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Alexandre Dumas :
la réalité de tous les mois
p. 63-76
Texte intégral
Ainsi, mon père aura vécu et sera mort dans le roman historique.
Alexandre Dumas fils1
I. La réalité de tous les mois ?
1De « mois », il n’y en a réellement qu’un, et hormis le grand nombre que paraît conférer le pluriel, l’unité de la publication, son unicité, sa massivité, sa persistance sont ce qui paraît, de prime abord, le plus avéré. « Alexandre » est un, seul en cause et bien « identique à lui-même », malgré tous les autres porteurs du prénom dont il fait son accompagnement. Le « même » se décline, sa nature l’y oblige, nous allons voir comment.
2On peut étudier Le Mois, la revue – avec un « s » – du point de vue de sa fiabilité historique ; on peut analyser le « moi », le sujet – sans « s » – du point de vue de son identité historique, de son écriture de l’histoire, des moyens qu’il se donne pour en faire comprendre le cours ; on peut aussi – c’est ce que je ferai ici – examiner le « moi(s) » – avec et sans « s » – en considération de l’exposition de lui-même que fait Dumas dans son mensuel, par un biais qu’on appellera, si l’on veut, « autobiographique ».
3La question n’est alors pas tant de savoir quel miroir Le Mois (le journal) offre à l’événement historique, mais quel degré de réversibilité le « moi » – sans « s » – de l’écrivain-journaliste tire d’une écriture de l’histoire engagée, dirions-nous, à son service. Autrement dit, nous allons chercher à savoir comment l’écrivain se représente lui-même dans l’événement qu’il raconte, et quelle idée il se fait d’une telle représentation. Autrement dit encore, quel est le but poursuivi par lui dans cette « Panavision » de l’histoire immédiate ? Car Dumas « voit » tout – c’est du moins la gageure – il est omniscient, ubique, protéique et général, multiple, cela va de soi, remontant et descendant le cours de l’histoire, aussi à l’aise que Dieu au sommet absolu de sa création, et jusqu’en ses tréfonds.
4La question doit nous intéresser, puisque le projet d’écrire l’histoire vise nécessairement celui qui prétend en établir la marche et fait retour sur l’intention qui l’anime en propre et pour lui-même. Double face du miroir tenu le long du chemin à qui chemine pour qu’il s’observe.
II. L’unique et ses propriétés
5Il s’agirait, pour Dumas, si nous y regardons bien, de se hisser à hauteur du sujet à traiter – l’histoire donc – car celui-ci l’exige. Or, cette histoire est tout entière contenue dans l’évolution qu’elle connaît – ou sourde ou tonitruante – vers le mieux, le bien, le bonheur universel, vers l’avènement, douloureux certes, de la République – la même pensée anime ceux de sa génération, Victor Hugo en tête, évidemment. Ce n’est pas pour rien qu’une telle trajectoire se manifeste métaphoriquement comme un événement naturel irréversible à long terme et que le « volcan », ses flammes destructrices, sa lave, les séismes qu’il entraîne, en est, dans Le Mois, par exemple, la figure privilégiée.
6Or, dans cette logique, à la série des « secousses sismiques » qui constituent l’histoire dans son accomplissement, doit correspondre une écriture neuve : rapide, souple, immédiate, macro et microscopique, susceptible d’en épouser le « rythme ». C’est à cette fin qu’il convient de renouveler le roman – il doit devenir « historique » –, de réformer le théâtre – il doit devenir une scène sur laquelle se joue, pour ainsi dire, l’histoire elle-même –, de faire du journal un organe propre à enregistrer au jour le jour ce que l’histoire fait et comme elle le fait.
7Être à la hauteur d’un tel programme, c’est se faire à la fois le sténographe omniscient de l’événement et c’est entrer soi-même dans le théâtre historique lui-même : réquisitionner des armes en 1830, chercher à se faire élire en 1848, aller rejoindre Garibaldi en 1860 et se faire à chaud le journaliste impatient de tous les événements rencontrés depuis le début de sa carrière, participent de la même vision. Devenir un moi-acteur, un moi-écho, le témoin disposant de l’outil absolu que représente ce qu’on pourrait appeler l’écriture événementielle ; s’efforcer de se constituer soi-même en point de convergence de tout ce qui se passe en participant à sa génération ; concentrer l’information dans une seule main – être à soi seul le « comité de rédaction » tout entier – afin de pouvoir mieux en assurer la diffusion – avoir en quelque sorte une idée solaire de sa personne et de son action – ; persister à couvrir l’événementiel dans toute son ampleur pour offrir, sans intermédiaire, en toute franchise et aussi à meilleur compte, l’information véridique à laquelle le public a droit, le tout dans un récit qui ait indubitablement valeur de miroir, telle est l’ambition de Dumas. L’écrit-Dumas – dont les pages sont aussi nombreuses, potentiellement, que les événements engendrés par l’histoire –, fait masse, moins pour « concurrencer l’état civil », honorer sa mémoire, que pour servir de caisse de résonance à celle-ci comme elle s’accomplit. Question d’écriture et question d’héroïsme.
III. Totalité à saisir, totalité à devenir
8Dumas équivaut à la masse. La grosseur, la longueur, l’obésité, si l’on veut, l’énormité, de toute façon, est sa forme. Mais c’est une forme qui doit faire juger d’une compétence ! Admet-on d’un cuisinier qu’il soit maigre sans dommage ? Qui veut englober la totalité – historique, comme ici – doit aussi en posséder la taille et l’ampleur ; à l’universalité de l’objet doit correspondre le calibre, la plénitude corporelle et l’emphase de celui qui tente de s’en faire le scribe et l’acteur.
