Chapitre II. La fracture de l’unité de l’histoire
p. 217-258
Texte intégral
1La métaphysique de la Bible de l’humanité brise l’unité de l’histoire telle qu’elle est conçue dans la philosophie de l’histoire de 1831 – c’est-à-dire comme une mise en série chronologique et téléologique de peuples types – en fracturant l’histoire universelle en deux traditions irréconciliables, l’une « ascendante » et l’autre « descendante212 », qui s’incarnent dans des races précises. Le texte de 1864 donne à la Justice une tradition213 et non une origine et une histoire comme c’était le cas trente-trois ans auparavant. Aux peuples types de 1831 succède une dichotomie de l’histoire en types et en contre-types. La Bible de l’humanité scinde la linéarité historique en affirmant que certains peuples, dans leurs créations, expriment la « Justice éternelle214 » alors que d’autres l’étouffent et rendent sa réalisation mondaine impossible : à la famille, au travail et à l’éducation des peuples indien, perse et grec – issus des Aryâs – s’oppose la Grâce de l’univers sémitique. Le passage de la métaphysique de l’histoire de 1831 à celle de 1864 suppose deux opérations logiquement distinctes. La première consiste à fracturer la linéarité unidimensionnelle de l’histoire universelle en traditions rivales et la seconde inscrit cette fracture dans l’histoire particulière des peuples aryens et sémitiques. Ces deux mouvements de la pensée micheletienne vont provoquer la faillite des concepts de « mélange » et de « fusion », pourtant essentiels dans la logique et la métaphysique micheletiennes de 1831 pour décrire l’avènement progressif de la Justice définie alors comme « la liberté dans l’égalité215 » : là où le jeune Michelet faisait du « croisement des races216 » et du « mélange des civilisations opposées217 » « l’auxiliaire le plus puissant de la liberté218 », l’auteur de la Bible de l’humanité affirme non seulement le caractère irréconciliable des deux grandes traditions de l’humanité – « la tradition de notre race, tradition de bon sens, de lumière, qui de l’Inde védique, à la Perse, à la Grèce, à la France moderne, a marché dans les voies de la raison, de justice, dans (ce que peu à peu l’Europe adopte) l’évangile de 89219 » contre les « brouillards mystiques de l’autre race syrienne, juive etc…220 » – mais aussi la nécessité de « ne pas boîter (sic) d’un monde à l’autre221 » et d’être « purs des vieux mélanges222 », ce qui signifie, au point de vue théorique et pratique, se détourner franchement de la tradition sémitique dont le christianisme n’est qu’une émanation.
2L’origine de cette rupture quant à la catégorie de l’« unité » est à chercher dans l’introduction de l’Histoire de la Révolution française. En 1831, dans la perspective d’une philosophie de l’histoire au sens strict, le concept de « révolution » recouvrait le sens de « changement de régime politique » allant dans le sens du progrès de la liberté égale dans la société. Progressivement, Michelet va l’investir d’un tout autre sens, théologico-politique cette fois, qui commence à se déployer en 1847 et qui prend, dans la Bible de l’humanité, toute sa dimension.
I. La fracture de l’histoire : Christianisme et Révolution
3L’écriture de l’Histoire de la Révolution française constitue une rupture dans la pensée micheletienne de l’histoire dans la mesure où elle fracture la linéarité du progrès en deux courants – la Justice et la Grâce – inaugurant ainsi une série d’antithèses qui traversent l’œuvre de Michelet après 1847. L’Histoire de la Révolution française renonce définitivement à la catégorie de l’« unité » en reprenant deux questions philosophiques et historiques auxquelles l’Introduction à l’histoire universelle et Le Peuple répondaient par l’affirmative : la Révolution française poursuit-elle l’œuvre des institutions monarchique et chrétienne qu’elle dépasse et accomplit, la fraternité révolutionnaire est-elle la sécularisation de la fraternité chrétienne ? S’il s’avère que la Révolution française introduit une fracture dans la linéarité de l’histoire universelle, le problème de l’inscription historique de 1789 – qui divisait les historiens libéraux et les penseurs contre-révolutionnaires durant la Restauration – se pose de nouveau : après l’Histoire de la Révolution française, le projet de Michelet est toujours d’inscrire la Révolution française dans l’histoire, s’opposant en cela aux contre-révolutionnaires. Cependant cette histoire ne peut plus être celle de « l’école historique née de 1815223 » qui enseigne que « quatorze cents ans de despotisme avaient fondé la liberté224 ».
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4Dans l’introduction de l’Histoire de la Révolution française, Michelet pose ainsi le problème central que l’historien de la Révolution doit affronter : « La Loi, telle qu’elle apparut dans la Révolution, est-elle conforme, ou contraire, à la loi religieuse qui la précéda ? Autrement dit : la Révolution est-elle chrétienne, anti-chrétienne ?225 ».
5Dans la génération qui suit celle des historiens libéraux de la Restauration, Quinet est le premier à consacrer un livre à la Révolution française226. Le Christianisme et la Révolution française, recueil de ses cours de 1845 au Collège de France, est dédié à Michelet, son « frère de cœur et de pensée227 ». L’essentiel du propos consiste à articuler Révolution et révélation. Quinet défend fondamentalement la même thèse que celle développée par Michelet dans l’Introduction à l’histoire universelle et soutenue encore dans Le Peuple : « dans le vrai, l’esprit de la Révolution française est de s’identifier avec le christianisme228 ». L’idée chrétienne de fraternité est « la dernière à pénétrer dans la vie sociale229 » et la Révolution est la résurrection du « grand Christ émancipateur230 ». Mais la Révolution française n’est pas la Justice même si « elle a tendu, d’un effort sublime, à embrasser le divin231 ». Au fond, elle n’est qu’une réalisation approchée de la Justice chrétienne, plus proche de cette Justice que ne l’est l’Église catholique elle-même. En effet, le propos du professeur au Collège de France n’est aucunement de soutenir l’institution chrétienne. Associé à Michelet dans sa lutte contre les Jésuites, il propose une distinction entre catholicisme et christianisme et professe que, si la Révolution est au plus près du message chrétien de fraternité, « le catholicisme lui-même en se séparant des douleurs de la France, a commencé par établir dans tout l’univers qu’il n’était plus le foyer moral, la conscience, la Religion nationale de notre pays, c’est-à-dire qu’il n’en a plus le cœur et les entrailles232 ». Ainsi, la Révolution française, fondamentalement anticatholique, n’est pas pour autant opposée au christianisme en tant que doctrine de la fraternité humaine.
6Indéniablement, l’introduction de l’Histoire de la Révolution française est à l’origine de la rupture avec Quinet233 et tout autant avec la conception de Michelet lui-même de l’Introduction à l’histoire universelle au Peuple. Ce dernier ouvrage paraît en janvier 1846 et l’historien met un point final le 31 janvier 1847234 à l’introduction du premier tome de l’Histoire de la Révolution française qui contient les deux premiers livres. Entre ces deux dates, à l’occasion de l’écriture d’une partie de l’histoire de la Révolution française – des « élections de 1789235 » au « peuple [qui] ramène le roi à Paris (6 octobre 1789)236 » – la conception micheletienne va se modifier en profondeur. Par conséquent, c’est essentiellement le récit relatif aux élections de 1789, aux États généraux, à l’Assemblée nationale et à la nuit du 4 août qui conduit à l’affirmation d’une « inconciliable opposition du Christianisme avec le Droit et la Révolution237 » dont l’effet sur la pensée micheletienne sera de fracturer l’histoire en deux traditions – celle de la Justice et celle de la Grâce.
7Le devenir de la pensée micheletienne de l’histoire se joue à l’occasion de l’examen du concept de « fraternité » qui permet aussi bien à Quinet qu’au Michelet de 1831 à 1846 de penser la continuité entre christianisme et Révolution française. L’introduction à l’Histoire de la Révolution française concède qu’ils « s’accordent dans le sentiment de la fraternité humaine238 ». Mais, en 1847, l’historien philosophe récuse le fait qu’il y ait identité de structure entre fraternité chrétienne et fraternité révolutionnaire. L’ambiguïté de la « fraternité » a abusé « plusieurs esprits éminents [qui], dans une louable pensée de conciliation et de paix, ont affirmé de nos jours que la Révolution n’était que l’accomplissement du Christianisme, qu’elle venait le continuer, tenir tout ce qu’il avait promis239 ».
8Entre « l’égalité fraternelle240 » chrétienne promise dans les cieux et l’égalité fraternelle dont la nuit du 4 août est la première expression241, existe non seulement une différence de structure mais aussi de fondement. En effet, la fraternité chrétienne repose sur « une parenté commune, une filiation qui, du père aux enfants, transmettrait avec le sang la solidarité du crime242 ». La fraternité est pensée à partir d’un père commun, Adam, dont le crime transmis en héritage à ses enfants devient le crime commun. La fraternité chrétienne n’implique ni liberté ni égalité243. Dans l’Histoire de la Révolution française, la structure de la fraternité chrétienne est conçue de manière verticale : ce n’est pas la communauté des hommes de manière synchronique qui donne sens à la fraternité mais la participation à une même descendance, à un même péché originel. Le fondement de la fraternité chrétienne est la foi en un miracle sans motif humain : « [Le Christ] a sauvé, pourquoi ? Parce qu’il a voulu sauver. Nul autre motif. Nulle vertu, nulle œuvre de l’homme, nul mérite humain, ne peut mériter ce prodigieux sacrifice d’un Dieu qui s’immole244 ». La fraternité révolutionnaire est contraire à la fraternité chrétienne dans sa structure et dans son fondement. Elle est une relation entre les hommes indépendamment de leur provenance ou de leur filiation et repose sur la Justice et non sur un miracle gratuit : « la Révolution fonde la fraternité sur l’amour de l’homme pour l’homme, sur le devoir mutuel, sur le Droit et la Justice245 ». Or ce Droit est l’œuvre de la raison humaine qui soutient la « déclaration des droits de l’homme et du citoyen », déclaration que Michelet oppose, d’une part, à la déclaration anglaise des libertés de la Glorieuse Révolution et, d’autre part, à la déclaration des droits en Amérique. La première ne serait qu’« un appel au droit écrit, aux chartes contestées, aux libertés vraies ou fausses, du moyen âge246 » et en cela le propos micheletien n’a pas changé depuis l’Introduction à l’histoire universelle. De même, la Déclaration des droits de 1789 est à distinguer des principes américains qui ne sont qu’un résumé a posteriori des principes que les différents États reconnaissent. Le fondement de la Déclaration des droits de 1789 n’est pas empirique : elle n’est pas le résumé du passé ni la somme des aspirations particulières. La fraternité révolutionnaire qui met fin aux ordres et aux provinces repose sur « la Raison, discutée par tout un siècle de philosophes, de profonds penseurs, acceptée de tous les esprits et pénétrant dans les mœurs, arrêtée enfin par les logiciens de l’Assemblée constituante247 ». Les figures tutélaires qui rendent possible cette nouvelle fraternité sont Buffon, les auteurs de l’Encyclopédie, Montesquieu, et surtout Voltaire et Rousseau248. Le XVIIIe siècle est réhabilité249 : ce n’est plus le siècle de l’analyse et de la dissolution sociale décrit dans l’Introduction à l’histoire universelle. De destructeur et transitoire, il devient l’expression d’une exigence de Justice et de Droit dont la Révolution française sera « l’avènement tardif250 ». Le concept de fraternité chrétienne et celui de fraternité révolutionnaire expriment « deux principes, deux esprits, l’ancien et le nouveau251 » : si le second n’est pas la réalisation mondaine du premier, la logique de succession, qui domine l’histoire universelle micheletienne de 1831 à 1846, doit être abandonnée au profit d’une conception dichotomique de l’histoire dont les deux courants sont la Grâce et la Justice. Leur « lutte » donne sens à la Révolution française que Michelet définit ainsi : « La Révolution n’est autre chose que la réaction tardive de la Justice contre le gouvernement de la faveur et la religion de la Grâce252 ». Dès lors, la Révolution n’est pas l’approfondissement du christianisme, ni sa résurrection comme l’affirme Quinet ; la fraternité révolutionnaire n’est pas non plus « un écoulement du christianisme253 » comme l’écrit Lamartine. Les Droits institués en 1789 ne sont pas l’application dans le domaine civil de la fraternité chrétienne mais sa négation radicale par l’affirmation d’une autre fraternité qui a seulement un rapport nominal avec celle de l’Évangile. L’introduction de l’Histoire de la Révolution française ne soutient absolument pas que l’Église catholique et la monarchie sacerdotale ont trahi le message évangélique de fraternité universelle : elles l’ont au contraire parfaitement incarné254. Pour l’auteur de l’Histoire de la Révolution française, ce ne sont pas seulement les Jésuites ou les Catholiques qui s’opposent à la Révolution : « le christianisme même, démocratique extérieurement et dans sa légende historique, est en son essence, en son dogme, fatalement monarchique255 ». L’Ancien Régime ne corrompt pas l’idéal chrétien mais représente « sa forme logique et nécessaire dans l’ordre temporel256 ». L’historien en appelle au jugement de Bossuet, de Maistre et de Bonald, et s’écarte ainsi radicalement du projet néo-catholique qui serait en lui-même impossible257 : « Dire une république chrétienne, c’est dire un triangle carré. Cela est évident. Et il ne s’agit pas des tendances seulement, mais du fond même du dogme. Le salut par un seul, c’est le dogme chrétien, et c’est aussi le dogme monarchique. MM. De Bonald et de Maistre, qui ont repris la thèse, n’ajoutent pas grand-chose aux arguments solides, irréfutables de Bossuet258 ». La Révolution, quant à elle, est « l’avènement de la Loi, la résurrection du Droit, la réaction de la Justice259 » : elle ne s’inscrit donc pas dans une dynamique historique séculaire qu’elle viendrait accomplir. La « Loi », le « Droit » ou la « Justice » ne sont pas les produits d’un corso historique où 89 serait pensé comme l’accomplissement des siècles chrétiens. Même si leur statut historique et métaphysique n’est pas encore explicité dans l’Histoire de la Révolution française260, l’usage des termes « avènement », « résurrection » et « réaction » indique que la Révolution inscrit dans l’histoire des principes qui lui préexistent. Le sens de la Révolution française se comprend contre une autre histoire, relativement à un contre-courant : le règne de la Loi met fin à l’arbitraire de la monarchie d’Ancien Régime, le Droit renaît en supprimant le principe chrétien de l’élection qui est la mort du Droit et la Justice réagit après des siècles où la Grâce a prévalu. En élaborant une histoire de la Révolution française « qui n’est que combat de l’une contre l’autre261 [de la Justice et de la Grâce] », Michelet opère pour la première fois dans son historiographie une fracture de l’histoire humaine en deux courants antagonistes et irréductibles dont le développement est indépendant et l’articulation impossible262.
