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Le coup d’État du 2 décembre 1851 dans le Jura
p. 77-102
Texte intégral
1Le coup d’État du 2 décembre 1851 fut l’aboutissement d’une longue crise politique de la Deuxième République. Avec une audace et une confiance en son étoile qui étonnèrent les contemporains, le prince Louis-Napoléon Bonaparte, élu président de la République le 10 décembre 1848, saisit les chances d’un rétablissement de l’Empire que lui offrait la conjoncture politique très instable. La mémoire des républicains en resta longtemps marquée.
I. Un coup d’État annoncé
2L’approche du coup d’État était déjà perceptible à travers la « compression » de toutes les activités d’opposition politique qui se renforce après la promulgation de l’arrêté du 21 août 1851 interdisant les sociétés secrètes, en fait toute manifestation populaire à caractère politique.
1. Être renseigné
3La conduite de la répression passait d’abord par le développement du renseignement à propos des organisations républicaines : localisation, listes des responsables, effectifs, liaisons, armement disponible, divisions internes, moral, combativité… Les papiers de la préfecture fourmillent de cette activité de renseignement poussée jusqu’à l’obsession.
4Nous retiendrons, en premier lieu, l’emploi de mouchards et de provocateurs. En janvier 1850, par exemple, Hugues Sentenac, « un agent de propagande qui s’est signalé par ses propos séditieux envers la religion, la propriété et le gouvernement, qui se dit tantôt ancien militaire, tantôt ex-prêtre »1 est arrêté à Saint-Claude pour vagabondage. Trois médecins de cette ville le déclarent aliéné mental. À Orgelet, il s’enfuit mais est rattrapé. Son transfert de Dole à Lons sous la conduite de deux gendarmes et de huit artilleurs cause à Poligny une agitation jugée scandaleuse par le sous-préfet qui se plaint de ne pas avoir été prévenu. Le sieur Clément, « démagogue très connu », s’est en effet présenté au dépôt de sûreté et a demandé si Sentenac était arrivé ; d’autres démagogues ont organisé en sa faveur une collecte qui a été saisie ; son passage enfin a été ponctué de « chansons séditieuses, des cris les plus anarchiques et les plus dépravés contre l’ordre ».
5Or, à la prison de Lons, Sentenac adresse des billets délirants au préfet : « homme de bien, je suis indigent. J’ai aussi un grand besoin de vous voir. Venez demain soir ». Le préfet lui rend effectivement visite plusieurs fois. C’est le commissaire de police de Lons qui se donne le malin plaisir de faire savoir au préfet qu’on ne l’ignore pas en ville2.
6En décembre 1850, Sentenac est toujours à Lons, bien que le ministre de l’Intérieur ait observé qu’il devrait être transféré à la prison spéciale de Belle-Île où sont réunis les condamnés politiques à plus d’un an : « je ne saurais, M. le préfet, partager votre confiance. Il faut d’abord le juger, on verra après ».
7Mais Sentenac « parfaitement nourri grâce au préfet » a donné des noms : une liste de huit militaires de Lyon, membres de la Société des droits de l’homme, une autre de quarante-sept républicains du Jura qui n’apprenait certainement pas grand-chose aux autorités mais qui fut à l’origine de perquisitions chez les intéressés, ainsi qu’au Café des Salines à Montmorot et à l’Hôtel du Commerce à Salins. Sentenac ne fut transféré à Belle-Île que sur ordre du ministre daté du 18 juillet 1851 qu’en septembre après un détour par Lodève où l’on avait besoin de son témoignage. On le voit, une très grande latitude était laissée au préfet dans la conduite de la répression.
8À partir de l’été 1851, le recours aux agents secrets se développe encore. Le sous-préfet de Poligny demandait depuis longtemps que pour « aider au recensement des chefs du désordre, il serait nécessaire d’avoir à Arbois un agent secret » et ailleurs : « les correspondances ont lieu dans l’arrondissement, mais oralement. Il serait important d’avoir un agent secret »3. En septembre, le sous-préfet rapporte que les « membres de la Société de Poligny se croient dénoncés par un nommé Champreux qui a effectivement offert leurs noms à la justice […] ; le troupeau est effrayé. Un paquet d’imprimés est tombé entre mes mains en raison de la dénonciation de Champreux. Bergère lui-même se tient sur la réserve, ce qui est du reste dans son caractère »4.
9Détail décisif : le préfet annonce aux sous-préfets qu’il dispose désormais de fonds pour frais de police secrète (100 F par mois, plus 30 F pour chacune des surveillances de sociétés secrètes)5. L’État reste économe !
10Il est à noter que toute personne qui voyage, quelle qu’en soit la raison, et même tout individu en contact avec des voyageurs, est surveillé. À Arbois, à Salins, à Cousance, les maîtres d’hôtel sont suspectés, de même que les maîtres de poste, souvent républicains, il est vrai6. À Salins, le postillon François Breton, de la poste aux chevaux, l’est aussi et c’est bien lui, en effet, qui lors du coup d’État a donné l’alarme dans les communes voisines, lorsque les magistrats de la Cour sont descendus à l’hôtel des Messageries. À Lons, l’aubergiste Bailly, « grand ami de la Société Barbier, Jousserandot et Cie » écope d’un procès-verbal parce qu’il ne tient pas son registre des voyageurs.
11Les employés de la poste sont également filés. En septembre 1850, une embuscade est tendue à deux facteurs de Salins qui assuraient la liaison entre les « démagogues » de Salins et ceux de Besançon7. Le fils du directeur des postes de Salins, surnuméraire à Mont-sous-Vaudrey, est également surveillé. Le médecin Gindre, de Crançot, a demandé un passeport pour Paris afin d’y passer son doctorat selon certains, pour y présenter un système de sténographie selon d’autres, mais les sbires perdent sa trace dans la grande ville.
12Plus modestement, un journalier, Pierre-Louis Bourgeois, est « connu pour courir comme un cheval » afin d’alerter les gens de Champagne-sur-Loue. Pour les mêmes raisons, les passages du voiturier Saillard « avec quatre chevaux comtois chargés de quatorze tonneaux de fromages et deux caisses de quincaillerie » n’échappent pas aux policiers8. Il s’agit, bien sûr, de l’un de ces fameux rouliers du Grandvaux qui étaient très nombreux et allaient fort loin. « Le roulage emploie beaucoup de ces petites voitures à un seul cheval9 que l’on rencontre sur toutes les routes de France », indique un sous-préfet.
13Il est presque superflu d’évoquer la surveillance des colporteurs et des représentants de commerce que l’on soupçonnait de diffuser des caricatures et des écrits séditieux10. On signale même un pauvre bougre comme François Lauraux, de Salins, 58 ans, « revendeur sans fortune, dangereux en ce qu’il exerce une influence sur les marchés ». Les coquetiers qui vont de village en village pour acheter des œufs pratiqueraient aussi la contrebande de poudre et diffuseraient des textes interdits11. Les liaisons avec l’étranger – ici avec Genève – sont l’objet des plus vigilantes sollicitudes. Sentenac fait savoir que « les correspondances avec les réfugiés français en Suisse ou à Londres se font soit en signes au moyen de chiffres ou de lettres disposés dans un certain ordre et […] convenus d’avance ».
14En décembre 1850, le commissaire de Lons expose au préfet tout un programme répressif.
Premier moyen : pourchasser tous les propagandistes qui viennent des pays étrangers sous toutes les formes, soit comme commis voyageurs, soit comme ouvriers, soit comme malheureux… Il n’y a qu’à être d’une sévérité excessive sur les passeports et surtout à l’égard des étrangers qui viennent de la Suisse et de l’Italie. Deuxième moyen : annihiler la propagande par les idées en forçant les libraires du département à donner […] l’énumération de tous les ouvrages économiques et socialistes qui sont dans les boutiques […], visiter souvent les cafés, auberges, cabarets littéraires, lieux où on lit souvent des ouvrages scandaleux, des brochures et des journaux anarchiques envoyés secrètement par contrebande ou indirectement par des voyageurs venant de Paris. La propagande par les idées empoisonne les esprits et le cœur et ferait réussir de nouveau le parti anarchique aux élections de 185212.
15Les étrangers n’ont qu’à bien se tenir car les réfugiés politiques doivent être reconduits. De toute façon, ils ne sont pas rassurés, même s’ils ne s’occupent pas de politique. À Villers-Farlay, par exemple, deux fromagers fribourgeois disparaissent dès l’annonce du coup d’État13. À Lons, le sieur Bornet est inquiet parce qu’il est Suisse d’origine par son père, ancien soldat de l’Empire qui aurait émigré en Suisse à l’arrivée des Bourbons. Il l’est d’autant plus qu’il est agent de remplacement militaire, profession frappée, selon ses propres dires, d’une « espèce de réprobation »14. On signale aussi à Lons les méfaits « d’une vilaine engeance de Savoyards »15. À Dole, en revanche, l’autorité constate avec satisfaction « l’apolitisme complet des ouvriers piémontais des carrières. Et pourtant, il s’en passait des choses dans ces carrières ! Mais il est vraisemblable que l’obstacle de la langue soit une explication suffisante.