9Dumas, en tout, tend à la totalité : il se fait « historien », et aussi « journaliste », pour justifier la révélation après laquelle il court. Son « journal » ? Même s’il ne s’imposa pas, il renaît toujours à nouveaux frais, sous de nouveaux titres, tout au long de sa carrière. Ses « mémoires » ? Même s’ils ne furent jamais achevés, il ne cessa jamais de les écrire. Sa « maison » ? Il lui donna la forme d’une fiction, mais aussi celle d’un panthéon, où lui-même avait sa niche, aux côtés des plus grands. Il se monumentalisait donc. Son « cabinet de travail » ? Il lui donna le nom d’une prison (et aussi d’une île), mais dont le célèbre locataire finira par s’échapper et tiendra alors sa revanche – le mot « revanche » figure dans le programme corrigé du Mois, placé à la fin de la 12e livraison2. Une prison dont les pierres qui, descellées, découvriront l’issue, ne sont autres que ses principales œuvres, puisqu’elles en portent, gravé dessus, le titre.
10Dumas ? Une œuvre qui fait masse. Pullulante, en pleine expansion :
Dumas met en scène, selon le recensement du Dictionnaire Dumas de Reginald Hamel et Pierre[tte] Méthé, 4 056 protagonistes, 8 872 personnages secondaires, 24 339 figurants, en tout 37 267 acteurs. Et chacun exprime quelque part de lui-même, chacun le montre, non tel qu’il fut, mais tel qu’il rêva d’être, en une boulimie d’existences fictives qui fait de lui le prince des romanciers3.
11Ses « romans », qui sont ses titres de gloire les plus évidents, nourrissent tous les esprits et remplissent toutes les bibliothèques4. Leur nombre effare. Leur ampleur effraie – mais comment quitter d’Artagnan et comment en finir avec Edmond Dantès ? Voici des récits qui font relance et que leur suite à termes multiples entraîne.
12Il faudrait pouvoir écrire – pense-t-il – à l’instar de Rubens, génie des opulences, son peintre de prédilection. Dumas, visitant Anvers, ne manque pas de relever que celui-ci traversant les royaumes, laissait derrière lui, de relais en relais, comme autant de témoignages, chef-d’œuvre sur chef-d’œuvre, et qu’il ne peignit pas moins « de treize cent dix tableaux connus par la gravure, et dans lesquels on compte plus de quatorze mille personnages »5. Admirons la conjonction.
13« Bourreau d’écriture », « forçat des lettres » ? Il s’en plaint, on l’en plaint, on s’en moque – il lui fallait bien s’efforcer de désintéresser ses créanciers – mais aussi sachons pointer ici ce goût et ce besoin, cet appétit de vouloir embrasser « tout », dont le journal est, finalement, l’un des plus beaux expédients. « J’écris vingt-quatre heures par jour et quelquefois la nuit », dit-il dans Le Pays natal pour railler le sort qu’à cet égard on lui fait6. Mais il dit juste : un jour n’a pas assez d’heures et de minutes pour suffisamment écrire !
14Parmi les très nombreux témoignages, malveillants souvent mais peu importe, de cette boulimie d’écriture, prenons celui-ci : une caricature de Nadar, datant de la fin des années quarante, nous montre un commissionnaire pliant sous le faix d’énormes ballots de feuillets manuscrits – il en tient jusque sous les deux bras – venant livrer sa marchandise au libraire debout dans sa boutique. Réaction du personnage, passablement étonné par la quantité : « — Comment, c’est là tous les Mémoires d’Alexandre Dumas ! ». Réponse du livreur : « — Oh ! pardon, monsieur. Ce n’est que la fin de la première moitié de la première partie »7.
15Idée encore d’une « totalité » à réaliser au théâtre. Voici ce qu’écrit Dumas au duc de Montpensier, à propos du privilège qu’il demande pour son Théâtre-Historique et sur le but poursuivi : « Quant à la direction que je [compte] lui donner, [c’est] d’en faire un livre immense dans lequel, chaque soir, le peuple [puisse] lire une page de notre histoire »8.
16Effet d’une « complétude » « surmoïque » émanant de son journal que sa démesure rend suspecte et intolérable. Le témoignage de Clémence Badère, forcément en mauvaise part, est parlant : « Est-il heureux, ce monsieur Dumas, d’avoir son Mousquetaire ! il se caresse, il se dorlotte, dans ses colonnes, il s’alouse, il se félicite, il se mire et s’admire dans sa propriété »9. Trop de présence incommode, trop d’ego nuit, un être infatué écrit.
17Et c’est un fait, l’écrivain prend volontiers la pose de l’historien disposant d’une totalité qui n’aurait pas de secret pour lui : « Nous avons, on le sait, la prétention d’apprendre à nos lecteurs plus d’histoire que l’histoire »10. Mon roman, dit-il ailleurs, est une leçon que je me targue d’infliger aux historiens :
J’ai appris dernièrement, dans un voyage à Varennes, le cas qu’il faut faire des historiens. Mais, justement parce que [Nodier, mon modèle, lui dont je tiens l’histoire que j’entreprends de raconter] c’est un poète, un romancier, j’insiste, [il convient de lui faire crédit :] les poètes savent aussi bien l’histoire que les historiens – s’ils ne la savent pas mieux11.
18Je suis Michelet lui-même, dit-il encore, mon histoire coule de son incomparable plume : « Ceux qui sont familiers avec ce grand livre qu’on appelle la Révolution, de Michelet, et qui devrait être la Bible politique de la jeunesse française, reconnaîtront dans ce discours [de Jacques Mérey, héros du livre] la paraphrase d’un des plus beaux chapitres du grand historien »12 – ce qui est, on l’avouera, une bonne façon d’accommoder son propre discours au texte étranger qu’il s’agit d’honorer.
