il ne manque qu’une chose, la certitude de vivre cent cinquante ans, ou la patience d’attendre25.
12Plus loin il ajoute :
Nous croyons que, si M. Proudhon eût appelé à son aide la logique au lieu du scandale, d’abord, il eût eu pour lui tous les honnêtes gens, tous les bons esprits et toutes les consciences. Mais, quoi qu’il en soit, il est parti d’un principe vrai et marche vers un but inévitable, si la République ne ment pas à sa mission26.
13Un partage des arguments assez semblable peut également se retrouver dans le jugement que porte Dumas sur la politique économique et sociale du gouvernement provisoire, et plus spécialement sur le projet des ateliers nationaux. Bien sûr, rendant compte de la journée du 15 mai, il pourra souligner l’impuissance et l’indécision d’un Philippe-Joseph Buchez, signe manifeste d’une incapacité générale à gouverner27 ; il pourra encore juger très sévèrement la politique monétaire et financière qu’a tenté d’impulser Charles Duclerc et qui conduit à la ruine du crédit28. Enfin, les projets élaborés par Louis Blanc et la commission du Luxembourg passeront également au crible de sa critique, Dumas signalant deux faiblesses constitutives au projet des ateliers nationaux : « il laisse […] en dehors l’industrie agricole, cette fortune de la nation, et annihile toute espèce de concurrence » ; surtout, ce projet fait disparaître toute émulation, Dumas concluant, en termes saint-simoniens, que « la question de l’égalité du salaire est une utopie sans consistance. Elle détruit le principe : à chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres »29. Toutefois, peu de temps après, Dumas présentera un bilan plutôt positif de la tentative d’application du projet d’atelier national dirigée par Émile Thomas. Dumas signale qu’en période de crise, le principe d’une intervention et d’une régulation intentionnelle de l’économie, la restauration d’un minimum de sécurité et de justice sociales, constituent des objectifs tout à fait judicieux. Mais il rend compte surtout favorablement de l’activité de Thomas, qui a tenté de concrétiser certaines propositions du gouvernement provisoire relatives à l’emploi des ouvriers dans les travaux de terrassement, dans les chemins de fer, ou dans certains grands projets d’aménagement urbain. Sur ce dernier point, Dumas souligne notamment l’intérêt « d’élever, par le système anglais des baux amphitéotiques [sic], des quartiers destinés aux ouvriers, quartiers composés de petites maisons meublées, à deux ou trois étages seulement, et habitées par trois ou quatre familles. Ces quartiers eussent eu des boulangeries et des cuisines communes, des fours communs, enfin tout ce qui constitue la vie par association, c’est-à-dire à bon marché »30. Mais Dumas remarque surtout que Thomas, face au marasme économique et social, a tenté de mettre en place pragmatiquement des institutions et des régulations neuves reposant sur des initiatives publiques et privées. Il note que l’intention de Thomas,
[…] c’était de créer des syndicats de profession, moitié ouvriers moitié patrons, nommant un syndic en dehors d’eux et au-dessus d’eux, lequel aurait eu pour mission de régler les questions de salaire avec les ouvriers eux-mêmes, réunissant sous sa juridiction les syndicats de profession en syndicats de famille, faisant correspondre ces syndicats de famille avec tous les points de la France pour créer un bureau de placement universel qui eût envoyé des ouvriers de tous les états sur tous les points où le besoin de bras les eût appelés ; créant en outre un atelier national pour chaque syndicat ; atelier gouverné par un régisseur à la nomination du syndic, dans lequel atelier on eût engagé à moitié prix les travailleurs en grève, et qui eût été alimenté, et par le concours du capital privé, garanti par l’État, et par la vente de la marchandise fabriquée ; marchandise dans laquelle, en général, on eût fait entrer un peu de matière première, beaucoup de main-d’œuvre ; marchandise de luxe autant que possible, qui aurait dû être exportée, dans le cas où l’exportation eût repris ; mais qui, si elle eût été vendue à l’intérieur, l’eût été au cours rigoureux de la vente, afin de ne point faire concurrence à l’industrie particulière31.