2. Désarmer
16Ôter à l’ennemi toute possibilité de soulèvement ou de résistance armés est un réflexe élémentaire dans cette atmosphère de guerre civile. Quelques individus chez les « rouges » se sont livrés effectivement à la fabrication et au trafic de poudre au moment du coup d’État. À Salins, le pharmacien Debrand a fabriqué du fulmi-coton16. À Sellières, Charles Vuillermoz est arrêté pour cette raison17. À Poligny, des individus préparaient de la poudre sous couvert de faire du réglisse ; il y eut une explosion18. Au lendemain du 2 décembre une perquisition dans le faubourg de Mouthier permit de découvrir un homme alité dans des draps ensanglantés, la main arrachée. Mais il est peu probable que tous les trafics de poudre aient eu pour but l’insurrection tant redoutée. La vente de poudre de chasse était en effet contingentée grâce à des bons délivrés par les mairies19.
17À une époque où il y avait tant d’enragés chasseurs, le commissaire de Lons rapportait au préfet en mars 1851 que toutes les classes de la société favorisent la contrebande. […] Gris, bleus, blancs, rouges, sans avoir besoin de se donner le mot, s’entendent pour annihiler tous les efforts […]. Il faut aller en Suisse dans les cantons de Berne et de Vaud qui sont des foyers de contrebande et de propagande révolutionnaire […]. Vous me donnez un passeport pour l’étranger et un congé de 10 jours sous un nom supposé […], je suis certain de découvrir le pot aux roses. Je me ferai aider d’un camarade ferblantier de profession, dans le besoin, en attendant qu’il ait trouvé de l’ouvrage […] pas sot, enfant de Paris. Je me mettrai à la piste de Mazzini20.
18La Suisse. Le grand mot est lâché par lequel l’administration s’intoxique aisément. On pensait que chaque citoyen suisse étant soldat, cela pouvait alimenter le trafic. En octobre 1850, le préfet avait appris que 3 700 kg de poudre sur quatre voitures seraient entrés à Mouthe à destination de Rouen pour le parti anarchique. L’informateur est François-Fidèle Ardiet « propriétaire » à Cerniébaud, en fait « ouvrier », c’est-à-dire paysan sans terre et surtout contrebandier21. Une curieuse correspondance s’engage entre Ardiet et le préfet de Vincent, d’abord par l’intermédiaire du maire de Nozeroy, puis directement : « j’ariveré près de vous le soire affin que nous ayons le temps de nous parlé ». Le bonhomme apporte force précisions sur le passage de la frontière, sur l’acheminement de « la » poudre. On suppose aussi qu’elle serait cachée dans des chariots au milieu des fromages ou mêlée à de l’avoine22. Tout au long de la frontière les forces sont mobilisées. Le maire de Nozeroy fait savoir que « tous les coins et recoins ont été sondés. Rien. Il faut de minutieuses explorations sur toutes les penthières, vérifier avec soin les rochers car il a été rapporté que les fraudeurs descendent les ballots avec des cordes »23. Toujours rien. Il semble bien que ce trafic n’ait été qu’un mythe. Ardiet garde cependant la confiance du préfet : « il ne faut pas que notre homme soit brûlé. Je lui ai remis une indemnité de 40 F »24. Après coup, comme toujours, Ardiet rapporte sur une « conférence » qui aurait réuni à Mouthe des « ouvriers » venus de communes aussi éloignées que Morteau, Levier, Conliège, Orgelet et Pontarlier : « il faudrait écrire du papier comme un almanach pour vous dire ce qui si et dit » et au maire de Nozeroy : « vous conserveré le secret de ce que je vous dit par ce que si le cas était connu je serai exposé d’avoir la geulle cassée ».
19Ardiet est plus intéressant lorsqu’il sort de son rôle et se plaint des « omnipotences » qui règnent sur le plateau de Nozeroy, du « pouvoir arbitraire et préjudiciable à la classe ouvrière par l’administration des fruits communs principalement l’affouage. Les forêts qui sont au pouvoir des conseils sont presque toutes détruites ». Il dénonce les batteuses à eau et au manège qui « coupe[nt] les bras aux ouvriers » si bien que leurs enfants « émigrent et se jette[nt] dans la contrebande ».
20Ardiet donne même des conseils au préfet : il faut « louer du bien commun pour occuper les ouvriers […], on prépare la révolte […], les rouges ne parlent que de la guillotine ». Il désigne deux maires du voisinage qui « sèment journellement le socialisme […] ; s’il y en avait deux comme ceux-là par canton notre département serait boulversé dans quinze jours ». Il profite de son crédit pour solliciter du préfet la rétrocession d’une amende de 325,50 F qui lui avait été infligée lors de l’occupation des communaux en 1848, car il avait été lui-même un « rouge forcené ». Il intercède aussi en faveur d’un candidat instituteur refusé par le maire.
21Mais Ardiet n’oublie pas son rôle d’espion : « il y a bien des Français en Suisse qui sont pires que l’Antéchrist ». Aussi obtient-il un faux passeport et une commission qui le mènent jusque dans le canton d’Argovie. En 1852 encore, Ardiet se rappelle au bon souvenir de M. de Vincent, nommé au Conseil d’État.
22La vigilance de l’Administration s’exerce, bien sûr, tout particulièrement à propos des munitions et des armes. Il est peu de perquisitions qui n’apportent leur moisson de fusils, de sabres, de balles, de chevrotines et de moules à balles. Certains prétendent qu’ils ont fondu ces balles pour le tir à la cible, leur passe-temps favori, mais si les balles sont brillantes, c’est-à-dire récemment fondues avec de la vaisselle d’étain, et si l’on trouve chez eux un sabre fraîchement aiguisé, ils sont d’autant plus suspects.
23On est étonné par l’abondance des armes dans toutes les classes sociales. Il s’agissait d’armes de chasse, de protection25 et aussi d’armes de guerre, bien que ces dernières dussent être livrées. Les fusils de guerre étaient généralement de vieux souvenirs des guerres napoléoniennes ou des armes en mauvais état de la Garde nationale et des pompiers qui avaient échappé aux divers recensements et enlèvements. En juin 1851, le sous-préfet de Poligny annonce la récupération de 816 fusils26, ce qui n’alla pas sans résistance. Il prend en outre la précaution de transférer à Besançon des fusils en dépôt à la mairie de Poligny ainsi que la poudre du magasin d’Arbois. Une inquiétude perce aussi fréquemment à l’encontre des forgerons de village. Ne pouvaient-ils aiguiser les sabres et forger des piques ? D’autant plus que les forgerons étaient nombreux et virulents parmi les rouges. La forge réunit les fantasmes liés au fer, au feu et au sang. Au printemps 1851, le commissaire de Lons entreprend de relever les livrets de tous les ouvriers métallurgistes, taillandiers et chaudronniers27.
24Ce luxe de précaution correspondait-il vraiment à la préparation d’une insurrection imminente des rouges ? Le coup d’État n’a-t-il pas en même temps été présenté comme « l’acte providentiel, la mesure de salut public faite pour soulager les cœurs de l’anxiété occasionnée par la prévision de 1852 »28 ?
25On le voit, le parti du président n’était pas à une contradiction près, puisqu’il brandissait à la fois le spectre de la subversion et reconnaissait le légalisme des républicains tout à leurs espoirs pour 1852.
26Un état d’alerte avait certes été mis en place chez les républicains de la région de Poligny au cours de l’été 1851. Une consigne de recensement des fusils avait même été diffusée parmi les ventes de la Bresse29 mais il n’y a jamais eu de plan général d’insurrection. S’il devait y avoir une mobilisation armée, ce devait être en réponse à la violation de la Constitution et pour sa défense. La légitimité n’était pas du côté du président.
3. Anéantir la presse démocratique
27À la fin de 1851, la destruction de la presse républicaine, même la plus modérée, était presque achevée en Franche-Comté, cela à coups de procès conduits avec un acharnement, une mauvaise foi et souvent un mépris de la loi sans pareils30.
28La Démocratie jurassienne éditée à Salins avait disparu en juillet 1850. Son gérant, le médecin Lupicin Paget avait été condamné à un total de 6 500 F d’amendes, quatre ans et six mois de prison.
29Au moment du coup d’État, il ne restait que La Tribune de l’Est bihebdomadaire éditée à Lons. Marcel Vogne met en relief l’extrême précarité de cette feuille mais aussi sa capacité de résistance qui s’appuyait sur des « dévouements nombreux et inlassables ». Cet auteur précise :
Le tirage augmentait lentement […] le succès de La Tribune, à l’automne 1851 sans être bien grand sans doute, était suffisant pour qu’on n’hésitât plus à lui donner l’éclat de la publicité d’un procès31.
30La Tribune était devenue, toujours selon Marcel Vogne « beaucoup plus modérée, presque incolore parfois ; on sent une volonté délibérée de ne pas donner prise aux poursuites du parquet »32.
