Appendice i
p. 221-234
Texte intégral
1Louis-Étienne Jousserandot est né à Lons-le-Saunier le 11 mai 1813. Sa famille était originaire de Macornay, un village de vignerons proche de Lons-le-Saunier où, dès la fin du xviie siècle, on peut repérer plusieurs avocats, procureurs fiscaux, notaires et curés portant ce nom, parmi eux le curé Claude-Étienne Jousserandot, dit « le Père Télesphore » (1736-1827) qui, le 14 juillet 1794, lors d’une fête à l’Être Suprême, appela la bénédiction divine sur « l’auguste Convention ». Une demoiselle de cette famille devint sœur supérieure de l’hôpital d’Orgelet, auquel elle légua des vignes sises à Macornay.
I. Aux origines : le fonds Jousserandot, des archives privées déposées aux archives départementales du Jura (xviiie siècle – première moitié du xixe siècle)
2Nous nous étions parfois demandé, en passant à Macornay, un gros village du Vignoble, situé au débouché de la vallée de la Sorne au sud de Lons-le-Saunier, où pouvait se trouver la maison familiale des Jousserandot. L’idée était peut-être illusoire mais une grosse maison de maître aux volets toujours clos, comportant au rez-de-chaussée quatre grandes portes de chaix et à l’arrière un parc boisé au bord de la rivière, attira notre attention. Ayant pris contact avec les propriétaires, M. et Mme Besson, nous eûmes l’agréable surprise de nous voir confier par eux, très aimablement, un petit lot d’archives familiales où figuraient les papiers de Pierre-Étienne Jousserandot dit « Jacques » (1745-1835), qui fut le père du docteur Louis-Nicolas Jousserandot, élève de Bichat et médecin-chef de l’hôpital de Lons-le-Saunier vers 1855 et le grand-père de Louis-Étienne. Nous pûmes convaincre aisément M. et Mme Besson de confier ces papiers aux archives départementales du Jura ce dont nous les remercions vivement. La législation permet, on le sait, de conserver la propriété d’archives privées tout en assurant ainsi leur sauvegarde, leur inventaire1 et leur mise à la disposition des chercheurs.
II. Les papiers de Pierre-Étienne Jousserandot
3Les archives de Pierre-Étienne Jousserandot sont beaucoup plus variées et ont un caractère personnel. Elles reflètent avec continuité et assez grande précision une vie très longue, à cette époque surtout, de quatre-vingt-dix années, faite d’efforts tenaces, d’une application de tous les instants à ses affaires, sans imagination novatrice en matière économique ou technique mais certainement bien intégrée dans la société locale, parcimonieuse, prudente et procédurière. Pierre-Étienne Jousserandot n’hésitait pas à entamer un procès contre ses sœurs à propos d’un héritage médiocre à Moiron ou à s’engager dans une affaire peu claire avec son beau-frère le capitaine Cordier. Ses relations avec ses enfants, quatre fils et trois filles, en particulier avec son fils Louis-Nicolas qu’il appelait toujours « le médecin » n’étaient pas empreintes de beaucoup de sentiments, mais était-ce exceptionnel à l’époque ? L’affaire de sa vie fut la vente des biens nationaux dont il put et sut profiter et qui fit de lui un notable. À partir de là, malgré des difficultés de tous ordres et de réels sacrifices entre 1792 et 1798 surtout, il suivit le cours tumultueux de la Révolution, sauf à un bref moment en juillet 1793 où il se fourvoya avec les plumets rouges fédéralistes, ce qui aurait pu lui coûter cher.
4On retiendra le nom de Pierre-Étienne Jousserandot (1745-1835), négociant, qui épousa en 1775 Claudine Jeanne Baptiste Cordier, issue d’une famille bourgeoise de Lons-le-Saunier, originaire du village de Moutonne, près d’Orgelet. La famille Cordier compta dans ses rangs Louis-Joseph Cordier (1775-1849), polytechnicien, ingénieur, député libéral sous la Restauration, de l’opposition sous la monarchie de Juillet, puis représentant à l’Assemblée constituante et à l’Assemblée législative sous la Deuxième République – en tout vingt-deux ans parlementaire – ainsi que Jean Désiré Paul Cordier (1799-1873) qui fut vice-président du tribunal civil de Lons-le-Saunier au moment du coup d’État du 2 décembre 1851, puis conseiller à la cour impériale à Besançon.
5Pierre-Étienne Jousserandot et Claudine Jeanne Baptiste Cordier avaient acquis des biens nationaux à La Madeleine-des-Bois, près de Saint-Didier, des près et des vignes à Macornay. Le couple eut neuf enfants ; sept enfants vivants héritèrent chacun de 15 000 F, ce qui dénote une fortune d’un bon niveau. L’aîné, Louis-Nicolas (1777-1855) fut élève de Bichat2 épousa Marie Rose Amable Clavelin, elle-même fille de chirurgien, et devint médecin-chef de l’hôpital de Lons-le-Saunier : ce sont les parents de Louis-Étienne. Les autres enfants de Pierre-Étienne furent orfèvre-bijoutier, opticien, épicier à Lons-le-Saunier. Leurs descendants contractèrent mariage dans des familles bourgeoises de la ville : les Mazaroz, Jalabert, Cantagril, Thurel, Trouillot, Prost, Boussey, Chatel. Le peintre aquarelliste et graveur Lucien Jousserandot (1801-1936), dont la tombe au cimetière de Lons-le-Saunier est ornée d’une palette et de trois pinceaux ; le banquier Camille Prost (1834-1901) qui fut maire de Lons pendant plus de vingt ans ; et Louis-Joseph Jousserandot (1867-1936), professeur slavisant et bibliothécaire, étaient cousin et petit-cousin de Louis-Étienne3. Cet aperçu généalogique indique la présence de commerçants, de juristes et plusieurs carrières politiques orientées dans un sens libéral, voire républicain.