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9Dès lors qu’une opposition radicale est posée entre la Justice de la Révolution française et la Grâce de la monarchie et de l’institution chrétienne, la place de 1789 dans l’histoire devient problématique. Si la Révolution française ne s’inscrit plus dans la continuité de l’histoire, comme l’avaient montré les historiens libéraux de la Restauration, deux hypothèses peuvent être formulées quant à son statut historique : soit elle est une nouveauté radicale, inouïe et inédite, soit elle s’inscrit dans une autre histoire, une histoire oubliée ou souterraine qui n’est pas l’histoire officielle des institutions monarchiques et religieuses. Michelet semble parfois adopter la première hypothèse. En effet, ne professe-t-il pas au Collège de France qu’« il ne faut pas dire la Révolution, il faut dire la fondation263 » ? Cette même idée est reprise dans l’épisode du feuilleton intitulé « Le moment de la Révolution264 » qui paraît en 1851 dans L’Événement et l’historien semble faire de la Justice une ère qui succède à celle de la Grâce : « la Révolution, très mal nommée ainsi, était moins une destruction qu’une création, la fondation d’une religion nouvelle, de la religion et de la justice, opposée à celle de la Grâce ou de l’arbitraire, qui fut celle du Moyen Âge265 ». Or cette hypothèse n’est absolument plus celle de la Bible de l’humanité. Dès l’introduction à l’Histoire de la Révolution française, Michelet affirme que la Justice préexiste à la Révolution française et celle-ci est définie comme « l’avènement tardif de la Justice éternelle266 ». En 1864, le philosophe historien pose explicitement la tradition de la Révolution : « De l’Inde jusqu’à 89, descend un torrent de lumière, le fleuve de Droit et de Raison ». Loin de reproduire le schéma linéaire de la philosophie de l’histoire au sens strict de 1831, la Bible de l’humanité décrit ces apparitions historiques de la Justice dont la Révolution n’est pas la forme supérieure ou le dépassement mais l’avènement : ainsi apparaît une équivalence fondamentale entre la Justice de la Révolution française et la conception de la famille dans les Védas, la fraternité du Râmayana, l’héroïsme du travail du Zend Avesta et l’exigence de justice du Prométhée enchaîné d’Eschyle. En cherchant l’origine de son élan dans d’autres traditions que celles de l’Europe monarchique et chrétienne, Michelet évite d’une part d’en faire une lecture doctrinaire et d’autre part de retrouver la position théorique contre-révolutionnaire. Si l’hypothèse d’une nouveauté radicale de la Révolution française est immédiatement abandonnée par Michelet, c’est essentiellement parce qu’elle est développée par Maistre pour montrer l’absurdité historique de 1789. Dans ses Considérations sur la France, le comte de Maistre affirme que la Révolution est « un événement unique dans l’histoire267 » et la République française voulue par la Révolution un « météore268 ». Comme « il n’y a rien de nouveau » dans l’histoire, il en déduit que « la grande république est impossible, parce qu’il n’y a jamais eu de grande république269 ». Or c’est justement cet argument que Michelet cherche à neutraliser. En effet, si la Justice révolutionnaire est radicalement nouvelle, elle pourrait être considérée comme anhistorique et donc nécessairement vouée à l’échec. Lorsque la Bible de l’humanité est publiée sous le Second Empire, l’enjeu théorique et politique est de montrer que la Justice – définie dans la période prérévolutionnaire comme « le gouvernement libre, républicain, de soi par soi270 » – n’est pas une nouveauté dans l’histoire mais une exigence régulièrement formulée de la plus haute antiquité au XVIIIe siècle. Or tout le problème de l’historien philosophe est de donner une tradition à la Révolution française, ce qui implique d’élaborer une conception de l’histoire universelle autre que celle, linéaire, développée trente-trois ans auparavant dans l’Introduction à l’histoire universelle.
II. L’histoire tridimensionnelle de 1855 à la Bible de l’humanité
10Entre 1855 et 1863, dans l’Histoire de France – de Renaissance à la Régence – et La Sorcière, l’histoire telle que Michelet l’écrit possède trois strates. D’abord, l’histoire des institutions monarchiques et chrétiennes incarnant la logique de la Grâce. Puis deux autres dimensions qui concurrencent l’histoire officielle : l’histoire souterraine d’une part et l’histoire oubliée d’autre part dont le passage au premier plan, détrônant l’histoire officielle de la Grâce, constitue l’avènement de la Justice.
11De Renaissance à la Régence, l’histoire des institutions de la France est celle d’un « gouvernement de la Grâce271 » et d’une « monarchie paternelle272 ». La doctrine chrétienne de la Grâce, dont la réalisation mondaine la plus parfaite est le règne de Louis XIV, conduit à la dissolution de la France où « tout s’en va à vau-l’eau, mœurs, idées, dogmes et fortunes273 ». Du règne de Charles VIII à celui du Roi-Soleil, se crée progressivement l’État français qui n’est plus le principe actif du mélange-fusion des idées et des races de France mais, au contraire, « l’ancienne monarchie, non changée et incorrigible, le fantasque arbitraire, la mer d’abus, illimitée, sans fond274 ». Les caractères doctrinaux de la Grâce – l’arbitraire, le miracle, le privilège – s’effectuent dans les institutions monarchique et ecclésiastique et expliquent le devenir exsangue de la France. L’histoire officielle de la Grâce produit un monde contre-nature et stérile. Les réseaux d’analyse sont multiples dans les neuf tomes de l’Histoire de France qui séparent l’introduction de l’Histoire de la Révolution française de la Bible de l’humanité. Des armées de Waldstein à Versailles en passant par les droits de douanes, Michelet charge l’histoire monarchique et ecclésiastique de la responsabilité des maux qui compromettent l’avenir et qui sont intimement liés à la doctrine chrétienne : l’inattention à la nature, l’affaiblissement de la famille, l’oisiveté et l’imitation. Sous l’effet des institutions de la Grâce, le monde est devenu stérile en rendant impossibles l’attention à la nature, la famille, le travail et l’éducation. Le point culminant de cette histoire contre-nature est le Grand Siècle que Michelet déconstruit en faisant le récit du règne de Louis XIV275. Si la doctrine chrétienne a condamné la nature, le gouvernement de la Grâce a créé les moyens artificiels de son étouffement effectif276. La trinité chrétienne désacralise la famille qui devient objet de risée dans la littérature populaire médiévale. L’arbitraire, constitutif de la Grâce, rend le travail inutile : le monde devient une loterie où tout revient au miracle277. Enfin, le principe de l’imitation ruine l’idée d’éducation. À cette contre-histoire, l’historien oppose deux autres histoires qui rendent compte des progrès de l’humanité. Si la Renaissance, la révolution scientifique du XVIIe siècle ou la Révolution ont eu lieu, c’est pour deux raisons : soit une histoire oubliée a été retrouvée, soit une histoire souterraine a jailli dans l’histoire officielle. La Sorcière donne le meilleur exemple de cette histoire souterraine qui perpétue une tradition sous l’histoire officielle de l’Ancien Régime : entre le « grand Pan » des sociétés antiques et l’esprit scientifique du siècle de Descartes, la sorcière incarne à la fois la liberté et le naturalisme entendu comme attention à la nature dans l’antinaturalisme chrétien des institutions médiévales278. L’histoire oubliée et redécouverte est, quant à elle, l’un des ressorts de Renaissance. À la fin du Moyen Âge, la « situation s’éclaircit279 » grâce aux imprimeurs qui « allaient […] rendre au monde280 » le « colossal Corpus juris
12Ibid., p. 237.
», Virgile, Homère, Aristote et Platon. Dans une perspective historiographique, la mise en place de cette autre tradition remet en cause le statut du présent tel que la philosophie de l’histoire de 1831 le conçoit, à savoir comme le point culminant du passé qui justifie tout ce que ce passé a charrié d’erreurs et de souffrances. Bien avant la Philosophie de l’histoire de France de Quinet, Michelet récuse cette conception du présent et, indirectement la philosophie de l’histoire providentialiste qui la sous-tend. Le credo d’une histoire providentielle repose sur une erreur fondamentale que Michelet formule déjà le 22 mai 1848 lors de la troisième leçon du deuxième semestre de cours au Collège de France :Tout ceci est basé sur une erreur, c’est que le présent contient le passé, tout ce que le passé eut de raisonnable, le contient et le dépasse. La plus simple étude montre qu’une foule d’éléments du passé ne sont point contenus dans le présent, une foule d’éléments féconds, vivifiants. L’humanité a marché, sans doute, au total ; mais dans son progrès elle a trop brusquement rejeté des instincts, des idées, des institutions qui avaient leur vie, leur droit et dont l’absence laisse toujours une place vide. Rappelons l’exemple de la dernière leçon, l’Inde qui eut l’amour de la nature animée. La religion héroïque de la Grèce et de Rome, la religion chrétienne l’ont rejeté282.
13Le refus de voir dans le présent de la France le point ultime de l’histoire humaine est, bien avant 1855, au cœur de la pensée de Michelet. Alors que l’Introduction à l’histoire universelle faisait de l’Europe de 1830 le lieu d’une liberté possible, Michelet entrevoit, dès mai 1848, le fait que l’histoire n’est plus une succession de victoires contre la fatalité : le présent ne parachève pas l’intégralité de l’histoire humaine et l’humanité présente doit peut-être retrouver des traditions oubliées qui la rendront à nouveau féconde, ce qui implique la nécessaire reconnaissance d’autres traditions que celles de l’Europe chrétienne. Renaissance et Réforme feront une part importante à la découverte du monde préchrétien ou à l’exigence de reconnaître les manifestations de la Justice hors du parc de « notre petit occident283 » et cette voie sera explorée par la Bible de l’humanité. En invalidant l’idée de progrès cumulatif où chaque élément serait le résultat de ce qui précède et la condition de ce qui suit, Michelet a rompu définitivement avec la philosophie de l’histoire de l’Introduction à l’histoire universelle, mais aussi avec la philosophie de l’histoire conçue comme une théodicée européo-centrée. Les deux volumes de l’Histoire de France qui suivront ce profond changement de perspective montreront l’importance de la relation avec l’Orient dans la constitution même de l’Europe et de la sagesse, méprisée à tort, des pensées de l’Orient, monde musulman compris. Ainsi, à la place d’une histoire universelle dont l’Europe serait le sommet et la France le point culminant, Michelet voit dans l’épreuve du décentrement la condition d’une « réconciliation de l’homme avec l’homme et leur embrassement fraternel284 ». Michelet s’étonne d’ailleurs, dans l’appendice du huitième tome de l’Histoire de France, que l’on n’ait pas publié dans un format populaire le Zend Avesta – le livre sacré des anciens Perses.
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14La Bible de l’humanité mobilise cette triple dimension de l’histoire : en marge de l’histoire officielle, il est à la fois question d’une histoire universelle oubliée – le texte se conclut sur l’impératif « marchons aux sciences de l’Orient. Interrogeons le genius antique dans son accord avec tant de récents voyages. Là nous prendrons le sens humain285 » – et d’une tradition souterraine, celle de la Justice écrasée depuis la déliquescence de l’Empire Romain, à propos de laquelle Michelet reprend de l’Histoire de la Révolution française l’image tectonique d’une humanité accablée sous un « chaos de monts entassés […] pendant tout le moyen âge286 ». Néanmoins, l’histoire universelle de 1864 inscrit la triple dimension de l’histoire dans un schéma agonistique, celui du conflit des traditions, qui reprend l’opposition de la Justice et de la Grâce formulée dans l’introduction de l’Histoire de la Révolution française en l’insérant dans l’ultrahistoire des peuples issus des Aryâs primitifs287.
III. Tradition aryenne contre tradition sémitique
15La Bible de l’humanité « entretient avec le passé un rapport tout à fait différent de celui dont se prévaut la Raison historique dans le processus continu de son évolution288 ». À la différence de l’Introduction à l’histoire universelle, le texte de 1864 n’inscrit pas la Révolution française dans l’histoire : il met au jour sa tradition au sens où Benjamin l’entendra dans ses thèses Sur le concept d’histoire. La « tradition » micheletienne ne se manifeste pas essentiellement comme un phénomène de transmission continue et ininterrompue. Au contraire, la tradition de la Révolution française que la Bible de l’humanité fait remonter aux Védas repose sur « l’idée de discontinuité [qui] est le fondement de l’authentique tradition289 » : Michelet travaille « la coupure du temps, la fracture entre les époques, le vide creusé entre les pères et les fils290 » pour relier les Aryâs primitifs et les Révolutionnaires par-delà les millénaires et faire de la Révolution française non un événement mais un avènement, non un phénomène nouveau mais l’actualisation d’une exigence identique plusieurs fois millénaire.
16L’« aporie fondamentale291 » de la tradition réside alors dans l’articulation entre sa temporalité discontinue et sa continuité qui pourrait n’être elle-même « qu’apparence292 ». Le problème est donc de mettre en lumière les raisons pour lesquelles l’historien philosophe pose « cette apparence de permanence293 » entre les créations des Aryâs primitifs, des Perses, des Grecs et les principes de 89 au-delà de la discontinuité historique.
17Dans la Bible de l’humanité, la continuité de la tradition de Justice apparaît à deux niveaux. Le premier niveau est éthique. Indépendamment de toute transmission consciente, l’histoire humaine donne à voir la permanence à travers les âges d’un mode d’être selon la justice quant à la relation à l’autre, à la nature ou à soi-même. La permanence qui donne consitance à la tradition de Justice se repère dans l’identité éthique des types du « foyer » dans l’Inde primitive, du « travail » en Perse et de l’« éducation » en Grèce. Révélés dans les « Bibles » indienne, perse et grecque – Védas, Zend Avesta, Prométhée enchaîné – ces modes d’être justes constituent une tradition au sens où la Justice s’est « perpétuée », identique à elle-même, de l’Inde primitive à la France de 89. Le deuxième niveau de la continuité de la tradition est génétique : la pensée de l’histoire de 1864 donne une perspective « raciale » à la tradition de Justice qui va être opposée à l’histoire de la Grâce sémitique génératrice de « contre-types ». Parce qu’elle s’élabore sur ces deux plans, la Bible de l’humanité s’apparente par certains aspects à une « Bible aryenne294 » et « l’ouvrage [est] explicitement manichéen295 ». Les dimensions éclatées de l’histoire micheletienne vont se polariser autour de deux foyers de sens – les Aryâs et les Sémites – dont la linguistique aryaniste offre le modèle théorique et le matériau permettant la construction d’une tradition de la Révolution française.
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18Si Michelet prend pour point de départ de sa Bible de l’humanité la tradition des Aryâs « Indiens, Perses et Grecs » et les « types » qu’ils développèrent, il ne fait pas de doute que la logique de l’exposition renverse l’ordre des raisons de l’élaboration conceptuelle car, depuis les cours de 1848 au Collège de France jusqu’à la Régence, apparaissent des formulations multiples de « contre-types », déduits de la théorie de la Grâce. En effet, la déliquescence de la famille, l’absence de travail et l’impossible éducation sont les diagnostics réguliers que fait Michelet à propos de son époque ou, plus généralement, de l’histoire européenne depuis le Moyen Âge. La Bible de l’humanité réalise deux opérations intimement liées l’une à l’autre : elle pose d’abord trois « types » face à ces contre-types qui, dans l’Histoire de France, s’identifient aux maux générés par l’histoire officielle de la Grâce – et elle renvoie ensuite ces contre-types à une matrice sémitique.
