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Une modernité divergente : les deux Bourgognes et la monarchie française (xvie-xviie siècle)

p. 35-46


Texte intégral

1Imaginons un instant que le Téméraire, au lieu de mourir dans les fossés de Nancy, eut achevé son projet politique : une royauté unifiant ses possessions bourguignonnes ! (Lecuppre-Desjardin, 2016). L’histoire des deux Bourgognes, la ducale et la comtale, aurait été évidemment fort différente car, outre un même dynaste, les deux terres disposaient de bien d’autres potentialités les engageant sur la route de l’unité : l’identité institutionnelle d’abord symbolisée par un parlement, l’un à Dole et l’autre à Dijon, et plus encore par le précédent d’une réunion commune des états des trois ordres à Salins, en 1476 – un événement rapporté par l’ambassadeur milanais Joanne Pietro Panigarola ; culturelle ensuite avec un sanctuaire commun dédié à la Vierge, le Mont-Roland, une université à Dole, une langue et un genre de vie (Billioux, 1913). Voilà des arguments qui nourrissent la thèse « d’une union partiellement structurelle » qui aurait pu conduire, selon la terminologie des historiens grecs de l’Antiquité, à un synœcisme* bourguignon, ou autrement dit, à la naissance d’une cité – une communauté civique – bourguignonne qui aurait elle-même rendu caduc le projet de réforme régionale décidée en 2014 (Cauchies, 2002, p. 108 ; Polignac, 1995).

2Or, on le sait, l’histoire fut bien différente et le détour par l’histoire contrefactuelle met en abîme un autre destin des deux Bourgognes (Deluermoz et Singaravélou, 2016). La mort du Téméraire entraîna une instabilité politique notable jusqu’au traité de Senlis du 23 mai 1493 par lequel le comté de Bourgogne* était reconnu à Philippe le Beau, fils de Maximilien d’Autriche tandis que le duché restait au roi de France. L’appartenance française du duché fut encore confirmée lorsque les états de Bourgogne choisirent de refuser d’agréer au traité de Madrid de 1525 qui prévoyait la cession de la Bourgogne à l’Espagne de Charles Quint (Hauser, 1912). Analysée à tort comme l’expression de l’attachement des Bourguignons au roi de France, Henri Hauser a naguère montré combien cette décision devait davantage au désir de paix des Bourguignons et était en aucune manière une protestation protonationale.

3Mais pour les Comtois et notamment les Bisontins, la reddition des « duchois » et parmi eux, notamment les Dijonnais, fut ressentie comme une trahison voire une décision contre-nature comme le prouvèrent les pluies de sang qui frappèrent, par deux fois, le château et le bâtiment du conseil de ville de Dijon en 1481 ; cet exemplum, rapporté dans sa chronique par Jean Ludin, échevin bisontin, dénonçait l’esprit de servilité voire la couardise des Dijonnais, reconnaissant comme souverain Louis XI plutôt que la toute jeune Marie de Bourgogne (Edwards, 2007). Pire encore, en devenant français, les Bourguignons renonçaient à leurs franchises, c’est-à-dire le patrimoine juridique légué par les ancêtres au premier rang duquel se trouvait le droit de consentir par le biais de leurs états à l’impôt princier tandis que les Comtois, demeurés francs, l’auraient préservé. Ils devenaient alors les véritables dépositaires de l’essence bourguignonne face aux « duchois » déchus.

4Ce récit fut repris par Lucien Febvre dans son Histoire de la Franche-Comté proposant une trame explicative simple voire téléologique : la rupture de l’unité bourguignonne occasionnée par la mort du Téméraire entraîna la translation à la seule Comté* de la « Foy de Bourgogne » transformant ipso facto ce petit pays libre en proie permanente d’un royaume de France fiscalement insatiable (Febvre, 1912). Cette vision a été depuis revue car la dissociation des deux Bourgognes, l’une relevant de l’aire politique bourbonienne et l’autre de celle des Habsbourg, loin de déboucher sur une séparation de corps se traduisit d’abord, au xvie siècle, par l’adaptation des individus à la nouvelle donne géopolitique. C’est tout l’apport de l’étude de l’historienne américaine Kathryn Edwards qui écrit : « the Burgundy was not divided ; it was a frontier in which commerce, trade, marriages and property acquisitions were allowed to continue » (Edwards, 2001, p. 540). Et ce sous le régime d’un traité de neutralité qui ne fut jamais démenti avant le 19 mai 1636. La déclaration de guerre de Louis XIII provoqua une transformation profonde et finalement irrésistible de la frontière en ce qu’elle devint une zone d’affrontements militaires chroniques auxquels mit fin la conquête définitive de la Franche-Comté par Louis XIV en 1674 ; s’ouvrit alors une nouvelle ère, celle de la réunion des Bourgognes sous une même souveraineté donnant naissance, paradoxalement à une divergence plurielle des territoires. Ce sont ces éléments d’une autre histoire de la frontière burgondo-comtoise que nous voudrions, selon une scansion chronologique ternaire, s’articulant à la charnière de la guerre de Trente Ans, discuter afin de restituer aux deux Bourgognes leur complexité historique dissimulée par les dichotomies historiographiques rapides et partielles de la victoire et de la défaite ou de la conquête et de l’annexion.