6Cet homme écrivait peu mais savait bien compter. La plupart des documents n’ont, semble-t-il, pas été écrits de sa main, bien qu’il en fût capable, mais par des notaires ou écrivains requis par lui. Quelques correspondances indiquent, il est vrai, qu’il souffrait des yeux, qu’il faisait venir des lunettes et des médicaments de Lyon où il avait pu subir une sorte d’opération de la cataracte. Il n’eut pas de correspondants réguliers, sauf un que nous étudierons plus loin. Si ses affaires demandaient un déplacement à Genève ou à Besançon, pourtant proches, c’étaient ses fils ou plus souvent sa femme, qui s’en chargeaient. Claudine Jeanne Baptiste Cordier tenait de son côté un commerce de mercerie. Pierre-Étienne Jousserandot en parle à la fin de sa vie avec beaucoup de respect et la désigne toujours, après le décès de celle-ci en mars 1817, par le terme « ma défunte ».
7Si le rayon géographique de ses activités fut limité, il nous permet pourtant d’imaginer Pierre-Étienne Jousserandot toujours en route avec son cheval, son chariot et ses tonneaux de vin qu’il allait livrer à des clients aubergistes dans le Haut-Jura, à Clairvaux, Champagnole, Saint-Claude et dans le Grandvaux. Par monts et par vaux, par tous les temps et sur de mauvais chemins, la tâche était certainement rude. Les mauvais payeurs qu’il fallait poursuivre en justice et faire saisir, étaient fréquents. Il fallait aussi récupérer les tonneaux vides en bon état. Peut-être rapportait-il du Haut-Jura de la quincaillerie dont il fit un temps commerce dans son magasin de la rue Neuve. Tout cela était le lot des marchands de son niveau, à cette époque. C’était aussi celui des fameux rouliers du Grandvaux qui allaient beaucoup plus loin et pratiquaient tous plus ou moins quelque commerce, parfois interlope, en même temps que leur activité de transport. À côté du commerce de vin et de quincaillerie, par ailleurs très fluctuant sous la Révolution, Pierre-Étienne Jousserandot pratiquait toutes sortes d’autres négoces : des céréales, des vaches saisies, des filés de coton, des peaux blanches provenant du marchand Jacob Cromback, défaillant. Il ne tint jamais, semble-t-il, de compatibilité suivie. Pierre-Étienne Jousserandot n’appartenait certainement pas au milieu de la bourgeoisie financière de son époque, tant s’en faut. À partir de la Révolution et jusqu’à sa retraite en 1817, il consacra aussi beaucoup de temps et de soins aux propriétés qu’il avait acquises autour de Lons-le-Saunier.
III. Les propriétés de Pierre-Étienne Jousserandot
1. Des maisons, des vignes et des prés à Macornay et Courbouzon
8En 1812, donc avant l’établissement du cadastre, Pierre-Étienne Jousserandot possédait à Macornay et au hameau voisin de Vaux-sous-Bornay, deux maisons qualifiées de « vieilles ». C’est dans l’une d’elles qu’il se retira en 1817 après avoir partagé ses biens entre ses enfants, tous établis à cette date comme commerçants ou bijoutiers à Lons-le-Saunier, si l’on excepte « le médecin ». Ses papiers y sont vraisemblablement restés après sa mort en 1835, avant d’être joints à ceux de la famille Garoz-Besson, peut-être à la suite de la vente et de la rénovation de la maison4.
9Pierre-Étienne Jousserandot avait possédé à Macornay une autre maison provenant d’Augustin Rousseaux qui, avec l’un de ses frères, avait été garde du corps du comte d’Artois, le futur Charles X, et avait émigré en même temps que son maître dès juillet 1789. Rousseaux avait emprunté, en 1768, 500 livres à une parente de Pierre-Étienne. Ce dernier avait endossé la dette et acheté la maison 2 300 livres comme bien national. La maison de la rue Neuve à Lons-le-Saunier avait la même origine. En frimaire an XIV (novembre 1805), Pierre-Étienne Jousserandot revendit la maison Rousseaux de Macornay sous la forme d’une sorte de location-vente. Ainsi, en février 1812, possédait-il à Macornay, outre les deux maisons précitées avec vergers et jardins, 70 ouvrées (3 ha) de vigne, des prés et champs d’une superficie totale de 35 ares, 800 barrauts de vin et du matériel de cave, le tout estimé à 36 100 F.