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19Alors que, dans l’Introduction à l’histoire universelle, l’histoire des relations-mélanges était conçue comme le processus de création des principes d’une humanité libre dans la conquête institutionnelle de la liberté égale, la Bible de l’humanité pose à l’origine, ou plus généralement aux origines, les principes de l’humanité. En 1864, Michelet a définitivement renoncé à l’hypothèse d’une humanité commençant par l’ignorance, « par l’absurde, par la folle imagination296 ». Au contraire, l’humanité commence par la sagesse, une sagesse créatrice des « types des choses essentielles et vitales pour l’humanité297 ». Dans la Bible de l’humanité, les types permettent de penser une triple relation : le « foyer » pour ce qui concerne la relation entre l’homme et la femme, le « travail » pour la relation à l’altérité et à la nature et l’« éducation » pour la relation à soi-même. Le type est aussi « cause de vie298 » car sans les « types » de la famille, du travail ou de l’éducation « l’homme à coup sûr n’eût pas vécu299 ». Ainsi l’histoire de l’humanité a-t-elle ses conditions de possibilité pour éviter sa propre destruction. Le choix du concept de « type » n’est pas sans faire penser aux principi dell’umanità de Vico. Néanmoins, il existe une différence essentielle entre Michelet et Vico : selon le philosophe napolitain, toutes les nations, barbares ou civilisées300, reposent sur les principes de l’humanité, principes qui arrachent les hommes à l’état de bestioni et dont l’oubli progressif conduit les sociétés à la barbarie de la réflexion. En revanche, les « types » de la Bible de l’humanité ne sont pas l’œuvre de toutes les nations mais l’œuvre de trois peuples seulement, issus des Aryâs primitifs : le foyer est l’œuvre des Aryâs indiens des Védas, le travail est l’œuvre de la Perse et l’éducation est l’œuvre de la Grèce.
20Les contre-types sont des productions sémitiques et la tradition de la Grâce naît de la Judée et de « ses parents, les Syriens, Phéniciens et Carthaginois301 ». La Bible est certes « qualifiée, à dessein, de juive302 » mais elle synthétise avant tout – Nouveau Testament compris – l’ensemble du monde sémitique et le Dieu chrétien est une figure dérivée du Moloch phénicien tout comme la Vierge est parente de l’Astarté syrienne303. L’Introduction à l’histoire universelle affirmait exactement l’inverse en opposant la Judée au reste de l’Asie. Dans le texte de 1864, la Bible condense l’héritage de « tout un monde détruit304 ». Appartenant « à une autre race305 », elle n’est pas « une bonne tradition pour l’humanité306 ».
21À la famille aryenne est opposée la trinité biblique qui culmine dans la dérision médiévale de la famille et dans le « mépris de l’homme307 » au sein du couple : à l’homme et la femme unis dans l’égalité chez les Aryâs primitifs, Michelet oppose l’homme-roi et la femme seule du monde phénicien que la trinité chrétienne reproduit. Au travail créateur perse succède l’idéal juif qui s’exprime à travers la relation entre Abel et Caïn ou encore entre Jacob et Esaü. Le laboureur – celui qui, comme le Perse, transforme la Nature selon des principes de Justice – est condamné au profit du « berger spéculateur308 ». Le nomade qui ne crée pas représente l’idéal juif. L’œuvre prométhéenne de création d’un monde humain, entreprise par la Perse ou la Grèce, n’est pas poursuivie par les Juifs qui ne la considèrent plus comme une valeur309. Michelet cherche dans une autre tradition, celle des Aryâs et des peuples qui en sont issus, tout ce qui manque au monde moderne qu’il voit étouffé par la Grâce : un autre rapport à la nature, un autre foyer, un autre travail, une autre éducation. La littérature aryaniste – de l’Essai sur le Vêda d’Émile Burnouf aux articles de M. Nicolas sur le « Parsisme antique » – lui fournit la matière où il puise ce nouveau credo qu’expose la Bible de l’humanité310. Certes les cours du deuxième semestre de 1848 mettent déjà en lumière la « sainteté de l’Orient311 » dont les formes religieuses pourraient permettre de penser un nouveau sacré pour une nouvelle société qui soit « une association d’égaux qui, sans imitation, produisent dans la liberté et l’harmonie312 ». Toutefois, une différence majeure apparaît dans le discours de 1864. En montrant l’identité de la Justice à travers les âges, de l’Inde ancienne jusqu’à la Révolution de 89, Michelet cherche dans l’Inde ancienne, en Perse et en Grèce le socle d’un véritable sacré, le credo d’une nouvelle fraternité, hors du monde « judéo-chrétien » et non plus seulement « chrétien » comme il le faisait en 1848 et en 1855 dans Renaissance et Réforme où le Perse, le Grec et le Romain n’étaient pas opposés au Juif. En 1848 ou en 1855, tous, Perse, Juif, Grec et Romain œuvrent pour l’humanité et le « principe de mort » est le christianisme313. La nuance est essentielle dans la mesure où la Bible de l’humanité ne se construit logiquement et métaphysiquement qu’à partir de la réduction du christianisme à sa « matrice judaïque ». Le véritable problème philologique est de savoir pourquoi Michelet – qui a certes posé l’équivalence entre la Grâce, le christianisme et la monarchie de l’Ancien Régime – identifie la Grâce à la Bible de « l’autre race ». Comment expliquer cette formule de Michelet selon laquelle l’« antiquité juive donne déjà dans sa nudité la théorie de la Grâce314 » alors que seize ans plus tôt, lors de son opposition radicale au christianisme il invoquait la sainteté de la Judée315 ?
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22À la lecture de la Bible de l’humanité, le rédacteur en chef du journal La Gironde, André Lavertujon, écrit à l’historien : « J’ai reconnu dans ce chapitre sur le Juif votre thèse de l’introduction de l’Histoire de la Révolution, l’incompatibilité entre les religions fondées sur la grâce et la Révolution qui est l’avènement de la Justice. Il n’y a pas à craindre de répéter trop souvent cette vérité elle est bien lente à pénétrer les esprits316 ». Or la pensée dichotomique de l’histoire universelle de 1864 n’est pas une simple répétition de la fracture de l’histoire entre Justice et Grâce317 et les thèses de 1847 n’impliquent pas ce qui est dit du « juif » dans la Bible de l’humanité. Entre 1847 et la rédaction de la Bible de l’humanité, Michelet a éprouvé une attirance certaine pour les théories linguistiques aryanistes en reprenant contre son histoire elle-même la partition de l’humanité entre Aryâs et Sémites afin d’incarner dans des races la dichotomie entre Justice et Grâce élaborée dix-sept ans plus tôt.
23L’analyse que fait Michelet de l’hébreu et de la différence radicale qu’il présente avec la langue de la Perse318, sa note relative aux deux grandes races du monde319 et ses remarques sur l’impossible traduction en grec « des choses pensées en hébreu320 » par saint Paul321 sont toutes fondées sur des travaux linguistiques aryanistes au premier titre desquels figurent les travaux d’Eugène Burnouf, le « brahme occidental322 » dont le déchiffrement du zend est à l’origine de la révolution linguistique aryaniste, l’Histoire générale et système comparé des langues sémitiques de Renan que Michelet se garde bien de citer323 et l’Essai sur le Vêda d’Émile Burnouf. Par leurs travaux, ces linguistes aryanistes ont contribué à établir que les langues aryennes et les langues sémitiques correspondent à deux sphères de pensée incompatibles où s’articulent race, langue et vision du monde. Il est indéniable que de nombreux passages de la Bible de l’humanité s’inscrivent dans cette perspective, contre la philosophie de l’histoire de 1831. L’idée d’une sensibilité naturaliste propre à la « race indo-grecque » opposée à la sécheresse de la Bible juive ne fait que reprendre les considérations d’un Renan. À partir de l’analyse des structures grammaticales des langues sémitiques comparées aux langues indoeuropéennes et des modes de pensée que ces langues rendent possibles324, il conclut « qu’il y a loin de cette étroite et simple conception d’un Dieu isolé du monde, et d’un monde façonné comme un vase entre les mains du potier, à la théogonie indo-européenne, animant et divinisant la nature, comprenant la vie comme une lutte, et transportant, en quelque sorte, dans les dynasties divines la révolution et le progrès325 ». Les travaux d’Émile Burnouf permettent d’opposer l’antinaturalisme du monde sémitique à la fécondité naturaliste de l’Inde primitive : « combien l’Inde génératrice fut tuée par la Judée-Arabie, créatrice à sec d’un mot, et par la cabale, sécheresse et verbalité » écrit Michelet à la lecture de l’Essai sur le Vêda326.
24La linguistique aryaniste a indéniablement nourri la pensée de l’historien philosophe. Le renoncement à la Justice des prophètes juifs ou au naturalisme des musulmans montre que Michelet a sacrifié certaines de ses remarques philosémites en se fondant sur les théories des linguistes aryanistes. Cependant, il serait abusif cependant d’affirmer que l’historien philosophe a subi la tyrannie des linguistes dont parle Poliakov327 car il aurait fallu pour cela que Michelet reprenne servilement leurs thèses, ce qui suppose par ailleurs que ces thèses forment un ensemble homogène. Or, la distinction entre Aryens et Sémites est reprise dans une stratégie argumentative proprement micheletienne. Dans sa volonté de construire une tradition aryenne de la Révolution française, Michelet va infléchir le matériau aryaniste dans un sens antichrétien qui, par bien des aspects, s’écarte des thèses de certains aryanistes de la deuxième moitié du siècle, voire les contredit.
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25Pour reconnaître dans les antiquités hébraïques et la Bible – Ancien et Nouveau Testament – la tradition de la Grâce et, partant, de la négation de la nature, de la famille, du travail et de l’éducation, il fallait cependant établir une équivalence entre le christianisme et le judaïsme. C’est seulement dans la Bible de l’humanité que Michelet fait de cette nouvelle équation le ressort de la tradition de la Grâce. Or les études faisant autorité concernant la tradition sémitique – comme l’Histoire générale et système comparé des langues sémitiques de Renan – ou concernant la tradition aryenne – telles que les Origines indo-européennes de Pictet – ne posent pas une telle équivalence entre le christianisme et le judaïsme. Aussi la tyrannie des linguistes est-elle toute relative car l’identification entre christianisme, judaïsme et Grâce – opposée à la Justice des peuples issus des Aryâs – n’est pas du tout commune aux différents linguistes aryanistes. Même si la croyance en la bipartition entre Aryens et Sémites « faisait déjà partie [en 1861] de l’outillage intellectuel de tous les Européens cultivés328 » comme le rappelle Léon Poliakov, cette croyance n’implique pas que le christianisme, dans son essence, soit compris dans les antiquités juives et émane du système sémitique, des cultes phéniciens, syriens ou juifs. La thèse de Pictet est bien plus proche de celle développée dans l’Introduction à l’histoire universelle. La conclusion du deuxième tome de ses Origines indo-européennes fait de la confluence des Aryâs et des Sémites la condition du progrès : d’une part, il affirme que le christianisme est une « lumière née au sein du judaïsme329 », même s’il nuance immédiatement cette thèse en rappelant « que le judaïsme repousse [l’enseignement du Christ] dans son attachement obstiné à un monothéisme trop exclusif330 » et, d’autre part, il relie cette « religion du Christ, destinée à rester le flambeau de l’humanité331 » aux peuples aryens car « c’est le génie grec qui l’accueille, c’est la puissance romaine qui la propage au loin, c’est l’énergie germanique qui lui donne une nouvelle force, c’est la race entière des Aryâs européens qui, sous son influence bienfaisante, et à travers mille combats, s’élève peu à peu jusqu’à la civilisation moderne332 ». La relation du christianisme avec la « race » sémitique est développée avec la même logique dans la Vie de Jésus. Il est indéniable que « Renan s’engage aux côtés de ceux qui, après avoir délivré Jésus du Judaïsme, aryanisent le Christ333 ». En ne concevant les progrès de l’humanité que dans le cadre du christianisme, il ne l’accable pas des griefs qu’il fait à la race sémitique qui n’aurait « ni mythologie, ni épopée, ni science, ni philosophie, ni fiction, ni arts plastiques, ni vie civile ; en tout, absence de complexité, de nuances, sentiment exclusif de l’unité334 ». Bien au contraire, il écrit dans sa Vie de Jésus que « tout ce qu’on fera en dehors de cette grande et bonne tradition chrétienne sera stérile335 ». Ainsi le christianisme appartient-il davantage à la tradition aryenne qu’à la tradition sémitique : sa « marche générale […] a été de s’éloigner de plus en plus du judaïsme336 ».
26Entre l’introduction de l’Histoire de la Révolution française et la Bible de l’humanité, les textes micheletiens exposent une thèse radicalement opposée à celle de Renan : le judaïsme de Moïse et d’Ezéchiel incarne une exigence de justice et s’avère supérieur au christianisme. Dans les écrits de Michelet avant 1864, le judaïsme n’appartient pas à l’histoire de la Grâce. Dans l’Histoire de la Révolution française ou dans Renaissance, le christianisme est présenté comme une régression vis-à-vis des aspirations des grandes figures vétérotestamentaires. La Révolution, écrit l’historien, « comme réaction du droit, devait s’incliner devant ce droit austère, où Moïse a pressenti le futur triomphe du Juste337 ». Michelet conteste la filiation apparente entre la religion de Moïse et celle du Christ : selon lui, le judaïsme est, « en un sens338 », l’ancêtre de la Révolution bien plus que du christianisme. Dans Renaissance, Michelet consacre quelques pages à Michel-Ange et au chef d’œuvre de la chapelle Sixtine. D’après l’interprétation micheletienne, cette œuvre n’est pas chrétienne : « du christianisme, nul signe339 ». « Michel-Ange avait-il brisé avec le christianisme ? » demande l’historien : « non, répond-il, mais visiblement il ne s’en est plus souvenu340 ». En revanche, « tout l’Ancien Testament y est, mais contenu341 ». La figure majeure de la chapelle Sixtine est Ézéchiel « la tête serrée d’un turban de Syrie, tête de fer, tête révolutionnaire342 ». Le refus par le dernier prophète du proverbe « Nos pères ont mangé du verjus, et nos dents en sont agacées343 » est l’expression de la « Justice éternelle ».
27Le propos micheletien change radicalement en 1864. La Bible de l’humanité contredit l’affirmation de l’Histoire de la Révolution française et le commentaire de Renaissance : elle trouve dans l’antiquité juive « la théorie de la Grâce344 » « dans sa nudité345 ». Si désormais le judaïsme appartient essentiellement à la tradition de la Grâce – devenant alors « la désolation du juste346 » – c’est en raison de sa conception de la relation entre Dieu et le peuple juif. Selon l’historien philosophe, cette relation est sans motif, sans raison. Résultant de la Grâce la plus pure, elle repose sur le caprice et elle apparaît ainsi comme étant profondément identique au système arbitraire de l’absolutisme royal. Le Juif dit : « ‘‘Je suis le peuple élu, le fils de la faveur divine.’’ Mais enfin pourquoi élu ? Par quel mérite Abraham et Jacob ont-ils obtenu que Dieu fît avec eux une éternelle alliance ? – Sans mérite. Ils plurent à Dieu347 ». Certes, le refus du proverbe « Nos pères mangèrent le raison vert, et nos dents en sont agacées348 » est toujours considéré comme profondément juste mais il ne représente plus qu’une « belle lueur, anti-juive, anti-mosaïque349 ». Le revirement est complet : les prophètes Jérémie et Ézéchiel ne sont pas « juifs » car, « par un grand et noble effort » ils « arrach[èrent] de leur cœur sanglant ces détestables racines350 ». Ne figurant ni chez Renan ni chez Pictet, l’équivalence entre Grâce, christianisme et judaïsme au sein de la tradition sémitique trouve son inspiration « scientifique » chez un linguiste aryaniste bien particulier : Émile Burnouf351. Dans le dernier chapitre de l’Essai sur le Vêda352, Michelet découvre l’analyse philologique du concept de « miracle ». Pièce maîtresse de la pensée micheletienne de la Grâce, ce concept permet dans un premier temps de penser la continuité entre judaïsme et christianisme au sein de la tradition de la Grâce et dans un deuxième temps de donner à l’opposition entre Justice aryenne et Grâce sémitique un fondement dans la linguistique comparée. Alors que Renan finit par faire de Jésus un Indo-européen, Émile Burnouf rattache le sacrifice du Christ au « développement des doctrines mosaïques353 » et en particulier à l’idée de « miracle » intimement liée à la conception juive d’un Dieu créateur et de la chute primordiale. Pour sa part, Michelet a fait de cette croyance au « miracle » – qui exclut par principe toute notion de mérite ou de travail – le fond de la doctrine de la Grâce. Dans la dichotomie entre la race des Aryâs et la race des Sémites qui traverse l’Essai sur le Vêda, Émile Burnouf montre que la conception chrétienne du miracle n’est pas en rupture avec la tradition sémitique : elle en constitue au contraire le déploiement354. En effet, l’Essai sur le Vêda explique que le sacrifice du Christ n’a de sens que relativement à la conception mosaïque de la chute « primordiale » de l’homme. Il montre aussi – et c’est ce qui est décisif afin d’inscrire la dichotomie Justice/Grâce dans l’histoire universelle – que les antiquités aryennes ont une tout autre conception de l’incarnation du sauveur, conception qui s’accorde avec les principes de la Justice posés dans l’Histoire de la Révolution française : « il n’y a, écrit le linguiste, dans les théories indiennes ni chute de l’homme, ni dette contractée, ni rachât (sic) ; et comme il n’y a pas de création, il n’y a pas non plus de miracle au sens chrétien de ce mot355 ». Dès lors, le concept de « miracle », que l’introduction de l’Histoire de la Révolution française identifiait à la logique de la Grâce, peut tenir lieu de pont, dans la Bible de l’humanité, entre le christianisme, le judaïsme primitif, la Grâce et le monde des Sémites. La fracture entre fraternité chrétienne et fraternité révolutionnaire devient, en 1864, la fracture entre la tradition sémitique et la tradition aryenne.