31Nous pensons, pour notre part, que cette évidente nécessité n’était pas seule en cause. Il faut tenir compte de l’évolution des responsables républicains du Jura. À la fin de 1851, les chefs républicains sur le terrain étaient des démocrates avancés mais avant tout légalistes, nullement « anarchistes », même pas socialistes33. Gardons-nous cependant de sous-estimer le rôle de la presse locale, régionale voire nationale dans la diffusion des idées républicaines. Il fut considérable. Le parti de l’Ordre ne s’y trompa jamais ; il s’acharna sur les abonnés, les souscripteurs, les diffuseurs et même les simples lecteurs. La mention : « tirait ses opinions des journaux incendiaires qu’il lisait » se retrouve dans d’innombrables dossiers de la répression.
32Par ailleurs, c’est effectivement du petit état-major de La Tribune qu’est venu le signal de l’action : le journaliste gérant Henri Barbier, le Dr Poux, colonel de la Garde nationale, adjoint au maire de Lons, les avocats Jousserandot, Romuald Vuillermoz, Gorin, en liaison avec W. Gagneur et les républicains de Poligny. Nous avons eu déjà l’occasion de présenter ce groupe dont étaient exclus des républicains socialisants comme Sommier et Richardet34 ou pour d’autres raisons Robert, de Dole, Jules Grévy et Tamisier35.
4. Mettre en place des forces sûres
33L’armée apparaît peu à travers notre documentation. Elle a ses casernements à Lons avec environ 400 hommes36, à Dole et surtout dans les forts de Salins où stationnent environ un millier d’hommes. À côté de ces effectifs certainement très fluctuants, des détachements réduits parfois à quelques hommes se déplacent d’une garnison à l’autre. Quelques tentatives de propagande eurent lieu à Salins mais elles furent vite jugulées. En mai 1851, des soldats en partance pour l’Algérie ont manifesté à Salins, ce qui fut considéré comme une mutinerie par le conseil de guerre à Besançon qui prononça le 14 août, cinq condamnations à mort et cinq peines de prison de deux ans à neuf mois37. L’armée ne se mêla pas de répression avant le 2 décembre. Il est certain qu’à l’automne 1851 le pouvoir présidentiel tient l’armée solidement en main. Le commandement obéit certes d’abord à ses supérieurs et reste peu enclin à répondre aux demandes du préfet, surtout s’il s’agit de disperser des troupes là où il n’y a pas de casernement, à Poligny par exemple, mais l’armée prêta son concours sans rechigner au moment du coup d’État.
34La gendarmerie est en toute occasion le plus sûr instrument de contrôle de la population. Aussi le préfet célèbre-t-il « l’ancienne susceptibilité et la moralité proverbiale » de ce corps et le sous-préfet de Poligny demande-t-il instamment la création de brigades dans les cantons où il en manque encore, à Nozeroy ou à Villers-Farlay par exemple. La gendarmerie joua le premier rôle38 parmi les forces de l’ordre mais elle ne pouvait suffire à tout. Par exemple, en juin 1851, après une réunion en pleine campagne à l’Oratoire, entre Arbois et Salins qui avait rassemblé environ 400 militants et plusieurs chefs républicains, le sous-préfet constate une certaine inefficacité de la gendarmerie. Selon lui, « la surveillance des gardes forestiers serait plus efficace mais c’est plutôt dans les bois communaux que dans les forêts domaniales qu’ont lieu ces réunions. Par peur ou connivence les Maires, si toutefois ils le font, ne m’avertissent que tardivement »39.
35Au moment du coup d’État, les autorités mobilisèrent donc tout porteur de képi, même les gardes forestiers et les douaniers40. En revanche, la Garde nationale qui était désorganisée et peu sûre fut laissée en sommeil. Une société de défense mutuelle avait été par ailleurs créée à Lons, avec à sa tête des notables de la ville : Ragmey, adjoint au maire, Guy, Renaud. Elle comptait 155 hommes organisés rue par rue. Une compagnie de 400 hommes et des brigades dans les bourgades des alentours étaient prévues. Un plan intéressant de Lons, non daté, et confidentiel, disposait compagnies, postes et sentinelles à tous les points stratégiques de la petite ville, mais cette milice du parti de l’Ordre n’eut pas à intervenir41.
36Nous avons déjà décrit l’épuration et la mise au pas de tous les personnels subalternes de l’État, jusqu’aux facteurs et aux gardes champêtres ; la répression des instituteurs présentant des caractères particuliers qui justifieraient un chapitre à part. Attachons-nous encore à deux agents de la répression : le juge de paix et le commissaire de police.
37L’administration ne pouvait s’appuyer qu’assez inégalement sur les juges de paix. Celui de Sellières passait pour une sorte de « jésuite rouge ». À Poligny, le juge de paix resta volontairement inactif lors des événements des 3 et 4 décembre et démissionna. En revanche, celui de Montbarrey, Chavelet de Raze, fit preuve d’activisme42 et plus encore le juge Roger à Dole. En violation du principe d’indépendance du pouvoir judiciaire, le préfet n’hésitait pas à utiliser ces magistrats comme de vulgaires agents politiques, par exemple, lors de la campagne bonapartiste en faveur de la révision de la Constitution, car beaucoup de maires s’étaient récusés ou faisaient la sourde oreille43.
38Les commissaires de police, en principe un par canton, étaient assistés de nombreux agents mais semblaient avoir des capacités très variables. Celui d’Arbois n’a pas la confiance du sous-préfet car il est originaire de la localité et ancien coiffeur. Celui de Lons semble, en revanche, avoir des rapports très directs avec le préfet : « j’ai visité toutes les maisons de tolérance de Lons-le Saunier. La maison Carrie ressemble aux maisons de tolérance de la rue Vilvot à Paris […] j’ai suivi le conseil de M. le préfet ; j’ai mis la division parmi les agents de police, ils sont à présent ennemis les uns des autres, ce qui a achevé d’y mettre un comble ce sont les gratifications (que certains ont obtenues et d’autres pas) »44.
39Nous avons rencontré plusieurs fois sous la plume de la haute administration, particulièrement sous celle du sous-préfet Jarry-Paillet, cette méfiance mêlée de peur à l’égard des employés subalternes. On peut y voir l’effet de la crise sociale et politique dans une société où prédominaient des conceptions hiérarchisées et autoritaires des rapports individuels45.
II. Les républicains face au coup d’État
40Dès 1848, le spectre du coup d’État se dressait auprès du berceau de la jeune République. C’est pour le conjurer que Jules Grévy s’était prononcé contre l’élection du président au suffrage universel direct dans une intervention célèbre à l’Assemblée constituante. Les rumeurs de coup d’État furent par la suite à peu près permanentes. Dans une lettre au préfet du 2 février 1849, le pharmacien Bergère, encore sous-commissaire à Poligny, faisait sa profession de foi : « Républicain de cœur et d’âme […] les républicains ne veulent plus d’émeute. Ils ne se lèveraient que le jour où l’on porterait une main insensée sur la Constitution »46. En réalité, les opinions restèrent très partagées jusqu’à la fin sur l’éventualité d’un coup d’État.
41Une étude des forces politiques serait utile mais dépasserait la cadre de notre recherche puisque nous nous limitons ici à l’évolution du « parti » républicain. Signalons seulement deux moments significatifs de ces luttes politiques : d’une part, les campagnes de pétitions en 1850 et 1851 qui montrent que le parti du président ne s’imposait pas d’emblée dans notre région ; d’autre part, l’élection du conseiller général de Salins en juillet 1851, qui mit sur orbite politique le candidat de la préfecture, le fameux affairiste et promoteur de stations thermales Grimaldi, directeur des Salines47.
42La préparation de ce scrutin est très caractéristique du trouble de l’époque : le phalanstérien Maubert et le démocrate avancé Bonvalot48 sont écartés d’emblée ; le légitimiste Léon de Perrey qui ne peut guère compter sur le vote conservateur des paysans du plateau se retire devant Grimaldi tout en faisant un appel détourné au maire Babey ; ce dernier hésite quelque peu malgré – et peut-être à cause – de ses solides convictions républicaines. Enfin, à l’arrière-plan, il y a les conditions locales, c’est-à-dire le déclin déjà sensible de Salins et l’arrivée d’un homme providentiel qui promet le chemin de fer. Tout le Second Empire est déjà à Salins avant même le coup d’État !
43À la mi-novembre, l’imminence du coup d’État n’est plus douteuse. Dans l’une de ses rares correspondances avec La Tribune datée du 14 novembre, Sommier en décrit les signes avant-coureurs et s’en prend aux « hommes du passé auxquels le peuple s’est livré et a livré la République » puis conclut qu’il y a « quelque chose de plus fort que la force, c’est le Droit »49. L’éditorial de La Tribune du 15 novembre montre la « guerre civile » menaçante. Une circulaire confidentielle du ministre de l’Intérieur du 24 novembre annonce le prochain mouvement insurrectionnel des rouges50. Le mécanisme est en place qui déclenche la mobilisation de tous les agents de l’État.