2. L’ermitage de Montciel et ses dépendances
10Proche de Lons-le-Saunier, mais situé alors sur le territoire de la commune de Montmorot, l’ermitage de Montciel dominant la ville a toujours été un des lieux les plus remarquables du site urbain. C’est là que fut édifié plus tard le grand séminaire. Pierre-Étienne Jousserandot acquit le 28 mars 1791 pour 20 400 livres ce bien national provenant des tiercelines de Lons-le-Saunier qui datait du début du xviie siècle et comportait maison, chapelle, caves, jardins et vignes. Comme à Macornay, une dette de 3 178 livres en assignats du curé de Montmorot envers Pierre-Étienne fut incluse dans l’achat. Il y avait donc des actifs et des passifs dans la vente des biens nationaux. Des accroissements aux Toupes, sur le versant est de la colline vinrent arrondir le domaine : location à la commune de Lons-le-Saunier d’une teppe (parcelle en friche) que Jousserandot planta en noyers, achats de parcelles de vigne à des particuliers, l’une à Théodore Vernier, l’ancien constituant devenu sénateur, et d’autres comme biens nationaux provenant des émigrés Vaudry et Engle ex-prêtres familiers, ou à la confrérie de l’Hermitage. L’exploitation des 50 ouvrées de vigne (2,25 ha) était assurée par un contrat de vigneronnage à mi-fruit avec des habitants de Montaigu puis de Binans. Le propriétaire fournissait cuves, tonneaux et logement à l’ermitage ; les vignerons devaient effectuer cinq fosses (labours au fessou) par an, apporter l’engrais, payer la location des parcelles sous bail et les impôts fonciers. Pierre-Étienne Jousserandot vendit Montciel et toutes les dépendances en janvier 1815 à son beau-frère Jean-Claude Cordier5, officier pensionné pour la somme de 13 000 F mais il est indiqué que ce denier paya réellement 23 000 F. Pourquoi cette différence ? Il semble que Pierre-Étienne Jousserandot s’inquiétait à cette date du retour des émigrés et du sort qui serait fait aux propriétaires des anciens biens nationaux puisqu’il est précisé qu’il « acquittera toute somme que le gouvernement pourra exiger de manière à ce que le sieur Cordier n’en puisse être inquiété ». Il s’agissait de prendre les devants au cas où l’État aurait exigé une rallonge de la part des acheteurs de biens nationaux. Plusieurs détails ultérieurs montrent que les relations entre les deux beaux-frères étaient devenues exécrables…
3. Deux domaines à La Madeleine-des-Bois près de Saint-Didier
11L’achat de ces biens nationaux provenant d’un ancien prieuré de Saint-Oyend-de-Joux6 avait été pour Pierre-Étienne Jousserandot une affaire plus considérable que ses acquisitions à Macornay et à Montciel. Il s’agissait de 74 ha répartis en 77 soitures (34 ha) de prés et 113 journaux (40 ha) de terres labourables. La transaction s’était faite le 21 septembre 1791 pour 26 100 livres sur une mise à prix de 18 000 livres. Il y a dans ces papiers d’assez nombreuses indications sur l’exploitation des deux domaines. Elle se faisait au moyen de contrats habituels de neuf ans avec des grangers de Saint-Didier ou Ruffey-sur-Seille qui apportaient en garantie une hypothèque sur leurs biens. S’il s’agissait d’élevage bovin, le bail à cheptel prévoyait le partage par moitié des pertes et profits. Les fruits des vignes et des arbres étaient également partagés par moitié, au tiers au profit du propriétaire en ce qui concernait les produits des champs. Les grangers supportaient en l’an II les deux tiers des engrais, les contributions foncières et une location de 400 livres pour chacun des deux domaines. Le propriétaire entretenait les bâtiments. Un véritable programme de culture apparaît. La culture de la pomme de terre était limitée à huit sillons par domaine, celle du maïs n’est pas mentionnée. La quasi-totalité de la production était donc destinée à la vente et non pas aux cultures vivrières. En juin 1812, le Gouvernement imposa la mise en culture de 2 ha de betteraves à sucre dont 43 ares à la charge de Pierre-Étienne Jousserandot qui acheta la graine à la sous-préfecture mais sur ces terres argileuses le résultat fut décevant. Pierre-Étienne Jousserandot conserva cette propriété qu’héritèrent en 1816 ses fils Augustin et Joseph-Xavier, bijoutiers-orfèvres à Lons-le-Saunier.
IV. Au péril de la politique
1. L’affaire des Plumets rouges (printemps 1793-été 1794)
12Pierre-Étienne Jousserandot resta toujours d’une grande discrétion en matière politique, mais sa position de notable, même si elle n’était pas considérable, le mettait en vue sur l’échiquier politique local. Dès juin 1789, peu avant la Grande Peur, un incident révélateur de jalousies de village eut lieu à Macornay. Trente-trois arbres avaient été coupés dans ses propriétés, son potager avait été ravagé7. Le même méfait se reproduisit plus tard, en 1798, à La Madeleine où quarante jeunes saules avaient été coupés nuitamment. Les auteurs restèrent chaque fois inconnus.
13Au cours des premières années de la Révolution, le nom de Jousserandot apparaît sur une liste de cavaliers de la Garde nationale qui, officiers en 1791, avaient démissionné dès l’élection de René-François Dumas dit « le Rouge » comme maire de Lons-le-Saunier, devenant des « plumets noirs »8, mais nous n’avons pas trouvé trace de cet épisode dans les papiers. En revanche, deux lettres autographes et personnelles datées « vieux style » des 15 et 25 avril 1793 de Gerrier, certainement une vieille connaissance de Jousserandot9 et l’un des animateurs du mouvement fédéraliste des plumets rouges y figurent. Ces lettres sont donc antérieures de six semaines environ à la chute des girondins à Paris lors des journées du 30 mai et du 2 juin à la suite desquelles 29 députés furent arrêtés, événement qui justifia le 7 juin la rupture des autorités départementales jurassiennes avec la Convention. Au nom du directoire du district de Lons, Gerrier invite dans ces lettres Pierre-Étienne Jousserandot à entrer dans la garde à cheval des sept bataillons d’infanterie que les autorités départementales étaient en train de former. Un rassemblement est prévu le dimanche 29 mai dans les casernes de Lons-le-Saunier. Équipés à leurs frais, les cavaliers devaient se présenter avec leur cheval, « une housse et chapeau rouge, épaulettes et plumets rouges, bottes à l’écuyer, sabre long, baudrier et pistolets d’arçon, manteau bleu ». Pour ratisser large, les autorités invitaient aimablement « ceux qui ne seraient pas montés et équipés […] à se retrouver aussi à l’assemblée pour concourir à la nomination des chefs et assister au banquet fraternel où serait prononcé le serment de protection des propriétés, obéissance aux lois et aux autorités constituées. C’est avec les sentiments d’un vrai républicain, etc. ». Un point important : il est précisé que le service ne se ferait que dans le département et sur la frontière. Il n’est fait aucune allusion à la situation nationale ou locale.
