Chapitre I. Naturalisation(s) de l’histoire
p. 174-216
Texte intégral
1La Bible de l’humanité est naturaliste pour deux raisons qui s’enchevêtrent : d’une part, elle affirme que la réalisation de la Justice dans la cité de l’avenir implique une attention à la nature et aux êtres naturels – ce qui signifie « que tout ce que l’artifice peut réaliser doit faire l’objet d’évaluations dans lesquelles pèseront certaines exigences propres à ces choses prises comme des partenaires audibles de relations sociales13 » – et, d’autre part, elle ancre dans le caractère naturel des « races » les dimensions sociales et culturelles – du langage à l’éducation en passant par le travail ou la famille – qui commandent la dichotomie de l’histoire universelle entre la tradition de la « race indo-française14 » et la tradition de « l’autre race syrienne, juive etc.15 ».
2En soutenant que l’activité prométhéenne requiert une attention toute particulière aux réalités naturelles et que l’histoire et la nature ne sont pas nécessairement deux ordres en contradiction, le propos de la Bible de l’humanité résulte de l’éclatement du sens de l’histoire tel qu’il était conçu dans le cadre du non-naturalisme prométhéen de 1831. Cette rupture de 1831 à 1864 suppose deux opérations différentes qui ne s’impliquent nullement réciproquement, même si la première est la condition de possibilité de la deuxième : il a fallu tout d’abord montrer que les progrès de la liberté égale ne supposent pas la neutralisation progressive des fatalités naturelles et, ensuite, réactiver le concept de « race » dont les différentes étapes de l’Introduction à l’histoire universelle montraient l’annulation progressive dans le droit romain, le christianisme et la centralisation française. Le point de départ conceptuel16 de ce renoncement à la catégorie du « sens » non naturaliste de l’histoire est à chercher dans le projet politique du Peuple de fonder le « droit du nombre ».
I. L’instinct populaire
3Paru en 1846, Le Peuple s’inscrit dans les perspectives ouvertes par l’Introduction à l’histoire universelle tout en brisant la conception de la nature qui les soutient. D’une part, il prolonge le propos de 1831 quant à la souveraineté populaire dans la mesure où Michelet fonde en raison les droits politiques du peuple. Mais, d’autre part, l’historien philosophe affirme que le peuple-plebs – et non les nouveaux héros que sont les bourgeois capacitaires de la monarchie de Juillet – doit participer à la vie politique de la cité même s’il ne possède pas de « lumières » particulières17 en faisant appel à l’instinct et à la spontanéité naturelle des classes non cultivées. Alors que l’Introduction à l’histoire universelle justifiait la souveraineté populaire de la nation par sa dimension artificielle, Le Peuple fonde le droit du nombre sur l’instinct populaire et pense la valeur de la « nature » hors du cadre devenu trop étroit du non-naturalisme prométhéen de 1831.
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4À la différence de l’Introduction à l’histoire universelle parlant de la « merveilleuse unité18 » du peuple de Juillet, la première partie du Peuple oppose à la représentation homogène d’un peuple-fusion une vision éclatée en six classes qui s’échelonnent selon une hiérarchie : le paysan, l’ouvrier, le fabricant, le marchand, le fonctionnaire et le bourgeois. Chaque classe possède ses propres servitudes et sa misère. Cette distinction des classes dans ce qui constituait le peuple-populus de 1831 a deux fonctions dans l’argumentation du Peuple. La première consiste à expliquer que « cette distinction » de six classes au sein du peuple est « incertaine, récente, provisoire et, de toute façon, funeste19 ». Mais le caractère incertain et précaire de cette distinction renvoie à un antagonisme bien plus essentiel entre deux classes fondamentales dont l’opposition a une dimension non seulement politique mais aussi philosophique et ontologique. En effet, la deuxième fonction de la distinction des classes établie par Le Peuple est de montrer que ces six classes se cristallisent en réalité autour de deux classes qui définissent un ensemble d’individus non pas relativement à leur fonction de production ou à leur richesse – ces deux dimensions sont en réalité secondaires – mais relativement à leur niveau de culture. Aussi Michelet construit-il l’argumentation du Peuple sur l’antagonisme entre les « classes cultivées » et les « classes non cultivées ». Les premières ont « la culture » et les autres sont celles « sans culture, ou d’autres cultures (étrangères à nos procédés et que nous n’apprécions pas)20 ». Ce même critère définit la bourgeoisie dans l’Histoire de la Révolution française : elle est « la classe, peu nombreuse alors, qui savait lire, écrire, compter, qui pouvait (peu ou beaucoup) verbaliser, paperasser, le bureaucrate, le commis, celui qui peut l’être, l’ex-procureur, l’ex-clerc, – le vrai roi moderne, le scribe21 ». À cette distinction entre les classes cultivées et les classes non cultivées correspond le divorce entre les « classes riches22 » et ce que Le Peuple désigne le plus souvent par le terme « peuple ». Il faut donc toujours distinguer le peuple- populus et le peuple-plebs : le premier renvoie à l’association des six différentes classes – association dont la patrie est le principe générateur – et le second aux classes « inférieures » dont Michelet cherche à fonder le droit politique.
5Michelet identifie le peuple-plebs aux « barbares » et revendique d’en faire partie, signifiant par là son extraction populaire. L’emploi de ce terme « barbare » par l’historien s’inscrit dans une inversion du sens que lui accorde la décennie précédente. « Barbares » écrit Augustin Thierry « c’était le nom qu’on donnait aux Franks ; mais ce mot n’avait par lui-même aucune signification injurieuse ; il servait en Gaule à désigner la race conquérante, comme celui des Romains la race indigène23 ». Le « barbare » est le conquérant, le futur aristocrate ; c’est en ce sens que Michelet parle dans l’Introduction à l’histoire universelle de « vieil héroïsme barbare24 » vecteur de la « liberté par privilège25 ». Mais à la veille d’une troisième Révolution, dans sa leçon du 23 décembre 1847, le professeur du Collège de France explicite tout autrement la notion :
Que veut dire jeune ? Cela veut dire actif, vivant, concret, le contraire de l’abstrait ; cela veut dire chaleureux et sanguin, encore entier, spontané de nature ; enfin, comme on nous a aussi appelés, nous autres sortis du peuple, barbare ; ce mot m’a toujours plus26.
6Avec le barbare s’affirme la « vie nue27 » ; la spontanéité naturelle réclame sa place dans le bios des citoyens capacitaires. C’est l’articulation entre « le vivant et le logos28 » au sein de la cité que Michelet reconfigure : le vivant sans logos (le peuple des barbares) doit être inclus dans la cité sans avoir à être civilisé, bref sans avoir à se dépouiller de sa naturalité. Avant d’avoir une dimension politique, le « barbare » a « une valeur purement existentielle, celle de la chaleur liquide, du sang neuf, du sang-sève29 ». Ce qui s’opère dans Le Peuple est, dans la conceptualité de G. Agamben, une remise de la zoé au centre de la polis : Michelet plaide pour que la « vie nue » des humbles, des animaux aux ouvriers en passant par les enfants, soit, dans sa spontanéité, partie prenante des « formes-de-vie » politiques dont les classes cultivées s’arrogent le monopole de manière illégitime. La civilisation contre laquelle le barbare micheletien se comprend et se caractérise est celle qui confère aux seules classes cultivées le pouvoir politique30. Le problème proprement politique du Peuple est donc de justifier la participation du peuple-plebs aux affaires de la cité dans un régime où seules les classes cultivées détentrices du logos en ont la possibilité. La première philosophie micheletienne de l’histoire avait expulsé cette question car le peuple-populus des Trois Glorieuses avait dépassé la « fracture biopolitique fondamentale31 ». Cependant, il n’y a pas de lutte des classes micheletienne même si la « chute de Juillet32 » et l’étude menée dans Le Peuple conduisent à la réactivation de la « guerre intestine qui divise tout peuple33 ». En aucun cas, les classes inférieures ne doivent détruire les classes supérieures ou considérer que leurs intérêts sont opposés ; cette volonté politique d’union entre les classes explique que la figure de Danton est capitale dans la pensée micheletienne34. En effet, Michelet cherche « à émousser la lutte des classes et à concilier les antagonismes35 » tout comme Danton rêvait d’« une table immense où la France réconciliée se serait assise pour rompre, sans distinction de classes ni de partis, le pain de la fraternité36 ». À cette tradition révolutionnaire s’oppose, dans la France de 1846, la tradition incarnée par les blanquistes, elle aussi issue de la Révolution française et opposée à la monarchie de Juillet. Ces héritiers de Buonarroti – le maître de Blanqui – de Babeuf et de Saint-Just37 ont « la conviction que [le] but [d’un mouvement révolutionnaire socialiste moderne doit] être la saisie du pouvoir politique, puis la ‘‘dictature du prolétariat’’ : l’expression est de souche blanquiste38 ». Même si les positions de Michelet relatives au socialisme et au communisme vont profondément se modifier39, rien n’est plus opposé à la logique politique du Peuple que l’idée selon laquelle les classes devraient renoncer à s’unir autour d’un principe commun ; le projet micheletien consiste au contraire à justifier la nécessaire association des classes supérieures et des classes inférieures et à penser un nouveau sacré qui produira des relations fraternelles entre des classes aux intérêts divergents40.
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7Dans la perspective de réaliser l’association des classes cultivées et non cultivées au sein de la cité, Michelet développe une analyse philosophique de l’opinion populaire qui est, selon lui, absolument inédite dans la tradition philosophique. De Platon à Guizot, tous les philosophes – y compris Rousseau qui « a dit le droit du peuple41 » sans le fonder – ont unanimement affirmé la nécessité du gouvernement des sages en raison du primat ontologique accordé à la réflexion sur l’instinct, à la raison des savants sur l’opinion des simples. Les théories du philosophe-roi, du sage législateur rousseauiste ou du citoyen capacitaire renvoient toutes invariablement à un même argument : « Si le salut est la base du droit, le but de la cité, la science et la sagesse assureront mieux le salut qu’une masse ignorante ; laissez gouverner les sages42 ». La constitution de la monarchie de Juillet n’est que la dernière expression politique de la supériorité ontologique conférée à la réflexion et à la science sur les facultés instinctives et les croyances populaires43.
8Afin de réaliser l’harmonie de la cité et de donner une « profonde base de la démocratie44 », Michelet récuse l’affirmation du primat ontologique de la réflexion sur « l’instinct des simples45 », sur « l’inspiration des foules46 » et sur les « voix naïves de la conscience47 ». Le projet du Peuple est de faire reconnaitre l’égale dignité de l’instinct et de la réflexion. Si le peuple ignorant ne possède pas la sagesse réfléchie, il possède toutefois une sagesse, une autre sagesse, paradoxale car instinctive48, sans laquelle « l’humanité eût péri cent fois, s’il lui eût fallu attendre que les théories fussent nées, pour créer l’ordre social qui assurait son salut49 ».
9Loin de montrer que le peuple-plebs est éclairé, le point de départ du projet politique micheletien est le constat du mutisme populaire. Si l’Introduction à l’histoire universelle envisage la souveraineté populaire à l’horizon d’une démocratisation des « lumières », Le Peuple cherche à fonder la souveraineté du peuple-populus, bourgeois et plèbe, en admettant que les classes non cultivées n’ont pas de voix et ne font pas preuve de « pensée réfléchie50 ». Si les classes supérieures délibèrent et discutent, les classes inférieures font preuve d’une sagesse qui n’est pas réfléchie mais instinctive51 : il revient alors à l’historien philosophe de démontrer « la valeur adéquate de l’instinct et de la réflexion52 » pour rendre possible la revendication d’un « droit des humbles53 ». Bien que l’enjeu soit avant tout politique, c’est à partir des glissements de sens et des équivalences conceptuelles posées – plus que justifiées – dans la deuxième partie du Peuple que tout le pan naturaliste de l’œuvre micheletienne prend son sens54. L’histoire naturelle et la naturalisation de l’histoire humaine ne sont compréhensibles qu’à partir du geste théorique par lequel Michelet fait entrer les barbares dans la cité, geste qui suppose de donner à la nature une toute autre valeur que celle que lui accordait la perspective non naturaliste de l’Introduction à l’histoire universelle.
10Le peuple-plebs agit par instinct : il est toute spontanéité. La prémisse du raisonnement qui est censé conduire à fonder le droit du nombre aurait été tout à fait acceptable pour un Platon ou un Guizot qui, justement, déduisent de l’action irréfléchie la nécessité de la médiation réflexive. Or c’est de cette même prémisse que Michelet déduit la supériorité fréquente de l’instinct populaire :
Pour revenir au peuple spécialement, remarquons que l’instinct qui domine chez lui, lui donne pour l’action un avantage immense. La pensée réfléchie n’arrive à l’action que par tous les intermédiaires de délibération et de discussion ; elle arrive à travers tant de choses que souvent elle n’arrive pas. Au contraire, la pensée instinctive touche à l’acte, est presque l’acte ; elle est presque en même temps une idée et une action55.
11Là où ceux qui raisonnent se perdent en considérations oiseuses, les hommes du peuple vont spontanément à l’action et « l’économie des paroles profite à l’énergie des actes56 ». Mais comment se fait-il que l’action spontanée puisse être supérieure à celle longuement mûrie par la réflexion ? S’il ne s’agit que d’une question de rapidité, cette prétendue supériorité du peuple peut être considérée comme une mauvaise spontanéité. Michelet répond à cette objection en insistant sur le fait que les barbares du peuple-plebs ont l’« expérience pratique de ceux qui font et qui souffrent57 » et voient juste là où les savants se trompent en raison de leur inexpérience de la vie. Engagées dans le monde, les classes populaires font corps avec l’existence et c’est justement cette immersion dans le réel qui manque au savant et aux classes cultivées qui parlent du monde sans en faire partie. Aussi est-ce dans l’action que le peuple va vers ce qui est vrai, sans passer par le biais d’une réflexion abstraite58. D’un point de vue logique, l’argument micheletien s’arrête ici. Toutefois, dans l’usage des concepts, se met alors en place dans le discours micheletien un système de relations et d’équivalences que la logique prométhéenne de l’Introduction à l’histoire universelle avait interdit de poser. D’abord, l’instinct des classes non cultivées est présenté comme caractérisant « les simples de nature, et les simples de culture, les pauvres d’esprit qui ne distingueront jamais, les enfants qui ne distinguent pas encore, les paysans, les gens du peuple qui n’en ont pas l’habitude59 ». Ensuite, l’instinct des classes populaires est défini comme naturel60 ; la digression sur l’instinct des animaux61 n’est que la suite logique du glissement opéré progressivement depuis l’affirmation du mutisme du peuple. À partir du Peuple, la matrice du peuple-plebs est l’animal, le « simple des simples62 », l’être de l’instinct. Cette nouvelle figure animalisée des classes populaires est en totale contradiction avec l’analyse de la plèbe romaine dans l’Introduction à l’histoire universelle. Sa puissance historique est d’avoir réussi à prendre la parole au sein de l’assemblée des Pères et à dire : « veto ». Le jeune Michelet identifiait alors l’histoire des classes populaires avec celle de la protestation rationnellement articulée dans le combat juridique romain. L’auteur du Peuple les rend muettes mais néanmoins dignes d’attention tout comme peut l’être l’animal, muet lui aussi. Dans l’Histoire romaine, le jeune historien montrait comment le pauvre, « muet jusque-là, […] acquit ce qui distingue l’homme : une voix, et la vertu de cette voix lui donna tout le reste63 ». « Barbares, sauvages, enfants, peuple même (pour la plus grande part) ils ont cette misère commune, que leur instinct est méconnu, qu’eux-mêmes ne savent point nous le faire comprendre64 » écrit Michelet trente-cinq ans plus tard ; il ajoute aussitôt que tous ces muets sont au « plus près de Dieu65 ». Aussi est-ce l’Inde qui tient lieu de paradigme de cette proximité avec « la création66 » : ses poèmes qui chantent la fraternité universelle du monde humain et animal sont l’expression de la « voix de la nature67 ». En 1831, cette proximité avec la puissance de la nature condamnait le berceau du genre humain à n’être que l’écrasement de la liberté : la réhabilitation de l’Inde va de pair avec celle de la nature.