19Les qualités de l’historien-romancier sont, en effet, imparables et multiples. Il possède évidemment la perspicacité (je suis le témoin des soupirs les plus secrets des personnages de mon roman, ose-t-il affirmer dans Les Mohicans de Paris), la véridicité est la façon naturelle qu’il a de s’exprimer, avance-t-il dans Le Speronare, récit de voyage conçu autant en bibliothèque que sur le pont d’un navire, son scrupule est grand, son exactitude irréprochable, ses sources sont là pour confirmer que la vérité sort de sa bouche « telle qu’elle est », indique-t-il dans Ange Pitou sans sourciller, voici un texte « authentique », écrit sur la copie des originaux, renseignements pris aux meilleures sources – par exemple, s’agissant des derniers moments d’un condamné, auprès du directeur de la prison –, sur le récit des événements qui a été fait de vive voix à l’auteur lui-même, et ainsi de suite, pouvons-nous lire dans Les Crimes célèbres, voici un texte certifié, visite faite aux reliques, témoins révélateurs du drame, après avoir été jusqu’à aller toucher le pourpoint que portait Guillaume d’Orange lorsqu’il fut assassiné, pour mieux prendre la mesure de l’acte – c’est ce qui est affirmé dans Les Mariages du père Olifus, un texte porteur du détail « extrême », « impossible à inventer », donnant la description du vêtement que portait Marie Stuart au moment de son exécution, indiquant la position qu’occupait à ce moment-là exactement son chien, et précisant quel fut l’instrument, hache ou épée, dont se servit le bourreau, etc. Tout être pour tout dire, être doué de l’ubiquité nécessaire, posséder l’emphase adéquate, et ne laisser ainsi aucune échappatoire possible à qui ne croyait qu’entrer par agrément dans le simple circuit de la fiction.
IV. D’un récit panoramique
20La totalité n’est pas donnée, elle se gagne ; elle s’embrasse par l’écriture, sa prise se justifie métaphoriquement par l’observation, comme si elle résultait du seul regard et comme si celui-ci, pour produire l’effet attendu, devait être porté à son comble à partir d’un « sommet » auquel l’auteur aurait accédé par miracle ou par mérite : l’observateur est un véritable alpiniste du langage ; plus il parvient à s’établir sur une « cime » supérieure unique, plus sa description est supposée correspondre « sous ses pieds » à l’étendue géographique autant qu’historique que sa « proximité » dérobe au commun des mortels.
21Nous voici, par exemple, à Aix-la-Chapelle :
Au reste, d’où nous étions, et de cette terrasse où je venais à la fois de faire un si bon déjeuner et un si excellent cours d’histoire, je me trouvais merveilleusement placé pour voir, sans me déranger, toutes les localités où s’étaient passées les choses importantes que monsieur Polain venait de me raconter13.
22Suit la description systématique du panorama, chaque site étant dûment relié à sa place à l’événement auquel il servit de théâtre. La même situation se retrouve à Waterloo, où Dumas fait sa visite : « De ce point élevé, rien de plus facile que d’évoquer toutes ces ombres, tout ce bruit, toute cette fumée, éteints depuis vingt-cinq ans, et d’assister de nouveau à la bataille »14.
23Survient alors un identique travelling, tous les événements et tous les personnages venant se ranger dans le cercle infini que trace la conscience d’écrire. Par exemple encore, comme ceci, au chapitre cvii « La portière de Marat », dans Joseph Balsamo :
La porte s’ouvrit et donna passage à dame Grivette.
Cette femme, que nous n’avons pas pris le temps d’esquisser parce que sa figure était de celles que le peintre relègue au dernier plan tant qu’il n’a pas besoin d’elles ; cette femme s’avance maintenant dans le tableau mouvant de cette histoire, et demande à prendre place dans l’immense panorama que nous avons entrepris de dérouler aux yeux de nos lecteurs ; panorama dans lequel nous encadrerions, si notre génie égalait notre volonté, depuis le mendiant jusqu’au roi, depuis Caliban jusqu’à Ariel, depuis Ariel jusqu’à Dieu.
Nous allons donc essayer de crayonner dame Grivette, qui se détache de son ombre et qui s’avance vers nous.
C’était une longue et sèche créature de trente-deux à trente-trois ans, jaune de couleur, avec des yeux bleus bordés de noir, type effrayant du dépérissement que subissent à la ville, dans des conditions de misère, d’asphyxie incessante et de dégradation physique et morale, ces créatures que Dieu a faites belles15 […]
24Or, celui qui se place à ce poste d’observation privilégié du monde, au sommet de la pyramide universelle, comme Althotas, comme Balsamo, comme Bonaparte aussi, « voit tout » et sait tout ce qu’il voit. Son « royaume est grand comme le monde », tel celui de Monte-Cristo, l’homme de nulle part, le cosmopolite, qui, par cette raison même ne craint pas d’affirmer : « À moins que je ne meure, je serai toujours ce que je suis »16, et dont résultent, par évidence, les propos qu’il tient à Villefort, le procureur : « Voilà pourquoi je vous dis des choses que vous n’avez jamais entendues, même de la bouche des rois, car les rois ont besoin de vous, et les autres hommes en ont peur »17. Car, il y a, dans l’esprit de Dumas, coïncidence entre totalité, savoir et vue, et positionnement d’écriture.
25Or, – et voici où je voulais en venir – le journal, tel que le conçoit Dumas, est spécifiquement propre à recevoir l’empreinte du tout en devenir qu’est l’histoire. Il est cette matrice où celle-ci, microscopiquement et macroscopiquement, se recueille. Forme immédiate de l’empreinte, il reproduit « au plus près » le fait. Parce qu’il est « journalier ». Parce qu’il est « minutier », susceptible de recueillir à tout instant le témoignage de la vie comme elle va, à tous niveaux, en tous lieux, sous tous les climats, dans toutes les dimensions, vécue par tous les acteurs, sous la seule considération de l’intérêt que l’événement porte en lui-même : l’histoire, dans le journal, fait trace au présent, le présent, dans le journal, représente la dimension actuelle et profonde que prend le Grand Tout.