14Très légitimement, Pierre-Étienne Jousserandot put faire valoir plus tard qu’il n’avait fait que répondre positivement à la réquisition des autorités régulières pour la défense de la patrie. Il participa certainement à la réunion du 29 mai et peut-être à divers mouvements des plumets rouges. Or, on sait que le 19 juillet, la Convention convoqua par décret reçu à Lons-le-Saunier le 23 juillet, les responsables jurassiens Ebrard et Dumas aîné à la barre de l’Assemblée. Le 27 juillet, un second décret ordonna au comité de salut public jurassien qui s’était formé, de se séparer immédiatement, de « cesser toutes fonctions sous peine de mort » et de licencier la cavalerie départementale des plumets rouges, principaux responsables des désordres survenus.
15Mais laissons Pierre-Étienne Jousserandot s’exprimer dans deux lettres, l’une datée du 22 pluviôse an II de la République française une et indivisible (9 février 1794) adressée au comité de surveillance ; l’autre envoyée peu après, en ventôse, au représentant Lejeune, en mission dans le Doubs et le Jura. Citant les palefreniers de l’écurie des plumets rouges et six témoins, il put prouver « qu’éclairé de doutes sinistres » et s’étant aperçu qu’il y avait dans cette compagnie des « hommes du parti contraire à la République », il s’en était retiré totalement le 22 juillet 1793 en emmenant son cheval, soit cinq jours avant le décret, et affirme avoir repris son service à la Garde nationale. En fait, il avait disparu quelque temps dans la Montagne, donc près de la Suisse, où, selon ses dires, ses affaires l’avaient retenu mais il avait répondu aussitôt le 26 octobre à la convocation du comité de surveillance de Lons séant à la Maison nationale dite des Cordeliers. Il proteste de son républicanisme, espère que lui sera délivré un « certificat de civisme […] et sa sortie du lieu de détention où il s’est rendu sans délai ». Les explications de Pierre-Étienne Jousserandot furent acceptées mais il ne fut reconnu comme « vrai et parfait citoyen et bon républicain » et réintégré dans la 5e compagnie de la Garde nationale de Lons qu’en avril 1794, après, semble-t-il, plusieurs mois de détention. On observera que ces lettres sont calligraphiées de sa main, ce qui était exceptionnel chez lui mais le jeu en valait la chandelle !
16Pierre-Étienne Jousserandot eut de la chance car d’autres « fédéralistes » jurassiens, peut-être moins impliqués que lui mais qui avaient été déclarés hors-la-loi, arrêtés et transférés à Paris, eurent un sort tragique. Le 24 mars messidor an II, onze d’entre eux jugés sous cette inculpation par le tribunal révolutionnaire à Paris, furent guillotinés. D’autres se suicidèrent ou purent se réfugier en Suisse comme Ebrard et Dumas aîné. Cette crise laissa des traces profondes dans les mémoires. On peut penser que si Louis-Étienne Jousserandot, petit-fils de Pierre-Étienne, se déclara en 1848 républicain, et le prouva, tout en étant fermement opposé à « la politique des clubs », cela s’expliquait, au moins en partie, par des souvenirs familiaux10.
2. Le poids de la guerre
17D’assez nombreux documents rappellent les difficultés économiques, en ces temps chaotiques de guerre et de crise de subsistances. À partir du 22 septembre 1793, donc au plus fort de la répression antifédéraliste, les réquisitions commencent à pleuvoir sur Pierre-Étienne Jousserandot. Le commissaire de police de Lons lui enlève son cheval qui serait une monture « de luxe » estimée 1 300 livres, valeur réduite à 1 000 livres par une loi postérieure. Or le précieux animal est absolument nécessaire à Pierre-Étienne Jousserandot pour son commerce et ses vendanges mais il lui est payé seulement 536 livres sous forme de bons admissibles au paiement des contributions de l’an II. Pierre-Étienne espère recevoir le solde de 463 livres 18 sous 6 deniers évidemment convertis en assignats, mais en vain, semble-t-il. Au cours des années suivantes la situation s’aggrava. On note en l’an VI (1798) de nombreuses réquisitions immédiates d’une voiture et d’un cheval pour transporter à Saint-Amour ou à Poligny des effets militaires et des soldats blessés. Des réquisitions de froment, de seigle, d’avoine, de vin livrables jusqu’à Pontarlier ne lui sont point remboursées. Elles cesseront par la suite mais réapparaîtront à la fin de l’Empire lors de l’invasion de 1814, cette fois au profit des puissances alliées.
18Revenons à la période révolutionnaire en rappelant qu’en l’an IV le département du Jura dut répondre à un emprunt forcé de 100 millions de francs. Pierre-Étienne Jousserandot fut cotisé de 1 200 F en numéraire, divisés en dix bons qui pouvaient servir au paiement des impôts mais n’étaient apparemment que très partiellement récupérables.
19Les effets sur les revenus de Pierre-Étienne Jousserandot furent certainement lourds. Il signale aux autorités qu’il a
cessé son commerce de vin à cause des réquisitions et des pertes qu’il a subies par l’effet du maximum, qu’il ne pratique plus qu’un très petit commerce de quincaillerie évalué à 300 francs de bénéfice par an, qu’il ne possède qu’une modique boutique de mercerie, que ses revenus suffisent à peine à ses dépenses et ne se montent qu’à 800 francs de rente […], qu’il a sept enfants dont l’aîné est sur les frontières et le plus jeune a six ans et une partie au lit, malade.