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12Pour une raison politique – fonder le droit du nombre – Michelet a donc rompu, en 1846, avec l’identification posée quinze ans auparavant entre l’expression naturelle et la fatalité. Certes, l’Introduction à l’histoire universelle n’identifie pas totalement nature et fatalité, dans la mesure où la liberté héroïque ne se déploie que dans le cadre d’une nature particulière qui en rend possible le développement. Mais, en 1831, la nation française réalise l’unité du peuple en neutralisant la nature. Lorsque Michelet récuse, en 1846, la prééminence ontologique accordée à la réflexion sur l’instinct, à la culture sur l’expression spontanée, le naturel, le spontané et l’instinctif deviennent des expressions de la vérité et de la morale. L’argumentation du Peuple contre le système capacitaire repose, en ultime ressort, sur l’identification progressive de l’état instinctif des classes non cultivées avec la voix de la nature supposée « sensible et intelligente68 » : les barbares, les sauvages, les enfants et les animaux sont détenteurs d’une sagesse. Michelet développera « cette illusion lyrique dans une série d’ouvrages sur de vastes sujets d’histoire naturelle69 ». Il faut insister sur le caractère proprement politique de cette illusion lyrique : c’est en voulant donner une voix aux sans-voix que Michelet fait parler les animaux70 et c’est en faisant du peuple-plebs un être instinctif et proche de la nature qu’il ouvre la possibilité d’un droit des classes non cultivées et partant des êtres non cultivés, c’est-à-dire classes populaires et animaux. Ainsi, les projets naturalistes, certes inspirés par Athénaïs71, reposent sur l’identification du peuple et des animaux qui « n’en sont pas même à savoir s’ils ont un droit au monde72 ». Il s’agit pour Michelet de résoudre l’antagonisme entre les classes supérieures et les classes inférieures non pas en montrant l’existence d’une sagesse réfléchie du peuple-plebs mais en soutenant que sa sagesse instinctive – dont l’animal aussi est porteur – a droit de cité. Il n’est pas question de faire des humbles autre chose que des humbles ; le grand banquet démocratique se contente de leur réserver une place en tant que tels73. L’introduction de L’Oiseau confirme cette logique politique de l’Histoire naturelle conçue comme une « branche de la politique74 » :
Je revins, écrit alors Michelet, […] aux pensées que j’avais émises, en 1846, dans mon livre du Peuple, à cette Cité de Dieu, où tous les humbles, les simples, paysans et ouvriers, ignorants et illettrés, barbares et sauvages, enfants, même encore ces autres enfants que nous appelons animaux, sont tous citoyens à différents titres, ont tous leur droit et leur loi, leur place au grand banquet civique75.
13Dès Le Peuple, la nature devient, dans la pensée micheletienne, porteuse d’une vérité morale et sociale76 ; l’Introduction à l’histoire universelle identifiait, pour sa part, la France et son histoire à « ce qu’il y a de moins simple, de moins naturel, de plus artificiel, c’est-à-dire de moins fatal, de plus humain et de plus libre dans le monde77 ». En faisant basculer l’instinct naturel du côté de la vérité, l’histoire et ses progrès n’ont plus à être conçus comme l’expulsion de la nature ou comme l’annulation et la neutralisation des fatalités naturelles de races, de climats ou de géographie. Michelet a alors renoncé au non-naturalisme prométhéen de 1831.
II. Histoire et nature du Peuple à La Sorcière
14Dans la Bible de l’humanité, l’exigence d’accorder une attention aux êtres naturels s’inscrit explicitement dans la continuité du Peuple78. Pourtant, la perspective naturaliste ouverte par Le Peuple n’est pas celle de 1864. Il est indéniable qu’il faut faire jouer au Peuple un rôle décisif dans l’histoire intellectuelle micheletienne dans la mesure où, dans ce livre, « la Nature conquiert valeur et dignité79 » : mais scinder la pensée micheletienne en deux tronçons, l’un non naturaliste et l’autre naturaliste, conduit à minimiser les différentes significations que le naturalisme micheletien va prendre après 1846. Aussi serait-il plus juste de parler, après l’écriture du Peuple, de naturalisations plurielles de l’histoire plutôt que d’une naturalisation de l’histoire au singulier.
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15Malgré le renversement du statut de la nature opéré en 1846, Le Peuple mobilise la philosophie de l’histoire non naturaliste exposée dans l’Introduction à l’histoire universelle. La conception du christianisme qu’il développe n’est absolument pas celle de l’introduction de l’Histoire de la Révolution française. Il faut donc distinguer les thèses sur la nature et sur le christianisme du Peuple de celles développées, un an plus tard, dans l’Histoire de la Révolution française. Aussi Le Peuple n’articule-t-il pas histoire et nature même si se dessine la possibilité d’une reconfiguration des relations entre histoire et nature, reconfiguration qui sera effectuée de deux manières dans l’Histoire de la Révolution française et dans Renaissance, textes dont la Bible de l’humanité hérite en partie seulement. Paradoxalement, le projet immédiat du Peuple – montrer que le peuple- plebs est créateur et qu’il doit, pour cette raison, participer à la vie politique – sera profondément réaménagé en juin 184880. En revanche, Le Peuple ouvre la possibilité d’un naturalisme dont l’Histoire de la Révolution française, Renaissance et la Bible de l’humanité sont des expressions multiples et irréductibles à une même logique.
16Pour ce qui concerne le christianisme et la métaphysique de l’histoire, Le Peuple ne constitue nullement une rupture avec les perspectives posées dans l’Introduction à l’histoire universelle81. Même si le glissement conceptuel du peuple-plebs à l’instinct conduit effectivement à faire éclater le sens prométhéen de l’Introduction à l’histoire universelle, Le Peuple mobilise toujours la philosophie providentialiste de 1831. En effet, l’histoire universelle est pensée comme succession de peuples types de l’Inde à la France. La réhabilitation de l’Inde ne remet pas en cause cette représentation linéaire car les Indiens sont considérés en 1846 comme un peuple enfant au plus près de la création. L’Inde doit être un objet d’attention car elle est encore proche de l’animalité et de la nature : telle est, au fond, la thèse de l’Introduction à l’histoire universelle. Ce ne sera justement plus du tout celle de 1864. Le Peuple illustre le premier imaginaire micheletien du progrès, « celui d’une marche linéaire, impliquant une transmission d’une époque à l’autre82 » soutenu par une conception des migrations humaines héritée du modèle indo-européen posé par Schlegel83. Les nœuds de l’histoire universelle sont les mêmes que ceux de 1831 : le droit romain, l’Europe chrétienne, la centralisation monarchique qui culmine avec Louis XIV et la création napoléonienne du Code civil84. De la même manière, le christianisme n’est pas encore expulsé hors de la tradition de Justice. Certes, celui-ci a condamné la nature mais, si tel a été le cas, c’est pour des raisons qui ne sont pas liées intrinsèquement au christianisme lui-même. En effet, la condamnation de la nature est même contraire à « son esprit de douceur85 » et c’est sa fidélité au « préjugé judaïque86 » qui explique que « le salut ne vint pas pour les plus petits, les plus humbles de la création87 ». Comme l’Introduction à l’histoire universelle, Le Peuple fait de la fraternité chrétienne la matrice de la fraternité démocratique que la France réalise en la sécularisant : le christianisme en tant que tel est « démocratique dans son principe d’élection88 » alors que l’Église comme institution « fut éminemment aristocratique par la difficulté de son enseignement et le petit nombre d’hommes qui y purent vraiment atteindre89 ». La distinction entre le principe chrétien – l’égalité des hommes devant Dieu – et l’histoire du christianisme est encore présente dans Le Peuple. Michelet n’a pas rompu avec la conception du christianisme de l’Introduction à l’histoire universelle : il accepte encore cette thèse qui est également celle du destinataire du Peuple – Quinet – dont les cours font de la Révolution française la résurrection du Christianisme90. Force est donc de constater que l’éclatement du sens rendu possible par Le Peuple ne trouve ses premières expressions que dans l’Histoire de la Révolution française et dans Renaissance. Si Le Peuple ouvre la possibilité d’un naturalisme qui rend caduque le non-naturalisme prométhéen de 1831, il en conserve néanmoins la métaphysique de l’histoire.
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17C’est en 1847, dans le troisième livre de l’Histoire de la Révolution française, que Michelet expose une nouvelle compréhension de la relation entre histoire et nature. Dans la perspective ouverte par l’inversion de la valeur morale de la nature, les pages consacrées à la Fête des Fédérations exposent ce qui peut être tenu pour la première modalité du naturalisme micheletien. L’originalité de l’analyse de la Fête des Fédérations ne tient pas au fait qu’il soit question de l’unité de la France, dans la mesure où l’idée d’unité est poursuivie par Michelet depuis l’Introduction à l’histoire universelle. Entre 1831 et 1847, l’exigence d’unité trouve seulement un autre support dans l’histoire91. Néanmoins le texte de 1831 se distingue radicalement du texte de 1847 car, dans l’Histoire de la Révolution française, l’unité n’est pas conquise contre la multiplicité naturelle et l’histoire révolutionnaire consacre la nature. Michelet inverse alors le sens du Moyen Âge : celui-ci n’est pas la continuation de la nature dans la société mais son étouffement. Si l’histoire de 1831 fait de la France une réalité artificielle et, par conséquent, libre, le récit de 1847 identifie l’histoire de la liberté humaine avec le renouveau de l’attention portée à la nature, attention rendant possible l’existence de la nature qu’une certaine histoire avait empêchée. La Révolution française ne couronne pas la création d’une réalité artificielle mais fait advenir la nature elle-même. Pour l’Introduction à l’histoire universelle, la féodalité est la nature continuée dans la société et ce sont les expressions multiples de la nature – races, climats et territoires, bref toutes les fatalités locales – que cassent les départements institués pour poursuivre le mouvement d’affirmation de l’unité de la nation commencée par la puissance royale. En 1847, l’histoire de la Révolution est l’anti-histoire de la féodalité et le retour de la nature dans une société contre-nature et la relation entre monde féodal, nature et histoire est strictement inversée. L’œuvre de la Révolution française inaugure « le retour à la nature92 » dans les temps modernes, le retour à cette sociabilité qui constitue le fond de la nature humaine93 : du même coup la féodalité devient une contre-nature. Ainsi la création des départements rend-elle la nature à elle-même contre l’histoire du Moyen Âge :
Elle fut généralement, écrit Michelet, une création naturelle, un rétablissement légitime d’anciens rapports entre les lieux, des populations, que les institutions artificielles du despotisme, de la fiscalité, tenaient divisées. Les fleuves, par exemple, qui, sous l’ancien régime, n’étaient guère que des obstacles (vingt-huit péages sur la Loire ! Pour ne donner qu’un exemple), les fleuves, dis-je, redevinrent ce que la nature veut qu’ils soient, le lien du genre humain94.
18La Révolution rétablit la circulation dans une France que l’Ancien Régime a rendue exsangue. La nation revit, libérée des entraves créées par « un monde d’inventions contre nature95 ». Dès lors, la logique même d’une histoire de l’humanité s’éloignant progressivement de l’origine naturelle – posée dans la linéarité de l’histoire universelle de 1831, de l’Inde à la France – perd son sens car l’histoire n’est plus l’arrachement aux fatalités naturelles dont le monde de l’Inde tenait lieu d’archétype. Il n’y a plus de raison que la Révolution française apparaisse comme le point ultime de l’éloignement de l’Inde ; les deux extrêmes de l’histoire humaine seront conçus comme équivalents dans la Bible de l’humanité. L’Histoire de la Révolution française ouvre la possibilité d’une « Histoire-équation » qui « ne progresse pas par causes, mais par égalités96 » et la formule de la conclusion de la Bible de l’humanité est à comprendre dans cette perspective : « De l’Inde jusqu’à 89, descend un torrent de lumière, le fleuve de Droit et de Raison. La haute antiquité, c’est toi. Et ta race est 89. Le Moyen âge est l’étranger97 ». Le Râmayana exprime déjà l’exigence de consécration de la nature que la France réalisera à l’autre bout de l’histoire et l’Inde de la Bible de l’humanité est, dans cet effort de consécration de la nature, identique à la France de 89. Le Peuple ne pouvait l’exposer, tout imprégné qu’il était encore de la métaphysique de l’histoire de 1831 même s’il réhabilitait « la mystique indienne, quelque peu maltraitée dans l’Introduction à l’histoire universelle98 ». Une fois repensée la relation entre nature et histoire, l’antiquité indienne n’est plus présentée comme le temps d’un peuple enfant trop proche de la nature mais comme une équivalence fraternelle de 89 quant au rapport qu’elle tisse entre l’histoire humaine et la nature. Ainsi, « l’Inde du livre de 1864 est en fait déjà française quand elle (r) entre en scène, déjà française par sa façon de naître ou plutôt de renaître99 ». Or s’il s’établit des équivalences entre l’Inde ancienne et les révolutionnaires français, une autre série d’équivalences se dessine aussi par opposition : dès 1847, le Moyen Âge appartient à une autre histoire, celle de la Grâce, celle de la contre-histoire, celle de l’antinature, celle du christianisme. Michelet ne dit pas encore « l’étranger100 ». L’Histoire de la Révolution française ne pose pas encore la dichotomie entre la tradition indo-perso-gréco-française et la tradition sémitique à l’œuvre dans l’histoire universelle de 1864. Certes, l’introduction de 1847 fracture l’histoire en deux traditions par le biais des concepts de « Grâce » et de « Justice » mais Michelet ne mobilise absolument pas le concept opératoire de « race » que certains linguistes vont bientôt élaborer. En vain chercherait-on, dans les écrits de 1847, l’idée de « race des Aryâs » ou de « race sémitique » dans la perspective de distinguer deux traditions absolument inconciliables dans l’histoire de l’humanité. Ainsi, le naturalisme de l’Histoire de la Révolution française n’est plus le non-naturalisme prométhéen de 1831 mais il n’est pas encore celui de la Bible de l’humanité.
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19La deuxième modalité du naturalisme micheletien après 1846 est développée par Renaissance et La Sorcière. Elle consiste à montrer comment l’histoire du monde moderne s’ouvre par la redécouverte de la nature que le Moyen Âge avait proscrite. Aussi la logique naturaliste de Renaissance est-elle portée par l’idée exposée dans le troisième livre de l’Histoire de la Révolution française : tout comme les Fédérations de 1790, la Renaissance est l’anti-Moyen Âge, période contre-nature. L’œuvre de la Renaissance est d’avoir ressuscité la nature « inhumé[e] non pas trois jours, mais mille ou douze cents ans101 ». La Bible de l’humanité poursuit cette interprétation du Moyen Âge. Non seulement cette période méprise les réalités naturelles mais elle les charge d’une dimension diabolique : l’humanité rompt avec le monde animal. Le Moyen Âge est l’antinature car « toute la nature devient démoniaque102 » ou ridicule. La praxis humaine n’a rien à voir avec le monde des « velus103 » : « Tel animal qui dans l’Inde fut l’ami de Rama, tel qui eut dans la Perse son férouer ailé, son génie, chez saint Antoine et saint Macaire, etc., est un pénitent ridicule104 ». La thèse d’un Moyen Âge contre-nature semble donc traverser l’œuvre micheletienne de l’Histoire de la Révolution française à la Bible de l’humanité en passant par Renaissance et La Sorcière. Néanmoins, la comparaison du septième paragraphe de l’introduction de Renaissance avec la Bible de l’humanité laisse apparaître une différence essentielle quant à la métaphysique de l’histoire. En effet, en 1855, le renouveau de la nature jaillit du dialogue fraternel avec le monde juif et arabe. Au regard du devenir de la pensée micheletienne, il est certes important de souligner comme le fait P. Petitier que l’historien « fait du retour à l’Antiquité préchrétienne (et non d’une transformation du christianisme) l’origine du monde moderne105 ». Mais il est tout aussi essentiel de rappeler que, dans le septième tome de l’Histoire de France, la renaissance de la nature s’opère dans les périphéries de l’Europe, dans les points de contact avec les deux autres monothéismes, le Judaïsme et l’Islam. C’est, écrit Michelet, « par Salerne, par Montpellier, par les Arabes et les Juifs, par les Italiens leurs disciples, [qu’] une glorieuse résurrection s’accomplissait du Dieu de la nature106 ». Si Renaissance fait du christianisme l’antinature, la proscription médiévale de la nature trouvait son contrepoint dans « l’Orient et l’Espagne arabe et juive », dans les jardins de Valence et d’Andalousie :
Tandis que l’Occident voyait de Dieu le doux reflet lunaire, l’Orient et l’Espagne arabe et juive le contemplaient en son fécond soleil, dans la puissance créatrice qui verse ses dons à torrents. L’Espagne est le champ du combat. Où paraissent les chrétiens, paraît le désert ; où sont les Arabes, l’eau et la vie jaillissent de toutes parts, les ruisseaux courent, le terre verdit, devient un jardin de fleurs. Et le champ de l’intelligence aussi fleurit107.