26Le journal : on y peut tout observer et tout écrire, l’événement s’y trouve intégralement et objectivement rendu visible. Car c’est bien à quoi Dumas prétend : cumuler en lui tous les rôles associés à une telle tâche pour jouer parfaitement la pièce. Dans le journal, en effet, comme on va pouvoir l’observer, le voici devenu son propre collaborateur. Tour à tour reporter et manager, chroniqueur et vendeur, rédacteur et directeur, marchand, entremetteur, traducteur, scribe, véritable homme-orchestre, par souci des finances, mais aussi pour rester totalement maître de l’événement et ne laisser échapper aucun de ses aspects – pour capter dans ses filets de mots l’impondérable même.
27Dumas conçoit le journal comme le « miroir des événements », cela n’a rien de très remarquable, son roman « historique » faisait déjà cela. Il le dit et le répète dans Les Mohicans de Paris, par exemple, « fidèle reflet et tableau ressemblant »18 des événements qu’il nous est donné de suivre. « Peindre »19, dit-il encore, dans le même ouvrage, c’est vraiment « saisir et entendre »20 ; je « dessine »21 l’histoire et son cours comme je la raconte au fur et à mesure qu’elle se produit. Mais le journal fait mieux, il améliore les performances du roman, puisqu’il économise les intermédiaires : la réalité égale bien le tableau que j’en puis donner et la scène occupe toute la place imaginaire que je puis lui prêter, puisque je la vis.
V. Le Mois
28Dumas a toujours trempé dans le journal. Il a beaucoup « collaboré », « rédigé », « dirigé ». Il a fondé et usé aussi beaucoup de titres, poussé par les événements et par la finance, servi d’ailleurs par une législation qui distingue parution en livre et parution en périodique, et lui permet de jouer des mêmes textes sur les deux tableaux.
29Il y eut, successivement, parmi les feuilles qu’il lança ou dirigea ou rédigea, ne serait-ce qu’un temps, Le Mois (1848-1850), donc, que nous allons considérer d’un peu plus près, Le Mousquetaire (1853-1857, 1866-1867), Le Monte-Cristo, « journal hebdomadaire de romans, d’histoire, de voyages et de poésie » (1857-1860), Le Monte-Cristo, « seul recueil des œuvres inédites d’Alexandre Dumas » (1862), L’Indipendente (1860, 1862-1868), le Dartagnan (1868). Mais il y en eut d’autres, auxquels il prêta simplement son nom et qu’il fit bénéficier de son crédit, La Liberté, par exemple, « journal de tous et pour tous. Tous pour un, chacun pour tous. Journal des peuples, paraissant tous les jours à 6 h du matin », qui s’empressera d’annoncer qu’à compter du 25 mars 1848, « la collaboration politique de M. Alexandre Dumas [lui] est acquise exclusivement », ou La France nouvelle, « journal politique et littéraire, paraissant chaque jour, le lundi excepté », dont il sera un temps, à partir du 1er juin 1848, le rédacteur en chef après avoir quitté La Liberté – cela est dûment notifié – et qui publiera, pour gages, en feuilleton, Les Trois Mousquetaires. La liste en dit long et la place omnipotente occupée par le nom aussi.
30Le Mois donc, qu’il faut tenir pour le plus radical – et peut-être le plus abouti aussi du point de vue qui est le nôtre – des projets journalistiques de l’écrivain. « Résumé mensuel, historique et politique de tous les événements jour par jour, heure par heure, entièrement rédigé par Alexandre Dumas », peut-on lire au frontispice. Voilà un incipit, on en conviendra, qui fait rêver. Une note placée au titre entérine, voire aggrave et sublime l’ambition : « M. Alexandre Dumas, ayant voulu faire un journal à la portée de tous, a mis le prix de ce journal à quatre francs par an. – S’adresser, franco rigoureusement, à M. Reignier, 171, rue Montmartre ». La boucle serait bouclée et la parole de l’auteur parviendrait, sans obstacle, à chacun – à propos de tout ce que celui-ci désirerait entendre.
VI. Qui écrit ?
31Je veux en venir aussitôt à la formule programmatique de la publication : « Dieu dicte et nous écrivons »22. La formule est célèbre. Elle a provoqué maints sarcasmes chez les observateurs, modernes autant qu’anciens, y compris chez les biographes les mieux intentionnés. Encore faut-il l’entendre, cette formule, et pour commencer lui rendre son texte d’accompagnement et son contexte général. Je recopie, cette fois, intégralement :
Toutes les dispositions sont prises pour donner immédiatement à nos abonnés la seconde partie du mois de mars. – [Nous en sommes, en ce qui concerne la date de publication de ce que nous lisons, à la mi-mai. Les événements vont vite en période révolutionnaire…] Ils peuvent compter sur l’exactitude de la rédaction, et à partir du mois prochain, nous tenant chaque jour au courant des événements, nous tiendrons scrupuleusement la promesse de notre programme : Dieu dicte et nous écrivons23.
32À ce qu’il paraît, bien des choses latentes restent à clarifier à propos de l’affirmation fondatrice.
33D’abord, quant à une telle déclaration d’intention, à la fois protestation et démenti, constatons que les faits donnent raison à l’abonné qui n’a pu manquer de protester : Le Mois est censé « résumer » l’actualité quasiment en simultané ; ce n’est pas, et de loin, ce qui se passe. Dumas tarde. Jugeons simplement de ce qu’il en est sur pièces en suivant le cours des douze premiers numéros de la publication.