20Les réquisitions lui auraient « enlevé le tiers de [sa] fortune et le maximum a mis comme au pillage une partie de [son] commerce ». Aussi demande-t-il à l’administration centrale du département une révision de la valeur de ses biens qui ne dépasserait pas, selon lui, 24 000 F alors qu’elle l’avait fixée à 75 000 F lors de l’établissement de l’emprunt forcé. Il demande « réparation de cette injustice cruelle du terrorisme » et souligne « les disproportions considérables » avec les fortunes de certains membres du conseil municipal, noms et chiffres à l’appui, qui étaient manifestement sous-évalués. Cela représentait certainement autant de cailloux dans le jardin des conseillers déjà en place en 1793, donc proches de la Montagne. L’administration accéda finalement le 1er germinal an IV en grande partie à sa requête, retenant le chiffre de 43 000 F mais la valeur de ses biens à La Madeleine-des-Bois semble bien peu élevée (7 000 F).
21Le prix du sang ne fut pas moins lourd pour la famille Jousserandot. Si l’aîné partit, ses frères bénéficièrent de la loi Jourdan (septembre 1798) qui permettait l’achat d’un remplaçant. Les contrats devant notaire permettent de mesurer l’évolution des prix entre l’an VIII et 1812 de 800 F à 1 600 F versés en plusieurs termes portant intérêts, avec une hypothèque sur les biens des parents du volontaire en cas d’inexécution. Pour Jean-François, la demande d’autorisation à se faire remplacer est accompagnée d’une déclaration circonstanciée : il est le plus jeune de sa commune, reconnaît l’obligation de défendre son pays mais souffre d’un rhumatisme goutteux à la main droite et serait plus utile à ses travaux d’agriculture. Son frère aîné est déjà aux armées et les autres sont trop jeunes pour travailler. Le remplaçant âgé de 32 ans a les qualités physiques et politiques (souligné par nous) qui le rendent apte. Six certificats de santé, de bonnes mœurs, un extrait de naissance étaient joints. En 1803, le remplacement d’Augustin s’accompagna de la formation d’une sorte de tontine entre cinq conscrits. Chacun apportait 300 F pour payer le remplaçant si le sort tombait sur l’un d’eux, 1 500 F s’il tombait sur deux et ainsi de suite afin de diviser le risque.
V. Lettres du major Barrelier, officier des chasseurs à cheval (Lons-le-Saunier, 1767-Sainte-Agnès, 1830)
22Depuis le Directoire jusqu’à la fin de l’Empire, Pierre-Étienne Jousserandot géra les économies d’un militaire, Jean-Claude Barrelier, ami de la famille. Trente-cinq pièces papier permettent de suivre le cavalier à travers l’Europe, mais à très grands traits car l’homme va toujours à bride abattue. Écrites très correctement, ces missives sont courtes, toujours pressées et vont droit au but ; c’est l’esprit cavalier, comme on dit à Saumur !
23Des recherches autour du personnage et quelques indications dans ses lettres permettent de préciser sa carrière. D’origine très modeste, il s’engage en 1784 à 17 ans dans le régiment des dragons de Durfort. En mai 1792, il est maréchal des logis, sous-lieutenant en juillet 1793, capitaine en fructidor an II. Dans l’armée du Rhin, il s’illustre à Kehl où il est blessé par un éclat de bombe. Il fut victime d’autres blessures, en 1804 où il eut une jambe fracassée par un cheval ; en 1807 où il reçut un coup de lance au côté. En 1799, il avait été promu major, c’est-à-dire chef d’escadron commandant le dépôt du régiment. Ses premières lettres à Pierre-Étienne Jousserandot le situent en Vendée jusqu’en 1802 mais sont muettes sur ce qui s’y passe. On apprend seulement qu’une expédition se prépare, peut-être celle de Saint-Domingue. À cette époque, son principal souci est tourné vers sa mère et sa sœur, la veuve Demongeot, toutes deux dans un grand dénuement. Barrelier fait verser 30 F par mois à sa mère mais est furieux contre sa sœur qui a fracturé l’une de ses malles et s’est emparée d’une lettre de change qu’elle a tenté de négocier. Il prévoit de rompre totalement avec elle, d’autant plus que son neveu qui l’a accompagné en Italie a fait des sottises et se propose de passer en Amérique. Cependant, Barrelier se radoucit, prie Jousserandot de faire parvenir 100 F à sa sœur « malgré qu’elle ne le mérite guère, de lui acheter un habillement et du bois car je suis bien sûr qu’elle manque de tout. Je voudrais qu’elle ignore que ce soit moi ».
24Les années 1802 à 1805 sont marquées par des allers-retours entre la France et l’Italie avec un passage à Lons lors des vendanges. En brumaire an XIII (novembre 1804), Barrelier est à Paris où Napoléon s’est autoproclamé empereur le 18 mai précédent. Il observe que lui et ses collègues « sont tenus à une étiquette diabolique. La cour est montée sur un pied si brillant qu’il faut des sommes énormes pour subvenir aux dépenses qu’on est forcé de faire ». Il désire « partir bien vite d’ici. C’est un gouffre où tout le Trésor vient s’engloutir ». On ne saurait avoir plus de distance à l’égard du brillant collègue devenu empereur qui venait précisément de lui remettre la Légion d’honneur, mais la distinction n’est même pas mentionnée et le nom de l’Empereur n’apparaît qu’une fois dans toute cette correspondance.