20L’Orient de Renaissance n’est pas celui de la Bible de l’humanité. La Bible de l’humanité exhorte le lecteur à marcher « aux sciences de l’histoire et de l’humanité, aux langues de l’Orient108 » mais c’est un autre Orient qui occupe alors Michelet, celui de la Perse et de l’Inde. À l’apologie de l’Espagne du Califat répond en 1864 une condamnation collective de la relation à la nature établie par tous les monothéismes issus d’Abraham :
Les trois peuples du Livre, le Juif et ses deux fils, le Chrétien et le Musulman, cultivant la Parole et négligeant la vie, riches en mots, pauvres d’œuvres, ont oublié la Terra. Terra mater. Impies !…Voyez la nudité du vieux monde gréco-byzantin. Voyez les maussades déserts, âpres, salés de la Castille. Voyez tous les canaux de l’Inde abandonnés par les Anglais. La Perse, ce paradis de Dieu, qu’est-elle ? Un cimetière musulman. De la Judée à Tunis, au Maroc, et d’autre part d’Athènes à Gênes, toutes ces cimes chauves qui regardent d’en haut la Méditerranée, ont perdu leur couronne de culture, de forêts. Et reviendra-t-elle ? Jamais. Si les antiques dieux, les races actives et fortes, sous qui fleurissaient ces rivages, sortaient aujourd’hui du tombeau, ils diraient : « Tristes peuples du Livre, de grammaire et de mots, de subtilités vaines, qu’avez-vous fait de la Nature ? »109
21Les peuples héritiers de la tradition sémitique ont étouffé la Nature ; leur civilisation a détruit non seulement les lieux mais aussi – en Perse, en Inde et en Grèce – l’œuvre harmonieuse des peuples issus des Aryâs dont le travail révélait la nature à elle-même. Le naturalisme conçu comme attention à la nature, propre au regard de la race « indo-grecque110 », contredit la logique naturaliste de Renaissance même si l’un et l’autre s’inscrivent en porte à faux vis-à-vis du non-naturalisme prométhéen de l’Introduction à l’histoire universelle. Pourtant, en 1862, le jugement de Michelet concernant l’Espagne du Califat est le même que dans Renaissance. La Sorcière s’inscrit dans la même perspective que celle adoptée sept ans plus tôt : « L’Espagne même reconquise par les barbares fils des Goths, mais qui a tout son cerveau dans les Maures et dans les Juifs, témoigne pour ces mécréants. Partout où les Musulmans, ces fils de Satan, travaillent tout prospère, les sources jaillissent et la terre se couvre de fleurs111 ». Il faut donc conclure que la réduction des trois monothéismes à leur « matrice judaïque112 » supposée antinaturaliste s’opère entre 1862 et 1864 ; c’est après La Sorcière que se met en place une déduction des deux modalités du naturalisme – l’histoire comme consécration de la nature et les progrès de l’histoire comme attention à la Nature – à partir d’une forme plus radicale de naturalisation de l’histoire. Si le naturalisme de l’Histoire de la Révolution française et de Renaissance rompt avec la logique de l’histoire de 1831, il va néanmoins être profondément infléchi en raison de l’attraction exercée par ces « âges historiques auxquels la linguistique nous a permis de remonter113 ».
III. Race, histoire et nature dans la Bible de l’humanite
22Le naturalisme de la Bible de l’humanité s’inscrit dans les perspectives ouvertes par Le Peuple, par l’Histoire de la Révolution française ou par Renaissance mais il ne s’en déduit pas. La pensée micheletienne de la nature et de son articulation à l’histoire telle qu’elle est exposée en 1864 n’est pas fondamentalement en germe dans les textes qui la précèdent, et en particulier dans La Sorcière. En effet, l’historien importe dans l’univers théorique de la Bible de l’humanité le concept de « race aryenne », pas toujours nommé mais constamment à l’œuvre dans les travaux des linguistes aryanistes114. Même s’il ne fait pas l’objet d’une définition précise et même si Michelet le mobilise en ne retenant des linguistes que les caractères de l’hypothétique peuple des Aryâs primitifs qui s’inscrivent dans le projet philosophique, politique et historique de la Bible de l’humanité, il tient lieu de concept opératoire pour penser l’histoire universelle en articulant tout autrement qu’en 1831 l’Orient et l’Occident d’une part et l’histoire et la nature d’autre part. La dimension « raciale » du naturalisme de 1864 n’étonnera pas nécessairement un lecteur du Peuple où figurent déjà des remarques de type antisémite115. Mais, en 1864, cet antisémitisme devient méthodologique et l’opposition entre Aryâs et Sémites va permettre l’édification du naturalisme de la Bible de l’humanité.
23Au schéma linéaire indo-européen de 1831 succède la représentation arborescente des peuples issus des Aryâs primitifs ; sur le fondement de cette révolution linguistique et de la partition de l’humanité alors mise en place, Michelet concilie naturalisme et vocation prométhéenne de l’humanité ou, plutôt, d’une certaine tradition de l’humanité, celle issue des Aryâs primitifs, ce qui lui permet de formuler contre le sens non naturaliste et prométhéen de 1831 un nouveau sens de l’histoire, un sens naturaliste qui s’oppose au contresens antinaturaliste dont la tradition sémitique est intrinsèquement porteuse.
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24L’Introduction à l’histoire universelle et la Bible de l’humanité diffèrent essentiellement dans leur traitement de l’histoire des peuples indien, perse et grec car la première repose sur une représentation des migrations humaines relevant d’un schéma explicatif indo-européen sanscriste alors que la seconde s’appuie sur un schéma explicatif aryaniste.
25L’Introduction à l’histoire universelle part de l’Inde, pensée comme le berceau des langues et des races, et arrive en Grèce par un processus d’affranchissement de la fatalité naturelle qui est particulièrement manifeste dans l’organisation de la famille – la monogamie contre la polygamie orientale – et dans les représentations religieuses – les mythes grecs contre le panthéisme indien englué dans la nature matérielle. Cette représentation s’appuie sur un modèle sanscriste des migrations humaines que Le Peuple mobilise encore116 même si elle s’accorde mal avec sa nouvelle manière de concevoir l’articulation entre histoire et nature. Or, le mouvement des migrations du genre humain, tel que Michelet se le représente en 1831 ou en 1846, n’est plus tenable dans l’univers intellectuel de 1864 au regard des travaux des linguistes aryanistes qui « démontrent » la parenté de l’organisation familiale indo-perso-grecque, l’affinité de leurs créations religieuses et donc la proximité profonde de leur vision du monde. Mais la faillite du modèle sanscriste laisse finalement la place à une autre représentation des migrations humaines dans laquelle les exigences naturalistes micheletiennes peuvent bien mieux s’inscrire que dans le schéma vectorisé Inde-Perse-Grèce. En effet, ayant pour sa part reconfiguré la relation entre l’histoire et la nature, Michelet trouve dans le modèle aryaniste l’occasion de penser une histoire universelle qui ne soit pas une mise en série de peuples types s’éloignant toujours davantage de la nature. C’est grâce à ce modèle que l’historien philosophe va invalider deux thèses majeures non naturalistes de l’Introduction à l’histoire universelle : d’une part, la représentation de la famille occidentale pensée comme rupture avec la naturalité polygamique de l’Asie et, d’autre part, la croyance en un « progrès » des idées religieuses de l’Inde à la Grèce conçues dans la perspective d’un affranchissement prométhéen de la nature. La voie est alors ouverte au développement d’une autre histoire universelle, naturaliste et naturalisée cette fois.
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26Le basculement d’un schéma indo-européen à un schéma aryaniste a lieu dans les décennies qui séparent l’Introduction à l’histoire universelle et la Bible de l’humanité. Dans son Essai sur le Vêda, Émile Burnouf résume cette rupture épistémologique117. Le schéma indo-européen est né avec les découvertes de William Jones118 sur la parenté du sanscrit et des langues européennes. Les études philologiques se sont multipliées chez les Anglais et « Frédéric Schlegel introduisit les études indiennes en Allemagne dès l’année 1808, tandis que Chézy les inaugurait chez nous119 ». L’étude des racines du sanscrit, de sa grammaire et de ses formes régulières a permis d’établir non seulement la parenté de cette langue de l’Inde ancienne avec les idiomes européens mais aussi son antériorité. Les travaux sur l’Inde ancienne ont donné l’occasion de constater « un ensemble étonnant de traditions très-analogues à celle des Gréco-romains et des peuples du nord, traditions poétiques, sacrées, ethnologiques, souvent claires par elles-mêmes et projetant une lumière inattendue sur celles de l’Occident120 ». Dès lors, le problème de l’origine de l’histoire universelle semblait résolu :
Il ne fallait pas tant de raisons pour amener les philologues à cette conclusion que l’Inde était le berceau des peuples occidentaux, le point de départ de leurs langues, de leurs traditions, de leurs anciennes croyances religieuses et de leurs institutions. Il ne restait plus qu’à rassembler les rameaux épars de ce grand arbre indo-européen et à le faire voir dans son unité121.
27C’est cette représentation des migrations humaines qui constitue le cœur scientifique de l’Introduction à l’histoire universelle. Dans le cas du premier Michelet – Le Peuple inclus – les études sur le sanscrit ont tenu lieu de cadre global de la représentation des migrations humaines. En 1864, cette représentation de l’histoire indo-européenne n’est plus considérée comme pertinente d’un point de vue linguistique : « deux découvertes presque simultanées la firent disparaître : celle du zend et celle de la langue vêdique122 ». L’étude du Zend Avesta, le livre sacré de la Perse ancienne et du Rig-Vêda « le plus ancien des quatre recueils sacrés des Hindus123 » conduit à reconnaître que le zend124, langue de la Perse ancienne, n’est pas dérivé du sanscrit, lui-même étant une forme dérivée de la langue védique125. L’hypothèse linguistique aryaniste consiste à affirmer l’existence d’une langue originelle, parlée par les Aryâs en Bactriane ou en Sogdriane, d’un « idiôme central primitif126 ». Cette hypothèse fait naître une nouvelle représentation de l’histoire des migrations humaines qui sous-tend la Bible de l’humanité : des populations de ce peuple originel de l’Asie centrale ont migré soit vers l’Inde – avec pour langue le sanscrit védique puis le sanscrit – soit vers la Perse – avec le zend – soit vers l’Europe – avec le grec, le latin ou les idiomes du nord – selon un modèle arborescent127. Ce schéma ne pose pas une relation de génération entre ces différents groupes de langues et permet de penser, à la fois, « leur indépendance réciproque128 » et leur « fraternité129 ». La Bible de l’humanité applique ces données purement linguistiques aux formes sociales, religieuses et morales tout comme le font les linguistes aryanistes eux-mêmes130 : entre les Indiens du Râmayana, les Perses de l’Avesta et les Grecs, il n’y a pas une relation de génération mutuelle mais une indépendance dans la fraternité. La philosophie micheletienne naturaliste va pouvoir trouver un ancrage scientifique dans la prépondérance accordée à l’« Aryâ » : l’historien philosophe mobilise la représentation linguistique aryaniste des migrations humaines afin de construire une tradition naturaliste propre aux peuples indo-perso-grecs conçus comme profondément semblables et de revenir par là même sur le discours de l’Introduction à l’histoire universelle qui montrait l’écart entre les pratiques sociales et les mythes des peuples indiens, perses et grecs.
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28L’explication du présent de l’Europe et de la France grâce aux découvertes de l’Inde ancienne des Védas ou de la Perse du Zend Avesta était encore, en 1841, radicalement critiquée par Comte et le Michelet de 1831 aurait entièrement souscrit aux propos de l’auteur du Cours de philosophie positive :
Ce puéril et inopportun étalage d’une érudition stérile et mal dirigée, qui tend aujourd’hui à entraver l’étude de notre évolution sociale par le vicieux mélange de l’histoire des populations qui, telles que celles de l’Inde, de la Chine, etc., n’ont pu exercer sur notre passé aucune véritable influence, devra être hautement signalé comme une source inextricable de confusion radicale dans la recherche des lois réelles de la sociabilité humaine131.
29L’Introduction à l’histoire universelle commence certes en Inde, mais elle n’en affirme pas moins qu’à l’aube de la modernité, l’Europe a radicalement rompu avec le monde fatal de l’Asie. En effet, même si l’histoire humaine a l’Inde pour berceau, l’homme – son propre Prométhée – crée un monde libre dont les caractères fondamentaux ne se situent pas dans la continuité du passé mais dans une rupture vis-à-vis des mondes humains précédents, et en particulier ceux de l’Orient. Or, dans la Bible de l’humanité, la première partie consacrée à la « trinité de la lumière132 » cherche les principes de la sociabilité humaine – « ses grands organes sociaux (foyer, travail, éducation) » sans lesquels l’individu et la société auraient péri – chez « nos parents, les fils de la lumière, les Aryâs, Indiens, Perses et Grecs133 ». Pour qu’apparaisse légitime la recherche des lois réelles de la sociabilité humaine dans l’étude des antiquités indiennes, perses et grecques, il faut avoir au préalable admis la permanence de « structure » entre ces époques à l’aube de l’histoire et l’Antiquité gréco-romaine. L’idée n’est pas micheletienne et le propos de l’historien s’inspire des affirmations d’Émile Burnouf relatives à la « famille » :
Les relations de famille, écrit l’auteur de l’Essai sur le Vêda, sont au contraire fortement marquées dans le Vêda tout entier. Ces relations sont celles qui se rencontrent à l’origine de tous les peuples âryens soit en Asie soit en Europe. Elles s’expriment chez eux tous également par les mêmes mots : mais ce qui rend à cet égard l’étude du Vêda particulièrement profitable, c’est que tous ces mots, dont le sens est perdu dans nos langues occidentales, sont tirés de racines qui existent dans la langue des Hymnes et portent ainsi leur explication avec eux. Cette partie de la philologie comparée jette donc un grand jour sur l’état social de nos premiers aïeux et ajoute à l’histoire générale de la civilisation une page du plus haut intérêt134.