14Pour Dumas, ce n’est alors pas l’irréalisme des propositions de Thomas qui a conduit le projet général à l’échec, mais la mauvaise foi du gouvernement, Ledru-Rollin, Flocon, Louis Blanc ou Albert étant hostiles à cette expérience qui avait l’inconvénient de pouvoir réussir et risquait ainsi de leur retirer la possibilité de « faire décréter une dictature au profit du pouvoir exécutif »32 ; ces mêmes hommes s’étant arrangés, par la suite, pour que, dans des conditions rocambolesques, Ulysse Trélat bâillonne définitivement Thomas.
15Dumas présente enfin un point de vue plus critique sur Étienne Cabet, son communisme et son utopie icarienne. « L’utopie Cabet occupera une assez large place dans l’histoire des folies de notre époque »33, écrit Dumas qui répercutera les premiers échos des fiascos enregistrés par les colonies icariennes en Amérique. Au printemps 1848, il publie dans Le Constitutionnel, huit lettres, signées « Un curieux », sur le Voyage en Icarie. Ces lettres sont d’abord l’occasion pour Dumas de railler à plaisir les excentricités de Cabet, qu’elles concernent l’alimentation collective en Icarie – « l’imagination leur est défendue en matière de cuisine. Tout ce qui concerne les aliments est réglé par la loi »34 –, l’éducation des enfants, ou encore les vêtements. Sur ce dernier point, Dumas ne se lasse pas de tourner en ridicule les descriptions où Cabet montre qu’en Icarie, chaque statut social et familial sera, dans le moindre détail, réfléchi par le port d’un vêtement particulier décidé, en toute rationalité, par le pouvoir central : « Tant il y a que rien n’est commode comme ce prospectus de sa propre personne, que chacun porte sur soi », se moque Dumas, « du premier coup d’œil, vous savez à quoi vous en tenir sur les autres, comme les autres savent à quoi s’en tenir sur vous-même. Aimez-vous les petites filles ? Aimez-vous les grandes filles ? Aimez-vous les vierges ? Aimez-vous les veuves ? vous avez votre Guide que l’on vous délivre à la mairie ; vous comparez le numéro, vous vérifiez la particularité, et vous étendez la main vers l’objet de votre choix. Cela ne se trouve qu’à Icara »35. Mais Dumas critique aussi le matérialisme de Cabet, le niveau du bonheur en Icarie étant strictement indexé sur le volume, le nombre, la taille des biens matériels ; corrélativement, de nombreux passages de ces huit lettres dénoncent l’absence de jeu, de vie, de création dans l’utopie icarienne, l’auteur du Voyage ignorant significativement (car là se trouve une manifestation de la vie, de la variété et des passions humaines) la vraie mission du théâtre, « doter l’humanité d’une vérité inconnue, d’une philosophie nouvelle, d’une science ignorée »36. Cabet, comme ses collègues socialistes (Pierre Leroux par exemple qui développe « tout un système de philosophie dans lequel il appelle, ou à peu près, les travailleurs des victimes et les entrepreneurs des assassins »37), en localisant strictement l’origine de la crise actuelle dans l’organisation économique et en exigeant dans l’immédiat l’égalité et la disparition de la propriété, n’autorise enfin, selon Dumas, qu’un règlement violent de la situation. La solution de Cabet, explique Dumas, « c’est tout simplement la collision, le pillage, l’effusion de sang, la guerre civile, enfin »38.