1. Le soulèvement républicain à Lons et à Poligny
44La nouvelle du coup d’État fut reçue en préfecture au début de l’après-midi du mardi 2 décembre 1851 par le doyen du conseil de préfecture, le préfet étant absent51. Elle resta ignorée de la population jusqu’au lendemain matin, lorsque furent placardées les affiches officielles. La nouvelle alla bon train dans toutes les conversations.
45Dans la matinée, les locaux de La Tribune sont le siège de réunions fébriles des républicains. Un manifeste est mis aussitôt sous presse mais il n’en sort qu’une centaine d’exemplaires qui sont emportés vers les villages voisins car vers 4 heures de l’après-midi le commissaire de police fait irruption et met les locaux sous scellés52. Au cours de ces heures dramatiques c’est bien le principal réseau républicain qui se dessine, le seul qui fût quelque peu organisé dans le Jura.
46Des responsables partent aussitôt dans plusieurs directions. Le pharmacien Jean-Marie Piard gagne Clairvaux par de mauvais chemins. Au passage, il alerte des militants du plateau de Saint-Maur, à Pont-de-Poitte. Le jeune avocat Vuillermoz en fait autant à Orgelet. Billot part vers Villevieux et Bletterans. Henri Barbier emprunte un cheval et une carriole et se hâte vers Poligny. Au long de sa route, il alerte des responsables républicains. À 2 heures, il est à Sellières. En fin d’après-midi, une réunion houleuse a lieu à Poligny chez Gouillaud avec les chefs du parti démocratique : Henri Clerc, Bergère, Clément, Dorrival53. C’est là que fut retenu le plan d’action pour le lendemain, jeudi 4 décembre. Il s’agissait d’occuper en armes la préfecture de Lons-le-Saunier, la sous-préfecture de Poligny et les mairies, d’inviter les autorités à respecter l’article 68 de la Constitution54 et de le remplacer, si elles s’y refusaient. Vers 8 heures du soir, Henri Barbier revient vers Lons en passant par Bréry où résidait Wladimir Gagneur.
47On voit dans cette affaire que les rôles principaux furent joués par Barbier, Gagneur et Bergère. Il est peu probable cependant que les événements se soient déroulés de la même façon à Lons et à Poligny.
2. La marche sur Lons-le-Saunier
48Au milieu de cette longue nuit d’hiver, les républicains des cantons situés au nord de Lons : Sellières, Voiteur et aussi ceux d’Orgelet au sud, Bletterans à l’ouest se mirent en marche. Ils pouvaient espérer entraîner la foule des paysans qui se dirigeaient vers la ville à pied, en charrette ou poussant des animaux car c’était jour de foire. Peut-être espéraient-ils aussi pénétrer plus facilement en ville et se faire un rempart des carrioles en cas d’affrontement.
49Des émissaires ont parcouru les villages et frappé aux volets, tels Jeannin, l’ex-agent voyer d’Arlay, Bride et Jeandot, respectivement fermier et régisseur de Gagneur. On sonne le tocsin, parfois pendant quelques minutes seulement. À Plainoiseau, c’est Jourd’hui qui s’est emparé de la clé du clocher et qui a tiré les cordes ; à Voiteur, c’est un petit groupe d’une dizaine d’hommes. À mesure que le cortège se forme, on bat la générale sur la « caisse », c’est-à-dire le tambour. Henri Barbier et Wladimir Gagneur que plusieurs témoignages indiquent sans arme – en fait, ils ont des pistolets – se sont joints au groupe. On est surpris aujourd’hui par l’importance que prirent ces signaux sonores tout au long des interrogatoires des inculpés après le coup d’État55. Qui détenait les clés du clocher ? L’instituteur, la sœur du curé. Qui les a exigées ? Qui a tiré les cordes ? Qui détenait la caisse ? Le garde champêtre ? Qui a ordonné de battre la générale ? Henri Barbier.
50Certains hommes portent des fusils, parfois avec baïonnette, d’autres des fourches, des bâtons, des haches et même une hallebarde. À Plainoiseau où devait se faire le rassemblement on s’arrête quelques instants. Henri Barbier s’étonne qu’on soit si peu nombreux. W. Gagneur exige du maire que les fusils de la Garde nationale soient livrés. Des rasades d’alcool sont servies. À Lons, le commandant de gendarmerie a été prévenu dès 3 heures du matin de l’arrivée du groupe. En chemin la bande rencontre deux jeunes soldats venant de Mâcon qui rejoignent Salins ; on s’empare de leurs fusils. Plus loin, la voiture d’un messager est arrêtée ; Barbier se fait remettre le portefeuille des messages.
51Ces hommes qui chantent La Marseillaise et marchent à l’aube, peut-être vers la mort, à coup sûr avec le désespoir au cœur, combien sont-ils ? Dans son rapport semestriel56 au ministre de l’Intérieur, le préfet avance le nombre de 250 hommes dont 180 armés de fusils chargés, ce qui paraît exagéré. Immédiatement après les événements, le juge d’instruction Maximilien Guichard évaluait leur nombre entre 100 et 150 individus dont 60 venaient de Voiteur et 50 auraient été armés57, ce qui est vraisemblable.
52Point d’organisation dans cette équipée que beaucoup avaient désertée en cours de route. Chacun marchait animé de ses seules convictions et sans véritable chef. On sait aujourd’hui que W. Gagneur fut un tribun médiocre au cours de sa longue carrière parlementaire sous la Troisième République. On voit ici qu’il n’avait également rien d’un chef militaire58. Par la fermeté de ses opinions et son courage, par sa volonté d’unir les républicains59, par son rôle initiateur et vraisemblablement de principal bailleur de fonds de La Tribune, Wladimir Gagneur n’en fut pas moins une grande figure du républicanisme jurassien.
53La rencontre avec les forces de l’ordre eut lieu vers 9 heures à l’entrée de Lons, près de la Maison rouge et du puits de Chatrachat. Un rideau de troupes de ligne empêchait de pénétrer en ville. À la tête du groupe, Barbier qui portait une « casquette de république » aurait crié – ce qu’il nia – : « aux rangs ! en avant marche ! » et tous ces hommes se mirent en mouvement. Le capitaine commandant les troupes demanda à parlementer. Barbier s’est alors avancé et les deux hommes ont même plaisanté quelques instants. C’est à ce moment-là que surgit un peloton de gendarmes suivi du préfet60. Aussitôt, c’est la charge des forces de l’ordre et la débandade parmi les insurgés. Dix à quinze coups de feu sont tirés sans faire de victimes. Un insurgé, Gourdon, de Bréry, reçoit un coup de sabre à la tête, ce fut le seul blessé de cette rencontre. Les forces de l’ordre font 19 prisonniers, dont Barbier et Gagneur armés chacun d’un fusil double selon le gendarme qui les arrêta et reçut pour cela la médaille militaire, affirmation contredite par tous les témoignages.
54Les insurgés étaient des paysans, sauf deux d’entre eux, aubergistes à Sellières et officiers de la Garde nationale. Les armes abandonnées sont recueillies : onze fusils de guerre dont cinq chargés, des pistolets, des sabres, des fourches, des lances, une cognée. Quelques individus sont arrêtés dans la ferme voisine. L’un d’eux est découvert caché sous la paille. Il proteste qu’il n’est en rien un insurgé, qu’il allait à la foire s’acheter un pantalon. Un autre voulait acheter un veau.
55Les autres groupes qui étaient partis vers Lons ne purent faire leur jonction avec les insurgés. Ceux de Villevieux conduits par Larfeuillet ne vinrent pas jusqu’en ville. À Orgelet61, il y eut dans la nuit un rassemblement composé principalement de tanneurs. On délibéra si l’on visiterait les maisons des riches, si l’on arrêterait les gendarmes et les autorités mais ces idées furent écartées. Une dizaine d’individus seulement de la « pire espèce » selon le juge de paix, partirent en armes : le pharmacien Grandclément, Auguste Michaud « le Chasseur, Christophe Volant, cordonnier, Crolet dit « Tournaillous »… Des charrettes les ont dépassés dans la nuit. Mais comme tout était joué lorsqu’ils arrivèrent à Lons, ils cachèrent leurs armes chez l’aubergiste Richeratteau à Perrigny et rentrèrent chez eux. Le juge de paix écrit après les événements : Nos hommes de bien s’abordaient en souriant et s’adressaient de mutuelles félicitations : voilà le partage ! il était tem[p]s ! Mais d’autres disaient : on croyait faire bonne foire à Lons, mais elle n’a rien valu !
56Dans l’après-midi, il semble qu’il y ait eu un début de mouvement de foule à Lons. Un tuilier de Nance, Claude-Marie Bonnot, aurait appelé les gens de la campagne à délivrer les individus arrêtés le matin, mais tout rentra dans l’ordre. La population de la petite ville ne bougea pas.