30Trente-trois ans auparavant, l’idée d’une constance de l’organisation familiale n’aurait pas eu de sens pour le jeune Michelet qui montrait alors comment la Grèce s’était constituée en rompant avec la famille orientale135. Mais, en 1864, quand l’historien-philosophe écrit que « l’Inde primitive des Védas nous donne la famille dans la pureté naturelle et l’incomparable noblesse que nul âge n’a pu dépasser136 », des relations de parenté profonde ont été mises au jour entre la famille en Europe et celle de l’Inde primitive. Max Müller déduit de la comparaison des langues aryennes l’identité de la structure familiale des peuples aryens137 : l’opposition entre la famille grecque et la famille orientale développée par l’Introduction à l’histoire universelle est donc invalidée par la linguistique comparée qui montre chez tous les peuples aryens l’existence d’une structure familiale commune dont ils ont hérité après leur dispersion. Ainsi la famille grecque est-elle foncièrement identique à la famille perse ou à la famille indienne du fait que les Grecs, les Perses et les Indiens sont trois branches d’un même peuple originel où la structure familiale est déjà en place, ce qu’atteste la comparaison des mots utilisés dans les différentes langues aryennes. La Bible de l’humanité fait sienne cette affirmation d’une identité de la cellule familiale aryenne qui résulte moins de l’histoire que d’une manière d’être au monde propre à ce « peuple-race » qui constitue la tradition des Indiens, des Perses ou des Grecs.
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31Dans l’Introduction à l’histoire universelle, le développement des idées religieuses de l’humanité a pour sens l’affranchissement progressif de l’esprit vis-à-vis de la matière et de l’homme face à la nature. Cet affranchissement logique suit la marche géographique de l’humanité de l’Inde à la Grèce. Selon les aryanistes, la migration aryenne n’a pas eu lieu d’est en ouest : à partir d’un foyer commun, des groupes humains ont migré vers l’Inde, vers la Perse, vers la Grèce ou vers le Nord138. Bien qu’entreprenant indépendamment leur mouvement migratoire, ils sont porteurs des mêmes caractères originaires. Il n’est plus question de peuples indo-européens dont l’Introduction à l’histoire universelle montrait les migrations s’éloignant progressivement du monde fatal de l’Inde et de son panthéisme étouffant : en 1864, l’Europe n’est plus l’anti-Asie mais l’héritière d’une certaine Asie et « notre légitime ancêtre, écrit Michelet, c’est le peuple de la lumière, celui des Aryâs, qui, d’un côté vers l’Inde de l’autre vers la Perse, la Grèce et Rome, dans les idées, les langues, les arts, les dieux a marqué sa trace éclatante comme d’une longue échappée d’étoiles139 ». Pour l’auteur de la Bible de l’humanité, il y a une parenté attestée entre l’Inde et l’Europe moderne pour ce qui concerne non seulement les langues mais aussi les idées, les arts et les dieux. La connaissance de cette parenté explique l’univers spirituel des Indiens, des Perses, des Grecs et des Européens modernes. L’histoire de la population de l’Inde primitive – qu’il faut bien distinguer de l’Inde classique du Râmayana et du Mahabarata140 – jette un jour nouveau sur le sens véritable des mythologies européennes. Émile Burnouf, que Michelet lit avec beaucoup d’attention, donne au « Vêda la première place dans les recherches mythologiques141 » car « beaucoup de conceptions analogues des autres mythologies âryennes, soit en Orient, soit en Occident, inintelligibles tant qu’elles ont été isolées, se sont éclairées d’un jour subit et ont repris tout leur sens quand on les a retrouvées dans le Vêda142 ». Par exemple, Adalbert Kuhn, cité dans la Bible de l’humanité, explique que « pour connaître les origines du mythe de Prométhée, il faut […] remonter dans les croyances de notre race plus haut que les plus anciens poètes grecs, et c’est la littérature des Védas qui nous permettra de le faire143 ». Aussi le Prométhée grec est-il analysé par le savant allemand comme résultant d’une personnification du pramantha144 védique. Si l’Introduction à l’histoire universelle insistait sur l’éloignement entre l’Inde à la Grèce – le monde de la fatalité et celui de la liberté – la Bible de l’humanité se construit sur le fond d’une identité aryenne qui permet de faire le pont entre les âges et de mettre en relief une pensée religieuse commune aux Indiens, aux Perses et aux Grecs. Au lieu de montrer comment la Grèce crée des dieux à taille humaine – ce qui est le sens de l’art grec dans l’histoire universelle de 1831 – les linguistes aryanistes donnent à Michelet « une sorte de symbolique universelle145 » qui rend pensable « le parfait accord de l’Asie avec l’Europe146 » dont l’introduction de Réforme a l’intuition147 et que la Bible de l’humanité appuie sur des considérations tirées des découvertes aryanistes. En 1831, la Perse s’explique contre l’Inde et la Grèce s’explique contre l’Orient ; tel n’est plus le cas en 1864. Entre le Râmayana indien, le Zend Avesta perse ou le Prométhée grec, il n’y a ni filiation – ce qui était l’hypothèse de Schlegel et des « sanscristes » – ni rupture – ce qui est l’hypothèse de Cousin et, dans une certaine mesure, de l’Introduction à l’histoire universelle – mais « identité réelle [de] trois frères148 » que sont les peuples indien, perse et grec. Aussi faut-il bien distinguer l’expression de 1831 – l’Inde est the womb of the world149 – et la conception de 1864 qui fait de « l’Inde primitive, en son berceau originaire, […] la matrice du monde, la principale et dominante source des races, des idées et des langues, pour la Grèce et Rome, l’Europe moderne150 » et pour laquelle « le mouvement sémitique, l’influence judéo-arabe, quoique si considérable, est cependant secondaire151 ». Dans l’économie conceptuelle de l’histoire universelle de 1864, la linguistique comparée aryaniste va donner à la naturalisation micheletienne de l’histoire une nouvelle dimension : la « race aryenne » va s’imposer comme le concept opératoire permettant d’établir entre la nature et l’histoire une relation qui ne fait plus de l’histoire une lutte contre la nature. Aussi les travaux des linguistes donnent-ils à Michelet les ressources conceptuelles pour élaborer, dans la Bible de l’humanité, une pensée philosophique de l’histoire où l’Inde, la Perse et la Grèce – respectivement première station de l’histoire universelle où l’humanité est engloutie dans la nature, premier affranchissement de la nature, première station de l’Europe rompant avec le monde naturel de l’Asie en 1831 – ne sont plus pensées comme les étapes successives de la lutte de l’humanité contre la nature mais comme des peuples porteurs d’une même tradition dont l’attention à la nature est une dimension essentielle.
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32Dans la Bible de l’humanité, en 1864, la prépondérance accordée à la « race » avec ce qu’elle a de naturel renverse le mécanisme – adopté en 1831 – d’annulation successive des données liées à la « race » pour aboutir à un artifice suprême, la « nation » débarrassée des fatalités raciales. Pour le Michelet de 1864, la « race » est un principe générateur et elle n’est plus l’expression de la fatalité naturelle. Elle est l’affirmation de la puissance et de la force native et spontanée d’un groupe humain particulier. Aussi n’y a-t-il plus de contradiction à ancrer l’histoire religieuse et l’histoire humaine dans une donnée naturelle comme la race :
Une critique nouvelle commence, écrit Michelet dans une note de la Bible de l’humanité, plus forte et plus sérieuse. Les religions, si profondément étudiées aujourd’hui, ont été subordonnées au genius qui les fit, à leur créatrice, l’âme, au développement moral dont elles sont le simple fruit. Il faut d’abord poser la race avec ses aptitudes propres, les milieux où elle vit, ses mœurs naturelles ; alors, on peut l’étudier dans sa fabrication des dieux, qui, à leur tour, influent sur elle. C’est le circulus naturel152.
33Certes, le principe prométhéen est toujours à l’œuvre dans l’histoire micheletienne et l’humanité crée ses dieux : l’Introduction à l’histoire universelle en faisait aussi le ressort de la logique de l’histoire universelle. Mais trente-trois ans plus tard, cette création est conçue comme l’expression directe et immédiate d’une donnée naturelle, le « genius » ou, autrement dit, « la race avec ses aptitudes propres, les milieux où elle vit, ses mœurs naturelles153 ». Michelet suit le principe méthodologique posé par Frédéric Baudry dans les premières lignes de son article concernant « Les mythes du feu et du breuvage céleste chez les nations indo-européennes154 » : « les langues et les mythologies ont une commune origine, étant les unes et les autres des produits naturels de l’instinct, ou de ce qu’on nomme aujourd’hui plus justement l’esprit spontané155 ». Dans ce travail de philologie comparée, les notions d’« instinct » ou d’« esprit spontané » renvoient immédiatement à la « race » dont elles ne sont que des expressions. Qualifié dans la Bible de l’humanité d’« exemple remarquable du secours fécond que nous donne la philologie pour remonter dans les âges anté-historiques156 », cet article donne sens aux mythes indiens, perses, grecs, romains ou scandinaves ainsi qu’à des traditions populaires comme les feux de la Saint Jean en se référant explicitement à une « race aryenne157 » « pleine d’imagination et de curiosité158 » qui sut observer et imiter la nature159. Procédant ainsi, Michelet fait de la tradition de Justice – qui s’exprime du Râmayana au Prométhée enchaîné – le produit naturel de l’instinct et des aptitudes spontanées des peuples issus des Aryâs primitifs.
34Il peut sembler étrange que l’auteur de l’Introduction à l’histoire universelle réactive le concept de « race » : n’a-t-il pas « résolu depuis longtemps pour lui-même le problème racial160 » ? La fusion des races dont l’histoire du monde est la chimie subtile ne disqualifie-t-elle pas l’utilisation de la notion de race pour penser la mythologie grecque, le christianisme ou le monde romain ? Le « racialisme » du Michelet de la Bible de l’humanité n’est pas à comprendre relativement à son œuvre mais relativement au milieu intellectuel qui est le sien et auquel son propre parcours théorique le rend réceptif161. En effet, la Bible de l’humanité baigne dans le contexte de la révolution linguistique aryaniste où elle puise sa matière théorique et le concept de « race » qu’elle met en œuvre n’est absolument pas le même que celui du Peuple. Le projet de chercher les principes d’une re-naturalisation de l’histoire grâce à l’hypothèse d’un peuple-père – les Aryâs – a du sens dans la mesure où le rapport à la nature, à l’origine et à l’histoire des migrations humaines de l’Orient à l’Occident s’est profondément modifié dans la pensée micheletienne depuis l’Introduction à l’histoire universelle. Ce bouleversement théorique est rendu possible par la reconfiguration des rapports entre histoire et nature opérée dans Le Peuple, dans l’Histoire de la Révolution française et dans Renaissance, mais il s’explique surtout par le fait que l’auteur de la Bible de l’humanité est nourri des travaux de linguistique comparée qui « ne nous fournit pas seulement la preuve que cette période arienne primitive a existé162 » mais « nous offre [aussi] beaucoup de données sur l’état intellectuel de la famille arienne avant sa dispersion163 » et, en particulier, sur son rapport supposé à la nature.
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35Le terme « race » tel qu’il apparaît dans l’œuvre micheletienne est équivoque. Avant la Bible de l’humanité, il renvoie tantôt à la « lignée164 », tantôt à une « multitude d’hommes qui sont originaires du même pays et se ressemblent par les traits du visage, par la conformation extérieure165 », tantôt à « une classe d’hommes exerçant la même profession, ou ayant des inclinations, des habitudes qui leur sont communes166 », tantôt aux « deux grandes races du monde167 » que sont les Indo-européens et les Sémites. Ainsi Michelet emploie-t-il indifféremment le terme de « race » pour désigner les paysans, les bourgeois168 ou les marins normands169. L’usage de ce terme est tout aussi peu systématique dans La Sorcière qui paraît en 1862 ou dans La Régence qui précède la parution de la Bible de l’humanité. Les quelques occurrences du mot renvoient soit à la lignée soit à la classe soit au groupe ethnique : aucune ne renvoie aux deux grandes « races » du monde – indo-européenne et sémitique170. L’usage du terme « race » est également flou dans la Bible de l’humanité mais un sens domine. Même si ce que le terme désigne reste flottant, la notion de « race » est utilisée pour effectuer un partage entre les populations issues des Aryâs – les « ancêtres légitimes » – et la race sémitique. Il est tantôt question de race des « Indoeuropéens171 » par opposition à celle des Sémites, tantôt de race « indogrecque172 », tantôt de « races indo-celtiques173 ». La désignation du substrat « racial » de la tradition de la Lumière présente le même caractère vague dans la correspondance qui suit la publication de la Bible de l’humanité. Ainsi Michelet oppose-t-il la « race indo-française174 » – « la tradition de notre race, tradition de bon sens, de lumière, qui de l’Inde védique, à la Perse, à la Grèce, à la France moderne, a marché dans les voies de la raison, de justice, dans (ce que peu à peu l’Europe adopte) l’évangile de 89175 » – aux « brouillards mystiques de l’autre race syrienne, juive etc…176 ». En 1864, la naturalisation de l’histoire universelle s’opère donc à partir de la mobilisation d’un concept qui n’est justement pas un concept : en vain chercherait-on une définition précise de la « race aryenne » dans la Bible de l’humanité. Celle-ci permet néanmoins d’articuler nature, histoire et culture tout autrement que la « race » posée par un Augustin Thierry et récusée en 1831 par Michelet comme principe explicatif de l’histoire. L’auteur de l’Histoire de la conquête de l’Angleterre conçoit la « race » comme un ensemble de caractères innés, physiques et moraux, propres à un groupe humain déterminé ; cette compréhension correspond plus ou moins à la race entendue comme une « multitude d’hommes qui sont originaires du même pays, et se ressemblent par les traits du visage, par la conformation extérieure177 ». La race se confond alors avec l’ethnie : les Saxons ou les Normands dans le cas de l’Angleterre par exemple. La « race » aryenne, elle, permet de mettre au jour un sens commun tel que l’entendait Vico et de penser la fraternité de l’Asie et de l’Europe. Les travaux des linguistes aryanistes montrent en effet la réalité de ce lien fraternel car ils établissent que « les Hindous, les Perses, les Grecs, les Latins, les Slaves, les Germains, les Scandinaves, les Celtes sont les rameaux divergens (sic) d’un même arbre dont il est possible d’assigner le tronc originel aux régions de la Bactriane et du Haut-Oxus178 ». À la compréhension de la « race » par Augustin Thierry – qui a pour conséquence une vision conflictuelle de l’histoire des peuples résultant de la fracture de la France ou de l’Angleterre en deux races opposées – Michelet va opposer l’idée de « race indo-française », promesse d’une unité de certains peuples de l’Occident et de l’Orient car « des caractères communs de tout genre, physiques, linguistiques, intellectuels, religieux, moraux, les [les peuples aryens] distinguent nettement de la race sémitique et de la race noire, qui les avoisinent au sud, de la race mongole, qu’ils ont laissée à l’ouest, et des Ougro-Finnois, qu’ils ont refoulés vers le nord179 ». C’est sur le fondement de cette nouvelle conception de la race que le naturalisme de la Bible de l’humanité va prendre un sens original dans la pensée micheletienne de la nature.