*
16Il est naturellement très difficile de tirer des enseignements clairs de la lecture des quelques notes, fragments, brèves que Dumas consacre dans la presse de 1848 aux doctrines socialistes. L’exercice est d’autant plus risqué que, comme nombre de ses contemporains de la génération romantique, son jugement vacille en mai et juin et que les évaluations fluctuent pour le moins au gré des événements. L’impression d’une critique de plus en plus radicale domine vis-à-vis d’un espoir socialiste, peut-être authentique à l’origine, mais qui a conduit au chaos. Au final, Dumas pourra affirmer que Proudhon est « un rêveur échappé de Charenton »39, que « Saint-Simon est un rêveur, le saint-simonisme est une utopie »40 et finalement que cette « époque, qui a produit tant de fous, a produit M. Cabet »41. Il ne critique toutefois les différentes tendances socialistes ni avec la même intensité, ni avec les mêmes arguments. Le communisme de Cabet est définitivement une folie, douce probablement à l’origine, sur le papier, chez l’auteur du Voyage en Icarie, extrêmement dangereuse lorsqu’elle se trouve mise en application par ses zélateurs ; le socialisme de gouvernement qu’incarne un Louis Blanc signale l’énorme distance qui s’est creusée entre Février et Juin 1848, entre une doctrine ambitieuse, volontariste et tournée vers l’exigence de l’organisation du travail et d’un minimum de justice sociale, et une mise en pratique calamiteuse ; le socialisme libertaire d’un Proudhon attire, de la part de Dumas, un certain nombre de commentaires acides, mais qui se trouvent nuancés par le constat que nombre des intuitions de l’auteur de Philosophie de la misère – celles d’un monde opulent car ayant réussi à concilier, dans les faits, les valeurs de liberté et d’organisation, et où l’opulence est raisonnablement généralisée et partagée – se révèlent être plus prématurées et maladroites que fausses. Lorsqu’il évoque à Émile Barrault une longue durée historique qui verra nécessairement se succéder une « république bourgeoise », puis une « république démocratique », puis une « république sociale », il peut conclure, avec des accents presque tocquevilliens, l’humour en plus :
Je vous demande cent cinquante ans pour que la République aille de M. de Lamartine à M. Proudhon […] Le dernier mot de la République, c’est le communisme. / Mais, pour Dieu ! monsieur Émile Barrault, que ce soit le plus tard possible que la République nous dise son dernier mot !42.
Notes de bas de page
1 Durand Pascal, 2003, « Utopie et contre-utopie. La communication allégorique dans Le Comte de Monte-Cristo », in Arrous Michel (dir.), Alexandre Dumas, une lecture de l’histoire, Paris, Maisonneuve et Larose, p. 209-229.
2 Ibid., p. 209-230 et p. 225.
3 Dumas Alexandre, 19 juillet 1848, « À M. Émile Barrault, à propos de sa lettre à M. Lamartine », La Patrie, reproduit dans Cahiers Alexandre Dumas, n° 25 1848. Alexandre Dumas dans la Révolution, 1998, p. 303-304. Toutes les citations d’articles parus dans la presse (sauf pour Le Mois et Le Constitutionnel) renverront ici à ce volume.
4 Gide Charles et Rist Charles, 1909, Histoire des doctrines économiques depuis les physiocrates jusqu’à nos jours, Paris, Larose et Ténin, p. 262.
5 Dumas Alexandre, 25 mars 1848, « Profession de foi du passé », La Liberté, reproduit dans Cahiers Alexandre Dumas, op. cit., p. 57.
6 Ibid., p. 41.
7 Ibid., p. 40-42.
8 Dumas Alexandre, 4 juillet 1848, La Patrie, reproduit dans Cahiers Alexandre Dumas, op. cit., p. 279 et p. 282.
9 Mombert Sarah, 2001, « Action politique et fiction romanesque. La révolution impossible d’Alexandre Dumas », in Millot Hélène et Saminadayar-Perrin Corinne (dir.), 1848, une révolution du discours, Saint-Étienne, Cahiers intempestifs, p. 171-189.
10 Callet-Bianco Anne-Marie, 2003, « De Monte-Cristo aux Mohicans : l’affirmation du sentiment républicain », in Arrous Michel (dir.), Alexandre Dumas, une lecture de l’histoire, op. cit., p. 189-208.
11 Dumas Alexandre, « Profession de foi du passé », art. cit., p. 43.
12 Le Mois, n° 17, 1er mai 1849, p. 138.
13 Lors de cette période, il faut noter, en outre, que Proudhon n’aura de cesse de stigmatiser les alliés de l’ordre ancien et conservateur, parmi lesquels des écrivains comme Dumas, en qui il voit le « salarié des d’Orléans ». Les hommes s’étant compromis dans le roman-feuilleton ne sont à ses yeux que des parasites attirés par les profits faciles de ce genre de « production » : « N’est-ce pas le cas de se demander ce qu’il y a de commun entre la révolution et la littérature, ce qu’a fait pour la République, et de quelle utilité peut être à la société, dans l’avenir, cette espèce de parasites vulgairement appelés gens de lettres […] Est-ce que le métier de gens de lettres n’est pas de tous celui qui exige le moins d’apprentissage ! Et pour quiconque en a essayé, n’est-il pas vrai que dans cet exercice le développement intellectuel est en raison inverse de l’habileté phrasière ? Mettez-vous bien cela dans la tête, travailleurs : il faut cent fois plus d’intelligence pour construire une machine à vapeur que pour écrire cent chapitres de Balsamo », cité dans Haubtmann Pierre, 1982, Pierre-Joseph Proudhon : sa vie et sa pensée (1809-1849), Paris, Beauchesne, p. 762.