I. Le commonwealth* bourguignon (1493-1595)

5Cette autre vision de la frontière fut d’abord lancée par l’ouvrage, postérieur d’un quart de siècle à celui de Febvre, d’Henri Drouot et de Joseph Calmette. Dans leur Histoire de Bourgogne, ils insistèrent, à leur manière toute impressionniste, sur le « bel esprit de neutralité » qui aurait alors régné à parts égales, au xvie siècle, entre les deux rives de la Saône ; sa plaine, selon les auteurs, « est mieux faite encore pour unir que pour séparer » (Drouot et Calmette, 1928, p. 209). Ils soulignèrent l’irénisme régional fondé sur les alliances matrimoniales, sur les échanges économiques par les routes et les ponts qui reliaient les hommes sans oublier une belle évocation de l’université de Dole qui, dans ses différents collèges, accueillaient les étudiants des deux Bourgognes.

6L’administration d’une preuve plus étoffée aux intuitions de Drouot et Calmette fut la tâche que se proposa de mener, dans les années 1990, Kathryn Edwards. L’historienne américaine engagea alors pour le val de Saône une vaste enquête prosopographique fondée sur l’hypothèse que les territoires de la bordure, les plus fertiles, les plus fortement humanisés constituaient en fait un espace de contact et non de démarcation entre l’est du duché et l’ouest du comté de Bourgogne* (Edwards, 2001). Pour soutenir cette thèse, elle étudia pour Dijon, Dole et Besançon les minutes des conseils de ville, les contrats de mariage et les actes de vente entre 1450 et 1550. Ce dépouillement systématique lui permit alors de déceler avec clarté les stratégies matrimoniales, économiques et politiques d’un groupe social constitué par près de 1 500 familles au sein desquelles elle repéra une élite de 150 individus, particulièrement actifs dans les deux Bourgognes. Autrement dit, en dépit de la formalisation juridique de deux aires de souveraineté, différentes et opposées, les liens interprovinciaux ne furent pas coupés. Bien au contraire, ces élites urbaines auxquelles elle associe également les gentilshommes s’accommodèrent d’une situation géographique de front politique, voire de barrière, en l’exploitant au gré de leurs intérêts. La continuité l’emporta donc largement sur la rupture amorcée par la mort du Téméraire. Cette région de l’entre-deux bourguignon manifesta une incontestable résilience économique et sociale lui permettant de surmonter la modification géopolitique qui la frappa au tournant du xve siècle ; ce constat nous informe considérablement sur la prudence nécessaire à toute analyse portant sur les conséquences politiques liées aux réarrangements de souveraineté dans l’ancien espace lotharingien* puisque les continuités économiques et sociales entre les espaces l’emportèrent sur les transferts politiques.