IV. Race naturaliste et race antinaturaliste
36À la différence de l’Introduction à l’histoire universelle, la race de la Bible de l’humanité n’est plus seulement du côté de la nature : elle est, dans la deuxième pensée micheletienne de l’histoire, un schème qui fait le pont entre la nature – des « aptitudes propres », des « mœurs naturelles » – et la culture et qui permet à ces deux dimensions de s’imbriquer intimement. Les linguistes aryanistes confondent constamment ces deux plans et donnent à la « race » matérielle une dimension spirituelle qui va de son rapport au monde à la mythologie qu’elle produit spontanément dans le cadre de sa langue propre. C’est ainsi que Michelet reprend le naturalisme de L’Oiseau ou de L’Insecte en l’inscrivant dans la tradition aryenne d’une histoire universelle naturalisée. Le naturalisme en tant qu’attention portée à la nature est rabattu sur un naturalisme racial ; il se comprend comme le propre d’une race et prend sens relativement à un génie, celui des races issues des Aryâs primitifs ; par opposition, la tradition sémitique apparaît intégralement comme contre-nature. Ainsi, le « génie indien, le plus riche et le plus fécond de tous, [qui] n’a connu ni petit ni grand », « a généreusement embrassé l’universelle fraternité, jusqu’à la communauté d’âme180 » et si tel est le cas « c’est parce que cette race, délicate et pénétrante, sentit, aima l’âme, même en ses formes inférieures181 ». Devenue sous l’Islam « déserts, sables salés, marais morbides182 », la Perse aryenne fut pourtant « l’ancien Paradis de l’Asie, le Jardin de l’arbre de vie, d’où coulaient les fleuves du ciel, santé, fraîcheur, fécondité183 ». La Grèce antique eut pour premier culte « la Terre, Terra-mater, Dè-mèter, la bonne mère nourrice, si naturellement adorée de l’humanité reconnaissante184 ». Cette attention à la nature, propre à la « race indo-grecque185 », s’explique par le fait qu’elle possède le « privilège énorme186 » « de voir où les autres races ne voient rien187 » écrit Michelet. Les fils des Aryâs primitifs eurent le génie d’être attentifs à la nature et c’est pour cela qu’ils la divinisèrent. Une telle conclusion figure chez les linguistes aryanistes qui mettent en évidence le polythéisme naturaliste de ces peuples. Toutefois, cette différence d’appréhension de la nature entre les Aryâs et les Sémites est toujours médiatisée par l’argument du langage. Pour des linguistes comme Renan ou Émile Burnouf, le langage n’est pas originellement analytique188 mais exprime la puissance spontanée d’une « race », ce qui permet de naturaliser sa mythologie et son rapport au monde. Ainsi l’auteur de l’Essai sur le Vêda écrit-il qu’« avec une langue ainsi faite, les Aryas de l’Indus se sont trouvés conduits naturellement à cette forme de l’idéal qui selon nous est la seule véritable, la forme classique par excellence, et qui porte le nom de Symbole189 » : les hymnes védiques sont portés par une langue souple où « l’ensemble de la description y présente l’ensemble du fait naturel190 ». À cette apologétique de la langue aryenne adéquate à la richesse de la nature, le commentaire du « poème » de Job par Renan donne un contrepoint qui n’est pas anecdotique mais constitutif de la linguistique comparée : « La nature, dans un tel système [le système de la langue sémitique], ne pouvait être conçue que comme absolument inanimée. Au lieu de cette nature vivante qui parla si puissamment à l’imagination des ancêtres de la race indo-européenne, ici c’est Dieu qui fait tout, en vue d’un plan connu de lui seul191 ». Le revirement de Michelet concernant l’Espagne juive et arabe ne s’explique alors que trop bien : les peuples du Livre, héritiers du mode d’être au monde sémitique, ne peuvent qu’être inattentifs à la nature et donc fondamentalement antinaturalistes. Les Sémites sont déterminés par leur race à produire un monothéisme séparé de la nature : « c’est en effet, écrit Renan, dans la diversité des races qu’il faut chercher les causes les plus efficaces de la diversité des idiomes. L’esprit de chaque peuple et sa langue sont dans la plus étroite connexité : l’esprit fait la langue, et la langue à son tour sert de formule et de limite à l’esprit192 ». Si ces considérations sur la langue figurent dans les marginalia de la Bible de l’humanité193, Michelet ne retient, dans le texte lui-même, que la conclusion des raisonnements linguistiques relatifs à la tendance au polythéisme cosmothéiste des peuples issus des Aryâs, opposée à celle conduisant au monothéiste anticosmothéiste des peuples sémitiques194. La naturalisation raciale du naturalisme dans la Bible de l’humanité fonctionne à partir de l’opposition entre deux séries d’équivalences : d’une part, monothéisme = antinaturalisme = sémite et, d’une part, polythéisme cosmothéiste = naturalisme = aryâ d’autre part. L’hypothèse micheletienne n’est pas originale et elle est déjà clairement posée par Émile Burnouf dans l’Essai sur le Vêda :
Au point de vue de l’observation naturelle, ce système [le polythéisme vêdique] n’est nullement dépourvu de valeur, ni insensé, ni chimérique ; il est seulement primitif et marque le premier développement de la pensée scientifique chez les Aryas. La race des Sémites s’éleva, dit-on, dès l’origine au monothéisme, et conçut de prime abord un dieu suprême, une personne indivisible et immatérielle […] Les Aryas, qui ont été la race méthodique par excellence, ont dès l’origine appliqué aux grands problèmes du monde la seule méthode qui semblât devoir les conduire à des explications probables : le premier résultat des procédés si simples, et nous dirons si légitimes, de l’observation, a été le polythéisme, dont le Vêda est le plus grand et le plus instructif monument195.
37Il y a donc « naturellement » une race naturaliste et une race antinaturaliste : c’est un fait primitif, originel et constitutif du génie propre à chacune. L’attention à la nature et le polythéisme sont corrélatifs dans l’analyse de Burnouf ou de Renan. Une configuration de l’esprit de chacune des deux grandes races du monde produit un type de rapport à la nature et une manière de concevoir l’articulation de celle-ci au divin. Michelet en fait le ressort de son argumentation : les « indo-grecs » ont vu la divinité de la nature, ces « épaisseurs incroyables de dieux entassés l’un sur l’autre196 » par la « seule force d’un regard » dont les Sémites n’ont pas été dotés. La « pensée raciale » avant le racisme telle qu’elle s’expose chez Michelet engage immédiatement une hiérarchie des aptitudes et des visions du monde : ce racialisme est donc déjà un racisme dont le fond théorique est élaboré chez les linguistes197.
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38La confusion entre langue, génie d’un peuple et mythologie repérable dans le discours du Michelet de 1864 est un trait d’époque, un Zeitgeist du XIXe siècle. Toutefois, si la pensée micheletienne de 1864 appartient à son temps, c’est en assumant pleinement de s’y inscrire. Des voix discordantes s’élèvent et Michelet prend explicitement parti pour les penseurs racialistes. Indéniablement, la deuxième pensée philosophique de l’histoire de l’œuvre micheletienne participe de cette nouvelle « philosophie de l’histoire » contre laquelle Alfred Sudre mettait en garde ses contemporains : « il n’est pas, écrivait-il alors, un grand fait historique, pas un système de religion ou de philosophie, pas un ensemble de productions littéraires dont on n’aille chercher les causes premières et l’inspiration génératrice dans l’influence cachée de la race, dans les instincts primitifs, spontanés et irrésistibles que chaque famille est censée transmettre sans altération à ses descendants, depuis l’origine des siècles198 ». A. Sudre n’est pas le seul à s’insurger contre le racialisme ambiant qui élabore « scientifiquement » la partition entre « Aryâs » et « Sémites » : Adolphe Franck – titulaire de la chaire de droit naturel du Collège de France – le récuse lui aussi. S’intéressant à l’« histoire du droit dans la plus haute antiquité, parmi les peuples qui furent nos premiers instituteurs, chez les vieilles nations de l’Orient199 », il remet en cause ce qu’il considère être, chez Renan, une pure extrapolation, à savoir que « les nations d’origine sémitique et les nations d’origine arienne […] forment […] deux mondes tout à fait différents, impénétrables l’un à l’autre, et dont le second est incomparablement supérieur au premier200 ». Le professeur de droit naturel au Collège de France dénonce cette « confusion des temps et l’abus des généralisations201 » dont la source est « une linguistique romanesque ou téméraire202 ». Or c’est au nom des acquis de la linguistique aryaniste que Michelet conteste le propos d’A. Franck qui surévaluerait le rôle des Juifs dans l’histoire universelle. Les notes préparatoires de la Bible de l’humanité permettent d’établir clairement l’imbrication entre la linguistique aryaniste et l’antisémitisme méthodologique qui imprègne la Bible de l’humanité : « Franck croit qu’il [l’homme] a cette loi naturelle – mais il abaisse tellement l’Inde en parlant seulement de sa décadence, – il rajeunit tellement la Perse il met tellement en doute son originalité – que cette loi naturelle qu’il a reconnue dans tous semble devenir à la fin le privilège des juifs auxquels il concède une haute antiquité sans égard aux résultats de la critique moderne203 ». Ces insuffisances que Michelet pointe dans les Études Orientales s’expliquent par le fait que leur auteur aurait « tenu peu de compte de la critique biblique des Allemands et des linguistes français – comme Renan204 ». Au sein de la Société d’Anthropologie de Paris, fondée en 1859 sous l’impulsion de Broca, un débat a lieu entre Boudin et Bertillon, auteur de l’Acclimatation, « précieux livre205 » selon Michelet sur la race juive206. Le problème soulevé lors de la séance du 7 juin 1860 est de savoir si « le culte des peuples est essentiellement modifiable, et radicalement indépendant du climat et de la race207 ». Si Boudin défend l’idée que « la race, aussi bien que les conditions géographiques, est sans influence sur les croyances des peuples208 », Bertillon, faisant valoir l’autorité de Renan, affirme au contraire le lien naturel entre la race et la religion en mettant en exergue le fait que « la tendance des Sémites a toujours été d’attribuer tous les phénomènes à une cause unique209 » alors que les peuples du midi de l’Europe « analysaient les phénomènes et admettaient pour chacun un dieu particulier210 ». Dans la Bible de l’humanité, Michelet prend position dans ce débat méthodologique : « poser la race avec ses aptitudes propres, les milieux où elle vit, ses mœurs naturelles211 » comme principe des productions culturelles est une thèse de type racialiste qui n’est pas unanimement reconnue même si elle est répandue. L’historien philosophe ne l’admet d’ailleurs pas comme une théorie qu’il n’y aurait pas lieu de défendre ; il adhère à celle-ci en contestant l’analyse de Franck, en se référant à Bertillon et en utilisant les arguments des linguistes aryanistes contre d’autres hypothèses, preuve qu’elle ne va pas de soi et que l’historien ne la mobilise pas comme telle.
Notes de bas de page
13 Stéphane Haber, Critique de l’antinaturalisme, Études sur Foucault, Butler, Habermas, op. cit., p. 21. Ce que Michelet cherche dans les traditions des Védas et du Zend Avesta est qu’« il est possible de fonder en raison l’impression qu’il existe pas mal de choses à reconnaître, à préserver et à prolonger au sein [de] ce que la nature peut et sait faire à peu près toute seule, à côté de la praxis humaine ou avec elle » (ibid., p. 20). Toutefois, le naturalisme micheletien comporte deux dimensions qu’il est nécessaire de bien distinguer : d’une part l’attention à la nature comme nécessité pour une régénération sociale (dont La Mer est une illustration) et d’autre part l’inscription de la métaphysique de l’histoire dans la race pensée comme pont entre la nature et la culture (voir infra sur les raisons de la mobilisation de ce concept problématique que l’Introduction à l’histoire universelle avait soigneusement écarté ou, plus exactement, neutralisé).
14 Lettre à Edmond Texier du 18 novembre 1864, Correspondance générale, t. X, op. cit., lettre no 9963, p. 714.
15 Ibid., p. 713.
16 Les raisons de la revalorisation de la nature dans l’œuvre micheletienne engagent une analyse d’ordre psychanalytique. La fin de l’identification entre « marâtre » et « nature » coïncide avec la relation que l’historien a entretenue avec Madame Dumesnil. Pour une analyse détaillée de la psychologie micheletienne, je renvoie à la deuxième leçon au Collège de France d’A. Mitzman « Renversement des valeurs. La conversion au romantisme social des années 1840, éléments historiques, biographiques et idéologiques », Michelet ou la subversion du passé, op. cit., p. 55 sqq. Mon objet est de montrer comment les relations conceptuelles que l’Introduction à l’histoire universelle a mises en place vont être progressivement interrogées et reniées.
17 Le Peuple infléchit la position politique de l’Introduction à l’histoire universelle dans la mesure où Michelet subordonnait alors la possession des droits politiques à l’accès aux « lumières » (voir deuxième partie, quatrième chapitre « L’histoire-chimie : la fusion »). Pour cela, Le Peuple affirme plus clairement que le texte de 1831 le point de fuite démocratique de l’histoire universelle exposé modestement quinze ans auparavant : voir infra.
18 Introduction à l’histoire universelle, p. 255.
19 La formule est de P. Viallaneix, la Voie royale, op. cit., p. 300.
20 Le Peuple, op. cit., p. 138.
21 Histoire de la Révolution française, t. II, XVIII, V, p. 834.
22 Le Peuple, op. cit., p. 156. Dans la préface dédiée à Edgar Quinet, Michelet se revendique des « barbares » ; il utilise ce terme par opposition à ces « classes supérieures » et à leur « culture ». Tout ce texte a pour fonction d’expliquer qu’il est « peuple » bien qu’il appartienne, de fait, aux classes supérieures cultivées (en 1846, Michelet est professeur au Collège de France).
23 Augustin Thierry, Récits des temps mérovingiens, Éditions Complexe, 1995, p. 73.
24 Introduction à l’histoire universelle, p. 253.
25 Ibid.
26 Cours au Collège de France, t. II, op. cit., p. 278.
27 G. Agamben rattache la zoé au petit peuple et le bios au Peuple (Homo sacer, op. cit., p. 191).
28 Ibid., p. 16.
29 Barthes, Michelet par lui-même, op. cit., p. 157-158.
30 Il faut bien distinguer à la suite de Foucault le « sauvage » et le « barbare » : « Le barbare, à la différence du sauvage, ne repose pas sur un fond de nature auquel il appartient. Il ne surgit que sur un fond de civilisation, contre lequel il vient se heurter » (« Il faut défendre la société, op. cit., p. 174).
31 G. Agamben, Homo sacer, op. cit., p. 192.
32 La formule apparaît dans le Journal¸ t. I, 21 novembre 1846, op. cit., p. 657 (Le Peuple a été achevé en janvier de la même année).
33 G. Agamben, Homo sacer, op. cit., p. 192.
34 Dans l’Histoire de la Révolution française, Michelet prend clairement parti pour Danton contre les Girondins et les Jacobins. Ce sont les Dantonistes qui incarnent la Justice révolutionnaire : « trois choses restent aux Dantonistes : Ils ont renversé le trône et créé la République ; Ils ont voulu la sauver en organisant la seule chose qui fait vivre : la justice, une justice efficace, parce qu’elle eût été humaine ; Ils n’ont haï personne, été entre eux, ils s’aimèrent jusqu’à la mort » (Histoire de la Révolution française, t. II, XVII, VII, p. 807). Cette dernière qualité est centrale dans l’exigence micheletienne d’un banquet universel : toutefois n’haïra-t-il pas la tradition sémitique (voir infra, quatrième chapitre de la présente partie « La tradition sémitique dans la République ») ?
35 Cette formule de Marx caractérise « le socialisme et le communisme critico-utopiques ». Selon les caractéristiques qu’en donne le Manifeste du parti communiste (Paris, Union Générale d’Éditions, coll. « 10/18 », 1962, pp. 56-59), ce type d’impasse théorique serait peut-être celle dont se rapproche le plus la pensée micheletienne, du Peuple à Nos Fils, en passant par Le Banquet.
36 Histoire de la Révolution française, t. II, XVII, VII, p. 807.
37 Dans l’Histoire de la Révolution française, Saint-Just est nommé le « couteau » de Robespierre qui rend l’union de la France impossible. Aussi met-il en évidence cette formule de Saint-Just : « La Société doit s’épurer. Qui l’empêche de s’épurer veut la corrompre, qui la corrompt veut la détruire ». Michelet commente ainsi ces paroles : « Glissantes interprétations. L’Inquisition ne raisonna jamais autrement » (Histoire de la Révolution française, t. II, XVII, VII, p. 763).