14 Le Mois, n° 15, 1er mars 1849, p. 88.
15 Ibid., p. 87.
16 Ibid., p. 72.
17 Le Mois, n° 17, 1er mai 1849, p. 142.
18 Ibid., p. 144.
19 Le Mois, n° 15, 1er mars 1849, p. 74.
20 Dumas Alexandre, 1er avril 1848, « Ce qu’aura à faire l’Assemblée nationale de 1848 », La Liberté, reproduit dans Cahiers Alexandre Dumas, op. cit., p. 84.
21 Le Mois, n° 9, 31 août 1848, p. 269.
22 Ibid.
23 Ibid.
24 Ibid.
25 Ibid., p. 269-270.
26 Ibid., p. 270.
27 Dumas Alexandre, « Journée du 15 mai, Assemblée nationale », La Liberté, reproduit dans Cahiers Alexandre Dumas, op. cit., p. 136-144.
28 Dumas Alexandre, 15 juin 1848, « M. Duclerc et ses projets », La France nouvelle, reproduit dans Cahiers Alexandre Dumas, op. cit., p. 219-222.
29 Le Mois, n° 5, 16 juin 1848, p. 135.
30 Dumas Alexandre, 16 juin 1848, « Les ateliers nationaux » (premier article), La France nouvelle, n° 23, reproduit dans Cahiers Alexandre Dumas, op. cit., p. 228.
31 Ibid., p. 229.
32 Ibid., p. 230.
33 Le Mois, n° 14, 1er février 1849, p. 34.
34 Dumas Alexandre, 6 mai 1848, « Voyage en Icarie », Le Constitutionnel. Sur cette série d’articles, voir Cahiers Alexandre Dumas, op. cit., p. 177-178, n. 1.
35 Dumas Alexandre, 7 mai 1848, « Voyage en Icarie », Le Constitutionnel.
36 Dumas Alexandre, 24 mai 1848, « Voyage en Icarie », Le Constitutionnel.
37 Le Mois, n° 11, 15 octobre 1848, p. 332.
38 Dumas Alexandre, 25 mai 1848, « Voyage en Icarie », Le Constitutionnel.
39 Dumas Alexandre, 24 mai 1848, « La Patrie. – La Famille. – La Propriété », La Liberté, reproduit dans Cahiers Alexandre Dumas, op. cit., p. 163.
40 Dumas Alexandre, 7 août 1848, « À M. Émile Barrault à propos de sa lettre à M. Thiers », L’Événement, reproduit dans Cahiers Alexandre Dumas, op. cit., p. 294.
41 Le Mois, n° 14, 1er février 1849, p. 34.
42 Dumas Alexandre, 7 août 1848, « À M. Émile Barrault à propos de sa lettre à M. Thiers », art. cit., p. 319.
Auteur
Ludovic Frobert est directeur de recherche au CNRS (UMR Triangle).
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Libertaire ! Essais sur l’écriture, la pensée et la vie de Joseph Déjacque (1821-1865)
Thomas Bouchet et Patrick Samzun (dir.)
2019
Les encyclopédismes en France à l'ère des révolutions (1789-1850)
Vincent Bourdeau, Jean-Luc Chappey et Julien Vincent (dir.)
2020
La petite entreprise au péril de la famille ?
L’exemple de l’Arc jurassien franco-suisse
Laurent Amiotte-Suchet, Yvan Droz et Fenneke Reysoo
2017
Une imagination républicaine, François-Vincent Raspail (1794-1878)
Jonathan Barbier et Ludovic Frobert (dir.)
2017
La désindustrialisation : une fatalité ?
Jean-Claude Daumas, Ivan Kharaba et Philippe Mioche (dir.)
2017