IV. La faillite du concept de mélange
28En fracturant l’histoire en deux traditions portées par des races précises, Michelet renonce à la catégorie du « mélange » et l’histoire-équation des peuples aryâs indo-perso-grecs remplace la succession linéaire des progrès de l’humanité de l’Inde à la Grèce. Les modifications profondes du propos micheletien sur la Perse, la Grèce et Rome sont commandées par le modèle dichotomique et substantialiste qui sous-tend la Bible de l’humanité et sont le signe d’une autre pensée philosophique de l’histoire. Si la Justice est exprimée par les créations des peuples issus des Aryâs primitifs, la relation avec la tradition sémitique ne l’exhausse pas mais la corrompt, la Grâce ne pouvant être mêlée à la Justice356. Alors que l’Introduction à l’histoire universelle montrait que « c’est aux points de contact des races, dans la collision de leurs fatalités opposées, dans la soudaine explosion de l’intelligence et de la liberté, que jaillit de l’humanité cet éclair céleste qu’on appelle le Verbe, la parole, la révélation357 », la Bible de l’humanité revient sur la logique et la métaphysique de 1831 en montrant, d’une part, que les figures de l’histoire de la Justice ne sont pas minées par des contradictions internes et, d’autre part, que la relation ou le mélange ne sont pas le mode de fabrication de la Justice mais le principe de sa déliquescence. La prise en compte de ce bouleversement théorique dans la pensée micheletienne de l’histoire permet premièrement de reprendre à nouveaux frais la question de la relation entre le pan naturaliste et le pan historique de l’œuvre de l’historien philosophe et deuxièmement d’établir que l’Introduction à l’histoire universelle et la Bible de l’humanité relèvent de deux manières radicalement distinctes de penser philosophiquement l’histoire.
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29Les figures de la Perse, de la Grèce et de Rome ne sombrent dans l’histoire que parce qu’elles n’ont pas su se préserver de la relation avec le monde sémitique. La Bible de l’humanité n’expose pas d’abord les caractères des peuples de la Justice et ensuite ceux des peuples de la Grâce : après l’analyse, dans un premier temps, des principes de la Justice portés par les peuples indo-perso-grecs, Michelet montre comment cette tradition va être obscurcie et écrasée par une autre tradition, celle des peuples sémitiques – Babyloniens, Syriens et Juifs. La logique de l’histoire universelle consiste donc à expliquer comment la relation avec la tradition de la Grâce va étouffer la tradition de Justice. La rencontre avec la sensualité morbide des Babyloniens est la cause explicative de l’abaissement de la Perse358. Le traitement de la Grèce obéit à la même logique si ce n’est que Michelet doit auparavant réfuter la thèse d’une insuffisance interne du monde grec, thèse qu’il avait défendue lui-même trente-trois ans plus tôt. L’Introduction à l’histoire universelle interprétait la chute de la Grèce dans le cadre de la dialectique non résolue en Grèce entre liberté héroïque et liberté égale. L’ethos héroïque rendait compte de l’impossible unité du monde de la Grèce antique. Le jeune historien insistait aussi sur le problème de l’esclavage minant de l’intérieur les sociétés de l’Antiquité. La Bible de l’humanité revient, pour les réfuter, sur les différents arguments justifiant une déliquescence immanente du monde grec. Comme pour la Perse, la chute du monde grec passe essentiellement par la pénétration des principes sémitiques dans les mœurs de la Grèce ancienne. Michelet retient trois arguments qui prétendent expliquer la fin du monde grec : les guerres intérieures, l’esclavage et les mœurs corrompues. Les deux premiers arguments sont ceux du premier Michelet. Or, en 1864, il prend soin de montrer que ces arguments ne sont plus satisfaisants :
les guerres intérieures de la Grèce ne l’auraient pas détruite. Elle aurait trouvé en elle-même de puissants renouvellements. […] L’esclavage, quoi qu’on ait dit, ne la détruisit pas. Le Grec n’en fut point amolli, se réserva pour lui les œuvres de la force. […] Les mœurs, altérées, corrompues, furent-elles la ruine de la Grèce ? Point du tout […] Le plus simple bon sens, la plus élémentaire physiologie démontrent que celui qui sans cesse dépense énormément de force dans tous les genres d’activité en garde bien peu pour ses vices359.
30Ainsi la manière d’être grecque – telle qu’elle transparaît dans ses œuvres, dans ses mythes et dans ses créations – exclut-elle un dépérissement immanent. La logique de l’argumentation est identique à celle déployée pour penser la fin de la Perse ancienne : ce n’est pas dans les valeurs des sociétés aryennes qu’il faut chercher la cause de leur dégénérescence mais dans l’infiltration progressive des idées sémitiques. La véritable opposition présente dans l’Antiquité n’est plus, comme en 1831, celle de la Perse et de la Grèce. L’ennemi de la Grèce est la Phénicie et Michelet s’attache à décrire les métamorphoses des Dieux orientaux du monde sémitique qui vont progressivement pénétrer le monde grec. Au choc de l’Europe et de l’Asie se substitue le choc des races :
L’effroi d’Athènes au jour où la mer disparut sous la flotte du Perse que conduisaient les Phéniciens, l’effroi de Syracuse lorsque les vaisseaux de Carthage lui apportaient son noir Moloch, je l’éprouve en voyant la Grève envahie, pénétrée par les sombres dieux d’Orient. Qu’adviendra-t-il du genre humain si le pays de la lumière est enténébré de leur culte ?360
31La figure mythologique centrale de l’effondrement de la Grèce est Dionysos. L’héritier lointain des démons de Syrie ou de Byblos et d’Attis Sabas, « l’efféminé jeune homme que Nature par méprise a décoré du sexe mâle361 » devient progressivement la figure hellénisée du principe sémitique de la Grâce :
Il est le dieu des tyrans, des esclaves. Il est le bon tyran d’ivresse et de hasard, de bonheur et de Bonne Aventure […] Il le [l’esclave] nourrit d’espoir, de la chimère du règne de Bacchus, et de la vie sans loi, où la seule sera de boire et de dormir. Un dieu qui délie tout, est naturellement délié, sans ceinture : ses bacchantes aussi, en signe d’abandon. Plus de tien, ni de mien, plus de limites. Surtout plus de travail362.
32Dionysos n’a rien à voir avec l’esprit grec : fruit de métamorphoses de figures mythologiques phéniciennes, il est fondamentalement contraire aux principes de la Justice portés par le monde aryen. Abolissant le travail, la propriété et la famille, Dionysos est, comme Dieu des Bacchanales, la négation même de ce qui fait la dimension créatrice de l’humanité : le foyer, le travail, l’éducation, trois créations des peuples de la lumière. À la transformation de la nature et à l’effort prométhéen, le culte dionysiaque substitue l’abandon et la paresse363.
33Rome tient lieu de nœud de l’histoire universelle en 1864 comme en 1831 : elle est pensée comme confluence de l’Orient et de l’Occident dans l’Introduction à l’histoire universelle et comme confluence de la tradition de la Justice – que la cité éternelle incarne car elle est une branche inférieure des peuples issus des Aryâs – et de la tradition de la Grâce dans la Bible de l’humanité. La faillite du concept de « mélange » explique que Rome devient le lieu de la contradiction irréductible entre deux principes qui ne peuvent être dialectisés : la Justice incarnée par le juriste et la Grâce incarnée par la femme chrétienne. Nul mélange n’est possible entre l’une et l’autre. Rome ne rassemble plus les mondes de l’Europe et de l’Asie ; son « fier génie […] semblait prédestiné à continuer l’œuvre grecque, pour défendre le monde de l’engloutissement oriental des dieux de l’Asie, qui venaient, cruels ou pleureurs, enterrer l’âme humaine364 ». Or, « chose singulière, écrit Michelet, c’était son progrès même d’humanité et d’équité, l’équité vaste et généreuse du Droit, qui donnait prise aux mortels ennemis de la raison, ténébreux destructeurs du Droit et de l’Empire […] Et il arrive, ainsi qu’en tout mélange, que la saine verdeur est absorbée, gâtée, par la pourriture envieillie365 ».
34Dans la logique de l’histoire de 1864, le « mélange-fusion » de l’Introduction à l’histoire universelle a cédé la place au « mélange-infection ». Alors que l’Introduction à l’histoire universelle soutenait que c’est dans le mélange des races et des idées que l’humanité va inventer progressivement les principes actifs – des institutions, comme le Droit à Rome ou des idées, comme l’homme moral du Christianisme – qui rendront ce mélange toujours plus égal et parfait jusqu’à produire une véritable fusion, la Bible de l’humanité, elle, se conclut sur un « soyons nets, purs des vieux mélanges366 » en se fondant sur une fracture de l’unité de l’histoire en deux traditions qui ne peuvent fusionner. En 1831 s’était manifesté chez Michelet « l’idée précoce du mélange racial comme le fondement politique de la liberté367 ». Mélange parfait des races et des idées, l’histoire de France était le résumé de l’histoire du monde : perse, juive, grecque, romaine, barbare et chrétienne, la France était tout cela à la fois tout en étant bien plus que la somme de ses éléments. En 1864, l’identification de la tradition de Justice est toujours l’œuvre d’un historien « chimiste » sauf qu’à présent l’ordre des valeurs est inversé. Le jeune Michelet renversait « l’ordre du pur et du mixte368 » : le mixte devenait une réalité plus juste et plus libre que le pur. La Bible de l’humanité procède à rebours : elle constate la corruption d’un mélange – de Babylone à la société moderne – pour identifier le principe corrupteur. Il n’est plus question de montrer comment les éléments purs s’équilibrent mais de séparer dans l’histoire universelle le métal précieux des impuretés. Toutefois, l’équivalence entre pureté, vie et vertu ne fonctionne pas pour les races en général alors qu’en 1831, l’équivalence entre pureté, mort et vice tenait lieu de loi universelle369. La pureté féconde et vertueuse vaut pour les races issues des Aryâs370 : à l’inverse, la pureté des Juifs en fit un « petit peuple tari, épuisé, ruiné371 » qui eut toutefois la chance de faire fortune dans l’esclavage. Dans la pensée dichotomique de 1864, la corruption des sociétés justes est causée par l’élément sémitique qui ne peut se mêler aux principes de Justice portés par les enfants des Aryâs. Les Perses et les Grecs ont été corrompus par l’élément non aryâ : le Perse « mollit, fondit372 » et la Grèce fut recouverte par « ce torrent bourbeux373 » dont « les comptoirs phéniciens sont le grand véhicule374 ». La Bible de l’humanité montre qu’un « alliage » » entre les productions des deux grandes traditions de l’humanité est « impossible375 ». La conceptualité de la Bible de l’humanité n’est pas toujours rigoureuse et la métaphore chimique est enrichie par des images très diverses – « enténébré376 », « engloutissement377 », « stérilité » ou encore « contagion378 » – afin de cerner l’action de la tradition sémitique sur celle des peuples issus des Aryâs. D’une part, la lumière, la fécondité et la santé et de l’autre, les ténèbres, la stérilité et la maladie. Cependant, la diversité des images n’est pas une inconséquence de Michelet, bien au contraire. Toutes ces métaphores convergent vers l’opposition dichotomique de deux séries d’équivalences. La tradition « pure » portée par la race issue des Aryâs – qui ne peut, au risque d’être corrompue, être mélangée à l’autre tradition – est en même temps celle de la lumière, de la santé et de la fécondité : « la ‘‘race’’ est le support même d’un examen de l’histoire sous l’aspect du fécond, du viable, du sain, du fort, ou de la dégénérescence, de la corruption et de l’abâtardissement379 ». Cela signifie concrètement que l’historien, en traçant la filiation du Moloch phénicien au Roi-Soleil, en passant par le Dieu chrétien, a un projet politique tout autre que celui d’observer et de décrire le mouvement de l’histoire du monde380. Ainsi l’historien philosophe présente-t-il son nouvel ouvrage dans la circulaire qu’il envoie à Chamerot, son éditeur : « ne nous vient-il pas l’âge où l’humanité reprend le sentier délaissé de la lumière première, du travail créateur, de rajeunissement éternel ? Voilà sa conclusion381 ». Il est donc avant tout question de l’avenir lorsque Michelet trace la dichotomie essentielle de l’histoire universelle en 1864382.