38 E. Hobsbawm, l’Ère des révolutions, op. cit., p. 159.
39 En 1846 et 1848, Michelet condamne le socialisme ou le communisme (l’usage des termes est imprécis car à cette période, d’une part, Michelet « connaît mal leur [des fondateurs du socialisme] œuvre écrite » et, d’autre part, « il se tient à l’écart de leurs disciples » – P. Viallaneix, la Voie royale, op. cit., p. 410 ; l’hypothèse de cette confusion est renforcée par le fait que Michelet fait les mêmes objections soit aux « communistes » soit aux « socialistes ») pour trois raisons : premièrement cette école veut abolir la propriété alors que la France est un pays de petits propriétaires (« Quant au communisme, auquel je reviendrai, un mot suffit. Le dernier pays du monde où la propriété sera abolie, c’est justement la France. Si, comme disait quelqu’un de cette école, ‘‘la propriété n’est autre chose que le vol’’, il y a ici vingt millions de voleurs, qui ne se dessaisiront pas demain » Le Peuple, op. cit., p. 136), deuxièmement, elle cherche à faire disparaître la patrie ce qui révèle une ignorance de l’histoire et de la nature (Le Peuple, troisième partie, chapitres IV et V) et troisièmement, elle veut détruire la famille qui est justement le sentiment qui soutient l’homme (leçon au Collège de France du 18 mars 1847, Cours au Collège de France, t. II, op. cit., p. 215). De ces condamnations sommaires, Michelet va adopter progressivement une attitude profondément sympathique pour le socialisme ou le communisme dans le Banquet. Mais en portant « à un tel degré de généralité » l’esprit de Justice qui anime ces différents courants et qu’il partage lui aussi, « ‘‘l’idéal socialiste’’ cesse d’appartenir en propre aux fondateurs du socialisme moderne » (P. Viallaneix, la Voie royale, op. cit., p. 418) et le propos micheletien finit par ignorer les profondes dissensions qui opposent les différentes doctrines socialistes ou communistes.
40 Concernant ce « nouveau sacré » voir infra, troisième chapitre de la présente partie.
41 Cours au Collège de France, t. II, op. cit., p. 354 : « Rousseau a dit le droit du peuple, il l’a proclamé, ne l’a pas fondé ».
42 Ibid.
43 Voir infra, je ne reviens pas sur les arguments guizotiens exposés dans le quatrième chapitre de la deuxième partie (« L’histoire-chimie : la fusion »).
44 Ibid.
45 La formule est de Michelet revenant sur le sens du Peuple dans la préface de 1866 (Le Peuple, op. cit., p. 247).
46 Ibid.
47 Ibid.
48 Cours au Collège de France, « 1848. Faire vouloir la fraternité », Huitième leçon, p. 354.
49 Ibid., p. 355.
50 La formule revient régulièrement dans Le Peuple par opposition à la « pensée instinctive » (Le Peuple, op. cit., p. 160 par exemple).
51 Le Peuple cite néanmoins les Mémoires d’un ouvrier rouennais de Charles Noiret. Va-t-il de soi que les classes populaires ne parlent pas et n’élaborent pas des théories abstraites ? En 1846, il existe des textes, des manifestes et des revues écrits par des membres des « classes non cultivées ». Le problème est donc de savoir pourquoi Michelet n’entend pas ces voix. Jacques Rancière fait l’hypothèse suivante : « Mais l’historien, en citant complaisamment les sages Mémoires d’un ouvrier rouennais de Charles Noiret et en taisant soigneusement ses deux Lettres aux travailleurs, nous laisse voir la raison fondamentale de cette impuissance : son appartenance au camp de ceux pour qui les ouvriers doivent se taire » (Introduction de J. Rancière à La parole ouvrière 1830-1851, textes choisis et présentés par Alain Faure et Jacques Rancière, Paris, La Fabrique éditions, 2007, p. 17). Néanmoins Michelet n’affirme pas que le peuple-plebs ne s’exprime pas ou ne peut faire preuve d’une sagesse que les classes supérieures doivent ignorer superbement : le peuple-plebs s’exprime autrement que par les mots et sa sagesse est un autre type de sagesse que celle, réfléchie, des classes cultivées.
52 Journal, t. II, 13 avril 1854, p. 243.
53 Ibid.
54 L’hypothèse est admise par tous les commentateurs et Michelet insiste constamment sur la dimension politique de ses livres d’histoire naturelle (cette hypothèse peut être complétée par les travaux d’A. Mitzman – Michelet ou la subversion du passé, op. cit., p. 47 sqq. – relatifs à la dimension psychanalytique du rapport à la nature dans la vie intime de Michelet). Néanmoins il me semble important de distinguer le projet politique de donner un droit à l’instinct et ses conséquences naturalistes car, si le projet politique va très rapidement être infléchi (voir infra, troisième partie, troisième chapitre), la perspective d’une attention aux réalités naturelles, elle, sera conservée et approfondie.
55 Le Peuple, op. cit., p. 160.
56 Ibid.
57 Cours au Collège de France, t. II, huitième leçon du premier semestre du cours de 1848, p. 354.
58 Il faut insister cependant sur le fait qu’il n’est pas question d’un anti-intellectualisme car, pour le Michelet de 1846, c’est dans l’union de la sagesse réfléchie et de l’instinct populaire que la cité peut retrouver son harmonie. Cette considération vaut aussi pour l’individu. Le « génie » qui incarne « la puissance inventive et génératrice » (Le Peuple, op. cit., p. 187) « réunit en lui ce qu’on peut appeler les deux sexes de l’esprit, l’instinct des simples, et la réflexion des sages » (ibid., p. 187).
59 Le Peuple, op. cit., p. 165.
60 L’instinct des simples ou des enfants est damné par l’Église : « Elle damna, écrit Michelet, l’instinct naturel, comme pervers et gâté d’avance, et fit de la science, de la métaphysique, d’une formule très abstraite la condition du salut » (Le Peuple, op. cit., p. 172).
61 Voir le sicième chapitre de la deuxième partie du Peuple (op. cit., p. 175 sqq.)
62 Le Peuple, op. cit., p. 182.
63 Histoire romaine, OCV II, op. cit., p. 406.
64 Le Peuple, op. cit., p. 194.
65 Ibid., p. 166.
66 Ibid., p. 176.
67 Ibid. Il serait tentant de voir dans cette référence les premiers signes de l’apologie du Râmayana que Michelet fera en 1864. Mais il n’en est rien car la logique de la mobilisation de l’Inde dans Le Peuple repose sur son identification avec un peuple enfant. La Bible de l’humanité exploitera une toute autre voie : si l’Inde est sensible à la nature, ce ne sera pas tant parce qu’elle est enfant que parce qu’elle est aryenne. Voir infra, même chapitre.
68 P. Bénichou, Le Temps des prophètes, op. cit., p. 975.
69 Ibid.
70 Par exemple dans L’Oiseau, Michelet fait parler le héron : « La terre fut notre empire, le royaume des oiseaux aquatiques dans l’âge intermédiaire où, jeune, elle émergeait des eaux. Temps de combats, de lutte… » (L’Oiseau, OCV XVII, pp. 86-87). De même dans L’Insecte, où l’historien prête sa voix aux « animalcules » ces « imperceptibles constructeurs du globe » (L’Insecte, OCV XVII, p. 312) : « Nous, diraient les imperceptibles, les animalcules obscurs, innommés, que l’homme méprise ou ignore, nous sommes les préparateurs de tes cultures, de tes demeures… » (ibid.). Taine ne s’y trompe pas lorsqu’il écrit que « Le livre de L’Oiseau n’est qu’un chapitre ajouté au livre du Peuple. L’auteur ne sort pas de sa carrière ; il élargit sa carrière. Il avait plaidé pour les petits, pour les simples, pour les enfants, pour le peuple. Il plaide pour les bêtes et pour les oiseaux » (cité par P. Viallaneix dans la préface qu’il consacre au Peuple, op. cit., p. 30).
71 Je renvoie à la biographie de P. Petitier pour les détails de la vie familiale et conjugale de Michelet qui éclairent l’écriture de l’Oiseau : Michelet L’homme histoire, op. cit., p. 318 sqq.
72 Le Peuple, op. cit., p. 195.
73 Malgré l’absence de références explicites, il est fort probable que Michelet connaisse la formule de Malthus selon laquelle « au grand banquet de la nature, il n’y a point de couvert mis pour lui » [pour « un homme qui naît dans un monde déjà occupé, si sa famille ne peut plus le nourrir, ou si la société ne peut utiliser son travail, n’a pas le moindre droit à réclamer une portion quelconque de nourriture, et il est réellement de trop sur la terre »] (formule citée par Joseph Garnier dans son avant-propos à l’Essai sur le principe de population de Malthus traduit par MM. Pierre et Guillaume Prévost, Paris, Guillaumin et Ce, 1852, p. VIII).
74 L’Oiseau, op. cit., p. 62.
75 Ibid. Il est indéniable que « the modification of nature’s position in his ideological construct is central to an understanding of Michelet’s four naturalist books » « la modification de la place de la nature dans sa construction idéologique est centrale pour la compréhension des quatre livres naturalistes de Michelet » je traduis le texte de Linda Orr, Jules Michelet Nature, History, and Language, op. cit., p. 12. Or si les linéaments de ce basculement de la référence à la nature apparaissent quelques années avant Le Peuple – Linda Orr se réfère par exemple au Journal de 1842 après la mort de Madame Dumesnil – les équivalences conceptuelles qui conduisent à l’étude de la nature sont, avant tout, guidées par l’exigence politique de fonder le droit du nombre et par l’adhésion à l’idée que le peuple est muet. Ainsi n’est-ce pas tant « l’étude approfondie des sciences naturelles qui permettra à Michelet de surmonter, sur le plan théorique […] la contradiction [entre la nature et la perspective prométhéenne de l’Introduction à l’histoire universelle] » (P. Viallaneix, dans l’introduction qu’il consacre à son édition de L’Oiseau) que le geste théorique consistant à tirer le peuple-plebs du côté de l’instinct et, de proche en proche, de la naturalité. P. Bénichou formule ainsi cette naturalisation du peuple : « Le naturalisme de Michelet n’a voué l’homme à l’instinct que pour supposer l’animal, et le minéral même, intelligents : comment nous faire autrement communier avec eux ? » (Le Temps des prophètes, op. cit., p. 975). Il serait plus juste de dire que Michelet a « voué » le peuple-plebs à l’instinct pour le faire communier avec les classes cultivées et l’attention à la nature et à l’animal en est une conséquence.
76 Par exemple, Michelet consacre un chapitre de L’Oiseau à la « Ville des oiseaux Essais de République » et met en évidence l’existence d’association d’égaux chez les oiseaux : « on sait, écrit-il, la bonne entente, la gravité républicaine, la parfaite tactique des cigognes et des grues » (L’Oiseau, op. cit., p. 146).
77 Introduction à l’histoire universelle, p. 247.
78 Le chapitre consacré à la « rédemption de la nature » cite le texte de 1846 « L’animal, sombre mystère !… monde immense de rêves et de douleurs muettes !… Mais des signes trop visibles expriment ces douleurs, au défaut de langage. Toute la nature proteste contre la barbarie de l’homme qui méconnaît, avilit, qui torture son frère inférieur » (Bible de l’humanité, p. 61, dans le texte du Peuple, op. cit., p. 175).
79 P. Bénichou, Le Temps des prophètes, op. cit., p. 974.
80 Voir infra, sur la question de la capacité populaire, troisième partie, troisième chapitre « Un nouveau credo pour une révolution à venir ».
81 Ainsi Michelet résume-t-il, en 1846, les progrès de l’histoire universelle : « Rome eut le pontificat du temps obscur, la royauté de l’équivoque. Et la France a été le pontife du temps de la lumière. Ceci n’est pas un accident des derniers siècles, un hasard révolutionnaire. C’est le résultat légitime d’une tradition liée à toute la tradition depuis deux mille ans. Nul peuple n’en a une semblable. En celui-ci, se continue le grand mouvement humain (si nettement marqué par les langues), de l’Inde à la Grèce, à Rome, et de Rome à nous. Toute autre histoire est mutilée, la nôtre seule est complète ; prenez l’histoire de l’Italie, il y manque les derniers siècles ; prenez l’histoire de l’Allemagne, de l’Angleterre, il y manque les premiers. Prenez celle de la France ; avec elle, vous savez le monde. Et dans cette grande tradition il n’y a pas seulement suite, mais progrès. La France a continué l’œuvre romaine et chrétienne. Le christianisme avait promis, et elle a tenu. L’égalité fraternelle, ajournée à l’autre vie, elle l’a enseignée au monde, comme la loi d’ici-bas […] Cette tradition, c’est elle qui de César à Charlemagne, à Saint Louis, de Louis XIV à Napoléon, fait de l’histoire de France celle de l’humanité » (Le Peuple, op. cit., p. 228).
82 La formule est de P. Petitier dans sa présentation du quinzième tome de l’Histoire de France (HF, t. XV, p. IX). Dans son article « Progrès et reprise dans l’histoire de Michelet » (op. cit.), elle montre que « la première partie du Peuple […] formule une critique non voilée de la conception rectiligne et discriminante du progrès » (ibid., p. 67). Or s’il est indéniable que d’autres logiques se dessinent, la troisième partie du Peuple qui traite de l’histoire universelle expose explicitement les acquis de l’Introduction à l’histoire universelle.
83 Sur le schéma indo-européen qui sous-tend l’Introduction à l’histoire universelle voir supra, le deuxième chapitre de la deuxième partie « La naissance orientale de la liberté héroïque et de la liberté égale ».
84 Dans le sixième tome de l’Histoire de France consacré à Louis XI, Michelet semblait pourtant avoir mis en doute le rôle de la monarchie dans la constitution du peuple. Néanmoins, il n’en a tiré les conséquences pour sa pensée de l’histoire que plus tard. Il est indéniable que ce qui est dit dans Le Peuple concernant Louis XIV, comme acteur de la création de la France et comme élément de sa tradition, sera radicalement remis en cause dans les volumes de l’Histoire de France consacré au Roi Soleil.
85 Le Peuple, op. cit., p. 178.
86 Ibid.
87 Ibid.
88 Le Peuple, op. cit., p. 172.
89 Ibid.
90 La formule apparaît explicitement sous la plume de Quinet dans Le Christianisme et la Révolution française : « Le christianisme reste ainsi enfermé dans les tombeaux jusqu’à l’heure de la Révolution française, où l’on peut dire qu’il ressuscite, qu’il prend un corps, qu’il se fait, pour la première fois, toucher, palper par les mains des incrédules, dans les institutions et dans le droit vivant » (Le Christianisme et la Révolution française, cinquième leçon « De la cité de Dieu et de la cité de l’homme », Fayard, coll. « Corpus des œuvres de philosophie en langue française », 1984, p. 90).
91 Aussi faut-il nuancer l’hypothèse de Barthes qui n’est pas attentif aux différentes formulations micheletiennes de l’unité. S’il est vrai qu’après l’Histoire de la Révolution française, il n’y a « qu’une unité, celle de la France, et dans la France, celle des Fédérations de 90 » (Michelet par lui-même, op. cit., p. 28), chez le premier Michelet, l’unité est celle du peuple-populus de Juillet 1830 (voir supra, deuxième partie, troisième et quatrième chapitres).
92 La formule se trouve sous la plume de Michelet (Histoire de la Révolution française, t. I, III, XI, p. 404) : « Tout ceci, est-ce un miracle ?… Oui, le plus grand et le plus simple, c’est le retour à la nature ».
93 Il serait tentant de relier cette idée d’une nature sociable de l’homme avec l’instinct social de la France dont parle Michelet dans l’Introduction à l’histoire universelle. Néanmoins deux caractères les distinguent fondamentalement : premièrement, l’homme social est, en 1831, une création de l’histoire et une sécularisation de l’homme moral chrétien et, deuxièmement, l’instinct français est une réalité artificielle produit par la France elle-même et non par la nature.
94 Histoire de la Révolution française, t. I, III, XI, p. 404.
95 Ibid.
96 Barthes, Michelet par lui-même, op. cit., p. 34.
97 Bible de l’humanité, op. cit., p. 485.
98 La formule (qui a tout d’un euphémisme au regard du texte de l’Introduction à l’histoire universelle) est de P. Viallaneix dans la préface de son édition du Peuple. Le passage d’une représentation linéaire du progrès à la pensée philosophique de l’histoire de la Bible de l’humanité conduit à considérer comme radicalement différentes les apologies de l’Inde exposées dans Le Peuple et dans la Bible de l’humanité.