7Ainsi, vu d’en bas, l’enjeu essentiel était la préservation des « héritages » qu’une famille pouvait posséder dans les deux territoires, et ce des roturiers jusqu’au roi comme le rappelle Robert Clémenceau (1955, p. 73-97). En effet, le Charolais passa en 1529 de François Ier à Charles Quint ; comme duc de Bourgogne, François Ier pouvait espérer une rente de 1 000 livres viennois sur les sauneries de Salins tandis que Claude de Vergy touchait 300 livres de rente de Mâcon. Des serviteurs du roi de France étaient possessionnés en Comté* : Gérard de Vienne, chevalier d’honneur au parlement de Dijon était seigneur de Ruffey près de Bletterans, Montrevel de Pesmes, l’amiral Chabot de Gevry et de Neublans. De nombreuses familles, que l’on voit apparaître dans les états des deux Bourgognes, étaient donc à la foi vassales du roi et de l’empereur comme les Chalon, les Vienne, les Vergy ou Bauffremont. Le commerce fut un autre aspect de cette vie de relations. L’un des trafics les plus emblématiques fut celui du sel1 ; le rattachement du duché à la France ne l’interrompit pas, tout au plus les Bourguignons purent-ils choisir entre le sel marin aux entrepôts de Cravant sur l’Yonne ou de Digoin sur la Loire et celui du puits à muire ou de la grande saunerie à Salins dont la parité fiscale fut établie. La décision de François Ier de se passer du sel comtois ne lui survécut pas puisque dès 1547, Henri II rétablit la possibilité pour les Bourguignons de s’approvisionner en sel à Salins. Alors faisons nôtre cette dernière affirmation, probablement hyperbolique, de Drouot et de Calmette :

La scission des deux Bourgognes n’a pas rompu les chemins qui les unissaient, bien au contraire, les ponts de Saône sont traversés par un cortège ininterrompu de trafiquants allant en Suisse, en Italie (Drouot et Calmette, 1928, p. 218).

8Toutefois, il n’y eut pas d’un côté des autorités matrices de changements politiques et de l’autre une société civile soucieuse de conservatisme puisque l’une des conditions d’épanouissement du commonwealth* fut bien le soutien que lui apportèrent les souverains de part et d’autre, comme l’illustre la décision de François Ier de considérer que les Comtois qui viendraient au duché pourraient jouir sans avoir à les demander des effets des lettres de naturalité* qui protégeaient les biens des anciens étrangers en cas de guerre. Manifestation de la puissance douce d’un souverain soucieux de son rayonnement dans les pays de par decha mâtinée de pragmatisme fiscal et de protection des investissements comtois en duché, la disposition témoigne bien évidemment de l’ouverture de la frontière. Elle a pour cadre la politique de neutralité engagée par la France et l’Empire à partir de 1508. Le traité signé à Noyon en 1516 illustre bien la protection que les souverains accordèrent à la vie de relations puisqu’il stipulait que les sujets pouvaient :

licitement converser ensemble, aller, venir, retourner, demeurer et fréquenter surement et sauvement tant en marchandise que autrement, par mer et par terre, eaux douces, sans ce que, par eux ou leurs gens, soit ou puisse être fait, assis ou donné aucun empêchement […] en payant seulement les anciens péages (Windler, 2014, p. 75 sq.).

9En 1522, la reconduction du traité plaçait la « paix de Bourgogne » sous la protection des cantons suisses, érigés selon les mots mêmes d’Antoine Perrenot de Granvelle en « arbitres de l’observance de ladite neutralité », une façon de mieux la consolider.

10Le xvie siècle n’apporta donc en pratique que peu de changement à la vie des sociétés bourguignonnes même si les données géopolitiques étaient profondément différentes de celles du siècle précédent, instillant très probablement une incertitude, notamment chez les Comtois, qui crurent bon de se réassurer auprès des Suisses. De fait, la fin des guerres de religion en France modifia considérablement le régime frontalier en inaugurant une séquence de militarisation durable et allant crescendo !

II. Drôle de paix, sièges, petite guerre et conquêtes : la militarisation de la frontière (1595-1674)

11C’est au lendemain de la déclaration de guerre d’Henri IV à l’Espagne, le 17 janvier 1595, que des troupes entrèrent en Comté*, brisant donc une première fois la neutralité, une agression reconnue a posteriori par Henri IV en avril 1595. Sous le commandement d’Haussonville et de Tremblecourt, une horde de Français et Lorrains sema le désordre durant l’hiver, menaçant la cité de Besançon, obligeant les Espagnols à dépêcher l’armée du connétable de Castille, Velasco. L’avant-garde de cette armée affronta, lors de la bataille de Fontaine-Française, le 5 juin 1595, les troupes d’Henri IV. La victoire française permit non seulement de s’assurer définitivement de Dijon mais encore de prolonger l’aventure comtoise. Les soldats d’Henri IV s’emparèrent de Pesmes, de Rochefort et menacèrent Besançon en juillet 1595. Cette tentative de conquête, qui dura jusqu’à l’automne, bien racontée par Paul Delsalle, doit être comprise comme un événement fondateur du nouveau régime de la frontière entre les deux Bourgognes, celui de sa militarisation (Delsalle, 2010).