25Barrelier écrit à Pierre-Étienne qu’il n’a pu rencontrer à Paris son fils Louis-Nicolas, le médecin, mais fait savoir que ce dernier a été « recommandé par Pinel à Roussel11, ce qui est extrêmement flatteur. M. Roussel est un homme extrêmement honnête et instruit, il vient d’être envoyé à Calvi ». Dans ces conditions, le major se félicite de repartir bientôt pour Milan où se tiendra le 26 mai 1805 la cérémonie du couronnement du vice-roi d’Italie Joseph Bonaparte dans la cathédrale Saint-Ambroise.
26Une autre mission très flatteuse attendait Barrelier en Italie : il a été désigné pour commander la garde de protection du pape Pie VII en voyage dans ses états de Romagne (floréal an XIII, avril 1805). La relation est brève mais témoigne d’un esprit voltairien qui n’était pas rare dans l’armée napoléonienne :
j’ai en conséquence dû visiter toutes les nonnes et nonnettes, j’ai vu donner cent mille bénédictions, cent mille baisers sur ses pantoufles et sur ses mains, j’ai enfin de quoi m’ennuyer et faire des réflexions sur la pauvre espèce humaine. Il est parti, Dieu le conduise. Il m’a donné un chapelet pour reconnaissance des services que j’ai rendus près de sa personne, lequel chapelet vaut bien trois livres. Les papes ne se ruinent pas par des cados [sic].
27À la fin de 1805, les signes d’une reprise de la guerre sont bien perçus par le cavalier Barrelier. En vendémiaire an XIV (octobre 1805) devant Vérone, il observe
l’incertitude de la paix ou de la guerre. Nous sommes forcés à recommencer la guerre. L’Autriche nous y oblige. Je n’ai jamais été dupe de sa mauvaise foi depuis longtemps. Je voyais que nous pouvions éviter d’en venir aux mains avec cette puissance dont le gouvernement astucieux n’a jamais mis de bonne foi dans ses traités et sa conduite avec le nôtre. Depuis longtemps ils avaient porté ici devant nous des forces considérables qui nous donnaient des inquiétudes depuis deux mois. Je faisais ici un service aussi actif qu’en temps de guerre ouverte […]. Le voile s’est enfin déchiré. Des troupes nous sont arrivées, notre armée s’est formée et nous sommes en mesure et en présence. Demain à midi, le terme de l’inaction expire […]. Nos troupes attendent, avec impatience l’heure du combat, leur bon esprit, l’ardeur qu’elles montrent font présager d’heureux succès. L’Autriche a vendu le sang de ses peuples pour des guinées. Elle en sera punie, j’en ai l’heureux augure.
28Pendant plus d’un an, la correspondance du major s’espace et se réduit à des questions matérielles. Ce n’est que le 2 juillet 1807, dans une lettre adressée d’Allemagne, que Barrelier évoque les immenses victoires des années 1805-1806 contre l’Autriche et la Russie puis contre la Prusse.
Vous connaissez déjà nos grandes batailles, nos grandes victoires, la bataille des géants, si les lauriers nous ont été vendus cher. Aux scènes de carnage ont succédé les fêtes. L’empereur Alexandre ne peut plus quitter l’empereur Napoléon. Le pauvre roi de Prusse est taciturne et triste. L’Empereur le traite avec la plus grande générosité. Enfin la paix se traite au milieu de fêtes et de plaisirs. Le soir, pour le délassement, les empereurs, le roi de Prusse et toute leur suite viennent nous faire manœuvrer. Les négociations ne seront pas longues et je crois que bientôt nous nous mettrons en route pour nous en retourner […], nous avons l’espoir cette fois de jouir d’un repos durable.
29Il n’en fut rien. Le 14 novembre 1807, le major écrit d’Augustow, aux confins de la Prusse-Orientale, de la Pologne et de la Russie, donc beaucoup plus loin à l’est. Il y commande le cordon français de cavalerie légère chargé de surveiller les armées russe, prussienne et autrichienne. Rude tâche, sur des distances énormes, dans des pays peu amènes :
Je suis toujours dans ce pays de sauvages, accablé de besogne, de fatigue et du commandement le plus désagréable qui fût jamais et j’ai la perspective de passer ainsi tout mon hyver, ce qui n’est pas gai […]. Mécontent du service depuis longtemps, je vous assure que les dernières circonstances ont bien augmenté en moi le mécontentement, et je crois que je ne tarderai pas d’envoyer tout promener. L’été prochain pourra bien être le terme de ma carrière militaire, c’est l’espoir qui me soutient et celui qui me procurera le plaisir de vous revoir.
30La correspondance cesse alors, ce qui nous a fait penser qu’il était arrivé un sort funeste au major mais nous avons retrouvé sa trace à Clèves, département de la Roer où, toujours major au 5e régiment de chasseurs à cheval, il épousa le 21 mars 1809 Géorgine de Constant. En janvier 1815, le règlement de vente de l’ermitage de Montciel par Pierre-Étienne Jousserandot prévoit que l’acheteur Cordier versera directement 18 000 F à Barrelier. Il est vraisemblable que la raison de cette vente était la nécessité où se trouvait Jousserandot de remettre à Barrelier ses économies, puisque celui-ci quitta l’armée en avril 1816 pour s’installer à Sainte-Agnès où il mourut en 1830. L’heure des bilans avait sonné après un quart de siècle de révolution et de guerre.