99 Claude Rétat, « L’Inde nourricière de Jules Michelet », L’usage de l’Inde dans les littératures française et européenne (XVIIIe et XIXe siècles), Paris, Kailash Éditions, 2006, p. 211-226, p. 225.
100 Bible de l’humanité, op. cit., p. 485.
101 HF, t. VII, Renaissance, p. 39.
102 Bible de l’humanité, op. cit., p. 469.
103 Ibid., c’est ainsi que les Juifs, selon Michelet, nomment, avec mépris, les animaux.
104 Ibid., p. 469.
105 P. Petitier, présentation du septième tome de l’Histoire de France, (HF, t. VII, Renaissance, p. VII.
106 HF, t. VII, Renaissance, p. 37.
107 HF, t. VII, Renaissance, introduction, deuxième note du paragraphe VII, p. 94.
108 Bible de l’humanité, conclusion, p. 483 (l’édition originale comporte une erreur de pagination et numérote cette page « 283 »).
109 Bible de l’humanité, note 1, p. 470.
110 Cette formule se trouve sous la plume de Michelet dans la Bible de l’humanité. Sur l’ambiguïté de cette désignation voir infra.
111 La Sorcière, P. Viallaneix (éd.), Paris, G. F., Flammarion, 1966, p. 101.
112 La formule est de P. Bénichou dans le Temps des prophètes, op. cit., p. 952.
113 Bible de l’humanité, op. cit., préface, p. III.
114 Je désigne par « linguistes aryanistes » les linguistes cités par Michelet dans la Bible de l’humanité qui établissent, par le biais de la linguistique comparée, l’existence d’un peuple aryen primitif et qui attachent à celui-ci des caractères spirituels et des institutions. Ce sens du terme « aryen » doit être distingué de celui figurant déjà dans la traduction du Zend Avesta d’Anquetil-Duperron et désignant un peuple nommé ainsi dès l’Antiquité grecque ; le concept linguistique d’« aryen » renvoie à un peuple hypothétique parlant une langue appelée « aryenne » dont les idiomes indo-européens sont des rejetons. Christian Lassen serait le premier à utiliser le terme en ce dernier sens selon Konrad Koerner (« Observations of the Sources, Transmission, and Meaning of “Indo-European” and related Terms in the Development of Linguistics », Kœrner K., ed. Practicing Linguistic Historiography, Amsterdam & Philadelphia, John Benjamins Publishing Company, pp. 153-180, p. 169). Pour le terme « aryen », j’utiliserai cette orthographe (qui varie d’un auteur à l’autre). Parmi les linguistes aryanistes, ont eu une influence décisive sur Michelet : Eugène Burnouf, Émile Burnouf, F. Max Müller, A. Kuhn, F. Baudry, E. Renan ou A. Maury. En plus des nombreuses références à ces auteurs dans la Bible de l’humanité, l’importance de ces auteurs dans la construction de la Bible de l’humanité est indiscutable si l’on suit la préparation du livre dans le Journal, t. III. Le 11 février 1863 : « Parcouru à l’Institut Émile Burnouf » (Journal, t. III, op. cit., p. 177). Le 23 mars « Institut, extrait encore Em Burnouf, Vêda » (ibid., p. 183). Le 23 juin « Revu et fixé mon Inde, surtout le mot d’E. Burnouf : Combien l’Inde génératrice fut tuée par la Judée-Arabie, créatrice à sec d’un mot, et par la cabale, sécheresse et verbalité » (ibid., p. 203). Le 11 juillet « reçu enfin Renan » (il s’agirait, selon C. Digeon, de la Vie de Jésus), le 24, « J’emprunte à la bibliothèque Renan (Revue des Deux Mondes, Ier février 1854, Poésie celtique) » (ibid., pp. 208-209). Le 26 septembre 1863, « Je lis et extrais Baudry sur le feu céleste et le feu produit » (ibid., p. 220). Le 14 décembre : « Institut pour Eugène Burnouf (Perse), Yaçna, Discours de 1833 » (ibid., p. 232). Je citerai plus avant les textes précis qui imprègnent la pensée micheletienne de 1864.
115 P. Petitier souligne que « Michelet retrouve dans ce livre [la Bible de l’humanité] son antisémitisme de 1846, et cette fois d’une façon plus ouverte » (Jules Michelet L’homme histoire, op. cit., p. 396). En effet, on peut lire dans Le Peuple : « Les Juifs, quoi qu’on dise, ont une patrie, la bourse de Londres ; ils agissent partout, mais leur racine est au pays de l’or » (Le Peuple, op. cit., note 1, p. 141). Cependant, il s’agit de deux formes d’antisémitisme très différentes.
116 Ainsi Michelet parle-t-il du « grand mouvement humain (si nettement marqué par les langues), de l’Inde à la Grèce, à Rome, et de Rome à nous », Le Peuple, op. cit., p. 228.
117 Michelet se réfère explicitement à ce texte dans la Bible de l’humanité : Émile Burnouf, Essai sur le Vêda ou études sur les religions, la littérature et la constitution sociale de l’Inde, Paris, Dezobry, Fd Tandou et Cie, 1863.
118 Voir supra, deuxième partie, deuxième chapitre « La naissance orientale de la liberté héroïque et de la liberté égale ».
119 Émile Burnouf, Essai sur le Vêda, op. cit., p. 45.
120 Ibid., p. 47.
121 Ibid.
122 Ibid. p. 49. Je conserve l’orthographe « védique » utilisé par Émile Burnouf.
123 Ibid. p. 51.
124 Le terme « zend » est utilisé par les orientalistes de la première partie du XIXe siècle pour désigner la langue de l’Avesta. Anquetil-Duperron est à l’origine de cette dénomination : « Le mot Zend (c’est-à-dire vivant) désigne proprement la langue dans laquelle l’Avesta est écrit », « Zend Avesta » signifiant, selon l’orientaliste, « Parole vivante » (Abraham Hyacinthe Anquetil-Duperron, Zend Avesta, ouvrage de Zoroastre contenant les idées théologiques, physiques et morales de ce législateur, les cérémonies du culte religieux qu’il a établi, et plusieurs traits importants relatifs à l’ancienne histoire des Perses, Paris, Tilliard, t. II, pp. 423-424). Ce n’est qu’en 1858 que l’orientaliste Martin Haug établit la véritable signification du terme « zend » : les Parsis utilisèrent le mot « Avesta » pour désigner « la révélation, le texte sacré authentique » et le mot « zend » pour son « interprétation » (Haug M., Die fünf Gâthâ’s oder Sammlungen von Liedern und Sprüchen Zarathustra’s, seiner Jünger und Nachfolger, Leipzig, Brockhaus, 1858, p. VII, je traduis). Ainsi le philologue allemand précise-t-il que « l’entière collection de ces documents religieux est écrite dans la langue des anciens Bactriens, que l’on a nommée jusqu’à présent ‘‘zende’’ de manière totalement erronée ; on la nommera beaucoup plus justement bactrien » (ibid., je traduis).
125 Le cousin d’Émile Burnouf, Eugène Burnouf, semble être le premier linguiste français à faire l’hypothèse – et cela dès 1833 – qu’il n’y a pas entre le sanscrit et le zend une relation de succession. En effet, il écrit dans l’avant-propos de son Commentaire sur le Yaçna : « Si comme j’ose l’espérer, au moins dans ce qu’ils ont de plus général, ne sont pas sujets à contestation, ils jettent sur la statistique d’une des familles les plus riches des langues humaines des lumières nouvelles. En premier lieu, ils établissent la haute antiquité de la langue zende, dont une partie considérable se trouve ainsi contemporaine du dialecte primitif des Védas. En second lieu, ils prouvent évidemment que les langues diverses qui composent la famille sans-critique, ne doivent pas être considérées comme dérivées les unes des autres, mais, qu’à part les différents âges de leur culture, qui établissent entre elles une apparence de succession chronologique, elles appartiennent primitivement à un seul et même fonds, auquel elles ont puisé dans des proportions inégales » (Commentaire sur le Yaçna, l’un des livres religieux des Parses, deux volumes, Paris, Imprimerie Royale, 1833, avant-propos, pp. XXVIII-XIX). Michelet connaît bien ce linguiste auquel il rend hommage dans Réforme (HF, t. VIII, note des pages 15-30, p. 352).
126 Ibid. p. 57. L’argument sur lequel repose cette déduction est exposé en ces termes par A. Pictet : « L’affinité radicale de toutes les langues ariennes conduit nécessairement à les considérer comme issues d’une seule langue-mère primitive, car aucune hypothèse ne saurait rendre compte des rapports intimes qui les relient entre elles. Or, comme une langue suppose toujours un peuple qui la parle, il en résulte également que toutes les nations ariennes proviennent d’une souche unique, en tenant compte cependant des éléments étrangers qu’elles ont pu s’assimiler quelquefois. On peut conclure de là avec certitude, à l’existence préhistorique d’un peuple arien, pur à son origine de tout mélange, assez nombreux pour avoir alimenté des essaims d’hommes qui en sont sortis, assez bien doué pour être parvenu à se créer la plus belle peut-être des langues du monde » Adolphe Pictet, Les Origines indo-européennes ou les Aryas primitifs, Essai de paléontologie linguistique, Paris, Joël Cherbuliez, 1859 (1863 pour la deuxième partie), p. 6.
127 Le modèle arborescent (plante ou arbre généalogique) est régulièrement mobilisé par les linguistes aryanistes. Par exemple, chez Pictet « La race que nous appellerons arienne […] étendait ses rameaux depuis l’Inde jusqu’aux limites extrêmes de l’Europe à l’occident, et formait, d’un bout à l’autre, comme une longue chaîne de peuples sortis d’un même sang, mais ne se reconnaissant plus comme frères, ne se comprenant plus, et se rencontrant comme ennemis quand leurs migrations les rapprochaient » (Les Origines indo-européennes ou les Aryas primitifs, Essai de paléontologie linguistique, t. I, op. cit., p. 6). De même, chez Émile Burnouf : « Les rapprochements perpétuels du zend avec les langues européennes, et les secours que celles-ci fournirent pour l’interprétation du Yaçna, établirent de même l’indépendance de ces langues par rapport aux idiomes de l’Inde et de la Perse, et firent voir que le celte, l’allemand, le slave, le latin, le grec, le zend et le sanscrit, sont des branches issues d’un tronc commun, mais qui ne tiennent l’une à l’autre que par ce tronc » (Essai sur le Vêda, op. cit., p. 50).
128 Ibid. p. 58.
129 Ibid.
130 Par exemple, Renan, dans son commentaire du Cantique des Cantiques, relie sans difficulté langue – et la vision du monde qu’elle implique – religion et pratique culturelle. Ainsi écrit-il à propos du théâtre et de son absence chez les peuples sémitiques conduits par leurs langues au monothéisme : « Cette curieuse lacune dans les littératures des peuples sémitiques tient, du reste, à une cause plus générale, je veux dire à l’absence d’une mythologie compliquée, analogue à celle que possèdent tous les peuples indoeuropéens. La mythologie, fille elle-même du naturalisme primitif, est la riche source d’où découle toute épopée et tout drame […] Le monothéisme, en étouffant les développements de la mythologie, devait atrophier du même coup chez les Sémites le théâtre et la grande poésie de récit » (le Cantique des Cantiques, traduit de l’hébreu avec une étude sur le plan, l’âge et le caractère du poëme (sic) par Ernest Renan, deuxième édition, Paris, Michel Lévy Frères, 1861, p. 82).
131 Cette mise en garde de Comte apparaît dès les premières pages de la cinquante-deuxième leçon du Cours de philosophie positive qui contient « la partie historique de la philosophie sociale et tout ce qui concerne l’état théologique et l’état métaphysique » (Cours de philosophie positive, tome cinquième, Paris, Bachelier, 1841, p. 5).
132 Bible de l’humanité, op. cit., préface, p. VI.
133 Ibid., p. IV.
134 Émile Burnouf, Essai sur le Vêda, op. cit., pp. 27-28.
135 Introduction à l’histoire universelle, p. 233 : « Elle [la Grèce] dompte l’Asie, lorsqu’elle repousse, avec la polygamie, la nature sensuelle qui s’était maintenue en Judée même, et déclare la femme compagne de l’homme ». En 1864, Michelet trouve dans les Vêdas la présence de cette conception de la femme et fait de la famille aryenne la source de la famille indienne, perse ou grecque (voir infra).
136 Bible de l’humanité, op. cit., p. V.
137 Voir l’Essai de mythologie comparée, Paris, A. Durand, 1859. Il est possible, professe Max Müller, de « comprendre par quelques traits rares, mais significatifs, cette période de l’histoire de l’esprit humain qu’on a appelé à tort un passé qui n’eut jamais de présent […] Le simple fait que les noms de père, mère, frère, sœur et fille sont les mêmes dans beaucoup de langues ariennes, pourrait, à première vue, sembler insignifiant ; cependant ces mots mêmes sont pleins de sens ». Suit alors un travail de comparaison qui a pour objet de montrer les caractères de la famille « aryenne » qui se retrouvent chez tous les peuples aryens (Essai de mythologie comparée, op. cit., p. 16 sqq).
138 Les hypothèses des aryanistes peuvent être globalement caractérisées de représentation « arborescente » par opposition à la linéarité de la migration indo-européenne dans l’analyse des sanscristes (voir infra, deuxième chapitre de cette partie).
139 Bible de l’humanité, op. cit., p. 33.
140 L’Inde primitive dont parle Michelet renvoie à « la Bactriane Sogdiane, où vivaient nos Aryâs » (Bible de l’humanité, op. cit., p. 27). Voir infra.
141 Émile Burnouf, Essai sur le Vêda, op. cit., p. 67.
142 Ibid., p. 67.
143 Albert Réville, « Le mythe de Prométhée et les études modernes sur l’humanité primitive », Revue des deux mondes, tome quarantième, Paris, Bureau de la revue des deux mondes, 1862, pp. 842-870. Cet article reprend les éléments des travaux d’Adalbert Kuhn (la Descente du feu et du breuvage divin, étude pour servir à la mythologie comparée des peuples indo-germains) « vérifié plus tard et confirmé, pour ce qui concerne spécialement le mythe de Prométhée, par M. Steinthal, professeur de philologie à Berlin, et en France par les remarquables études de M. Frédéric Baudry » (ibid., p. 842).
144 Le pramantha est le nom donné au bâton qui, tourné sur un morceau de bois, permet de produire du feu.
145 Émile Burnouf, Essai sur le Vêda, op. cit., p. 67.
146 Bible de l’humanité, op. cit., p. 13.
147 Dans Réforme, Michelet introduit l’idée que « l’Orient est saint tout aussi bien que l’Occident, et l’humanité identique » (HF, t. VIII, Réforme, p. 30). Néanmoins il faut insister sur le fait que cet accord universel se fait, en 1864, sur fond d’une dichotomie entre deux traditions irréconciliables, ce qui n’est absolument pas le cas dans Réforme où la clef de l’universalité réside dans la découverte du monde juif : ainsi Michelet écrit-il en 1855 « La résurrection de la philosophie juive, de la langue hébraïque, par l’Italien Pic de la Mirandole, l’Allemand Reuchlin, le Français Postel, c’est la première aurore du jour que nous avons le bonheur de voir, du jour qui a réhabilité l’Asie et préparé la réconciliation du genre humain » (ibid., p. 29).
148 Bible de l’humanité, op. cit., p. 132.
149 Sur la formule et son explication voir supra, deuxième partie, deuxième chapitre « La naissance orientale de la liberté héroïque et de la liberté égale ».
150 Bible de l’humanité, op. cit., p. 15.
151 Ibid. L’essentiel de la thèse de l’introduction de Renaissance consiste à montrer l’inverse : la « renaissance » de la nature vient du monde arabo-musulman et de son intérêt pour la nature.