12Elle fut d’abord le fait des autorités comtoises – parlement, gouverneur-militaire et états provinciaux – qui analysèrent les opérations militaires de 1595 et plus encore la guerre contre la Savoie comme les signes avant-coureurs d’une entreprise française de conquête nécessitant le renforcement de leur système défensif, c’est-à-dire les investissements de leur souverain espagnol. Le traité de Lyon de 1601, en octroyant à la France la Bresse, le Bugey, le Valromey et le pays de Gex, ne confirmait-il pas une politique territoriale de phagocytose de la Comté* ! Et jusqu’en 1610, les anicroches entre garnisons furent nombreuses renforçant le climat d’alarme sans qu’il y eût guerre ouverte, d’où la dénomination de « drôle de paix » proposée par François Pernot pour caractériser la période qui va de 1595-1635 (Pernot, 2003, p. 210). Les accidents de frontières alternèrent alors avec des périodes d’accalmie, avec même un apaisement général entre 1610 et 1616, période après laquelle l’inquiétude revint en Comté* en raison de la politique lorraine de la France (Delsalle, 2014, p. 7 sq.). Toutefois, cette évocation des craintes comtoises ne dit pas toute l’histoire. En mars 1631, les Comtois accueillirent le frère du roi, Gaston d’Orléans, alors entré en révolte ouverte contre Richelieu, lui permettant ainsi de passer en Lorraine, d’où il revint en mai pour tenter de soulever les Dijonnais contre le mauvais conseiller de son frère, un après l’émeute du Lanturlu par laquelle les vignerons dijonnais avaient défié l’autorité monarchique (Loiseau, 2014, p. 15 sq.). On aurait donc bien tort de considérer la politique comtoise comme étant uniquement défensive.

13De la même façon, les Comtois ne furent pas les seuls à chercher à se protéger de combats éventuels. Aux confins de la Champagne, de la Comté* et de la Bourgogne, la commanderie de la Romagne, appartenant à l’ordre de Malte, fondée à la fin du règne de Louis XI, illustre bien cette période dite de la « drôle de paix comtoise ». Son propriétaire et historien, Xavier Quenot, note que des travaux furent engagés par le commandeur d’alors, Philibert de Foissy, en 1595 afin d’en améliorer les défenses : construction d’une tour à l’entrée de la basse-cour et une autre sur le pont de la Garenne. Mais dans le même temps, il fit agrandir les fenêtres pour construire une galerie et transformer une partie du chemin de ronde en promenoir. Il améliora donc « le confort du château » et reporta « les défenses plus avant » (Quenot, 2014, p. 41 sq.). Cette hésitation entre embellissement et défense est bien significative de l’incertitude des temps.

14À partir de 1636, les deux Bourgognes entrèrent en guerre, un état qui allait durer finalement jusqu’au traité de Nimègue de 1678 avec des périodes d’interruption. Ce fut une guerre discontinue qui se transforma en guerre de conquête ; elle imprégna fortement les mémoires tant elle devint très rapidement un objet d’histoire. Corinne Marchal y insiste dans l’analyse qu’elle fait de l’Histoire du siège de la ville de Dole par Jean Boyvin, avocat général au parlement, publiée l’année suivant ledit siège, en 1637. Il s’agissait pour le juriste « de convaincre les catholiques français de la justesse du combat des Dolois et à alarmer des dangers d’associations contraires à l’ordre divin » (Marchal, 2014, p. 57 sq.). En effet, Condé avait été alors incapable d’empêcher des troupes suédoises, et surtout protestantes, de se livrer à des sacrilèges notamment dans le sanctuaire marial du Mont-Roland. En insistant sur cet aspect, Boyvin soulignait combien la reconnaissance du protestantisme en France séparait les deux Bourgognes. C’était ajouter à la barrière politique évidente, en marche* depuis Henri IV, une différence culturelle voire morale inédite. La réplique ne tarda pas. Elle donna lieu à une autre guerre de siège qui vit la défaite, là aussi, des assaillants menés par le général Matthias Gallas, envoyé par l’empereur commettre le dégât en Bourgogne à l’automne 1636. La glorification immédiate de la « belle résistance » de Saint-Jean-de-Losne face à cette armée géante alimenta le divorce des deux territoires.