VI. Le grand âge et le souvenir
31À la fin de sa vie, Pierre-Étienne Jousserandot tint un carnet, une sorte de livre de raison dont malheureusement cinq pages ont été coupées au début et six vers la fin. Il y a eu censure et on peut le regretter. On y trouve quelques essais de recherche généalogique sur la famille « des Jousserandot dit “Jacques” [qui] sort de Genève dans le temps de la révolution qui arriva sous François de Salle, seigneur d’Annecy » ; la copie du certificat de mariage de son père et son propre certificat de baptême dressé par le curé Ratte en 1745 ; la transaction avec ses enfants en 1816 ; l’engagement d’une servante.
32Pour l’essentiel, ce carnet est celui d’un bon ménager soucieux de transmettre des conseils à ses enfants. Il faudra entreprendre quelques travaux dans la maison, veiller aux chenaux du voisin qui débordent sur le toit, aux particuliers qui déversent du fumier contre le four. Quelques points sont récurrents : il faudra encore et toujours défendre l’héritage contre les « anticipations » des voisins, c’est-à-dire planter des bornes, délimiter par des « laves »12, échanger des parcelles très petites, empêcher un ruisseau mitoyen de divaguer grâce à un muret. Les seules façons culturales évoquées concernent l’utilisation du maltras (fumier), des boues des fossés et l’irrigation des prés de fauche. Ces annotations rappellent les problèmes agricoles à cette époque, caractérisés par des rendements qui ne progressaient guère, faute d’engrais pour les terres et de fourrage pour les animaux. Le machinisme, les engrais artificiels, l’expansion d’un marché encore très local n’étaient même pas envisagés à Macornay en ce début du xixe siècle. Cela se fit plus tard, pour une part sous l’impulsion de la société d’émulation fondée dans ce but en 1817. Quant à la propriété foncière, pivot du fonctionnement de la société, notamment à travers le système des hypothèques, elle était défendue avec l’énergie la plus rigoureuse. On était encore plus près des physiocrates que d’Adam Smith.
33Passons sans transition aux considérations métaphysiques que nous avons relevées en plusieurs endroits dans les papiers de Pierre-Étienne Jousserandot, en premier lieu dans son carnet. Nous en retiendrons tout d’abord les épitaphes qu’il conçut pour ses défunts proches. Il y a celle de son oncle Claude-Étienne Jousserandot (1745-1827) qui, ancien franciscain, devenu curé constitutionnel des cordeliers à Lons-le-Saunier avait, le 14 juillet 1794, appelé la bénédiction divine sur l’auguste Convention. Peut-être l’oncle avait-il joué un rôle dans le dénouement de l’affaire des Plumets rouges, pour Pierre-Étienne. Les vers que le neveu plaça sur sa tombe seraient alors très justifiés :
Sur les cendres d’un bon parent,
Un neveu plaça cette pierre,
Sa mémoire lui sera chère,
Son cœur toujours reconnaissant.
34L’épitaphe qu’il formule pour son épouse est banale :
Ci gît Dame Jeanne-Baptiste Cordier
épouse en son vivant du sieur Pierre-
Étienne Jousserandot dit « Jacques de Macornay »,
née à Lons-le-Saunier le 3 mars 1753,
Sœur de la confrérie de la Croix
Décédée à Macornay le 18 mars 1817.
35Pour lui-même, il songe aux vers :
Ici j’ai été en cette scabreuse vallée
La mort m’a déposé, ici je serai.
36Une indication « Jousserandot propriétaire » très vraisemblablement Pierre-Étienne dans une liste de 74 membres des bons cousins charbonniers de la vente de la Parfaite Harmonie de Lons-le-Saunier, sous le maire Jobin, nous a donné par ailleurs, un aperçu de la sociabilité du personnage13. Une telle affiliation n’a rien d’étonnant lorsque l’on sait ce qu’étaient les bons cousins à cette date. On sait aussi que son petit-fils Louis-Étienne fut plus tard dignitaire de la vente mais nous n’avons rien trouvé sur les bons cousins dans ces papiers.
37Quelle fut enfin l’attitude de Pierre-Étienne Jousserandot dans son grand âge à l’égard de l’Église catholique ? La réponse est ambivalente et l’on observe chez lui, comme toujours, un intérêt appuyé pour les aspects matériels de la religion. Il y a dans le carnet deux vers recopiés de la Henriade de « Volletaire » (sic) :
Les prêtres ne sont pas ce qu’un vain peuple pense
Notre crédulité fait toute leur créance.
38Il y a aussi sur deux pages un long récolement, un peu ahurissant par sa complexité, des tarifs des messes, d’enterrements, de luminaire, etc. pratiqués vers 1830 dans l’évêché de Saint-Claude. Ces thèmes témoigneraient d’un anticléricalisme très habituel. Pourtant en 1823, lors de la vague d’intégrisme catholique et de légitimisme doloriste qui suivit l’assassinat du duc de Berry en février 1820, Pierre-Étienne Jousserandot eut un geste remarquable. De l’époque où il avait été propriétaire de Montciel, il avait conservé « une petite boîte de plomb incrustée dans l’autel de l’ermitage contenant des reliques et un morceau de parchemin daté de 1633 proposant des indulgences ». La nature des reliques n’est pas précisée mais à l’évidence il s’agissait du reliquaire de fondation de l’ermitage, voire d’un pèlerinage, comme il y en eut en Franche-Comté lors de la Contre-Réforme au début du xviie siècle. Or le curé Maurice, de Macornay, apprend avec ravissement que Pierre-Étienne Jousserandot projette de déposer ce trésor, modeste, semble-t-il, en l’église du village « où les reliques seraient toujours respectées ». Nous sommes en effet à l’époque de la loi sur le sacrilège qui fit tant de bruit. Le curé Maurice prévient aussitôt Mgr de Chamon, évêque de Saint-Claude. Plusieurs mois passent en conciliabules sur l’authenticité des reliques qui entrent enfin dans l’église paroissiale lors de la grand-messe de Noël 1823. Un long procès-verbal dithyrambique signé des trois curés de Macornay, Moiron et Vernantois relate cette translation mémorable qui avait frôlé le miracle.