152 Bible de l’humanité, op. cit., note 1, p. 64.
153 Ibid.
154 F. Baudry, « Les mythes du feu et du breuvage céleste chez les nations indoeuropéennes ». Cet article paraît en trois parties au cours de l’année 1861 (15 avril, 30 avril et 15 mai), Revue germanique, t. XIV, Paris, Bureaux de la revue germanique, 1861, pp. 353-387 et pp. 535-556 pour les deux premières et pour la troisième, Revue germanique, t. XV, Paris, Bureaux de la revue germanique, 1861, pp. 5-42. Michelet cite ce texte dans la Bible de l’humanité (p. 32) et en fait l’éloge : « rien de plus lumineux, de plus ingénieux que le travail où M. Baudry a étendu, approfondi, parfois rectifié les recherches de M. Kuhn » (ibid.).
155 F. Baudry, « Les mythes du feu et du breuvage céleste chez les nations indoeuropéennes », op. cit., p. 353.
156 Bible de l’humanité, op. cit., p. 32, note 1.
157 F. Baudry, « Les mythes du feu et du breuvage céleste chez les nations indoeuropéennes », op. cit., p. 536.
158 Ibid., p. 361.
159 Ibid., p. 360.
160 La formule est de P. Viallaneix (la Voie royale, op. cit., p. 252).
161 Je reprendrai l’expression d’« attraction des théories raciales » (P. Petitier, Michelet L’homme histoire, op. cit., p. 396) afin d’expliquer pourquoi Michelet peut les intégrer comme des appuis de la nouvelle pensée philosophique de l’histoire qu’il développe dans la conceptualité qui est la sienne en 1864.
162 F. Max Müller, Essai de mythologie comparée, op. cit., p. 15.
163 Ibid.
164 Je me réfère aux différentes acceptions du mot « race » recensées dans le Vocabulaire de la langue française, extrait du Dictionnaire de l’Académie, par M. Ch. Nodier et M. Ackermann, Paris, Firmin Didot Frères, 1849, entrée « race » p. 879.
165 Ibid.
166 Ibid.
167 Ce dernier sens du mot « race » apparaît dans les cours à l’École Normale (voir supra, deuxième partie, premier chapitre) et surtout dans l’Histoire romaine : « Ce n’est poins (sic) sans raison que le souvenir des guerres puniques est resté si populaire et si vif dans la mémoire des hommes. Cette lutte ne devait pas seulement décider du sort de deux villes ou de deux empires ; il s’agissait de savoir à laquelle des deux races, indo-germanique ou sémitique, appartiendrait la domination du monde » (Histoire romaine, OCV II, op. cit., p. 440).
168 Par exemple, l’en-tête « utilité du mélange des races et des conditions » renvoie à la question du mariage entre la fille du peuple et du bourgeois (Le Peuple, troisième édition, Paris, Comptoir des imprimeurs-unis, 1846, pp. 290-291).
169 Toujours dans Le Peuple, Michelet écrit « Grande race des marins normands » (ibid., p. 211).
170 Voici les occurrences les plus significatives. Dans La Sorcière : « Mais, dans ce siècle où les classes commencent à se mêler un peu, la femme de race inférieure, épousée par un baron, doit craindre les plus dures épreuves » (op. cit., p. 116) ou encore « Suivez les Arnauld ; voici leur décroissance : d’abord vingt enfants, quinze enfants ; puis cinq ! Et enfin plus d’enfant. Cette race énergique (et mêlée aux vaillants Colbert) finit-elle par énervation ? ». Dans La Régence (HF, t. XV) : « Les Écossais sont souvent de deux races (exemple Walter Scott) » (ibid., p. 120) ou « Les anciens, les seigneurs refaits, étaient ces races incurablement fainéantes que le roi, que la cour, l’intrigue et la prostitution avaient tant de fois relevées dans le dix-septième siècle, mais toujours inutilement » (ibid., p. 244).
171 Michelet écrit par exemple à propos des méthodes pour faire du feu : « Image trop frappante des méthodes opposées des deux grandes races du monde. L’Indo-européen, patient, méthodique, a donné sur le globe sa féconde traînée de lumière. Le Sémite a lancé des éclairs scintillants qui ont troublé les âmes, et trop souvent doublé la nuit » (Bible de l’humanité, op. cit., p. 33). Une confirmation supplémentaire de ma thèse d’une influence capitale de l’Essai sur le Vêda sur la Bible de l’humanité est que l’on retrouve exactement la même remarque chez Émile Burnouf : « Les Aryas le tiraient [le feu], par le frottement, des deux pièces de bois composant l’aranî, et non du caillou frappé avec le fer et faisant jaillir une étincelle. Ce dernier procédé n’est nulle part mentionné dans le Rig-Vêda, fait intéressant à plusieurs titres, surtout si l’on observe la manière dont on se procurait le feu chez les plus anciens Sémites et chez les peuples des autres races voisines des Aryas » (Essai sur le Vêda, op. cit., p. 351).
172 Bible de l’humanité, op. cit., p. 51.
173 Ibid., p. 366.
174 Lettre à Edmond Texier du 18 novembre 1864, Correspondance générale, t. X, op. cit., lettre no 9963, p. 714.
175 Ibid.
176 Ibid., p. 713.
177 Vocabulaire de la langue française, extrait du Dictionnaire de l’Académie, op. cit., entrée « race » p. 879.
178 Albert Réville, « Le mythe de Prométhée et les études modernes sur l’humanité primitive », op. cit., p. 844. Michelet cite les travaux de ce pasteur sur l’Apocalypse (Bible de l’humanité, op. cit., p. 465).
179 Albert Réville, « Le mythe de Prométhée et les études modernes sur l’humanité primitive », op. cit., p. 844 sqq.
180 Ibid., p. 63.
181 Ibid., pp. 63-64
182 Bible de l’humanité, op. cit., p. 113.
183 Ibid.
184 Ibid., p. 138.
185 Ibid., p. 51.
186 Ibid.
187 Ibid.
188 Cette dimension essentielle de la révolution aryaniste n’a pas été développée par Michelet alors qu’elle remettait pourtant en cause tous les fondements de la philosophie du langage qui était la sienne dans les cours à l’École Normale en 1828. Michelet considérait que les langues étaient d’abord simples pour se complexifier ensuite : cette conception analytique de la langue est celle du XVIIIe siècle. La philologie comparée du XIXe siècle bouleverse cette conception du langage. Foucault fait de cet épisode un moment majeur de notre conscience moderne : avec Bopp et son Système de conjugaison du sanskrit « le langage ‘‘s’enracine’’ non pas du côté des choses perçues, mais du côté du sujet en son activité. Et peut-être alors est-il issu du vouloir et de la force, plutôt que de cette mémoire qui redouble la représentation ». L’hypothèse de Foucault – la philologie nous apprend que l’« on parle parce qu’on agit, et non point parce qu’en reconnaissant on connaît » (Les mots et les choses Une archéologie des sciences humaines, Éditions Gallimard, coll. Tel, 1966, pp. 302-303) – aurait gagné à être appuyée sur les travaux de Renan beaucoup plus que sur ceux de Bopp. En effet, Bopp reste tributaire de la conception analytique du langage qui fait du « simple » le point de départ de l’acte de parole : « Il [Bopp] croit volontiers à un état monosyllabique et sans flexions, où le matériel de la langue se serait borné à quelques centaines de racines. La formation des flexions lui paraît un second moment dans l’histoire du langage ; les flexions sont toutes pour lui des mots exprimant des idées sensibles, qui se sont agglutinées à la fin des radicaux, et ont perdu leur sens primitif pour ne plus être que de simples indices de rapports » (De l’Origine du langage, troisième édition, Paris, Michel Lévy Frères, 1859, paru pour la première fois en 1848, préface, p. 8 et 9). Or, dans son essai De l’Origine du langage, Renan fait basculer résolument la langue du côté de la puissance et de l’activité du peuple-race qui parle en contestant l’hypothèse que les flexions sont linguistiquement postérieures aux radicaux : « J’admets avec M. Bopp et M. Grimm, écrit Renan, que la plupart des flexions (il serait téméraire de dire toutes) doivent leur origine à des particules qui se sont attachées à la fin des mots ; mais on n’est point autorisé à conclure de là qu’à une certaine époque cette agglutination n’avait pas encore lieu » (De l’Origine du langage, op. cit., p. 12). « Chaque famille de langues a sa marche tracée non par une loi absolue et identique pour toutes, mais par les nécessités de sa structure intime et de son génie […] Je persiste donc, après dix ans de nouvelles études, à envisager le langage comme formé d’un seul coup, et comme sorti instantanément du génie de chaque race » (ibid., p. 14 et 16). Ainsi, « la seule chose qui me semble incontestable, c’est que l’invention du langage ne fut point le résultat d’un long tâtonnement, mais d’une intuition primitive, qui révéla à chaque race la coupe générale de son discours et le grand compromis qu’elle dut prendre une fois pour toutes avec sa pensée » (ibid.). Très clairement, avec Renan, le langage « manifeste et traduit le vouloir fondamental de ceux qui parlent » (Foucault, Les mots et les choses, op. cit., p. 303).
189 Émile Burnouf, Essai sur le Vêda, op. cit., p. 75.
190 Ibid., p. 75. Toutefois, le passage par la langue ne signifie pas que pour Burnouf « le symbolisme des Aryas a été produit par la langue elle-même » (ibid.). Cette doctrine ne serait, écrit-il, « qu’un abus de la linguistique et un évhémérisme philologique » (ibid.).
191 Renan, Le Livre de Job, étude sur l’âge et le caractère du poëme, Paris, Michel Lévy Frères, réédition de 1859, p. XX de la préface.
192 Renan, De l’Origine du langage, op. cit., p. 190.
193 La Bibliothèque historique de la Ville de Paris abrite un fonds Michelet dans lequel figurent les notes préparatoires de la Bible de l’humanité. Les « marginalia de la Bible de l’humanité », cote A 3817-3824 – notes de lecture, esquisses, coupures de presse ou pages de livres – sont recueillies dans le deuxième volume d’« histoire religieuse ». Les papiers sont classés dans les ensembles suivants : Histoire religieuse II G2 A3817, Inde G2 (1) A3817 (1-11), Bible de l’humanité G2 (2) A 3818 (1-34), Les Messies G2 (3) A 3819, Plantes - Bêtes G2 (4) A 3820 (1-125), Mélanges de religions G2 (5) A3821 (1-48), Culte de Mithra G2 (6) A3822 (1-36), Origines du christianisme G2 (7) A 3823 (1-52), Divers G2 (8) A3824 (1-22). Les feuillets sont classés et séparés par des pages où figurent le nom de l’ensemble, la cote et parfois le nombre des feuillets (le nombre de feuillets indiqué n’est d’ailleurs pas toujours exact). Les références à ces feuillets seront faites de la manière suivante : « Marginalia de la Bible de l’humanité » suivi du numéro de l’ensemble et du numéro de feuillet.
194 « Marginalia de la Bible de l’humanité » et en particulier l’extrait : « Langue immorale […] le dictionnaire lui-même empêche une autre doctrine [Michelet recopie un passage de la préface de Renan à sa traduction du poème de Job] Renan. Job, p. LXXVII » (A3819, f. 61).
195 Émile Burnouf, Essai sur le Vêda, op. cit., pp. 80-81.
196 Bible de l’humanité, op. cit., p. 51.
197 La thèse d’Hannah Arendt défendue dans le sixième chapitre (« La pensée raciale avant le racisme ») de la deuxième partie des Origines du totalitarisme me semble discutable : « Les philologues du début du XIXe siècle utilisaient le concept d’‘‘aryanisme’’ ; c’est pourquoi pratiquement tous les spécialistes du racisme les ont comptés au nombre des propagandistes, voire des inventeurs de la pensée raciale, ils sont pourtant aussi innocents que possible » (Les Origines du totalitarisme, Gallimard, 2002, note 6 de la page 417). Concernant les conséquences politiques de cette partition racialiste de l’humanité dans la pensée micheletienne, voir infra quatrième chapitre de la présente partie « La tradition sémitique dans la République ».
198 Alfred Sudre, « D’une nouvelle philosophie de l’histoire La doctrine des races » in Séances et travaux de l’académie des sciences morales et politiques, tome vingt-neuvième, Paris, A. Durand, 1859, p. 148 sqq. Il s’attache à montrer que la déduction des idées religieuses à partir de la race n’a pas de sens dans la mesure où il existe plus de différences relatives aux croyances développées entre des peuples aryens qu’entre ceux-ci et les peuples sémitiques. Il en déduit l’insuffisance de l’explication « racialiste » dans la mesure où deux peuples d’une soi-disant même race sont plus éloignés que deux peuples de races différentes. Ceci dit, chez Michelet, il faut bien distinguer la race de ses productions qui peuvent investir l’univers spirituel d’une autre race : le Moyen Âge européen est le fruit de l’invasion de l’Europe par la tradition sémitique de la Grâce et c’est pour cela que Michelet le qualifie d’« étranger ».
199 Adolphe Franck, Études Orientales, Paris, Michel Lévy Frères, 1861, avant-propos, p. I.
200 Ibid., p. 388.
201 Ibid., p. 390.
202 Adolphe Franck, Études Orientales, op. cit., p. V.
203 « Marginalia de la Bible de l’humanité », A 3818, f. 37.
204 Ibid.
205 Bible de l’humanité, op. cit., p. 383.
206 Séance du 7 juin 1860, Bulletins de la Société d’Anthropologie de Paris, tome premier, Paris, Librairie Victor Masson, 1860. L’« Acclimatation » est un article du Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales réalisé sous la direction d’A. Dechambre (tome premier A-ADE, Paris, Masson et Asselin, 1864, entrée « acclimatement, acclimatation », p. 270). Bertillon montre dans quelle mesure les races peuvent s’acclimater. L’auteur s’efforce de remonter le cours des âges « dont l’histoire et plus encore la philologie nous révèlent l’existence » (p. 275). Il rencontre la race indo-européenne « munie d’une langue admirable, d’une organisation évidemment supérieure à tous les autres types humains qui déjà couvraient et possédaient le monde » (ibid.). Cette race a colonisé « d’un pôle à l’autre » subissant toutefois les effets du climat. « Un seul type humain a paru jusqu’à ce jour l’emporter sur l’Aryen dans la faculté de l’acclimatement, c’est le type juif. Ce rameau syro-arabe s’est jadis développé en Égypte avec une rapidité et une exubérance qui effraya les Égyptiens ; ils cherchèrent à l’entraver par des persécutions ; pour y échapper, les Juifs émigrèrent et s’établirent pour dix-huit siècles en Palestine » (ibid., p. 304).
207 Séance du 7 juin 1860, Bulletins de la Société d’Anthropologie de Paris, op. cit., p. 355.
208 Ibid., p. 356. Les arguments donnés par Boudin sont les suivants : « Examinons donc les faits, car il faut toujours dans les sciences en revenir à ces grands arbitres de la vérité. Et d’abord, est-il exact de dire que le monothéisme est naturel à la race sémite ? Si nous l’étudions dans l’antiquité, nous la voyons polythéiste, c’est-à-dire livrée à l’idolâtrie sur toute la ligne, depuis l’Arabie jusqu’aux colonnes d’Hercule, à la seule exception d’un petit peuple de 4 à 5 millions d’individus, occupant une faible portion de la Syrie, appelée la Judée. Mais peut-on dire que, même dans cette petite portion de la famille sémitique, le monothéisme fût réellement l’expression d’une tendance naturelle, ou, pour parler plus nettement, une affaire de race, de tempérament ? Toute l’histoire du peuple juif proteste contre une telle hypothèse, et, pour s’en convaincre, il suffit de consulter le livre qui résume ses archives » (ibid., p. 353).
209 Ibid., p. 358.
210 Ibid.
211 Bible de l’humanité, op. cit., note 1, p. 64.
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