15Ces deux affrontements, en un espace restreint et en un temps limité, moins d’une vingtaine de kilomètres séparent les deux cités et à peine six mois d’intervalle entre chaque, nous donnent une représentation partielle de la guerre qui fut, pour l’essentiel et jusqu’en 1668, non pas une guerre de siège mais une guerre de razzias et de surprises, c’est-à-dire dans la terminologie militaire une « petite guerre », mais aux effets réellement ravageurs, en raison notamment de la longueur du conflit : officiellement dix ans, en pratique bien plus (Louis, 1998). Edme Beguillet, en 1772, fut le premier à considérer ces guerres des deux Bourgognes comme des guerres civiles dont les « habitants se ressentirent longtemps » après avoir « vécu depuis plus d’un siècle avec une concorde que les haines des souverains […] n’avait pu altérer » (Béguillet, 1772). Les historiens du xixe siècle vont amplifier ce message. Les productions des sociétés savantes telles que la Société d’émulation du Doubs, l’Académie de Besançon et celle de Dijon ainsi que les revues régionales comme les Annales de Bourgogne et les Mémoires de la société pour l’histoire du droit et des institutions des anciens pays bourguignons, comtois et romands vont proposer une vision doloriste du conflit ; c’est notamment le cas en Franche-Comté où les productions furent le triple de celles de la Bourgogne. L’histoire scientifique, au xxe siècle, confirma cette divergence historiographique. Les universitaires bourguignons ne se sont pas arrêtés sur ces guerres car leur objet était essentiellement de traiter du surgissement de l’État et des conditions économiques et sociales en Bourgogne (Kleinclausz, 1924 ; Oursel, 1945 ; Richard, 1978 [1957] ; Garnot et Rauwel, 2011). En Franche-Comté, au contraire, la place de la guerre est évidemment bien différente et tous les auteurs lui consacrèrent une large place dans leurs études. Les guerres de Bourgogne représentèrent donc un événement matriciel qui fut l’une des sources de l’identité régionale telle qu’elle se construisit au xixe siècle (Finot, 1877, p. 228 sq. ; Meynier, 1899 ; Longin, 1927, p. 108 sq. et 1900, p. 254-300 ; Préclin, 1947 ; Fétier, 1977 ; Solnon, 1983 ; Gresset, Gresser et Debard, 1988). En effet, au-delà du malheur des temps – la perte des deux tiers de la population, les scènes d’anthropophagie, la ruine économique – la petite guerre des deux Bourgognes laissa la place à deux entreprises de conquête bien plus modernes, menées par les armées du roi de France, traversant la Bourgogne, une première fois en 1668 et une seconde en 1674, pour accomplir ce dessein. La dernière conquête sonna le glas de la « fière indépendance » du petit pays à l’autonomie sacralisée par ses privilèges quasi ontologiques ; elle entraîna son annexion au royaume de France selon le régime administratif dit des pays d’imposition, entraînant une reconfiguration de ses institutions, et notamment la suspension de ses états jusqu’en 1788.

16Au final, les deux Bourgognes se retrouvèrent, en 1678, officiellement unies sous la même souveraineté, celle de Louis XIV, mais avec des statuts antinomiques, celui de vainqueur en quelque sorte pour les duchois qui grâce à l’annexion virent les vents mauvais de la guerre se détourner d’eux jusqu’en 1870 et celui de vaincus pour les Comtois, même si parmi eux se trouvait, autour des Boisot par exemple, un parti profrançais qui avait intérêt à la conquête. La modernisation assimilée au surgissement de l’État moderne en cette périphérie de Bourgogne produisit donc une indéniable divergence des territoires et des identités collectives qu’il faut présenter.

III. Aspects de la démarcation des deux Bourgognes (1678-1715)

17Pourquoi Louis XIV et Louvois n’ont-ils pas profité de l’annexion pour réunir les deux Bourgognes ? Doit-on voir dans cette décision la prise en compte des années de guerre qui transformèrent d’amis en ennemis les anciens voisins ? Après tout, la plaine dijonnaise avait, elle aussi, souffert des incursions comtoises. En mars 1673, le climat d’anxiété à Dijon était tel que deux coups de fusil tirés « nuitamment » aboutirent à sonner le tocsin et à mettre la ville sur le pied de guerre. Les populations cherchèrent immédiatement à s’enfuir, à l’instar de l’intendant Claude Bouchu qui expédia famille et meubles à Auxerre pour les mettre à l’abri de la supposée armée de Charles de Lorraine (Chatelet, 2013).