34Le n° 1 de mars 1848 couvre l’événement, de début février à la première partie de la journée du 24 février. Odilon Barrot est justement à la tribune, « il hésite, il craint », le journal suspend son récit au moment – crucial – où l’orateur modéré va franchir le pas, mais ne l’a pas encore franchi ! L’abonné, lui, est dans la position de savoir depuis longtemps ce qu’il devait s’ensuivre. Voici alors l’excuse donnée pour cette première et regrettable défaillance : « L’abondance des matières nous force à rejeter la suite des grands événements, dont nous nous sommes faits l’historien, à notre prochain numéro, qui paraîtra vers la fin du mois courant »24. L’abondance a bon dos. Car le n° 2, daté d’avril 1848, couvrira, quant à lui, l’événement à partir du 24 février – fin du « résumé » de ladite journée, Odilon Barrot peut enfin reprendre son discours et dire les paroles calamiteuses qu’il avait à dire – et jusqu’au 4 mars seulement. Ce qui veut dire que le retard pris s’accumule.
35Le n° 3 du 16 mai ne permettra pas de combler le déficit, puisqu’il mène du 5 mars au 14 mars seulement, un peu plus d’une semaine d’événements. La course contre la montre se présente donc mal – elle était d’ailleurs perdue d’avance.
36Le n° 4, en date du 31 mai, couvre, pour sa part, la seconde quinzaine de mars ; le n° 5, en date du 16 juin, tout le mois d’avril ; le n° 6, en date du 30 juin, tout le mois de mai. Le retard pris sur l’événement n’est pas comblé, mais s’amoindrit quelque peu – ce qui est à mettre au compte de périodes peu riches en péripéties. Pourtant, le « directeur-gérant » de la publication, Reignier – et non Dumas, devenu moins crédible – se trouve à nouveau contraint de donner des assurances aux abonnés, à la fin de la livraison suivante, le n° 7, en date du 16 juillet 1848, couvrant, pour sa part, la seule première quinzaine de juin ; une fois de plus, la matière a bon dos. Voici l’explication, fort embarrassée, donnée au lecteur :
L’importance des événements par lesquels le mois de juin vient d’être rempli – nous a fait arrêter le tirage du mois de mai. – Nous donnons successivement les deux numéros que nous avons consacrés aux journées de juin [soit le n° 7 et le n° 8], nous proposant de publier le mois de mai conjointement avec celui de juillet [soit le n° 6, daté du 30 juin, et le n° 9, daté du 31 août]25.
37L’effet de brouillage est certain, et de semblables compressions, ajustements et reports, au vu des dates de parution marquées, ne sont évidemment pas à même de calmer le jeu. Il reste donc que l’abonné attend un mois et plus son information « immédiate » – et je ne prends pas en compte les délais de la poste26. Ce flottement dans la parution des livraisons est confirmé par une petite note anonyme, insérée en fin du n° 8, en date du 31 juillet 1848, couvrant la période du 16 au 29 juin, qui vise à clarifier leur ordre relativement aux matières traitées :
Les 6e et 9e numéros [respectivement, du 30 juin et du 31 août] paraîtront du 10 au 15 août. – Le 6e numéro contiendra l’invasion de l’Assemblée nationale, qui a eu lieu le 15 mai27.
38Si le retard pris par le « résumé » provient, non seulement, comme il est naturel, des délais d’impression, et sans doute aussi de la lenteur mise à la livraison de la copie, s’il dépend encore de l’« abondance des matières » et aussi d’un report dû à leur manque d’importance ponctuelle, on comprend que la confusion ne puisse pas ne pas régner.
39C’est donc tout naturellement aussi que le n° 9 (qui couvre le mois de juillet) s’ouvre sur une longue déclaration, non signée, du rédacteur supposé, augmentée d’un avertissement du directeur-gérant, dont je reproduis les passages essentiels :
Voilà que nous en arrivons à ce que nous voulions, c’est-à-dire à être au pair avec les événements [– on a vu au prix de quelles contorsions –] et à pouvoir les donner à nos lecteurs avec l’intérêt qu’ils ont et l’impression qu’ils produisent, le jour où ils s’accomplissent […] Nous nous conformerons donc désormais au second titre de notre journal : Résumé politique et historique de tous les événements, jour par jour, heure par heure ; seulement, nous ne nous contenterons pas de la politique, et la littérature aura ses pages dans notre Revue, car, voilà que déjà maintenant les grandes questions qui préoccupaient tous les esprits, se résolvent peu à peu ; voilà que l’anarchie est morte dans une dernière convulsion, il faut l’espérer, et voilà enfin que chacun, l’ouvrier littéraire comme l’ouvrier politique, va pouvoir reprendre son œuvre interrompue […]
[Loin d’être mû par un esprit de parti, notre journal] n’est que la reproduction de faits sur lesquels il ne veut avoir aucune influence, et il est destiné à répéter tous les bruits, toutes les nouvelles, tous les événements qui circulent et se croisent dans Paris, et qui sont, du moins à notre avis, d’un grand intérêt pour celui qui, plus tard, veut fouiller une époque […]
Enfin, nous faisons des mémoires bien plus qu’un journal […]
Voici donc, à partir d’aujourd’hui, comment nous procéderons : le récit jour par jour, et avec la date en marge, de tout ce qui se passe à Paris, puis les nouvelles de la province, les correspondances de l’étranger et les questions littéraires ; tout ce qui se fait et tout ce qui se dit, tout ce que nous aurons pu recueillir : enfin un livre vrai, auquel nous donnerons le plus d’intérêt possible28.
40Voici donc le programme de la publication revu et corrigé. Je constate que Dumas, loin d’en rabattre sur l’ampleur de la tâche à accomplir : « un journal simultané de l’événementiel », enfonce, au contraire, le clou et accroît – au moins théoriquement – le domaine de ses obligations. Son « résumé intelligent, mais sans parti-pris » ne sera pas simplement compilatoire, mais propre à faire pénétrer dans les arcanes de la vie du moment, province et étranger compris, et intégrera l’actualité « littéraire » – entendons, culturelle. Loin d’être infléchi, le mot d’ordre du Mois reste la saisie de la totalité, celle-ci donnant – remarquons-le – la mesure de ce qui doit être un « livre vrai ».