3. L’insurrection de Poligny
57Elle eut une ampleur et un écho bien plus importants que les événements de Lons62. La nouvelle du coup d’État est connue à Poligny le 3 décembre vers 10 heures. Des groupes de plus en plus nombreux se forment dans la rue. Après le passage de Barbier, des émissaires se répandent vers la Bresse pour alerter le réseau des sociétés républicaines. Vers le soir, le curé de Montholier, Bélisaire Cornu, qui revenait du jubilé de Villers-les-Bois, a vu un porteur de nouvelles en blouse qui courait : c’était Bellaigue, le menuisier de Poligny. Une centaine d’hommes agités étaient rassemblés devant la maison Pillet, le capitaine de la Garde nationale, et chantaient La Marseillaise. « J’ai tiré à travers champs », conclut le curé.
58Vers une heure du matin, on a sonné le tocsin et battu la générale à Aumont, à Montholier, à Poligny. Des centaines d’hommes se mettent en route vers le chef-lieu de canton ; parmi eux d’assez nombreux gardes nationaux et des pompiers qui prétendirent plus tard devant les enquêteurs avoir cru à un incendie, mais nous savons combien l’esprit républicain prédominait dans ces deux corps. À Aumont, un enfant a crié : « Voilà les Bressans qui passent ! ». À Poligny, Bergère s’inquiétait et demandait « si les gens du bas-pays arrivaient ? ».
59Une certitude apparaît à travers les documents : Poligny fut occupé par les gens des campagnes venus plus précisément des communes bressanes du canton. Certains individus portaient à la boutonnière des rubans aux couleurs des bons cousins charbonniers63. C’est entre 400 et 500 hommes armés, en blouse, qui entrèrent à Poligny vers 3 heures du matin, en ordre, en ligne sur quatre rangs64. Il faudrait ajouter beaucoup d’insurgés non armés et, au moins dans les premières heures de la journée, une bonne partie de la population de Poligny, des jeunes65, des vignerons et des artisans venus plus ou moins en badauds mais qui prêtèrent volontiers main-forte. Les récits décrivent Poligny « encombré d’insurgés » et gardé à toutes les issues par des hommes en armes. Les gendarmes au nombre de trois seulement avaient pris la fuite vers Arbois, laissant leur famille à la gendarmerie.
60Immédiatement les insurgés mettent en place « une administration à leur manière », annoncée par une affiche signée de Bergère, sous-préfet provisoire, Lamy, un avocat qui s’était mêlé de politique comme maire et Dorrival, commandant de la Garde républicaine. On remarquera l’accent mis dans cette proclamation sur la défense de la Constitution, le respect de la propriété et l’absence de l’adjectif « social ». Cela est bien dans la ligne dominante du républicanisme jurassien. Rien qui soit démagogique, « anarchiste » ou socialiste. Nous n’avons noté lors de cette « insurrection » de Poligny aucune volonté de changer révolutionnairement le régime politique, aucune manifestation antifiscale, même verbale.
61Le premier souci du nouveau pouvoir fut de destituer les autorités. Le sous-préfet est arrêté66 et la sous-préfecture envahie. Il semble qu’il y ait eu alors une courte bagarre. De nombreux témoins ont vu Bergère et Clément emmener à l’hôtel de ville le sous-préfet qui était ensanglanté à l’oreille et avait perdu son chapeau. À son passage, un vigneron se serait exclamé en levant sa hache : « bûche-t-on ? je vais faire des morceaux ! »67. On arrêta aussi le maire Outhier, Chevassu, membre du conseil général et ancien député, Charles Gagneur et son fils – le frère conservateur de Wladimir – et Magnin, lieutenant d’infanterie en congé. Un cordonnier, Claude-François Jacquard, 62 ans a croisé la baïonnette sur ce dernier en criant : « attention il met les mains dans ses poches ! ». Puis, tout se calme, on s’organise et on attend les nouvelles de l’extérieur, tandis qu’une partie de la population observe prudemment et parfois dans l’anxiété à travers les persiennes.
62Les jeunes gens dressent des barricades sommaires dont les restes sont décrits par un procès-verbal. Les pavés de la rue de Charcigny ont été enlevés sur 50 mètres par des individus armés de pressons et déguisés en fariniers afin de n’être pas reconnus, évidemment, comme les fameuses Demoiselles ! On a entassé des tombereaux, des portes et même du fumier. Des piquets de garde sont mis en place, un jeune va et vient sur un cheval des gendarmes et joue à l’estafette.
63La nouvelle autorité prend des décisions : Lamy réquisitionne les fusils de Poligny ; le magasin des pompes et pioches de l’hôtel de ville est occupé, 80 kg de poudre sont enlevés. Clément, qui apparaît comme une des personnalités les plus fortes et les plus respectées, proclame que quiconque cherchera à déserter sera fusillé, ce qui n’empêche pas nombre de participants de s’éclipser discrètement au fil des heures. Les responsables68 signent des bons pour la livraison de pain (162 kg à 2,20 F le kg) et la réquisition de chevaux de poste (7,8 F pour un voyage à Montrond à 14 km). Des liaisons sont établies avec Champagnole qui n’ont certainement pas été inutiles par la suite. Les gendarmes de Champagnole sont même arrivés avec un prisonnier qu’ils amenaient à Poligny. Ils l’ont livré à l’autorité qui s’en est chargée. Le juge d’Arbois, Pavans de Ceccatty, est venu avec huit gendarmes jusqu’à l’entrée de la ville, mais s’est prudemment replié.
64La tentation du pillage existait sans doute chez quelques-uns ? Des hommes s’apprêtaient à enfoncer la porte du notaire Grillet, l’un des chefs du parti de l’Ordre, mais Clément survint et dit : « respect aux personnes et aux propriétés » et cela suffit69. Plusieurs individus munis de bons sont allés quérir du vin à la cure. L’homme d’affaires de M. le curé les a fait entrer sans difficulté dans la cave et leur a indiqué un tonneau de vin nouveau mais « ils ont préféré une pièce étiquetée 1834 » ! À la sous-préfecture, il y eut quelques dégâts qui furent précisément inventoriés : une porte a été brisée, le bureau forcé, les cordes du piano sont désaccordées et quatre bouteilles de vin vieux, des pots de confiture ainsi que le dé à coudre en argent – certains disent seulement en vair – de Madame la sous-préfète ont disparu. La femme du lieutenant de gendarmerie s’est réfugiée chez un vigneron pauvre du voisinage. Elle a envoyé sa bonne récupérer l’argenterie, sa montre et sa robe. Mais comme cette dame pleurait, l’un des insurgés lui a offert galamment son bras et l’a ramenée chez elle. Elle eut le temps de voir que des hommes étaient dans le bureau occupés à lire des papiers qui pouvaient être intéressants, en effet. Aucun pillage donc70. Il est manifeste qu’il n’avait même pas été nécessaire d’instaurer une discipline particulière, tant le respect des biens et des personnes imprégnait les esprits.
65Et pourtant, le « pillage » de Poligny eut un écho considérable, national même, tout à fait disproportionné à l’ampleur de l’événement. Le premier historien du coup d’État, Eugène Tenot, signalait déjà ce fait en 1876. Une formidable campagne se développa en effet après le 2 décembre dans toute la France, en particulier à travers la presse, sur le thème du pillage et des atrocités qui auraient été commises par les insurgés71. Les « horreurs » de Poligny furent reprises de journal en journal. On prétendit que la cure avait été mise à sac, ce que le curé fit démentir. Un témoin affirme même qu’on aurait forcé la femme du lieutenant à danser, qu’on lui aurait enlevé ses vêtements et fait subir les « derniers attentats »72. Fantasme évident que le juge écarte mais qui poursuit son chemin et dont la propagande du parti de l’Ordre fit son régal. Il n’est pas jusqu’à ces pots de confiture chipés par des gamins et jusqu’à ces quatre bouteilles de vin vieux qui ne reviennent d’une manière obsédante dans les interrogatoires. Des gens du peuple avaient eu l’audace de boire du vin bouché, signe de distinction ! C’était le monde renversé.
66Mais revenons à l’insurrection. Vers 10 heures du matin passe la diligence Paris-Genève. On pose des questions aux voyageurs, le maire provisoire se fait remettre les journaux. Un peu plus tard arrive celle de Lyon-Strasbourg mais, saisissant la situation, le postillon lance le lourd véhicule dans un chemin de traverse. Un insurgé tire deux coups de fusil et un vigneron jette son bigot à la tête des chevaux pour l’arrêter. En vain ; la malle-poste continue sa route. Ces agressions contre un véhicule public furent vivement désapprouvées par Bellaigue et considérées comme des actes très graves. D’où leur large place dans les interrogatoires.
67Dans la matinée, les mauvaises nouvelles arrivent de Lons-le-Saunier. Bergère disparaît. Les habitants de Poligny qui avaient participé à l’action rentrent chez eux et « il ne resta que ceux de la campagne tout décontenancés ». H. Clerc remarque avec amertume qu’il vit Bergère, Dorrival et d’autres partir vers la Suisse en traîneau de louage car il y avait de la neige, laissant les amis à pied et sans consignes. Ce premier groupe d’une douzaine de fugitifs fut arrêté le 8 décembre à Jougne. Clerc et d’autres insurgés eurent plus de chance en passant à pied par Foncine et en franchissant le mont Risoux dans trois pieds (1 m) de neige ; « on riait comme des fous » précise Clerc73. Vers 5 heures, Lamy fit libérer les prisonniers et partit à l’instant. Les Bressans, restés les derniers, se dispersèrent74. À minuit, arrivèrent les premiers détachements de troupe venus de Salins et de Lons-le-Saunier suivis du juge d’instruction et du préfet. « Alors nous fûmes préservés de l’anarchie et du pillage », commente un partisan de l’Ordre.