18Au-delà de ces conditions politiques particulières, on peut souligner avec les biographes de Louis XIV que le souverain était animé par le service d’une double éternité, Dieu et l’État (Petitfils, 2008 ; Cornette, 2016). Or, réunir les deux Bourgognes aurait eu pour conséquence de poser la question de la réception de l’édit de Nantes en Franche-Comté, une province essentiellement catholique, même si les nécessités de la défense avaient pu la conduire à nuancer son orthodoxie (Windler, 2014). De fait, en 1678, l’édit de Nantes ne fut pas introduit en Comté*. Quant à l’intérêt de son État, la réunion n’emportait pas d’avantages décisifs pour la monarchie, en particulier parce que la Franche-Comté avait une culture politique encore traditionnelle, préférant la fidélité à ses libertés plutôt que l’obéissance à son souverain ; en Bourgogne, au contraire, ce procès était gagné depuis plus d’une dizaine d’années.

19Entre 1658 et 1659, en effet, les états de Bourgogne reçurent l’ordre de se séparer et furent suspendus pour un temps indéterminé à la manière de ceux de Dauphiné (1626) ou de Normandie (1655) ; la crainte générale était de relever, à l’avenir, exclusivement de l’intendant, ce qui aurait eu l’inconvénient d’interdire toute représentation directe auprès du trône. En avril 1659, ils furent rappelés et votèrent la somme extraordinaire d’un million de livres au titre du don gratuit sans se soucier des capacités financières de la province. Cette obéissance inconditionnelle ou aveugle était précisément ce qu’attendait Louis XIV, lassé du marchandage fiscal qui prévalait alors ; elle signifia le recours à la dette publique pour éviter une augmentation brutale de la fiscalité qui aurait vidé les seigneuries de leurs bras, déjà assez peu nombreux en ces temps de petite guerre. Après 1659, les émissions de rentes allèrent en s’accroissant ; les parlementaires dijonnais en furent les principaux souscripteurs ; elles étaient assises principalement sur les revenus du sel dont la fiscalité était acquittée par le tiers état et la noblesse, à l’exception de la catégorie des parlementaires qui étaient ainsi encouragés à placer leurs capitaux sur le marché obligataire bourguignon. La paix obtenue en 1659, en dépit des fausses alarmes, était en quelque sorte la récompense du tiers et de la noblesse dont les contributions accrues permettaient de financer les guerres du roi. Un incontestable cercle vertueux s’était donc mis en place afin de répondre à une autorité qui s’est arrogé le droit exclusif d’être le représentant de Dieu (Loiseau, 2014, p. 186 sq.).

20En Comté*, une telle politique de coopération forcée ne put voir le jour ; de 1636 à 1659, la monarchie espagnole laissa les Comtois assurer eux-mêmes leur défense ; la sanior pars y fit les mêmes choix qu’en Bourgogne : hausse de la fiscalité, hausse des emprunts. Mais à partir de 1654, les états choisirent de rembourser les dettes contractées par les communautés ; ils y affectèrent alors une large part de leur produit fiscal au détriment de la part royale ; en 1657, Philippe IV d’Espagne demanda d’ailleurs que l’impôt comtois se payât à Bruxelles. Si à l’issue de la guerre, la Comté* connaissait bien des outils fiscaux modernisés – au surjet s’étaient ajoutés les haussements sur le sel et un impôt direct – elle les utilisa pour se libérer de la dette et non pour la rééchelonner afin de satisfaire les demandes royales. Tournant le dos à la dette publique, la Comté* choisit également de confirmer les exemptions fiscales de la noblesse ; par conséquent les états de Franche-Comté n’avaient que peu d’utilité pour les monarchies espagnole comme française, préoccupées essentiellement de l’augmentation de leurs ressources financières ; les deux préférèrent s’en passer. En 1674, les états n’avaient plus été réunis depuis huit ans déjà. La Comté* devint alors un pays d’imposition confié à la charge d’un intendant et d’un parlement recréé à Besançon (Dee, 2009).