41Or, mais le contraire eût été étonnant, aucune de ces promesses n’est réellement tenue : dès le n° 12 du 30 novembre, pour ce qui concerne la date de parution ; dès le n° 9 déjà, pour ce qui concerne la prise en compte de l’actualité littéraire, à vrai dire théâtrale, à laquelle trois quarts de page seulement (sur les trente-deux pages que compte la livraison) sont consacrés. Et la situation empire derechef au numéro suivant, le n° 10 du 15 septembre 1848, qui couvre la période du mois d’août, puisque, insoucieuse de la contradiction, on peut lire au bas de la dernière page la note suivante :
28 août.
Le nouveau projet de constitution a été présenté à la Chambre.
Nous le donnerons en entier dans le prochain numéro.
29, 30, 31 août.
Rien. Les événements semblent s’arrêter comme pour laisser aux esprits le temps de se remettre de l’enquête. L’abondance des matières nous empêche de donner les nouvelles des départements et de l’étranger de ce mois. Nous en publierons le résumé le mois prochain29.
42Hélas ! et bien entendu, les choses ne s’arrangent nullement au numéro suivant (le n° 11 du 15 octobre, couvrant le mois de septembre), qui se conclut lui aussi de la peu encourageante manière suivante :
Il devait être question des beaux-arts et de la littérature.
Nous avons beau faire, nous ne pouvons jamais nous ménager assez d’espace pour donner à la question littéraire la place et l’importance qu’elle devrait avoir dans notre journal. Les événements politiques se pressent tant les uns sur les autres, qu’ils débordent notre format. Nos lecteurs nous pardonneront de sacrifier aux intérêts urgents du moment et aux grandes nouvelles politiques la chose dont nous aurions peut-être le plus de plaisir à rendre compte. Espérons que nous pourrons prendre prochainement notre revanche30.
43Nous voici maintenant parvenus au point d’arrivée. Soit donc à la dernière page du dernier numéro de la première série de la publication, n° 12 du 30 novembre 1848, traitant à lui seul – et tant pis pour le résumé fidèle et complet de tous les événements – des mois d’octobre et de novembre. Cette dernière page, qui servira de point d’orgue à la démonstration, consiste en une déclaration solennelle aux abonnés, dont je cite les passages essentiels :
Aux Abonnés du journal le Mois.
Au moment d’entrer dans une nouvelle année qui promet d’être aussi riche en événements extraordinaires que celle qui va finir, nous croyons devoir dire à nos lecteurs comment nous entendons reconnaître l’accueil flatteur qu’ils ont bien voulu faire à notre publication31 […]
44Le chiffre, certainement surfait, de 20 000 abonnés est articulé, 100 000 lecteurs représente le nombre escompté de ceux que l’« écrivain » promet de s’employer à satisfaire.
Nous avons entrepris une œuvre populaire, utile avant tout et sérieuse. Nous avons voulu faire pénétrer, avec un journal à la portée des bourses les plus modestes, dans l’atelier et dans la chaumière, où le temps est si précieux, un récit simple, honnête, impartial, instructif et exact des grands événements contemporains, également éloigné de l’aridité du fait-Paris et de toute prétention au grand style historique. Aujourd’hui, nous voulons faire plus encore. Nous allons écrire l’histoire du temps, mais nous l’écrirons complète… Penchés sur le monde, nous écouterons d’abord les grands retentissements, nous redirons les catastrophes soudaines et les fortunes subites, nous entendrons le bruit des peuples qui s’éveillent et des vieilles sociétés qui se transforment. L’œil ouvert sur Paris, dont pas un tressaillement ne nous échappera, nous en redirons la physionomie journalière, les joies et les tristesses, les fêtes et les deuils. Nous irons du club au théâtre, de la place publique à l’Assemblée nationale, partout où le peuple respire, s’agite, rit ou pleure. Nous dirons, après les grands faits politiques, les découvertes, les inventions, les morts des hommes illustres, les grands crimes, les grands scandales, les grands succès de la chaire, de la scène, du barreau, de la tribune nationale. De Paris, notre œil se reportera sur l’Europe, dont le tableau mouvant mérite, à l’heure qu’il est, d’être esquissé à chacun de ses aspects nouveaux, et pas un fait de quelque importance ne s’y produira sans qu’il soit mentionné dans notre recueil. – Nous serons les sténographes de l’univers32.
Notre journal paraîtra désormais très régulièrement, du 1er au 5 de chaque mois. Au temps où nous vivons, les événements vont vite ; nous irons aussi vite que les événements.
Sans diminuer notre caractère, par le seul accroissement des lignes et des pages, nous ferons entrer dans chacun de nos numéros un tiers de plus de matière que dans ceux de notre première série. De cette manière, nous disposerons toujours d’un espace suffisant pour y faire entrer l’histoire complète du mois.
Nous n’avons plus, d’ailleurs, à revenir sur le passé comme au début de notre première série. Notre attention n’est plus distraite par le récit des événements de la veille ; nous sommes tout au présent […]
Nous le répétons, plus de retard ; du 2 au 5 de chaque mois, à partir de janvier, notre journal sera mis à la poste33.
45Tout voir, tout dire, tout écrire. S’installer dans la totalité, la simultanéité, l’ubiquité – et reproduire. « Les morts vont vite ! », dit la ballade, à laquelle d’ailleurs Dumas fait plusieurs fois référence, mais les vivants, qui plus est, aussi ! Il s’agit donc d’accélérer le train. « Résumer » – mais résumer opportunément – doit permettre d’aller au rythme effréné du temps qui s’écoule. Or, deux obstacles majeurs surviennent : quand les événements « intéressants » se bousculent, il est indispensable de s’en faire le « sténographe », quand ils n’ont pas lieu, par contre, inutile de s’en faire le chroniqueur. De telle sorte donc que la matière – toujours « intéressante » – sera toujours abondante, et la page excessivement pleine, et au-delà : pour tenir le rythme, il faudrait que l’événement « diminue » et donc que le silence soit symptomatiquement de mise. Mais une autre difficulté se fait jour : entraîné autant par son tempérament que par la concurrence – celle que représentent sur ce terrain, par exemple Le Magasin pittoresque ou L’Illustration, qui ont pour eux d’être illustrés – Dumas ne peut pas ne pas vouloir totaliser, embrasser, universaliser, mettre tout sous sa coupe. S’exprimer implique pour lui cette pulsion générale.