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35Il est indéniable que la dimension naturaliste de l’œuvre micheletienne ne peut être réduite, « en dehors d’un massif central historique », à « un chapelet d’îlots périphériques, rebuts ou rejets, accidents de parcours d’une pensée qui s’amuse à des objets subalternes, en manière de cadeaux offerts aux caprices d’une épouse jalouse de ses prérogatives383 ». Toutefois, la reconnaissance de l’importance de la part naturaliste de l’œuvre de l’historien n’implique pas que celle-ci soit en cohérence avec le reste de ses écrits. Le problème est particulièrement aigu lorsque la Bible de l’humanité est mise en regard de L’Oiseau, de L’Insecte et de La Mer. En effet, selon Barthes, l’histoire micheletienne serait traversée par une tension essentielle : elle se présenterait d’une part comme une « histoire-synthèse » qui a pour « grand renfort384 » le « transformisme » et, d’autre part, comme une « histoire-équation » qui est « essentiellement un relai (sic) d’identités385 ». Il y aurait pour ainsi dire une contradiction permanente entre une « tendance substantialiste386 » et une « tendance transformiste387 » dans l’œuvre micheletienne et cette contradiction affleure tout particulièrement lorsque la Bible de l’humanité est confrontée aux écrits naturalistes qui la précèdent – L’Oiseau, L’Insecte, La Mer. Ces écrits reposent sur « l’idée de métamorphose ascendante388 » et prennent parti « pour Geoffroy Saint-Hilaire transformiste contre Cuvier fixiste389 » alors que la pensée philosophique de l’histoire de 1864, quant à elle, n’est pas une pensée de la métamorphose ascendante dans la mesure où elle est une pensée de la substance et de l’identité et non plus une pensée de la relation – et donc de l’échelonnement des peuples qui réalisent de manière toujours plus parfaite le mélange des races et des idées. Mais, en même temps, il n’est pas possible de méconnaître que « le transformisme zoologique de Michelet correspond à la philosophie de l’histoire énoncée dans l’Introduction à l’histoire universelle390 ». La difficulté est alors de comprendre pourquoi la re-naturalisation de l’histoire opérée dans la Bible de l’humanité n’a pas permis de « refonder le progrès, celui de l’humanité confondu dans un ample mouvement avec celui de la nature en général391 ». La mise au jour de la dynamique de la pensée micheletienne de l’histoire – et tout particulièrement la faillite du concept de mélange – conduit à préciser l’articulation problématique entre le versant naturaliste et le reste de l’œuvre. L’idée d’ascension progressive repose, dans l’Introduction à l’histoire universelle, sur un non-naturalisme. Si Le Peuple renie ce non-naturalisme, il conserve néanmoins la logique et la métaphysique de la philosophie de l’histoire de 1831392. De l’histoire-chimie des institutions de 1831 à L’Oiseau ou à La Mer, l’historien philosophe décrit les métamorphoses des sociétés humaines ou du règne animal selon une « loi d’évolution, qui est le fond même de la vie de l’humanité393 », loi qui consiste dans « la nécessité d’une transformation perpétuelle, où le passé, tout en transmettant à l’avenir l’essentiel de son être […] meurt cependant sous sa forme présente, pour renaître sous une forme nouvelle394 ». Paradoxalement, la pensée non naturaliste de 1831 est bien plus proche des conceptions transformistes de L’Oiseau, de L’Insecte ou de La Mer que l’histoire naturalisée de la Bible de l’humanité, dans la mesure où l’histoire universelle est une chimie où le concept de mélange – qui s’étage de la relation-juxtaposition à la fusion – rend compte de la succession des peuples types et de la conquête progressive de l’égalité libre. Les sociétés humaines s’échelonnent depuis l’Inde jusqu’au peuple-populus de 1830 tout comme les oiseaux s’élèvent des « oiseaux commencés395 » – les pingouins – aux hirondelles. Or ce type de mouvement ascendant n’est plus concevable dans l’histoire humaine si celle-ci est traversée par deux traditions absolument irréconciliables et si chaque figure de la Justice réalise pleinement la Justice éternelle. Si la première philosophie micheletienne de l’histoire procède d’une même intuition que les écrits d’histoire naturelle, la Bible de l’humanité, pour sa part, est clairement en contradiction avec le pan naturaliste qui prolonge, via Le Peuple, la première conception micheletienne du progrès en l’inscrivant dans la nature. Dans la mesure où la représentation ascendante de l’histoire universelle développée en 1831 est clairement abandonnée dans la Bible de l’humanité qui fait du mélange un principe d’infection là où, trente-trois ans plus tôt, il tenait lieu de principe des métamorphoses, l’histoire des hommes et l’histoire de la nature obéissent, en 1864, à des logiques exclusives l’une de l’autre. Paradoxalement, la représentation de la nature et des progrès dans l’échelle des êtres est, de L’Oiseau à La Mer, plus proche, mutatis mutandis, de la première pensée micheletienne du progrès de l’histoire universelle que de la deuxième, contemporaine des écrits naturalistes. Ainsi, la contradiction dans la pensée de l’historien philosophe entre une « tendance substantialiste396 » et une « tendance transformiste397 » prend la forme d’un chiasme : à la tendance transformiste de l’histoire humaine répond en 1831 la tendance substantialiste de la nature et à la tendance substantialiste de l’histoire humaine de la Bible de l’humanité fait écho la tendance transformiste de la nature. Alors que s’opère, de 1831 à 1864, un basculement d’une première philosophie de l’histoire – une pensée de la relation et de la transformation ascendante sous l’effet de cette relation – vers une seconde qui pose de manière antithétique la Justice aryenne et la Grâce sémitique, la naturphilosophie micheletienne se construit en effectuant le mouvement inverse398.
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36De façon dramatiquement ironique, le devenir de la philosophie de l’histoire micheletienne, tout en développant un antisémitisme méthodologique, finit par déployer, en raison inverse de l’exclusion de la tradition juive, un discours de « type biblique, quasi hébraïque399 ». Il est légitime d’affirmer que la pensée dichotomique micheletienne a sa matrice dans l’écriture « hébraïco-biblique400 » de l’histoire même si, à la différence de la sécularisation du schème eschatologique chrétien revendiquée par la philosophie de l’histoire de 1831, elle n’est absolument pas perçue comme telle par l’historien lui-même, bien au contraire.
37La philosophie de l’histoire de 1831 est une histoire « jupitérienne401 » : à sa manière, elle appartient aux « grands rituels discursifs de la souveraineté402 » où cette dernière – la souveraineté du peuple-populus pour le jeune historien – s’affirme comme l’universel concret. Certes, le discours de la lutte des races – qui irrigue l’Introduction à l’histoire universelle – est, dans la perspective foucaldienne, le point de départ d’une nouvelle histoire dont la morphologie s’oppose radicalement à une histoire de type indo-européen. Mais, dans l’Introduction à l’histoire universelle, la lutte des races se résorbait par le biais du concept de mélange qui l’annulait progressivement ; en cela, le propos micheletien construisait une histoire de France « unitaire, légitime, ininterrompue et éclatante403 ». Dans cette perspective, l’Introduction à l’histoire universelle n’est pas un discours de la lutte des races ni un discours « révolutionnaire » : la Révolution de 1830 est l’accomplissement d’une histoire providence et non l’avènement d’une contre-histoire.
38À l’inverse, la Bible de l’humanité est à la fois un discours sur la lutte des races et un discours révolutionnaire. La faillite du concept de mélange – plus que la mobilisation de la thématique de la lutte des races – permet de faire de l’opposition des Aryâs et des Sémites le « principe d’hétérogénéité404 » de la Bible de l’humanité : « l’histoire des uns n’est pas l’histoire des autres405 ». L’histoire des peuples issus des Aryâs n’est pas celle des Phéniciens, des Syriens et des Juifs : il y a « nos Bibles parentes406 » d’un côté et la tradition syro-juive de l’autre. À partir de l’Histoire de la Révolution française, la pensée micheletienne développe, de manière toujours plus tranchée, « une répartition binaire de la société et des hommes : d’un côté les uns et de l’autre les autres, les injustes et les justes […], les despotes et le peuple qui gronde, les gens de la loi présente et ceux de la patrie future407 ». Loin d’être contradictoires, le discours de la lutte des races et le discours révolutionnaire ont une même morphologie, un même foyer principal et une même fonction politique : « l’histoire biblique de la servitude et des exils408 », discours de « la révolte et de la prophétie409 ». Renonçant au fur et à mesure de l’écriture de l’Histoire de France à une histoire jupitérienne de la souveraineté, l’historien philosophe s’attache à « déterrer quelque chose qui a été caché, et qui a été caché non seulement parce que négligé, mais aussi parce que soigneusement, délibérément, méchamment, travesti et masqué410 ». Cette contre-histoire culmine en 1864 lorsque l’historien philosophe exhume la tradition de la Révolution française des antiquités indo-perso-grecques. La Bible de l’humanité a ceci de paradoxal et de contradictoire qu’elle revendique d’une part son appartenance à la tradition indo-européenne tout en renonçant à son type d’écriture de l’histoire et qu’elle s’apparente d’autre part à la tradition de « l’histoire mythico-religieuse des Juifs411 » qu’il est justement question d’expulser de la cité de l’avenir. Cette hypothèse est confirmée par le fait que la deuxième pensée micheletienne mobilise la référence à la « révolution » tout autrement que ne le faisait l’Introduction à l’histoire universelle. En 1831, les Trois Glorieuses scellent l’unité d’un peuple- populus qui ne présente plus de fracture de classes ou de races, donc une histoire de type romain où le pouvoir « lie » et « pétrifie ». En 1864 au contraire, la Révolution – celle de 89 – est la résurrection d’une tradition millénaire tuée par le monothéisme sémitique, donc une histoire de type hébraïque où nous avons affaire aux autres. D’une certaine manière, la Bible de l’humanité est une « Bible juive412 » profondément anti-romaine. Lisant selon une modalité agonistique le « couple providentiel » Aryâ et Sémite qu’il découvre chez les linguistes aryanistes, l’auteur de la Bible de l’humanité retrouve une façon d’écrire l’histoire tout à fait classique dans l’historiographie libérale413 dont la catégorie du mélange, désormais récusée, permettait, en 1831, le dépassement. Toutefois, le propos du vieil historien a pris une ampleur « biblique » que n’avaient pas les travaux de ses maîtres durant la Restauration. La Révolution n’est pas la lutte des héritiers des Gallo-romains et des Franks mais celle presque trois fois millénaire des Aryâs et des Sémites.
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39En réactivant le thème de la guerre des races dans une perspective révolutionnaire, le discours historique de la Bible de l’humanité n’est pas nouveau. Toutefois, entre la Restauration et 1864, le thème de la guerre des races a subi deux transformations majeures dont se fait l’écho le propos de « l’historien-prêtre de la Bible de l’humanité414 ». Tout d’abord, les races ne sont plus seulement les diverses ethnies dont l’Introduction à l’histoire universelle montrait le mélange progressif. Elles sont étagées selon trois grands ensembles de races composées elles-mêmes de races : race noire, race jaune et race blanche. Au sein de cette dernière, figurent celles des Aryâs et des Sémites415, qui sera « de 1940 à 1944 environ, la plus importante différenciation entre les habitants de l’Europe continentale416 ». Ensuite, le discours sur la race articule deux approches : la race est à la fois histoire – comme réalité « linguistique » et « culturelle » – et biologie. Aussi la référence à la race est-elle immédiatement, en 1864, un discours sur le corps et sur les corps, concernant leurs caractères différemment purs et viables. En 1859, quelques années avant l’écriture de la Bible de l’humanité, la Société d’Anthropologie de Paris voit le jour ; elle règne « sur le champ anthropologique de 1859 à 1880417 » et « s’attache à étudier aussi bien le substrat biologique du langage […] que les langues comme élément classificatoire des races humaines418 ». Dans quelle mesure la physiologie imprègne-t-elle le propos micheletien en 1864 ? Dans son livre sur La Femme écrit cinq ans avant la Bible de l’humanité, Michelet s’intéresse au choix de l’épouse afin que le mariage soit fécond et il insiste l’année précédente dans L’Amour sur « l’appui que la physiologie donne […] à la morale419 ». Il conclut que la « femme qui aimera le plus420 » est celle de « même race421 » tout en reconnaissant que la vitalité et la vigueur des enfants proviennent soit de la pureté soit du mélange des races opposées. Faut-il déduire de ce chapitre de La Femme que la formule conclusive de la Bible de l’humanité – « soyons nets, purs des vieux mélanges422 » – est le précepte d’« une sorte d’hygiéniste, de conseiller conjugal, voire de médecin eugéniste du ‘‘genre humain’’423 » ? Après 1848, l’historien considère que la République ne peut naître que d’une révolution religieuse : si la place de la tradition sémitique – et des Sémites – devient problématique, c’est d’abord parce qu’il cherche à fonder la fraternité politique sur un nouveau credo d’où l’héritage judéo-chrétien va être progressivement expulsé. L’exclusion radicale de la tradition sémitique conduit-elle, dans la Bible de l’humanité, à « aryaniser » la société, non seulement les esprits mais aussi les corps424 ?
Notes de bas de page
212 Cette qualification des deux courants de l’histoire universelle apparaît dans une lettre adressée à Chamerot, l’éditeur de la Bible de l’humanité : « Le plan est ceci : Le mouvement ascendant des grands peuples de la lumière : Indo-perso-grec. Le mouvement descendant des peuples du clair obscur : Egypto-judéo-chrétien » (Correspondance générale, t. X, lettre no 9836, p. 631).
213 L’expression « tradition de la Justice » apparaît littéralement sous la plume de Michelet : « instinctivement, j’ai gravité vers ma Bible, donné, au nom du genre humain, la tradition de la Justice » (cité par Laudyce Rétat dans l’introduction de son édition critique de la Bible de l’humanité, op. cit., p. 70).
214 Cette expression se trouve pour la première fois dans l’introduction de l’Histoire de la Révolution française. Elle apparaît dans la conclusion de la Bible de l’humanité qui montre en quoi consiste effectivement cette éternité dans l’histoire universelle : « Identique en ses âges, sur sa base solide de nature et d’histoire, rayonne la Justice éternelle […] Elle peut dire ‘‘J’ai germé dans l’aurore, aux lueurs des Védas. Au matin de la Perse, j’étais l’énergie pure dans l’héroïsme du travail. Je fus le génie grec et l’émancipation par la force d’un mot « Thémis est Jupiter » Dieu est la Justice même. De là Rome procède, et la loi que tu suis encore’’ » (Bible de l’humanité, op. cit., pp. 484-485). Ainsi la Bible de l’humanité donne-t-elle à la Révolution française une tradition à défaut d’en faire le point culminant d’un progrès linéaire : voir infra.
215 Introduction à l’histoire universelle, op. cit., p. 253.
216 Ibid., p. 247.
217 Ibid.
218 Ibid.
219 Lettre à Edmond Texier du 18 novembre 1864, Correspondance générale, t. X, lettre no 9963, p. 714.
220 Ibid., p. 713.
221 Bible de l’humanité, op. cit., p. 485.
222 Ibid.
223 HF, t. VIII, appendice « De la méthode », p. 349.
224 Ibid.
225 Histoire de la Révolution française, t. I, introduction, p. 21.
226 Les dates précises sont les suivantes : Quinet publie en 1845 le Christianisme et la Révolution française, le premier tome de l’Histoire de la Révolution française (qui contient les deux premiers livres) paraît le 10 février 1847, les huit volumes de l’Histoire des Girondins de Lamartine paraissent du 20 mars au 19 juin 1847. L’Histoire des montagnards d’Esquiros et l’Histoire de la Révolution française de Louis Blanc commencent à paraître dans les premières semaines de 1847.
227 Quinet, Le christianisme et la Révolution française, op. cit., p. 9.
228 Ibid., p. 270.
229 Ibid., p. 89.
230 Ibid., p. 90.
231 Ibid., p. 274.
232 Ibid., p. 269.
233 C’est véritablement la première fois que les deux penseurs s’opposent sur un point essentiel. Quelques mois après la lettre préface du Peuple dédiée à Quinet et deux ans après la dédicace du Christianisme et la Révolution française à Michelet, « cette différence fondamentale d’interprétation porte en germe la divergence des parallèles » (la formule est de P. Petitier dans Jules Michelet L’homme histoire, op. cit., p. 224). C’est effectivement seulement un germe et cette divergence ira croissant au fil des années. La plus grande distance séparant Michelet et Quinet apparaît lors de la comparaison du Génie des Religions et de la Bible de l’humanité.
234 Cette date figure à la fin de l’introduction. Le journal indique quant à lui la date du 8 février 1847 : « Hier, dimanche, écrit, récrit pour la troisième fois mon chapitre sur la lutte de la grâce et de la justice, c’est-à-dire fini le premier volume de ma Révolution ». S’agit-il d’une erreur ? On remarquera que la préface de 1847 est elle aussi datée du 31 janvier 1847.
235 Le premier chapitre du premier livre de l’Histoire de la Révolution française : « Élections de 1789 » (Histoire de la Révolution française, t. I, I, I, p. 77).
236 Neuvième et dernier chapitre du deuxième livre, Histoire de la Révolution française, « Le peuple ramène le roi à Paris » (Histoire de la Révolution française, t. I, II, IX, p. 265.