39Les derniers jours de Pierre-Étienne Jousserandot sont d’une tristesse banale. En février 1835, peu de temps avant sa mort, il adresse une lettre amère à son fils, probablement le médecin. Non content de lui être redevable depuis plusieurs années de sa pension, ce dernier trouve toujours des occupations pour ne pas venir le voir, laissant son père « dans l’oubli et même dans le besoin ». Pierre-Étienne menace son fils « d’employer une autre marche pour [se] faire payer, car je n’aurais jamais pensé être obligé d’en venir à ce point où je me trouve avec vous ».
*
40Les papiers de Pierre-Étienne Jousserandot témoignent d’une vie au cours d’un siècle qui s’est considéré, selon l’expression du philosophe Alain Badiou comme « le siècle de la discontinuité ». Ce fut assurément le cas en Franche-Comté sur le plan politique, culturel et social, beaucoup moins sur celui des évolutions techniques et économiques ou même sur celui de la sociabilité (les bons cousins, par exemple) ou du sentiment religieux (la déchristianisation y fut peu sensible). Grâce à la galerie de personnages de la famille Jousserandot, de l’oncle curé constitutionnel au neveu marchand et ancien plumet rouge, au fils médecin et au petit-fils exilé de 1851 et préfet de la Troisième République, nous avons suivi une lignée républicaine, certainement modérée devant les événements, mais promise, dans le long terme, à un grand avenir.
Notes de bas de page
1 Effectué aux archives départementales du Jura par Jean-Louis Vauchez, archiviste.
2 Discours de M. Jousserandot, médecin de l’Hôtel-Dieu, à l’occasion de l’érection du monument Bichat (Mémoires de la Société d’émulation du Jura, 1835-1839.
3 Louis-Étienne Jousserandot eut une sœur, Émilie, qui épousa Louis Trouillot, propriétaire à Revigny. Louis-Étienne épousa Alexandrine Benoît dite Adèle de Passy. Le couple fut sans enfants.
4 Les papiers Garoz ne permettent guère de camper un personnage, mais seraient utiles aux chercheurs qui s’intéresseraient à l’évolution des patrimoines familiaux à Lons-le-Saunier de la fin de l’Ancien Régime jusqu’au milieu du xixe siècle et à l’histoire des forêts proches de la ville, lesquelles tenaient une grande place dans l’économie locale avant l’arrivée du chemin de fer ainsi que dans les fortunes des notables depuis la vente des biens nationaux.
5 Roche Max et Vernus Michel, Dictionnaire biographique du département du Jura, op. cit. Jean-Claude Cordier (1766-1834) fut capitaine de cavalerie, administrateur municipal de Lons-le-Saunier pendant la Révolution et commissaire de police vers 1830. Il était le père de Jean-Désiré Cordier (1799-1873) avocat puis procureur du roi, président du tribunal civil de Lons et enfin conseiller à la cour impériale de Besançon. Il était apparenté à Louis-Joseph Cordier (1795-1849) polytechnicien, éminent ingénieur des routes, ponts et canaux, député de la gauche dynastique sous la monarchie de Juillet, puis républicain sous la Deuxième République.
6 L’histoire de ce prieuré de l’abbaye de Saint-Claude, depuis longtemps disparu (en 1791) a été retracée par Hours Henri, 1984, « Le prieuré de La Madeleine-des-Bois », Travaux 1983-1984 de la Société d’émulation du Jura, p. 423-438.
7 Composition du potager : 71 pieds d’artichauts, 38 pieds de melon, asperges, blettes blanches, choux. Une plainte fut déposée.
8 Société d’émulation du Jura, 1994, Le Jura contre Paris, le mouvement fédéraliste jurassien de 1793, actes de la table ronde du 3 avril 1993, Lons-le-Saunier, Société d’émulation du Jura, p. 120, n. 5.
9 La signature de Gerrier, ex-huissier royal, apparaît plusieurs fois en bas d’actes concernant des procès intentés par Pierre-Étienne Jousserandot. Nous avons relevé aussi celle de Christin, homme de loi à Saint-Claude, le correspondant de Voltaire.
10 Pour tout ce qui concerne les événements très complexes du printemps et de l’été 1793, puis la répression et leur interprétation, nous renvoyons à l’ouvrage collectif, Société d’émulation du Jura, Le Jura contre Paris, op. cit.
11 Peut-être s’agit-il de Pierre Roussel, médecin connu par ses écrits sur le saphisme et habitué du salon de Mme Hélvétius à Auteuil en même temps que Cabanis et Condorcet ou d’un autre docteur Roussel qui fut le père du docteur Théophile Roussel (1816-1903), médecin et homme politique républicain sous la Deuxième et la Troisième République, initiateur de plusieurs lois pour la protection de l’enfance. Le docteur Pinel est le célèbre aliéniste.
12 Laves ou leusses : grandes pierres plates dressées délimitant une parcelle, fréquentes dans la région.
13 Gand Marie-Thérèse 2005, Jean-François et Alphonse Tamisier, deux destins singuliers, Lons-le-Saunier, s. n., p. 195. Sur les bons cousins, nous renvoyons à notre ouvrage : Merlin Pierre, 2005, Bons cousins charbonniers, autour d’un catéchisme de la société secrète, sociabilité, symbolique, politique, Nancray, Éd. de Folklore comtois.
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