46Prenons encore en compte, dans cette appréciation, la situation particulière faite à l’écrivain : Dumas, tout au cours de son existence et à mesure qu’il accédait à une grande renommée, a dû faire face à la dénégation et au sarcasme – sa qualité d’homme de lettres, son « génie », voire son identité sont mis en doute34. Le Mois – comme tant d’autres projets littéraires ou non littéraires, apparemment déraisonnables ou excessifs – doit servir à faire face. Indépendamment de toutes les autres bonnes raisons qu’il peut être amené à donner. Se dire « universel », jouer de l’omnipotence et de l’omniscience, doit faire taire le reproche : le nègre qui se déguise en marquis, le marquis qui ne peut dissimuler sous ses beaux atours sa véritable figure négroïde d’origine, sont donc bien des symboles haïssables reconduits à la trappe ici comme dans d’autres cas. Le Mois répond à sa manière au « marquis de la Pailleterie », faux nom, vrai nom, et charge du publiciste Léon Paillet, exemple parmi bien d’autres datant de ces années-là, ridiculisant Dumas dansant le menuet35.
VII. Dieu ?
47Venons-en maintenant à ce qui fait le cœur exorbitant du programme affiché dans Le Mois au début de sa parution : « Dieu dicte et nous écrivons ».
48On dit, généralement, que Dieu parle dans les « Écritures », et que les Évangiles, livres saints s’il en est, recueillent sa parole. On dit encore couramment que les événements répertoriés par l’historien sont issus de la volonté divine et qu’ils sont l’expression directe de ses intentions. Les contre-révolutionnaires de 1789 le pensaient, qui voyaient l’événement honni sous l’aspect métaphorique vengeur de l’antéchrist ou du crocodile, et les révolutionnaires considéraient, pour certains d’entre eux du moins, que ce qu’ils s’efforçaient de fonder représentait aussi l’avènement d’une réalité voulue par Dieu. Dans les deux cas, celui-ci est censé s’inscrire dans et comme histoire, et sa volonté s’exprime, en bien ou en mal, dans l’événement humain.
49Une telle idée est, bien sûr, reprise par les républicains de 1848. Leur projet de Constitution – reproduit par Le Mois, dans son n° 11 du 15 octobre 1848 – porte en préambule : « En présence de Dieu, et au nom du peuple français, l’Assemblée nationale proclame et décrète ce qui suit »36. Cette déclaration sera reprise, on sait avec quelle persévérance, par les prophètes du devenir social de l’histoire, et sert donc à justifier le rôle de « sténographe » du vrai que Dumas entend endosser.
50« Dieu dicte » ! Humilité jouée de l’écrivain réduit au rôle de rédacteur de « résumés » impartiaux, mais arrogance réelle de celui qui prétend obéir sans intermédiaire et « sans plus » au Verbe venu d’en haut ! Son œuvre aurait, en quelque sorte, valeur d’évangile ; la totalité recherchée dont nous parlions se justifierait de n’être que la reproduction fidèle de l’événement universel voulu par Dieu.
51Or, nous savons maintenant que Dumas ne pouvait se maintenir au niveau d’absolu exigé par le modèle. Au reste, si l’on y regarde bien, le « souci d’impartialité » dont il se réclame souffre maintes entorses. Par exemple, « républicain », il explique pourtant voter – avec la majorité – contre le bannissement hors du territoire national de tout membre des familles ayant régné – décision qui mènera où l’on sait. Il dit aussi considérer, en juin 1848, que la révolution est achevée et que l’« ouvrier », travailleur ou écrivain, peut et doit regagner qui son établi, qui son cabinet. Là aussi la perspective peut sembler un peu courte.
52Cependant, voir Dieu derrière tous les buissons – ce qui est le propre des messianismes, qu’ils soient d’obédience religieuse ou laïque –, voir le doigt de Dieu dans l’événement – ce qui est dans le rôle du prophète –, déchiffrer sa parole et en pénétrer le sens – ce que fait le prêtre en chaire – est une chose, mais c’en est une tout autre de se proclamer l’« écrivain de Dieu » et de coucher par écrit ses actes. À une époque où la situation politique fait perdre beaucoup de sa crédibilité au prophète et où les compromissions avec le pouvoir ont disqualifié sérieusement la parole du prêtre, l’écrivain peut être tenté de se présenter tout naturellement, en somme, comme leur substitut « laïque ». Ce qui advient est, pour lui, à ce titre et parce qu’il s’en fait le simple « copiste », réalité révélée et réalité vraie.
53De l’écriture comme d’une nouvelle « religion » du vrai. D’une « religion » laïque de l’écriture qui mènera au réalisme sardonique d’un Flaubert ou d’un Champfleury – et par-delà ses multiples retournements iconoclastes. Dumas, pourtant, ne se tient pas à ce point d’ironie. Écrire, pour lui, c’est « dire vrai » – comme il dit –, exposer ce qui advient comme réalité, avec son double sens, tour à tour fatal ou providentiel : Dieu dispose et Création et rédemption sont aussi les titres caractéristiques d’œuvres tardives37 écrites elles aussi « dans l’histoire comme elle se fait », « sous dictée », comme Le Mois.