68Les républicains avaient fait preuve de rationalité politique et apporté la démonstration de leur courage et de leur discipline civique. Encore fallait-il convaincre !
4. À Salins et à Arbois
69Dans ces deux petites villes la réaction au coup d’État n’eut qu’une ampleur limitée. Elle ne dépassa pas le stade du « complot » mais la répression ne fut pas plus douce pour autant75. La répression de l’insurrection de 1834 à Arbois et celle du mouvement de Salins en juin 1849 avaient laissé des traces. Il est probable que l’absence d’une organisation des républicains ruraux comparable à celle de Poligny fut déterminante. En outre, l’orientation politique des paysans du plateau dominant Salins était nettement conservatrice, quoique non inféodée aux légitimistes, alors que les habitants du Vignoble et les paysans de la Bresse étaient beaucoup plus réceptifs aux idées républicaines.
70À Salins, on se limita à des discussions animées au Café de la Démocratie. Il y eut, selon le commissaire de police, dans la « partie gangrenée » de la population le projet d’enlever le commandant, le juge de paix et même le maire républicain Babey. « Il faut se défaire de nos trois rois », s’exclama un individu. On délibéra de poster des hommes sur la pelouse du fort Saint-André, puis de provoquer une sortie de la garnison et de s’emparer de la forteresse mais personne ne passa à l’action. Tout au plus peut-on noter les pressions de deux républicains extrémistes, Toubin et Colin, qui vinrent se présenter chez le maire pour l’exhorter à « marcher ». Ne le trouvant pas chez lui, ils se répandirent devant madame Babey dans de telles menaces qu’elle en fut malade pendant trois jours. Les républicains de toutes nuances jugèrent sévèrement un tel acte que Babey dénonça au commissaire de police. On se contenta de se mettre en relation avec Arbois et Champagnole par le moyen de « relayeurs disposés le long de la route de quart d’heure en quart d’heure ».
71À Arbois, le maire Marchand observe qu’il y eut le 3 décembre au soir « dans la population et surtout parmi les membres de la Société beaucoup de préoccupations et d’abattement : ils semblaient déconcertés. Il y eut un grand empressement à lire la proclamation au point que le soir venu, j’en vis plusieurs apporter des lumières pour la lire ». Le 4 au matin, le capitaine en retraite Barbier s’agite dans la rue. Il interroge les passagers de la diligence de Lyon :
Y a-t-il du train à Lyon ?
Ni à Lyon, ni à Bourg
Il n’y a que les imbéciles de Poligny…
72On a vu Barbier « pérorer avec des gens ayant très mauvaise mine, avec des individus en blouse ». Il a même proposé à Klingler de prendre le commandement de l’insurrection, si celui-ci donnait le signal. Mais Klingler et le docteur Bousson ont donné la consigne de ne pas « remuer ». Or, ne l’oublions pas, ce sont deux responsables des bons cousins.
73On a aperçu entre Poligny et Arbois, sur une éminence appelée les Genévriers, un homme tenant un parapluie qu’il abaissait et relevait à l’approche des gendarmes. Signal de l’insurrection ? Des vignerons ont « huppé » au passage du juge d’instruction. L’un d’eux s’est exclamé : « Celui-là mériterait un coup de cloche ! », ce qui signifie la mort. Il y aurait eu des projets, restés sans suite, d’arrêter le maire, le docteur Bergeret et M. de Broissia. Il y eut jusqu’au dimanche 7 des réunions dans les vignes, un projet de délivrer les Polinois arrêtés à Jougne et qu’on transférait à Arbois. Le même dimanche, le parti de l’Ordre occupait en armes l’hôtel de ville.
5. Dans la région doloise
74L’attitude des républicains fut marquée ici par la dispersion des initiatives, la mésentente et la lenteur de la mobilisation, si bien qu’aucune action ne put aboutir76. Il y eut cependant à Dole un débat politique intéressant. Dans la soirée du 4 décembre une réunion se tint au café Jacquot, quartier général des « rouges », puis par sécurité au café Jarrigeon qui était moins surveillé. Des républicains modérés et bourgeois, Bolle, ancien banquier, et Jourdy, négociant, tous deux juges au tribunal de commerce, Bornier et Poux, avocats, proposèrent aux « rouges » de se joindre à eux pour une protestation pacifique.
75Robert y est favorable. Pillot pense que « l’adjonction de ces Messieurs serait d’un bon effet ». Certains « rouges » disent : « Les bleus viennent à nous ! ». Mais la méfiance l’emporte chez les « rouges » majoritaires, pour la plupart délégués des villages. Ils gardent le visage enveloppé dans leurs « burnous » de sorte qu’il est difficile de les reconnaître. Des « rouges » de la ville comme Drevet, propriétaire, Constantin, ex-agent voyer, Mortreux, directeur des messageries Tisserandot s’opposent vivement à ce que l’on se réunît à ces Messieurs : « Laissez-les faire ! Qu’ils prennent l’initiative à leur tour ! ». Il y a tohu-bohu et des injures. Des individus très échauffés sont entrés, peut-être des mouchards. Le cafetier excédé met tout le monde dehors : « Ils faisaient un club dans mon café ! ». Le rapport du juge conclut :
La scission commencée entre les rouges et les bleus paraît s’être propagée chez les rouges. Quelques-uns se sont tenus désormais à l’écart […] les plus ardents et les chefs des sociétés secrètes semblent avoir seuls fomenté, dirigé et exécuté les actes qui ont suivi77.
76Il y avait en effet chez ces derniers la crainte de voir les modérés s’emparer de l’autorité et plus encore une préférence pour l’action directe menée le visage dans l’ombre, à la manière de Blanqui, par ailleurs peu connu ici, semble-t-il. Bolle et Jourdy durent se contenter de lire leur protestation devant une douzaine de personnes réunies le 6 décembre pour la séance du tribunal de commerce. Elle était ainsi conçue :
Infâme attentat d’un vil imposteur […]. Espérons que bientôt la France vengera ses droits outragés, ses libertés foulées au pied ! Espérons que le parjure et ses complices ne tarderont pas à subir le juste châtiment de leur crime !
77Crime, châtiment, voilà un vocabulaire courageux que n’aurait pas renié Victor Hugo !
78La nuit du 5 au 6 décembre fut la nuit des sociétés secrètes dans les villages et les forêts aux alentours de Dole. Beaucoup de gens étaient réveillés et circulaient cette nuit-là. Le maréchal-ferrant Chapon, par exemple, est venu frapper à la fenêtre du sabotier Courbet, de Châtenois, avec la consigne de se rendre en armes au bois des Ruppes. Le maçon limousin Mazetier a lui aussi appelé à aller aux Ruppes. Beaucoup prétendront n’avoir pas répondu et n’avoir pas reconnu les auteurs de ces appels.
79Les mots d’ordre frappent par leur archaïsme ; « À bas la Régie ! À bas les rats [de cave] ! ». Mais aussi : « Vive la République ! » sans qu’il soit question de la Constitution. Des rumeurs circulent : des gens viendraient de la montagne du Jura pour tout brûler, une colonne marcherait sur Poligny. Le but aurait été de « faire courir la garnison » de Dole par des incendies, d’occuper la ville et de la « piller ».
80Combien d’hommes partirent vers le bois des Ruppes ? Un roulier en a croisé une vingtaine venant de Rochefort. Un témoin a entendu le nombre de 600 participants, un autre 1 500, d’autres seulement quelques-uns, ce qui est plus vraisemblable. Il est certain que l’absence de chefs reconnus a empêché toute mobilisation. Les groupes rentrèrent au petit jour au village, en se cachant de tous, comme ces douze habitants de La Loye dont faisait partie Timothée Guérillot78. Les campagnes doloises ne se sont donc pas soulevées et la ville de Dole où il y avait pourtant un prolétariat industriel, moins encore.
*
81La réponse des républicains jurassiens au coup d’État du 2 décembre 1851 n’eut qu’une ampleur limitée si on la compare à ce qui se passa dans le sud-est de la France. On pourrait ironiser à propos de l’occupation d’une sous-préfecture et de l’improvisation de quelques barricades mais on remarquera que ce furent les seules actions de cette sorte dans tout l’est de la France. Se limiter à cet aspect reviendrait en outre à négliger la signification politique d’événements qui furent la conclusion d’une période de tension extrême, proche de la guerre civile.