21Cette divergence institutionnelle fut la marque d’une frontière politique initiée par la monarchie française. Elle fut complétée par la translation de la capitalité – et de l’université en 1691 – de Dole à Besançon ; l’ancienne île au sein de la Comté* sortit ainsi victorieuse de la guerre. Ces décisions trahissent le projet de constituer deux aires territoriales séparées, fondées sur l’affaiblissement de Dole et de l’ancien espace de contact qui portaient la civilisation des deux Bourgognes. La politique monarchique n’avait pas pour but de créer des liens entre les sujets mais de construire et protéger les liens des sujets avec le monarque.

22Cette politique connut des nuances, comme en témoignent les représentations des états de Bourgogne au xviiie siècle. En 1680, les états supplièrent d’aménager les statuts de l’université de Dole pour éviter que la jeunesse dijonnaise fût obligée de partir au loin et leurs parents de payer des sommes bien lourdes pour leur éducation2. Cette affaire était encore pendante en 1722 lorsque la monarchie accepta, sans vouloir la financer, que Dijon fût dotée d’une université. La frontière avec la Franche-Comté fut aussi discutée car elle était constituée d’enclaves qui permettaient de multiplier les prélèvements de la Ferme sur les trafics. Les états s’en plaignirent en 1662 et 1677. En 1680, ils demandèrent même, en vain, que le roi abolît la « traite foraine » entre le duché et la Comté*, attendu que le duché n’était plus frontière3. En 1695, ils implorèrent le roi de suspendre l’ordonnance de l’intendant de Franche-Comté, La Fond, qui entendait interdire les achats comtois de vins en Bourgogne4. Ces notations, quelque peu disparates, indiquent combien de la vie de relations économiques fut perturbée par la fiscalité indirecte, clé de voûte de l’État monarchique. Mais, elles ne sont pas aussi importantes que la proximité des deux provinces aurait pu le laisser penser. Cette faiblesse est d’interprétation difficile : la vie de relations a-t-elle su s’adapter aux contraintes monarchiques ou bien les contraintes l’ont-elles amenuisée, ou encore la contrebande fut-elle le mode principal de relations entre les deux Bourgognes ? (Kwass, 2015 ; Ferrer, 2002). Il est difficile d’être affirmatif.

23Par la conquête, les Bourgognes divergèrent donc pour des raisons fiscales essentiellement ; la Franche-Comté devint un pays réputé étranger tandis que la Bourgogne approfondit son intégration au royaume de France. La frontière, d’espace de contact ouvert se mua finalement en barrière fiscale par le jeu des logiques géopolitiques dont la guerre fut l’expression la plus achevée. Le surgissement de l’État à la périphérie du royaume produisit ainsi des effets différenciés sur ces deux « petits états » : opposition des modèles institutionnels, cloisonnement fiscal des deux territoires et divergence mémorielle.

24Pour autant, à l’échelle des individus la vie de relation se maintint indéniablement, en dépit de l’affirmation du Léviathan français. Quelques go between ayant les deux Bourgognes en partage existaient très probablement comme Claude Bénigne Lompré, constituant, député du clergé aux états de Franche-Comté, réunis à Quingey en 1788, ancien élève du collège de l’Arc à Dole et ancien étudiant en théologie à l’université de Dijon ou encore Claude Adrien, prêtre à Besançon, demeurant à Seurre et détenteur pour près de 5 000 livres de titres de rentes sur les états de Bourgogne5. De même les effectifs de la Ferme générale au département de Dijon, entre 1760 et 1780, comptaient quelques Comtois (Evrard, 2015). Toutefois, l’étude de la mobilité géographique dans la Bourgogne du Nord au xviiie siècle, menée par l’historien canadien Jérémy Hayhoe, indique qu’il faut considérer cette possibilité avec prudence (Hayhoe, 2016, p. 111). Ainsi en étudiant le registre dijonnais des renonciations à l’incolat (à l’habitation) pour les trois premières décennies du xviiie siècle, il a pu montrer que seulement quatre Dijonnais quittèrent la ville pour s’installer à Besançon, soit moins de 2 % des départs. Il faudrait bien évidemment d’autres études pour affiner ce constat et mesurer l’impact de la modernisation étatique des deux Bourgognes vue d’« en bas », et ainsi éventuellement nuancer cette impression d’une modernité rimant avec divergence.

Bibliographie

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Notes de bas de page

1 Voir notamment la contribution de Michelle Bubenicek dans le présent ouvrage.

2 Archives départementales de la Côte-d’Or (désormais AD 21), C 3329.

3 Ibid.

4 Ibid.

5 AD 21, C 4562 (1717).

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