237 La formule est de Michelet lui-même dans la préface de 1868 à l’Histoire de la Révolution française, p. 15)
238 Histoire de la Révolution française, t. I, introduction, p. 25.
239 Ibid., p. 24. Les esprits éminents en question sont Quinet et Michelet lui-même (l’idée que la France réalise la « promesse » chrétienne est explicitement exposée un an plus tôt dans Le Peuple, voir deuxième partie, troisième chapitre). Lamartine, dont l’Histoire des Girondins paraît en mars 1847, défend lui aussi cette idée : pour le poète historien, l’idée démocratique qu’annonce la Révolution française est « un écoulement du christianisme » (Histoire des Girondins, deux tomes, Paris, Plon, coll. « Les Mémorables », 1984, introduction et notes de Jean-Pierre Jacques, t. I, I, VI, p. 38). Il est sûr que Michelet connaît la thèse de Lamartine relative au christianisme et à la Révolution : celui-ci est venu lire à Michelet « son Marat » et ils se sont sans aucun doute entretenus de la relation entre christianisme et révolution (Journal, à la date du lundi 8 février, 1847, op. cit., p. 661).
240 C’est l’expression que Michelet utilise dans Le Peuple (op. cit., p. 228).
241 Le terme de fraternité n’apparaît pas encore explicitement et Michelet prend soin de souligner que la déclaration des droits de l’homme et du citoyen est une « charte d’affranchissement ». Néanmoins la fraternité constitue l’arrière-plan du quatrième chapitre du deuxième livre de l’Histoire de la Révolution française : « La Lorraine, rappelle Michelet, en termes touchants, dit qu’elle ne regrettait pas la domination de ses souverains adorés qui furent les pères du peuple, si elle avait le bonheur de se réunir à ses frères, d’entrer avec eux tous ensemble dans cette maison maternelle de la France, dans cette immense et glorieuse famille ! […] Depuis cette merveilleuse nuit, conclut Michelet, plus de classes, des Français ; plus de provinces, une France ! Vive la France » (Histoire de la Révolution française, t. I, II, IV, pp. 216-217). La Constitution de 1793 est, quant à elle, l’aurore de l’ère de la fraternité sociale (voir infra, troisième chapitre « Un nouveau credo pour une révolution à venir »).
242 Histoire de la Révolution française, t. I, introduction, p. 26.
243 Michelet développe ce point dans le premier cours au Collège de France du deuxième semestre de 1848 : « La fraternité est-elle naturelle ? Oui, elle l’est, sans liberté, avec l’inférieur : Abraham veut donner un bien à l’esclave » (Cours au Collège de France, t. II, première leçon du deuxième semestre de 1848, « Une seule religion », p. 407).
244 Histoire de la Révolution française, t. I, introduction, p. 26.
245 Ibid., p. 25.
246 Histoire de la Révolution française, t. I, II, IV, p. 204.
247 Ibid.
248 La figure de Rousseau va subir des modifications importantes dans l’œuvre postérieure de Michelet (et en particulier dans le dernier tome de l’Histoire de France). L’historien le note dans la réédition de 1868 (Histoire de la Révolution française, t. I, introduction, p. 57).
249 Faut-il voir un lien entre cette réhabilitation du XVIIIe siècle et la mort du père de Michelet (enterré le 20 novembre 1846), ce qui donnerait une dimension psychanalytique à cette résurrection du XVIIIe siècle ? Voici ce que le fils aimant écrit à la mort de son père : « Il appartenait essentiellement au XVIIIe siècle, au siècle de Voltaire et de Rousseau. Ce qu’il avait d’opinions ou d’habitudes d’esprit, il le tenait de ce temps et ne s’en écartait guère […] Sorti du XVIIIe siècle, je m’en écartai parfois un moment pour y revenir toujours. Toujours je retrouvais mon père, c’est-à-dire la vraie France de Voltaire et de Rousseau » (Journal, t. I, 21 novembre 1846, p. 657).
250 Histoire de la Révolution française, t. I, introduction, p. 76.
251 Ibid., p. 25.
252 Ibid., p. 30.
253 Lamartine, Histoire des Girondins, t. I, I, VI, op. cit., p. 38.
254 L’hypothèse de F. Furet est que la trahison pour Michelet est « sans appel », ce qui ne serait pas le cas pour Quinet (la Gauche et la Révolution au milieu du XIXe siècle, Edgar Quinet et la question du jacobinisme 1865-1870, Hachette, 1986, p. 32 sqq.). Selon la lecture de F. Furet, la Révolution française, pour Michelet, aurait « en commun avec le christianisme l’idée d’égalité et de la fraternité des hommes » : or, chez l’historien philosophe, ils n’ont en commun qu’un « mot » et non une idée. Tout l’effort de Michelet est au contraire de montrer qu’il s’agit de deux idées dont les contenus diffèrent radicalement. De plus, le catholicisme ne trahit pas la fraternité reposant sur la Grâce mais la réalise pleinement. Aucune autre société n’était possible à partir d’une telle doctrine. C’est la raison de l’impasse de la Réforme.
255 Histoire de la Révolution française, t. II, XIV, IV, p. 651.
256 Ibid.
257 Le projet du néo-catholicisme consiste essentiellement à refaire « le schéma de l’histoire humaine, en l’orientant vers un avenir qui puisse inclure les valeurs laïques contemporaines ; liberté, progrès, émancipation des déshérités, régénération finale de l’espèce » (P. Bénichou, le Temps des prophètes, op. cit., p. 507). Après l’Histoire de la Révolution française et l’identification du christianisme à la Grâce, ce projet apparaît contradictoire aux yeux de Michelet alors que ce dernier avait reçu, en 1831, des commentaires flatteurs d’écrivains « néo-catholiques ».
258 HF, t. XIII, p. 315.
259 Histoire de la Révolution française, t. I, introduction, p. 21.
260 La Bible de l’humanité, quant à elle, mettra au jour la provenance de ces principes en traçant la généalogie de la Justice : « De l’Inde jusqu’à 89, descend un torrent de lumière, le fleuve de Droit et de Raison » (Bible de l’humanité, op. cit., p. 485). Sur la tradition de la Révolution française, voir infra, le présent chapitre.
261 Barthes, Michelet par lui-même, op. cit., p. 49.
262 L’opposition entre christianisme et Justice ne sera pas toujours tenue avec la même rigueur entre 1847 et 1864 : après l’introduction de l’Histoire de la Révolution française, certains textes vont soit rapprocher les Jacobins de symboles ou de pratiques chrétiennes, soit qualifier la Révolution d’« ultra-chrétienne », soit envisager une relation dialectique entre Justice et Grâce, soit enfin considérer certains courants chrétiens comme porteurs d’une exigence de Justice. Ces différentes hypothèses seront écartées au profit de la partition dichotomique de 1864 dans la mesure où elles présentent des fragilités théoriques exposées dans l’Histoire de la Révolution française, dans l’Histoire de France ou dans la Bible de l’humanité. Ces hésitations contribueront à préciser le principe dichotomique de 1847 pour lui donner la dimension d’une partition de l’humanité et la radicalité d’une pensée dichotomique et agonistique de l’histoire.
263 Cours au Collège de France, t. II, septième leçon du premier semestre de 1848 « La Révolution française comme légende commune et comme fondation » (leçon non professée), p. 343.
264 Les Légendes de la démocratie, publiées en feuilleton dans L’Événement à partir du 2 juillet et reprises, dans les Œuvres Complètes (OCV XVI, p. 27 sqq.), par P. Viallaneix, sous le titre « Légende d’or » (je renvoie à l’introduction de P. Viallaneix et E. Fauquet pour le choix du titre). Je cite ce feuilleton avec ce titre.
265 Ibid., p. 41. C’est en s’appuyant sur ces textes que P. Bénichou considère la Révolution micheletienne comme la révélation « des valeurs éternelles, ‘‘invariable justice et indestructible équité’’, méconnues avant elle » (Le Temps des prophètes, op. cit., p. 954). Or, en 1864, tout le projet micheletien consiste à montrer que la Justice exigée par la Révolution française « est la maîtresse et l’héritière qui veut rentrer chez elle » et qu’elle a grandi dans les religions de l’Inde, de la Perse et de la Grèce (Bible de l’humanité, op. cit., p. 485). Il y a donc dans l’histoire micheletienne de 1864 d’autres manifestations historiques de la Justice éternelle.
266 Histoire de la Révolution française, introduction, p. 76.
267 Maistre, Considérations sur la France, op. cit., p. 224.
268 Ibid., p. 225.
269 Le propos du comte de Maistre consiste à soutenir qu’une grande république telle que les révolutionnaires l’auraient voulue est impossible car elle n’a jamais eu lieu dans l’histoire. « La comparaison du dé est donc parfaitement exacte, écrit Maistre, les mêmes nombres étant toujours sortis du cornet de la Fortune, nous sommes autorisés, par la théorie des probabilités, à soutenir qu’il n’y en a pas d’autres » (Considérations sur la France, op. cit., p. 219). Ainsi conclut-il : « ce nombre [la « GRANDE RÉPUBLIQUE »] n’était point sur le dé » (ibid., p. 219). La Bible de l’humanité montre au contraire que le nombre « Justice » est sur le dé car il est sorti chez les anciens Aryâs, dans l’Inde du Râmayana, dans le Zend Avesta des anciens Perses ou encore dans la cité grecque et le droit romain.
270 HF, t. XV, La Régence, p. 318. Michelet se réfère à Montesquieu et à sa « brève histoire des Troglodytes ».
271 Histoire de la Révolution française, introduction, p. 44.
272 Ibid.
273 HF, t. XIV, Louis XIV et le duc de Bourgogne, « éclaircissements », p. 305.
274 HF, t. XV, la Régence, p. 127.
275 Je renvoie à la présentation du quatorzième tome de l’Histoire de France par Paule Petitier qui relie la lecture du Grand Siècle à la dichotomie posée dans l’Histoire de la Révolution française. Michelet l’indique rapidement dans ses éclaircissements en définissant « le dernier âge de Louis XIV » comme « la royauté de la Grâce » (HF, t. XIV, Louis XIV et le duc de Bourgogne, « éclaircissements », p. 305).
276 Ainsi, « les cent mille liens, créés pour la plupart par la bureaucratie, la réglementation infinie de Colbert » font qu’« on ne circule plus. Les aides et les douanes empêchent le transport. Les denrées pourrissent et périssent » (ibid., p. 102). C’est la Révolution qui délie la nature de ces chaînes artificielles (voir supra, troisième partie, premier chapitre « Naturalisation (s) de l’histoire »).
277 Michelet ouvre le douzième tome de l’Histoire de France consacré à « Richelieu et la Fronde » par la figure de Waldstein, archétype d’un monde où l’esprit du temps est imprégné par la croyance au miracle : « Waldstein réussit justement parce qu’il fut la loterie vivante. Il se constitua l’image du sort […] Et voilà aussi pourquoi tout le monde y allait. Chacun voulait avoir sa chance » (HF, t. XII, Richelieu et la Fronde, p. 11).
278 La Sorcière, op. cit., p. 219. C’est en ces termes que Michelet trace la filiation du « grand Pan » à « Kepler, Galilée, Descartes et Newton » : « On avait follement dit : ‘‘Le grand Pan est mort.’’ Puis, voyant qu’il vivait, on l’avait fait un Dieu du mal ; à travers le chaos, on pouvait s’y tromper. Mais le voici qui vit, et qui vit harmonique dans la sublime fixité des lois qui dirigent l’étoile et qui non moins dirigent le mystère profond de la vie » (La Sorcière, op. cit., p. 219).
279 C’est le titre que donne Michelet au onzième chapitre de Renaissance.
280 HF, t. VII, Renaissance, p. 235.
282 Cours au Collège de France, t. II, troisième leçon du deuxième semestre de 1848, p. 419. Cela confirme l’hypothèse de P. Petitier selon laquelle le texte de Quinet aurait pu être écrit par Michelet lui-même.
283 Cours au Collège de France, t. II, deuxième leçon du deuxième semestre de 1848, p. 412.
284 Appendice « De la méthode », Histoire de France, t. VIII, Réforme, p. 352.
285 Bible de l’humanité, conclusion, op. cit., p. 483.
286 Ibid., p. 477.
287 Dans la leçon inaugurale prononcée au Collège de France le 1er décembre 1949, Dumézil nomme « ultrahistoire » l’histoire « première » (ni préhistoire ni histoire) des peuples qu’il est possible d’esquisser à partir d’une méthode comparative qui s’appuie, en grande partie, sur l’étude des langues (Mythes et dieux des indo-européens, textes réunis et présentés par Hervé Coutau-Bégarie, Flammarion, 1992, p. 32). Pour sa part, Michelet parle d’« âges anté-historiques » pour la connaissance desquels la « philologie » apporte un « secours fécond » (Bible de l’humanité, op. cit., p. 32, note1).
288 Stéphane Mosès, L’Ange de l’Histoire, op. cit., p. 220.
289 W. Benjamin, cité par S. Mosès, L’Ange de l’Histoire, op. cit., p. 220.
290 Stéphane Mosès, L’Ange de l’Histoire, op. cit., p. 220.
291 Benjamin, Sur le concept d’histoire, <Problème de la tradition I> (Écrits français, Paris, Gallimard coll. Folio/Essais, 1991), traduit par Françoise Delahaye-Eggers, p. 449.
292 Ibid.
293 Ibid., p. 450.
294 La formule est de Poliakov dans le Mythe Aryen (op. cit., p. 237). Le projet micheletien est d’opposer à la Bible juive une autre Bible et non de la compléter. Aussi cette affirmation de Gabriel Monod prête-t-elle à confusion : « Comment la Bible juive et chrétienne, issue d’un seul peuple, pourrait-elle répondre aux besoins de l’humanité ? Il lui fallait une Bible plus vaste, où toutes les nations auraient mis le meilleur de leur âme et de leur histoire. C’est de cette Bible de l’humanité que Michelet ébaucha le plan grandiose » (Renan, Taine, Michelet, Paris, Calmann Lévy, 1894, p. 247). Il ne s’agit pas d’augmenter la Bible en la complétant mais de lui opposer une autre tradition, d’autres Bibles qui ne stériliseront pas l’avenir.
295 L’hypothèse est de Claude Rétat dans l’article « Jugement des dieux, triomphe de l’humanité. Charles-François Dupuis, Jules Michelet » (L’idée de « race » dans les sciences humaines et la littérature (XVIIIe-XIXe siècles), Actes du colloque international de Lyon (16-18 novembre 2000), textes réunis et présentés par Sarga Moussa, Paris, L’Harmattan, 2003, pp. 191-201), p. 198. Pour préciser ce caractère manichéen, voir infra.
296 Bible de l’humanité, op. cit., p. 25.
297 Bible de l’humanité, préface, op. cit., p. IV. Pour Michelet, cette sagesse est humaine ; pour cette raison, elle n’est pas celle invoquée par Maistre contre la prétendue barbarie des premiers âges. Ainsi lit-on dans le deuxième entretien des Soirées de Saint-Pétersbourg que « non seulement donc les hommes ont commencé par la science, mais par une science différente de la nôtre et supérieure à la nôtre parce qu’elle commençait plus haut » (Œuvres, op. cit., p. 491).
298 Bible de l’humanité, préface, op. cit., p. V.
299 Ibid.
300 Certes, Vico donne une place particulière aux Hébreux tout en les inscrivant néanmoins dans la table chronologique qui ouvre le premier livre de la Scienza nuova. Vico ne distingue pas les peuples sémitiques des autres : à côté des Grecs et des Romains figurent les Chaldéens et les Phéniciens.