82On observera d’abord que le recours au droit et à la Constitution était d’un faible poids dans une France qui faisait seulement l’apprentissage du suffrage universel et du système représentatif. Tout se passe comme si, dans la France de cette époque, aucun mouvement politique ne pouvait espérer le succès s’il ne réussissait pas à entraîner derrière sa bannière une paysannerie désormais détentrice du suffrage universel. Chacun en était d’ailleurs bien convaincu79. Aussi l’engagement politique de la paysannerie fut-il un enjeu essentiel de la vie politique française au cours de la deuxième moitié du xixe siècle, par exemple lors des débats sur l’école, les associations, le syndicalisme agricole ou la protection douanière. Mais de quel suffrage universel s’agissait-il ? Les légitimistes rêvaient d’un suffrage universel lié à leur « patronage », ce qui ne suscitait qu’un intérêt mitigé parmi la paysannerie de notre région.
83Quant aux tendances socialistes, très marginales dans leur expression qui restait de toute façon fort vague, elles paraissaient se situer parfois hors du suffrage universel et de ses perspectives. Les républicains jurassiens ne se sont pas radicalisés, même sous le coup de la répression, c’est le point capital80.
84Enfin la situation économique et sociale généralement difficile, favorisait la montée du Prince-Président, c’est-à-dire de l’homme fort, de l’homme providentiel. Celui-ci put se permettre d’abolir la loi électorale du 31 mai 1850 et de rétablir le suffrage universel, mais contenu dans la cage de fer d’une dictature, ce qui convenait à beaucoup.
85Le soulèvement de décembre 1851 ne fut en rien le « volcan social », la « jacquerie » si souvent annoncés. Les républicains ne se sont pas soulevés contre des difficultés frumentaires ou contre des charges fiscales comme tant de révoltés dans le passé, ni même pour renverser un régime politique mais au contraire pour défendre les armes à la main la légalité politique à son niveau le plus élevé et le plus abstrait : la Constitution républicaine. Ils payèrent chèrement cet engagement hautement responsable.
86Ces hommes étaient principalement des ruraux : paysans, souvent petits, quelquefois moyens propriétaires, vignerons et artisans. Parmi eux les déclassés étaient rares, malgré tout ce que la répression pouvait en dire. En tout cas ce n’étaient pas des déracinés car ils sont toujours parfaitement identifiables dans leur milieu villageois ; nous reviendrons ultérieurement sur cet aspect essentiel.
87Les chefs étaient quelquefois des paysans ou des artisans, plus souvent des petits notables du bourg ou de la petite ville voisine. C’étaient des agents voyers, des huissiers, des notaires, des pharmaciens, des avocats, des médecins qui appartenaient donc à des professions intellectuelles, généralement indépendantes. Leur formation les mettait au courant du mouvement culturel, scientifique et politique de leur siècle. Par sa fortune plus considérable et ses liens familiaux, Wladimir Gagneur faisait quelque peu exception. Ces « couches nouvelles » restaient très proches, nous l’avons montré, de la sociabilité du monde rural, sans exercer sur lui de domination socioéconomique. Ces intellectuels ruraux constituaient assurément pour les paysans et les artisans un puissant modèle de libération politique, culturelle et sociale, voire religieuse. Un lien très fort était ainsi établi entre ces petits notables et une partie au moins de la société rurale alors à son apogée, en particulier dans le Vignoble et la région de Poligny. C’était une étape décisive vers la formation d’une opinion démocratique et le triomphe de la République, bien au-delà de cette longue parenthèse que fut le Second Empire81.
Notes de bas de page
1 ADJ, M 38-39.
2 ADJ, M 67.
3 ADJ, M 101.
4 ADJ, M 67.
5 ADJ, M 65.
6 ADJ, M 71.
7 ADJ, M 38 et 39.
8 ADJ, M 69.
9 ADJ, M 101.
10 ADJ, M 62 : le sieur Colle, voyageur de commerce en librairie, agent socialiste.
11 ADJ, MP 221, Poudre à feu 1848-1875.
12 ADJ, M 67.
13 ADJ, M 43.
14 ADJ, M 49.
15 ADJ, M 67.
16 ADJ, M 101.
17 ADJ, M 47.
18 ADJ, M 45 et M 50.
19 La poudre « graine d’oignon » coûtait 5 F la livre.
20 ADJ, M 67.
21 ADJ, M 38 et 39.
22 ADJ, M 69.
23 ADJ, M 65.
24 ADJ, M 69.
25 On admettait que des personnes notables portassent sur elles des armes de défense : pistolets, sabres courts dits briquets, surtout si ces personnes étaient en voyage ou transportaient des fonds.
26 ADJ, M 67.
27 Ibid.
28 ADJ, M 62, Lettre du maire d’Aromas au préfet, 10 décembre 1851.
29 Cette consigne est évoquée par exemple lors de l’interrogatoire de Claude-Antoine Jouquey, domestique à Vaudrey (ADJ, M 57). Le résultat de ce recensement correspond très vraisemblablement aux indications de l’agent secret du sous-préfet de Poligny, selon lesquelles les républicains disposaient en juillet 1851 de 360 fusils de chasse et 40 de munitions (ADJ, M 51).
30 Vogne Marcel, La presse périodique en Franche-Comté, op. cit., tome i, p. 175-180 (martyrologe de la presse républicaine) et tome vi, p. 38-72 (dossier sur La Tribune).
31 Ibid.
32 Ibid.
33 Le programme de La Tribune (M 36) aligné sur celui de la Montagne prévoit une école primaire gratuite et obligatoire où seraient enseignés les devoirs à Dieu et se propose d’améliorer le sort du bas clergé. Les républicains de 1851 ne sont pas des laïques. Au cours de l’été 1851, l’avocat Jousserandot, un des principaux animateurs de La Tribune convie les sociétés républicaines à renoncer à l’adjectif « socialiste » : interrogatoire de Bavilley dit « le Curé manqué » (ADJ, M 53).
34 ADJ, M 67, Rapports du préfet (23 août 1851) et du sous-préfet de Poligny (16 septembre 1851) : « Calme profond. Visites de Richardet et de Sommier ; mais chacun entend marcher à sa guise. Très grosses injures. Les deux montagnards se sont gardés de paraître à Poligny où leur déconvenue eût été certaine […] la cause de ces représentants est perdue : ils se sont montrés entourés de gens du plus bas étage ; très peu nombreux […] les menaces des exaltés deviennent moins fréquentes ».
35 Louis Robert avait des ambitions journalistiques. Selon M. Vogne, « le programme de Robert bien incolore et trop prudent est jugé sans indulgence par Barbier » (op. cit.). De son côté Robert stigmatise dans une lettre à La Tribune la rhétorique des avocats de Lons qu’il juge inadaptée aux préoccupations du peuple, de celui des campagnes surtout : « défaites-vous de cette érudition, de ces souvenirs classiques ! ». La vieille rivalité entre Dole et Lons a joué aussi un rôle dans ces incompréhensions. Quant aux représentants Grévy et Tamisier, ils se contentèrent d’envoyer de Paris un bref message commun de soutien lors de la refondation de La Tribune (juin 1851). Barbier enregistre « l’assentiment indirect » de Grévy (ADJ, M 35). L’avocat Maubert de Champagnole qui a offert 1 800 F de cautionnement à condition que La Tribune soutienne Cavaignac a essuyé un refus (ADJ, M 67).
36 ADJ, M 68. Il y a en outre à Lons une compagnie d’ouvriers de l’armée, environ 120 hommes, mais l’autorité reconnaît ne pas pouvoir compter sur elle.
37 ADJ, M 67.
38 Une exception : le maréchal de gendarmerie de Salins a refusé une mutation et démissionné parce que, dit-on, les rouges lui auraient promis une promotion. Son geste est sévèrement jugé (ADJ, M 101). Les stéréotypes bien connus à l’égard des gendarmes avaient déjà cours à cette époque. À L’Étoile, par exemple, circulaient des chansons séditieuses. Ordre du préfet : « envoyez deux gendarmes intelligents, si vous en avez » (ADJ, M 69). Peu avant le coup d’État, les rapports de gendarmerie affichent une grande sérénité qui contraste avec l’inquiétude des autorités. Ils insistent sur le calme général mais notent que « les fréquentes réunions des bons cousins peuvent donner quelque inquiétude car tous les démagogues les plus saillants en font partie. Ils les visitent de loge en loge mais comme ils [les B. C.] sont dispersés dans trois arrondissements il n’y a pas grande crainte à concevoir, leur nombre total dans le département ne dépasse pas 250 » (ADJ, M 67), ce qui était peut-être proche de la vérité mais ignorait un phénomène récent, à savoir, la « régénération » au moins partielle des ventes.
39 ADJ, M 67.
40 Nous l’apprenons par un état de frais journaliers payés à ces personnels ainsi qu’aux gendarmes après le coup d’État (ADJ, M 65). Ces crédits furent trouvés dans le fonds cantonal de la Garde nationale qui restait inutilisé. La compagnie d’artillerie de la Garde nationale de Lons est dissoute la veille du coup d’État (ADJ, M 35). Le 29 novembre, le préfet ordonne de transférer à la caserne le contenu de la poudrerie. Six cents cartouches avaient déjà été déposées à l’hôtel de ville et autant en préfecture (ADJ, MP 201, Poudre à feu 1848-1861).