54Ce qui est ici principalement à considérer ? Cet étonnant passage du « récit » au « résumé ». Le « résumé » seul est polyphonique (il recueille toutes les opinions) mais seul aussi il est réellement univoque (les voix de tous sont une en république). C’est en ce double sens que le travail du « sténographe » est « divin ». Il l’est d’autant plus, « divin », ce travail, d’être mis par Dumas « à la portée de tous » – par son bas prix, par sa fréquence, son abondance et sa langue. Cette écriture divine est donc, osons le mot, « populaire ». Elle n’existait pas jusqu’ici, mais, seul au nom de tous et pour tous, Alexandre Dumas l’a faite !
Notes de bas de page
1 Dumas Alexandre [éd. présentée et annotée par Schopp Claude], 2008, Lettres à mon fils, Paris, Mercure de France, p. 329. Lettre d’Alexandre Dumas fils à Charles Marchal du 8 décembre 1870, date de l’entrée des Prussiens à Dieppe, son père étant mort à Puys, trois jours plus tôt.
2 Le Mois, n° 12, 30 novembre 1848, p. 384.
3 Fernandez Dominique, 1999, Les douze muses d’Alexandre Dumas, Paris, Grasset, p. 44.
4 « Tout le monde sait par cœur Monte-Cristo » ; cette œuvre titanesque compose – dit Gautier – « à [elle] seule la Bibliothèque bleue du xixe siècle » (Gautier Théophile, 1968, Histoire de l’art dramatique en France depuis vingt-cinq ans, t. v, Genève, Slatkine Reprints, p. 221-222).
5 Dumas Alexandre [introduction de Fernandez Dominique, postface de Schopp Claude et chronologie de Suffel Jacques],1991, Excursions sur les bords du Rhin, Paris, Flammarion, p. 70-71 et 80, 82.
6 Dumas Alexandre [texte établi et annoté par Schopp Claude], 1996, Le Pays natal, Paris, Mercure de France, p. 100.
7 Nadar [introduction, notes et commentaires par Bory Jean-François], 1979, Dessins et écrits, t. ii, Paris, Arthur Hubschmid Éditeur, p. 865. La charge parut dans la série « On nous écrit de Paris » du Journal pour rire en 1848.
8 Dumas Alexandre [préface de Lacassin Francis et illustrations de Foulquier Valentin et Marie Adrien], 2000, Histoire de mes bêtes, Paris, Phébus, p. 218.
9 Badère Clémence, 1855, Le Soleil d’Alexandre Dumas, Paris, Dentu, p. 28.
10 Dumas Alexandre [préface et annotations de Neraudau Jean-Pierre], 1997, César : biographie, Paris, Les Belles lettres, p. 10.
11 Dumas Alexandre, 1992, Les Compagnons de Jéhu [précédé de Dumas, l’histoire et le roman par Laurent Jacques], t. i, Paris, P.O.L., p. 21. Toute la préface de vingt-neuf pages du livre – « Un mot au lecteur » – sert à donner du poids à l’improbable assertion.
12 Dumas Alexandre [présentation de Wagner Nicolas], 1980, Le Docteur mystérieux, Genève, Slatkine Reprints, p. 158, n. 1.
13 Dumas Alexandre, Excursions sur les bords du Rhin, op. cit., p. 177.
14 Ibid., p. 66.
15 Dumas Alexandre, 1989, Joseph Balsamo. Mémoires d’un médecin, Bruxelles, Éditions Complexe, t. iii, p. 404. Je souligne.
16 Dumas Alexandre [introduction, bibliographie, notes et relevé des variantes par Bornecque Jacques-Henry], 1962, Le Comte de Monte-Cristo, t. i, Paris, Garnier frères, p. 711.
17 Ibid.
18 Dumas Alexandre, 1976, Les Mohicans de Paris, Paris/Verviers, Marabout, t. iii, p. 200.
19 Ibid., p. 94.
20 Ibid., p. 91.
21 Ibid., p. 8-9.
22 Affiche imprimée par Napoléon Chaix promouvant la publication du Mois (mars 1848).
23 Ibid.
24 Le Mois n° 1, 1er mars 1848, p. 32. Cette formule n’apparaît pas sur tous les exemplaires conservés, ce qui pourrait indiquer qu’il y a eu plusieurs tirages du numéro (Sarah Mombert).
25 Le Mois, n° 7, 16 juillet 1848, p. 224.
26 Sauf à considérer que les dates de publication marquées ne correspondaient pas à la réalité. Si tel était le cas, l’effet de brouillage aurait été plus évident encore.
27 Le Mois, n° 8, 31 juillet 1848, p. 256.
28 Le Mois, n° 9, 31 août 1848, p. 257. Le directeur-gérant écrit de son côté qu’« il est en mesure de donner désormais son journal du 10 au 15 de chaque mois ». Cette note est absente de certains exemplaires (Sarah Mombert).
29 Le Mois, n° 10, 15 septembre 1848, p. 320.
30 Le Mois, n° 11, 15 octobre 1848, p. 352.
31 Le Mois, n° 12, 30 novembre 1848, p. 384.
32 Je souligne, comme plus bas dans le texte.
33 Ibid.
34 Je me permets de renvoyer, sur ce sujet, à mon livre Alexandre Dumas, l’homme 100 têtes, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2008, chap. 2.
35 Aquarelle originale (30 x 20 cm), 1850-1853, jusqu’ici non repérée. Qui s’appelle « de la Pailleterie » ne peut qu’être suspect à qui porte pour simple nom « Paillet ».
36 La formule figurera presque sans changement dans le préambule de la constitution adoptée, également reproduite dans Le Mois, n° 12, 30 novembre 1848.
37 Dieu dispose (Le Trou de l’enfer) paraît dans L’Événement en 1850-1851 et chez Alexandre Cadot les mêmes années. Création et rédemption (Le Docteur mystérieux et La Fille du marquis) paraît dans Le Siècle en 1870 et chez Michel Lévy en 1872.
Auteur
Charles Grivel a été professeur à l’université de Mannheim (Allemagne). Son ouvrage Production de l’intérêt romanesque (Paris, Mouton, 1973) a fait référence.
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