301 Bible de l’humanité, op. cit., p. 302.
302 P. Viallaneix, la Voie royale, op. cit., p. 407.
303 Michelet fait des Juifs les parents et les héritiers des Phéniciens. Il se réfère aux analyses de Jean Astruc. Jean Astruc (1684-1766) est l’auteur des Conjectures sur les mémoires originaux dont il paraît que Moyse s’est servi pour composer le livre de la Genèse publiées en 1753, sans nom d’auteur, à Bruxelles (voir Jean Astruc et la critique biblique au XVIIIe siècle par Adolphe Lods, Paris, Librairie Istra, 1924) La Bible serait, selon ce critique, la réunion de deux cultes différents, l’un, suivi par la majorité, est une forme de religion agricole idolâtre et l’autre, plus sévère et défendue par les Rois est celle d’un Dieu invisible « qui dans les malheurs extrêmes ou dans les paniques, se confondait trop aisément avec le taureau de fer (Moloch) ». L’analyse du Moloch phénicien progressivement judaïsé et christianisé sera l’objet des chapitres consacrés aux Juifs et au Moyen Âge. Ainsi, les peuples de Carthage ou de Tyr, que l’historien de la France croyait ruinés en 1831, s’avèrent être, en 1864, les créateurs d’une forme religieuse dont l’Europe a hérité et qui la gouverne encore à travers l’institution chrétienne. À cette intuition phénicienne d’un Dieu de haine et de souffrance, Michelet adjoint la figure d’une femme, Astarté, d’origine syrienne, qui deviendra à Babylone, Mihr-Milytta.
304 Bible de l’humanité, op. cit., p. 302.
305 Bible de l’humanité, préface : « Le jour où nos Bibles parentes ont éclaté dans la lumière, on a mieux remarqué combien la Bible juive appartient à une autre race » (Ibid., p. VIII).
306 P. Petitier, Jules Michelet L’homme histoire, op. cit., p. 396.
307 Bible de l’humanité, op. cit., p. 471. La famille chrétienne exclut le « père » écrit Michelet : « Écartons l’idée qui pourtant revient partout au moyen âge, écartons l’adultère. Supposons la famille respectée, pure et sainte. La chose est toujours triste. C’est le mépris de l’homme, c’est l’époux ravalé. Pour lui l’épouse est vierge. Car elle a l’âme ailleurs, et, donnant tout, ne donne rien. Autre est son idéal […] L’écrasement du monde se reproduit ici justement au refuge où l’infortuné eût voulu refaire son pauvre cœur » (Ibid.).
308 Bible de l’humanité, op. cit., p. 366.
309 « L’art, l’industrie, sont condamnés (aussi bien que l’agriculture), dans la figure de Tubalcaïn. Les constructeurs sont flétris, raillés, et ils n’aboutissent qu’à la vaine œuvre de Babel. Le vrai Juif, le patriarche, est le berger spéculateur qui sait augmenter ses troupeaux par un soin intelligent d’acquisition et de calcul », Bible de l’humanité, op. cit., p. 366.
310 Sur la famille, Michelet reprend docilement les affirmations d’Émile Burnouf : « l’époux n’a pas sur sa femme le pouvoir du maître sur un serviteur ou sur un esclave. Il est appelé pati, comme chef de la famille, tout d’abord représentée par la femme seule et contenue en elle. L’autonomie reste à l’épouse dans la mesure compatible avec les droits du chef qu’elle a reçu en mariage. Comme cet acte a été consenti librement par elle, elle n’a point aliéné sa liberté, ni les droits naturels de sa personne » (Essai sur le Vêda, op. cit., pp. 189-190). Michelet retrouve dans ce texte ce que l’Amour formulait comme l’exigence première d’une régénération du couple. Concernant le travail héroïque, Michelet s’appuie essentiellement sur le deuxième article « le parsisme antique » de Michel Nicolas sur « Le parsisme, d’après les travaux allemands modernes » publié dans la Revue germanique, tome VIII, 1859, pp. 63-100. Néanmoins Michelet « utilise » le matériau aryaniste : voir infra.
311 C’est le titre de la troisième leçon du deuxième semestre de 1848 (professée le 22 mai).
312 Cours au Collège de France, t. II, troisième leçon du deuxième semestre de 1848, p. 435.
313 « Cependant principe de mort : pourquoi couver, créer l’avenir comme le Persan et le Juif ? Pourquoi distinguer, déduire, ouvrer comme le Grec ? Pourquoi juger, punir comme le Romain ? Pour être conséquent, il faut contempler, attendre, au plus imiter […] Non, l’idéal accepté du monde au temps où mourait le monde antique n’est pas l’idéal universel, éternel du monde » (Cours au Collège de France, t. II, troisième leçon du deuxième semestre de 1848, p. 421).
314 Bible de l’humanité, op. cit., p. 302.
315 Cours au Collège de France, le titre de la leçon du lundi 22 mai est sans équivoque : « Sainteté de l’Orient (La Perse, la Judée, la Grèce) », t. II, p. 418.
316 Lettre d’André Lavertujon, rédacteur en chef de La Gironde, lettre no 9980 datée du 27 novembre 1864, Correspondance générale, op. cit., t. X, p. 727.
317 La thèse selon laquelle la Bible de l’humanité serait une simple répétition de l’introduction de l’Histoire de la Révolution française est adoptée par Jean louis Cornuz dans sa thèse Jules Michelet un aspect de la pensée religieuse au XIXe siècle, Genève, Droz, 1955. Ainsi écrit-il que « la Bible de l’humanité n’apporte pas de nouveaux arguments. Tout a été dit dans l’Introduction à la Révolution française. Ceci n’en est qu’une reprise poétique. On ne peut demander à un cantique de fonder une foi, d’étayer logiquement une doctrine » (Jules Michelet un aspect de la pensée religieuse au XIXe siècle, op. cit., p. 218).
318 Là où Michelet parlait en 1831 d’une fécondation de la Judée par le génie perse (« l’unité juive se fut fécondée du génie de la Perse et de l’Égypte grecque » Introduction à l’histoire universelle, p. 257), la Bible de l’humanité met en relief leur impossible entente due à l’incompatibilité linguistique de leurs langues : « L’hébreu, essentiellement fragmentaire, elliptique, est le plus rebelle idiome. Il exclut la déduction […] Le scribe appelle Dieu la parole. Est-ce la parole d’Ormuzd, rapportée de la Perse ? On le croirait. À tort. Ce que le Perse nomme ainsi, c’est l’émission de la vie, la manifestation de la lumière et de l’être, identique à l’Arbre de vie (Hôma), au fleuve universel qui part de lui, coule à ses pieds » (Bible de l’humanité, p. 384). Chez les linguistes aryanistes, l’hébreu ne peut exprimer cette « profusion » de vie en raison de la sécheresse de ses structures.
319 « Image trop frappante des méthodes opposées des deux grandes races du monde. L’indo-européen, patient, méthodique, a donné sur le globe sa féconde traînée de lumière. Le Sémite a lancé des éclairs scintillants qui ont troublé les âmes, et trop souvent doublé la nuit » (Bible de l’humanité, p. 33). Cette note est la reprise exacte d’un passage de l’Essai sur le Vêda par Émile Burnouf : « Les Aryas le [il est question du feu] tiraient, par frottement, des deux pièces de bois composant l’aranî, et non du caillou frappé avec le fer et faisant jaillir une étincelle. Ce dernier procédé n’est nulle part mentionné dans le Rig-Vêda, fait intéressant à plusieurs titres […] » (op. cit., p. 351).
320 Bible de l’humanité, op. cit., p. 449.
321 « Un juif d’Asie Mineure, du lieu où se mêlaient les langues, voyageur de commerce, marchand de Cilicie (la Babel des pirates qu’écrasa Pompée), devait parler un grec fort mêlé d’hébraïsmes, de patois gréco-syriens. Mais l’ardeur et l’audace, le violent esprit qui l’emportait, ne s’arrêtait guère à cela. Il parlait, tonnait, foudroyait. Ses grecs, de main rapide, ses dames, si zélées, recueillaient, écrivaient au vol. Le plus souvent on dut traduire, et on le faisait sans scrupule (tous vivaient de la même âme), mais non pas sans péril ; car des choses pensées en hébreu, lancées en mauvais grec, au hasard de l’inspiration, n’arrivaient guère à un grec tolérable qu’à travers de graves changements, des mutilations, des coupures qu’on ne sent trop bien aux chocs, aux soubre-sauts, comme d’une course bride abattue sur un terrain très-raboteux » Bible de l’humanité, op. cit., p. 448).
322 Voici l’hommage que fait Michelet d’Eugène Burnouf, son collègue à l’Institut : « L’autre [il est question d’Eugène Burnouf, le « génie » qui prolonge l’œuvre du « héros » Anquetil-Duperron] (je le vois encore, dans sa douce figure de brahme occidental, dans sa limpide parole où coulait la lumière), l’autre a dévoilé le bouddhisme, ce lointain Évangile, un second Christ au bout du monde » (HF, t. VIII, Réforme, p. 30). Concernant l’opposition de deux sphères linguistiques, il n’est pas non plus douteux que Michelet se soit rappelé la remarque que fait Eugène Burnouf, dès 1833, dans l’avant-propos de son Commentaire du Yaçna sur la difficulté d’une traduction du Zend Avesta dans une langue sémitique : « le texte zend a été traduit, à une époque qui nous est inconnue, dans une autre langue, le pehlvi, de laquelle il me suffira de dire qu’elle diffère considérablement du Zend, et que les idiomes appelés sémitiques en forment en grande partie le fonds », Commentaire sur le Yaçna, t. I, avant-propos, op. cit., p. VII.
323 La Bible de l’humanité est en partie écrite contre la Vie de Jésus de Renan (voir infra). Néanmoins, il ne fait aucun doute que Michelet mobilise les travaux du linguiste et en particulier son Histoire générale et système comparé des langues sémitiques et ses commentaires du « Livre de Job » et du « Cantique des cantiques » : l’identification de l’héroïne du poème à la Syrienne ou à la Palestinienne du Nord est tirée intégralement du commentaire de Renan. Les marginalia de la Bible de l’humanité confirment que Michelet a lu l’étude du livre de Job (« Marginalia de la Bible de l’humanité, A 3819, f. 61).
324 La remarque suivante est assez révélatrice du ton du premier chapitre du premier livre de l’Histoire générale et système comparé des langues sémitiques (« Caractère général des peuples et des langues sémitiques ») : « On peut dire que les langues ariennes, comparées aux langues sémitiques, sont les langues de l’abstraction et de la métaphysique, comparées à celles du réalisme et de la sensualité. Avec leur souplesse merveilleuse, leurs flexions variées, leurs particules délicates, leurs mots composés, et surtout grâce à l’admirable secret de l’inversion, qui permet de conserver l’ordre naturel des idées sans nuire à la détermination des rapports grammaticaux, les langues ariennes nous transportent tout d’abord en plein idéalisme […] » (Histoire générale et système comparé des langues sémitiques, op. cit., p. 22). La note de la page 437 de la Bible de l’humanité se réfère néanmoins, sans nommer explicitement Renan, à « nos modernes hébraïsants, plus nets que les rabbins, et qui ont percé à jour cette langue, la disent obscure, confuse, au point que crime ou injustice y sont indiscernables de malheur, châtiment, souffrance ».
325 Histoire générale et système comparé des langues sémitiques, op. cit., p. 7.
326 Journal, t. III, 24 juin 1863, p. 203.
327 La formule de L. Poliakov – qui est le titre de la première partie du chapitre qu’il consacre à l’« ère aryenne » – peut sembler pertinente afin de qualifier l’influence d’un Émile Burnouf sur la Bible de l’humanité dans la mesure où Michelet reprend les éléments de la linguistique comparée d’une manière extrêmement docile : « on revient aussi à l’emprise, effectivement tyrannique, exercée par la linguistique sur l’anthropologie : ce n’est pas seulement au milieu du XXe siècle, à l’ère de l’anthropologie structurale, c’est aussi tout au long du XIXe, dans le sillage de l’orientalisme romantique, que la linguistique faisait office de science-pilote, imposant ses méthodes ou son autorité à d’autres disciplines humaines » (le Mythe aryen, op. cit., p. 291). Néanmoins, cette tyrannie est à relativiser dans la mesure où la dichotomie de l’histoire entre Grâce et Justice se révélera tout aussi « tyrannique » (voir infra) et commandera l’usage micheletien de la linguistique aryaniste.
328 L. Poliakov, le Mythe aryen, op. cit., p. 290.
329 A. Pictet, Les origines indo-européennes, t. II, op. cit., p. 754.
330 Ibid.
331 Ibid.
332 Ibid.
333 M. Olender, Les langues du paradis, Aryens et sémites : un couple providentiel, Paris, Seuil, 1989, p. 135. Effectivement, Renan, dans le chapitre XXVIII de la Vie de Jésus (Vie de Jésus, dixième édition, Paris, Michel Lévy Frères, 1863, p. 442 sqq.), prend soin de souligner que « loin que Jésus soit le continuateur du judaïsme, il représente la rupture avec l’esprit juif » (ibid., p. 455).
334 Renan, Histoire générale et système comparé des langues sémitiques, op. cit., p. 16.
335 Renan, Vie de Jésus, op. cit., pp. 445-446
336 Ibid., p. 455.
337 Histoire de la Révolution française, t. II, III, II, p. 313.
338 Ibid. Pour Michelet, le christianisme est alors conçu comme un « faux » fils du judaïsme : né au milieu de lui, il est l’expression de la Grâce alors que le judaïsme « pressent » l’avènement de la Justice. C’est donc après l’Histoire de la Révolution française que se reconfigure la relation entre judaïsme et christianisme.
339 HF, t. VII, Renaissance, p. 260.
340 Ibid.
341 Ibid.
342 Ibid.
343 Ibid. Dans l’œuvre micheletienne, il y a trois occurrences de cette référence qui connaît des variantes : dans Renaissance, dans la Bible de l’humanité et dans Nos Fils. Pour les différences relatives à la relation entre judaïsme et Justice entre le texte de 1855 et celui de 1864, voir infra. Michelet attribue la formule à Ézéchiel en 1855 (dont il commente la présence au plafond de la Chapelle Sixtine). Il la rattache à Jérémie en 1864 et en 1869 (Nos Fils, op. cit., p. 4). Dans la Bible, cette même idée figure chez l’un et chez l’autre (Jérémie 31-29 et Ézéchiel 18-2) et sa première formulation d’un point de vue chronologique figure chez Jérémie.
344 Bible de l’humanité, op. cit., p. 376.
345 Ibid.
346 Ibid.
347 Ibid.
348 Ibid., p. 377.
349 Ibid.
350 Ibid.
351 Il n’est pas impossible que la lecture de l’ouvrage de Michel Nicolas, Des doctrines religieuses des juifs pendant les deux siècles antérieurs à l’ère chrétienne (Michelet consigne dans son journal la remarque suivante : « Je vais chez M. Nicolas pour lui emprunter ses Juifs », Journal, t. III, 10 juillet 1863, p. 207) ait influencé l’idée que le christianisme s’enracine profondément dans le monde juif. M. Nicolas fait jouer à la théologie judaïque un rôle essentiel dans la genèse du christianisme dans la mesure où elle aurait « servi d’intermédiaire entre le prophétisme et le christianisme » Des doctrines religieuses des juifs pendant les deux siècles antérieurs à l’ère chrétienne, Paris, Michel Lévy, 1860, introduction, p. V. Toutefois, il reconnaît au christianisme une profonde originalité, concernant par exemple la notion de « Messie » (ibid., p. 184). Pour cette raison, les thèses de M. Nicolas ne permettent pas à Michelet de réduire le christianisme à sa matrice judaïque. C’est Émile Burnouf qui fournira à Michelet le concept clef – le « miracle » – de cette réduction.