41 ADJ, M 68 et MP 110. Une lettre du 11 juillet 1851 (ADJ, M 67) du ministre de l’Intérieur au préfet exprime la méfiance du pouvoir à l’égard « des deux sociétés des Amis de l’Ordre qui existent ou plutôt se traînent dans le département […] il faut les laisser mourir ». Le bonapartisme n’est pas un fascisme avant la lettre. L’État et la société politique restent distincts mais superposés (Rosanvallon Pierre, 2000, La Démocratie inachevée : histoire de la souveraineté du peuple en France, Paris, Gallimard, p. 176).
42 ADJ, M 68, Rapport au préfet, 13 janvier 1852 : « Je stimulai le zèle du garde champêtre de Belmont. Il m’a beaucoup servi. Comme faible récompense je l’ai fait nommer cantonnier sur le chemin de grande communication n° 7 où il pourra servir de sentinelle ».
43 ADJ, M 67 et M 68.
44 ADJ, M 67. Le commissaire exprime à toute occasion sa fidélité au préfet : « je suis votre homme » (ADJ, M 87).
45 ADJ, M 101. « Les fonctionnaires municipaux que je vois et les agents dont je puis me servir ne sont pas dans une situation nette. Ma confiance n’est pas entière dans le premier employé de la sous-préfecture » (fin 1849).
46 ADJ, M 45, Lettre de Bergère au préfet, 2 février 1849.
47 ADJ, M 67.
48 Bonvalot le « républicain de l’avant-veille », lié à Considerant, était l’oncle de Richardet, le cousin des Clerc de Poligny, le père de l’explorateur Gabriel Bonvalot.
49 ADJ, M 36, Lettre de Sommier à La Tribune, 14 novembre 1851.
50 ADJ, M 68. Dans un rapport (ADJ, M 67) du 27 novembre 1851, le sous-préfet de Poligny signale des rencontres entre Gallois, Bellaigue, Pillet, Jousserandot et Gagneur, l’acquisition d’une presse clandestine et la saisie d’une lettre de Richardet recommandant de ne se rendre à aucune élection. Il remarque aussi « l’apathie de plus en plus inexplicable du parti conservateur, le moment est venu de mesures plus sérieuses ».
51 ADJ, M 65. Le télégraphe électrique atteint Lons en 1854, le chemin de fer en 1862. Le préfet, vicomte de Chambrun, installé le 26 novembre accuse réception le 3 décembre à 14 heures.
52 Pour un plus long développement voir M. Vogne (op. cit., t. vi, p. 67 à 70).
53 Une lettre de Clerc à sa sœur, envoyée de Genève le 8 décembre 1851 (ADJ, M 36) nous apprend : « le 3 au soir, Barbier arrive à Poligny. On convoque Gouillaud. Nous disons qu’il faut attendre. Nous sommes traités de lâches. Nous avons dû suivre ces Messieurs. C’est Jousserandot qui nous a tendu ce guet-apens ».
54 L’article 68 déclarait le président hors la loi s’il dissolvait l’Assemblée. L’article 110 plaçait la Constitution sous la défense de tous les Français. À Paris, 220 députés surtout animés par Berryer, « l’un des rares légitimistes qui avaient opté dans le sens libéral » (Agulhon Maurice, 1973, 1848 ou l’ apprentissage de la République, 1848-1852, Paris, Seuil) avaient prononcé la déchéance du président. À Besançon, le journal légitimiste L’Union franc-comtoise, le plus lu dans la province, en particulier par le clergé, condamne le coup d’État dans son numéro du 3 décembre, déclare le président coupable de haute trahison et appelle à la résistance, mais ce numéro est saisi à la poste. L’Union franc-comtoise reparaît dès le 5 décembre et soutient très vite le nouveau régime. Selon la pertinente expression de M. Vogne, le républicanisme des légitimistes n’était qu’« étymologique ».
55 Corbin Alain, 1994, Les cloches de la terre, Paris, Albin Michel. « Battre la générale » : batterie de tambour ordonnant un départ à un rythme de marche invitant chacun à rejoindre son poste de combat.
56 ADJ, M 101.
57 ADJ, M 41.
58 Voir également l’interrogatoire de Barbier (ADJ, M 48) : « Je n’étais point le chef et du reste il n’en existait point parmi ces hommes. Notre but unique était la défense de la Constitution ».
59 ADJ, M 35, Lettre de Gagneur à Barbier du 23 novembre 1849.
60 ADJ, M 49.
61 Ancien chef-lieu du bailliage décrit comme « une ville ruinée, autrefois florissante, où règne un mauvais esprit », ADJ, M 1019.
62 ADJ, M 45, L’insurrection de Poligny et dossiers des inculpés.
63 Couleurs charbonniques : noir , le charbon ; rouge, la braise ; bleu, la fumée.
64 ADJ, M 56, Interrogatoire de Bouquet.
65 Comme le jeune François-Félix Salin dit « Sansonnet », 23 ans, boulanger, enfant de famille, beau-frère de Lamy, qui porte un sabre sous sa blouse (ADJ, M 51) ou le fils du juif Israël, marchand drapier, considéré comme un démagogue ou le fils de l’instituteur Poillevey, d’Oussières, ancien élève exclu du collège, parti à Poligny contre l’avis de son père, ou encore le domestique François Chapuis, 19 ans qui se trouvait à la « chambre chaude » d’Aumont : « Tout le monde venait à Poligny, nous sommes venus avec eux ! ».
66 En uniforme, précise Broutet Félix, 1949, « L’insurrection de Poligny », art. cit. Nous n’avons pu confirmer ce point.
67 Dans une lettre envoyée à sa cousine (et fiancée), Henri Clerc prétendra avoir protégé le sous-préfet d’un coup de serpe.
68 Une notation (ADJ, M 45) signale que les chefs étaient « édictés ». Le texte corrige par « étiquetés ». Portaient-ils des sortes de badges ? Selon un témoignage, Clément est « un ouvrier laborieux et honnête qui a été perdu par les sociétés secrètes à Lyon ainsi que par son ambition et son orgueil ». La correspondance saisie chez Clément (ADJ, M 35) montre le niveau culturel élevé de cet artisan et ses relations avec les principaux chefs jurassiens.
69 ADJ, M 68, Interrogatoire de D. Protet.
70 Le secrétaire de mairie de Poligny témoigne : « Il n’y eut aucune menace contre les personnes et les propriétés, pas de pillages, pourtant beaucoup ont été annoncés », ADJ, M 45.
71 Procédé classique utilisé au xxe siècle par les régimes totalitaires. L’Union franc-comtoise emboîta le pas à cette campagne dès le 9 décembre, dénonçant chaque jour sur plusieurs colonnes les crimes, les désordres, la barbarie et demandant la « régénération » de la France. La Sentinelle du Jura développa aussi largement ce thème (Vogne Marcel, op. cit., t. v, p. 68).
72 ADJ, M 56, Interrogatoire de Jacques Dessauge, 19 ans, plâtrier à Poligny.
73 ADJ, M 36.
74 Conversation entendue par l’homme d’affaires du curé : « notre affaire est manquée mais nous avons fait bien peur aux bourgeois », ADJ, M 45.
75 ADJ, M 43, Complot d’Arbois ; M 47, Complot de Salins.
76 ADJ, M 40 et M 53.
77 ADJ, M 40.
78 ADJ, M 57.
79 Marx Karl, 1850, Œuvres, t. iv Les luttes de classes en France (1848-1850), Paris, Gallimard ; et Id., 1852, Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, Paris, Gallimard.
80 Ce rassemblement des républicains du Jura, plus particulièrement de ceux qui étaient quelque peu organisés à Lons ou à Poligny autour d’une ligne politique donnant la priorité à la défense de la Constitution, a été évidemment contesté. En août 1851, le sous-préfet de Poligny (ADJ, M 67) note « la division du parti démagogique. Maintenant qu’il s’agit de convertir les opinions aux votes on ne s’entend plus ». Il divise les démagogues en « habiles partisans de Cavaignac, terroristes et socialistes […] les terroristes menacent d’adresser des coups de fusil de préférence aux républicains. Ils les détestent plus encore que les blancs […] cette désunion s’est surtout manifestée dans la société secrète des bons cousins […] Un serrurier terroriste a entraîné dans sa défection 10 à 12 bons cousins. Un soir dans un café qu’ils fréquentent, ils se mirent à tracer sur le plancher avec de la craie tous les signes charbonniques. Les bons cousins restés fidèles crièrent à la trahison ». Cet « impitoyable serrurier », partisan de Richardet et Sommier, a adressé à Bergère une lettre de démission des bons cousins car « s’il n’y a pas plus de progrès dans les autres ventes que dans celle de Poligny, de longtemps nous n’arriverons à la République démocratique et sociale qui est le vœu de tout homme qui n’est pas ambitieux ». Rupture politique donc, mais aussi rupture du serment initiatique. Cette attitude fut cependant très minoritaire.
81 Zola Émile, 1871, La fortune des Rougon, Paris, Charpentier.
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