352 Tout au long de l’Essai sur le Vêda, le linguiste identifie le christianisme à ses racines « sémitiques » : par exemple, concernant la musique, il écrit que « lorsque, dans la suite, les modernes créèrent la musique qui leur est propre et qui a produit tant de mélodies variées et de forme admirable, ils furent forcés de rompre avec la tradition sémitique de l’Église, et ils rendirent ainsi au génie de leur race la liberté de son essor et cette fécondité native, qui crée les formes et les diversifie à l’infini » (Essai sur le Vêda, op. cit., pp. 96-97). Néanmoins ce n’est que dans le dernier chapitre qu’apparaît la compréhension sémitique du concept chrétien de « miracle », essentiel dans la définition micheletienne de la Grâce.
353 Émile Burnouf, Essai sur le Vêda, op. cit., p. 460.
354 Au contraire, Renan affirme dans sa Vie de Jésus : « Loin que Jésus soit le continuateur du judaïsme, il représente la rupture avec l’esprit juif » (op. cit., p. 455).
355 Émile Burnouf, Essai sur le Vêda, op. cit., p. 461.
356 Entre 1847 et 1864, l’opposition de la Justice et de la Grâce semble parfois nuancée par Michelet. Dans son Journal, l’historien n’écrit-il pas, alors qu’il rédige sa Révolution, qu’il n’y a « nulle contradiction entre la grâce et la loi » (Journal, t. II, 20 juin 1849, p. 55) ? N’envisage-t-il pas le 13 août 1850 une « Bible du peuple » dont la troisième partie montrerait « comment, depuis un siècle, la Révolution travaille à réconcilier la loi et la grâce dans un vrai mariage des deux principes qui ont alterné et combattu jusqu’ici » ? La dimension de l’amour impliquée dans la Grâce explique que Michelet hésite à poser radicalement l’incompatibilité des deux principes. Ne pouvant se passer de la catégorie de l’amour dont le « puissant rayonnement […] si souvent dans l’histoire, féconda les sociétés » (L’Amour, troisième édition, Paris, Hachette, 1859, « notes et éclaircissements », p. 213), Michelet ne réussira à expulser définitivement la tradition de la Grâce qu’en arrachant l’amour à cette tradition et à la logomachie chrétienne. Ce qui aura lieu dans la Bible de l’humanité. Le ressort de son argumentation consiste alors à montrer que « ce mot d’Amour » (Bible de l’humanité, op. cit., p. 453) est « vague, obscur » (ibid.). Dans la perspective d’une délimitation conceptuelle dont la finalité est d’expulser définitivement le christianisme, il distingue deux formes d’amour. La première renvoie à l’amour sous le régime de la Grâce où « l’amour est une loterie » (Bible de l’humanité, op. cit., p. 403) et relève du miracle, du choix immotivé. La deuxième forme est « l’Amour (de tous pour tous), la grande unité fraternelle » (ibid.). La Grâce ne peut générer qu’un amour dissymétrique : « ‘‘Mais qu’aimer ? mais que croire ?’’Ici, nulle formule précise. Aimer le maître, et croire le maître » (Bible de l’humanité, op. cit., p. 437). Dès lors, cette forme d’amour qui faisait la société chrétienne n’a plus sa place dans la cité fraternelle : « l’Amour sans la Justice, l’amour de caprice et faveur peut devenir l’enfer, nullement le salut, mais le fléau de la Cité » (ibid.). Si la Loi ne peut faire société, il n’est nullement nécessaire de rappeler l’« amour » chrétien. Encore fallait-il montrer que le christianisme n’a pas le privilège de l’amour. En raison d’un flottement conceptuel entre « Grâce » et « amour » durant la décennie 1850-1860, le propos micheletien est encore hésitant lors des condamnations du christianisme ; l’historien peut même affirmer qu’« il garde une grande place entre les religions ». Mais une fois trouvée une tradition non chrétienne de l’amour dans le Râmayana de l’Inde ancienne, la condamnation pourra être sans appel dans la Bible de l’humanité.
357 Introduction à l’histoire universelle, p. 257.
358 « Le Perse […] entra et se crut maître. Mais c’est lui qui fut pris. La vieille ville voluptueuse l’embrassa, l’enlaça, lui fit un lit si doux, qu’il y mollit, fondit. Le génie mage, obscur profond, impur et de naissance, et d’art, et de calcul, et qui avait mangé le haut fruit de l’arbre du Mal, pervertit à fond ses vainqueurs. Les mères reines prirent l’amour et l’audace des Sémiramis ; les rois, l’orgueil (la chute aussi) des Nabuchodonosor », Bible de l’humanité, op. cit., p. 323.
359 Ibid., p. 270.
360 Ibid., p. 327.
361 Ibid., p. 335.
362 Ibid., p. 337.
363 Du point de vue de l’histoire universelle, la dimension dionysiaque se retrouve dans le Sabbat médiéval. Même s’il est l’objet d’une réévaluation par Michelet – essentiellement menée contre le christianisme – le Sabbat n’en reste pas moins fondamentalement insatisfaisant du point de vue humain. Michelet met en évidence le fait que le « sabbat est la suite ou la reprise de l’orgie païenne par un peuple qui a désespéré du christianisme. C’est une révolte nocturne de serfs contre le Dieu du prêtre et du seigneur » (HF, t. XI, Henri IV et Richelieu, p. 187). Néanmoins, il s’en faut beaucoup que Michelet fasse du Sabbat une alternative viable au christianisme : c’est une pratique réactive dont l’étude a pour intérêt de montrer le fossé entre la religion officielle et le peuple. Ce qui est problématique dans le Sabbat est qu’il s’agit d’un christianisme à rebours, hérité essentiellement des principes du monde sémitique. Le Sabbat abolit la propriété dans « un grossier communisme » et le foyer, tourné en dérision dans la société chrétienne, disparaît dans une « froide, égoïste orgie » car il reste stérile. Un avenir nouveau sera possible non avec le christianisme ni contre le christianisme mais hors de celui-ci, en retrouvant la tradition de « nos ancêtres légitimes ».
364 Bible de l’humanité, op. cit., p. 411.
365 Ibid., p. 422.
366 Bible de l’humanité, op. cit., p. 485. L’histoire va alors être fracturée en deux traditions inconciliables : à la fabrique de l’homogène va succéder l’exigence de retrouver la tradition régénératrice de notre « ancêtre légitime », le peuple de la lumière, celui des Aryâs (Bible de l’humanité, op. cit., p. 25). Voir troisième partie, chapitre troisième « Un nouveau credo pour une révolution à venir ».
367 Göran Blix, « Diversité et disparition dans l’histoire romantique : la pensée ‘‘nationaliste’’ de Jules Michelet », Mémoire et culture Actes du colloque international de Limoges, 10-12 décembre 2003 sous la direction de Claude Filteau et de Michel Beniamino, Pulim, coll. Francophonie, 2006, pp. 394-408, p. 404.
368 Ibid., p. 404.
369 Michelet écrivait dans l’Introduction à l’histoire universelle : « Voyez au contraire comme les races non mélangées boivent avidement la corruption » (p. 254).
370 Néanmoins toutes les races issues des Aryâs n’ont pas la même vigueur. Voir infra, chapitre quatrième de la présente partie « La tradition sémitique dans la République ».
371 Bible de l’humanité, op. cit., p. 378.
372 Bible de l’humanité, op. cit., p. 323. C’est l’objet du chapitre « Syrie – Phrygie – Énervation »
373 Ibid., p. 328. C’est l’objet des chapitres « Baccus-Sabbas. Son incarnation. Le tyran » et « Suite. Incarnation de Sabas. L’orgie militaire ».
374 Ibid.
375 Bible de l’humanité, op. cit., p. 432. La métaphore est de Michelet. Il est fort probable qu’il l’a faite en référence au concept chimique de mélange-fusion qui irriguait l’Introduction à l’histoire universelle.
376 Bible de l’humanité, op. cit., p. 327.
377 Ibid., p. 411.
378 Ibid., p. 483.
379 Claude Rétat, « Jules Michelet, l’idéologie du vivant » (Romantisme, no thématique « Raciologiques », Ph. Régnier dir., no 130, 2005, pp. 9-22), p. 19.
380 En 1831, la préface de l’Introduction à l’histoire universelle fait de l’historien un observateur : « je voudrais, écrivait alors le jeune historien, dans ce rapide passage, obtenir quelques moments du tourbillon qui nous entraîne, seulement ce qu’il en faut pour l’observer et le décrire » (Introduction à l’histoire universelle, p. 227).
381 Lettre à Chamerot du 2 septembre 1864, Correspondance générale, t. X, lettre no 9872, p. 656.
382 Voir infra troisième chapitre de la présente partie « Un nouveau credo pour une révolution à venir ».
383 Georges Gusdorf, Le Savoir romantique de la nature, Paris, Payot, 1985, p. 279.
384 Barthes, Michelet par lui-même, op. cit., p. 30.
385 Ibid., p. 34.
386 La formule est de P. Petitier dans Jules Michelet L’homme histoire, op. cit., p. 396.
387 Ibid.
388 Dans La Mer, Michelet écrit que « l’idée de métamorphose ascendante est naturelle à l’esprit, et nous est en quelque sorte imposée fatalement » (La Mer, deuxième édition, Paris, Hachette, 1861, p. 423).
389 Barthes, Michelet par lui-même, op. cit., p. 30.
390 Edward K. Kaplan, « Michelet évolutionniste », Michelet cent ans après, colloque publié par P. Viallaneix, Presses universitaires de Grenoble, 1975, p. 113.
391 Pierre Laforgue, « Évolution et progrès chez Michelet », p. 173, in Variétés sur Michelet, textes réunis et publiés par Simone Bernard-Griffiths, Cahier Romantique no 3, Clermont-Ferrand, 1998, pp. 157-175. Contra, pour P. Laforgue, « pendant une douzaine d’années, de 1856 à 1869, deux histoires seront donc en présence, histoire des hommes et histoire de la nature, leurs modalités sont bien différentes, mais leur enjeu est le même » (ibid.). À mon sens, avec la Bible de l’humanité, apparaît une véritable contradiction entre la métaphysique de la nature et la métaphysique de l’histoire.
392 Voir supra, premier chapitre de la présente partie « Naturalisation(s) de l’histoire ».
393 Gabriel Monod, La vie et la pensée de Jules Michelet, La vie et la pensée de Jules Michelet (1798-1852), 2 tomes (« les débuts – la maturité » ; « la crise de la pensée de Michelet la prédication démocratique »), Paris, Champion, 1923, t. II, pp. 71-72.
394 Ibid.
395 La formule est de Michelet dans L’Oiseau, op. cit., p. 72
396 La formule est de P. Petitier dans Jules Michelet L’homme histoire, op. cit., p. 396.
397 Ibid.
398 La présente étude porte sur la période 1831-1864. Savoir si la contradiction entre la Bible de l’humanité et les écrits naturalistes sera levée afin de développer « une vision du monde qui englobe conjointement l’humanité et la nature » (Georges Gusdorf, Le Savoir romantique de la nature, op. cit., p. 279) suppose de sortir de ce cadre chronologique.
399 Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 64.
400 Ibid., p. 62.
401 Selon Foucault, il s’agit, avec l’histoire « hébraïque », de l’autre grand type morphologique d’écriture de l’histoire. L’histoire jupitérienne est typique du système indo-européen : c’est l’histoire du pouvoir à deux faces, juridique et religieux, qui se déploie dans l’histoire et intègre la diversité dans une unité supérieure. La philosophie de l’histoire participe de cette écriture de l’histoire car elle admet le postulat selon lequel « l’histoire des grands contient a fortiori l’histoire des petits, au postulat que l’histoire des forts emporte avec elle l’histoire des faibles » (ibid., p. 61). À l’inverse, l’histoire hébraïque fonctionne à partir d’une fracture entre nous et les autres : « au lieu de raconter la gloire sans taches et sans éclipses du souverain » (ibid., p. 62), elle s’attache à formuler « le malheur des ancêtres, les exils et les servitudes » (ibid., p. 62) dans l’ombre du pouvoir dominant.
402 Ibid., p. 64.
403 Ibid.
404 Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 61.
405 Ibid.
406 Bible de l’humanité, op. cit., préface, p. VIII. Védas, Zend-Avesta, Prométhée enchaîné : ce sont nos « Bibles » pour Michelet.
407 Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 65.
408 Ibid., p. 68.
409 Ibid., p. 64.
410 Ibid., p. 63. Sur la contre-histoire micheletienne dans la deuxième série de l’Histoire de France, voir supra, dans le présent chapitre « L’histoire tridimensionnelle ».
411 Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 62.
412 Bible de l’humanité, op. cit., préface, p. VII.
413 Pour une généalogie de Boulainvilliers à Thierry et une analyse de la matrice judaïque de ce discours, voir le cours de Foucault au Collège de France du 28 janvier 1976, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 57 sqq.
414 Claude Rétat, « Jules Michelet l’idéologie du vivant », op. cit., p. 19.
415 Pour des raisons de commodité, je désigne les « différents » niveaux de race de la manière suivante, en m’appuyant sur les termes utilisés par le contemporain de Michelet Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire (« Sur la classification anthropologique et particulièrement sur les types principaux du genre humain », Mémoires de la société d’anthropologie de Paris, Tome premier, Paris, Victor Masson et Fils, 1860-1863, pp. 125-143) : les races « principales » (noire, jaune, blanche), les races « secondaires » qui sont des espèces – au sens logique – des précédentes (dans la race blanche, il y aurait la race sémitique et la race aryenne) et les races « ethniques » (la race au sens où l’entendait Augustin Thierry) avec par exemple au sein de la race aryenne, les « Anglais », les « Catalans », les « Indiens ». Cet étagement est valable pour la pensée de Michelet durant la période de rédaction de la Bible de l’humanité. D’autres classifications existent à l’époque de la rédaction de la Bible de l’humanité, voir infra, quatrième chapitre de la présente partie « La tradition sémitique dans la République ».
416 Léon Poliakov, Le Mythe aryen, op. cit., p. 13.
417 Nélia Dias, Britta Rupp-Eisenrich, « Linguistique et anthropologie physique » (Histoire des idées linguistiques, t. III « L’hégémonie du comparatisme », sous la direction de Sylvain Auroux, Mardaga coll. « Philosophie et langage », 1999, pp. 279-294), p. 289.
418 Ibid. La Société d’Anthropologie de Paris donne à la dimension physiologique un statut central dans l’analyse des races. La thèse n’est pas neuve, le docteur Edwards ou les phrénologues ont exploré ces problématiques. Toutefois l’orientation intellectuelle des années 1860 est irréductible à celle de ces précurseurs car elle consiste à articuler l’anatomie du cerveau et la linguistique dans la perspective d’établir une classification hiérarchisée des races humaines.
419 L’Amour, op. cit., note 4, p. 223.
420 La Femme, op. cit., p. 491.
421 Ibid.
422 Bible de l’humanité, op. cit., p. 485.
423 Claude Rétat, « Jules Michelet, l’idéologie du vivant », op. cit., p. 19.
424 Se posent donc deux séries de problèmes : la première, portant sur le « credo » de la République, sera traitée lors du prochain chapitre et la seconde, relative à la présence du « Sémite » dans la cité, sera examinée dans le quatrième chapitre de la présente partie.
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