Preuves formelles, diagrammes et temporalité
p. 49-62
Note de l’éditeur
Le présent article constitue une version synthétique en langue française d’un texte paru en anglais dans un numéro de la revue Metodo consacré aux gestes diagrammatiques.
Texte intégral
Preuves mathématiques et constructions temporelles
1Dans sa Critique de la raison pure, Emmanuel Kant soutenait que l’arithmétique est fondée dans la forme temporelle de l’intuition sensible dans la mesure où tout dénombrement et toute opération arithmétique supposent la présentation progressive d’unités. Présenter des unités les unes après les autres, donc dans le temps, tel est le « schème » du nombre, c’est-à-dire la méthode générale pour fournir à un concept numérique son image intuitive. Les nombres ne se réduisent pas à des ensembles de points, mais aligner progressivement des points est une procédure générale pour doter un nombre naturel d’une image intuitive (Kant 1781, A140-142/B179-181, p. 192-193). Et, selon Kant, cette procédure générale est en fait sous-jacente à l’ensemble de l’arithmétique des nombres naturels : si à une suite de sept points, j’ajoute progressivement cinq points supplémentaires, j’obtiendrai une suite de douze points. Les jugements arithmétiques, dit Kant, ne sont pas analytiques, c’est-à-dire fondés sur la seule analyse des contenus conceptuels concernés, mais ils requièrent la présentation intuitive – donc temporelle – de ces contenus conceptuels (Kant 1787, B15, p. 75).
2Si ces affirmations kantiennes sont célèbres, les réponses que lui ont apportées Bernard Bolzano ou Gottlob Frege le sont tout autant. Selon Bolzano (1810, p. 136), un jugement arithmétique tel que « 7+2 = 9 » est analytique – il découle de la définition de « 7 », « 2 », « 9 » et de l’associativité de l’addition – et il ne repose pas sur la forme temporelle de l’intuition sensible. De la même manière, Gottlob Frege (1884, p. 6) conteste l’idée que les jugements arithmétiques supposent la présentation intuitive progressive de points ou de doigts. Pour Frege, le temps « n’a rien à voir avec le concept de nombre » (ibid., p. 169-170). D’après la conception logiciste de Frege, les jugements arithmétiques sont analytiques et ne reposent pas sur l’intuition sensible, que celle-ci soit empirique ou pure.
3Plus généralement, comme beaucoup de mathématiciens du xixe siècle, Frege (1893, p. 341) soutient que, pour être rigoureux et fiable, le raisonnement mathématique doit reposer exclusivement sur la déduction, c’est-à-dire sur la stricte application de règles d’inférence préalablement énoncées, et non sur l’intuition. Le langage formel ou « idéographie » (Begriffsschrift) développé par Frege lui-même vise à expliciter la forme exacte des jugements impliqués dans le raisonnement mathématique de manière à rendre aisé le contrôle de la stricte conformité des inférences aux règles prévues (Frege 1879, p. 6). Comme dans le projet de Leibniz, doter les mathématiques (et plus généralement la science) d’une « lingua characteristica » permet de réduire le raisonnement mathématique à un « calculus ratiocinator », c’est-à-dire à un simple calcul sur les formules (Frege 1880, p. 17).
4Néanmoins se pose alors la question de savoir si le calcul lui-même ne requiert pas un déploiement temporel.
5À l’époque de Frege, Charles Sanders Peirce (CP, vol. 2, § 279) affirme que les preuves formelles reposent elles-mêmes sur la construction de diagrammes, dans lesquelles les formules sont les icônes de relations formelles entre les contenus pensés et la démonstration tout entière l’icône d’une transformation progressive de la première formule en la dernière (CP, vol. 3, § 363). À chaque étape de la démonstration, on peut voir que la transformation d’une formule dans la suivante est conforme aux règles de transformation1 (CP, vol. 4, § 429).
6De la même manière, David Hilbert (1922, p. 123) assimile les preuves formelles à des figures, qui mettent des relations formelles et des transformations formelles « sous les yeux » : une preuve formelle, écrit-il, « est un dessin qui doit se présenter devant nous comme tel dans l’intuition sensible »2. Le raisonnement mathématique ne porte alors pas tant sur les objets mathématiques eux-mêmes que sur les formules et les preuves qui reflètent leurs relations formelles et les transformations réglées de ces relations (Hilbert 1922, p. 124).
7Les preuves formelles, dit à son tour Ludwig Wittgenstein (1921, § 6.126), sont des calculs sur les relations formelles entre signes. Observer les relations formelles entre signes et les transformations formelles entre formules fournit toute l’intuition nécessaire à rendre la preuve convaincante (Wittgenstein 1921, § 6.233-6.2331). Le second Wittgenstein (1937, § III.43) en conclut que les preuves formelles sont tout aussi diagrammatiques que des preuves géométriques produites par la construction (réglée) de figures spatiales.
8Il faut noter que Kant (1787, B745, p. 606-607) lui-même avait déjà pointé la similarité entre la manière dont les formules algébriques présentent les jugements et raisonnements arithmétiques et la manière dont les constructions géométriques intuitives présentent les jugements et raisonnements géométriques. Kant (1787, B762, p. 619) soutenait même qu’à cet égard les formules algébriques pouvaient remplacer la présentation progressive d’unités à titre de schème pour fournir une image intuitive aux concepts, jugements et raisonnements arithmétiques.
9Toutefois tout ceci n’implique pas – du tout ! – que, contrairement au dénombrement intuitif sur des points ou des doigts, les calculs algébriques puissent se passer de temporalité.
10Pour ce qui est de la géométrie, Kant avait commenté les démonstrations de jugements synthétiques tels que le théorème que la somme des angles d’un triangle est égale à 180°. Kant (1781, A716/B744, p. 606) décrivait alors la construction géométrique qui mène à la figure suivante :
11Chaque étape d’une construction de ce type implique une transformation réglée de la figure initiale : l’extension de [BA] au-delà du point A ; l’extension de [CA] au-delà du point A ; le traçage de la droite (d), qui est parallèle à BC ; … Et la suite de ces transformations prouve que l’angle A + l’angle B + l’angle C = 180°.
12Or, la preuve algébrique que 7+2 = 9, présentée par Bolzano, est, de façon assez similaire, faite d’une construction entendue comme suite de transformations réglées d’une formule initiale
13Or, si les démonstrations – géométriques ou algébriques – reposent sur la construction de diagrammes, se pose encore la question de savoir si elles reposent sur la présentation dynamique de ces diagrammes, auquel cas elles sont irréductiblement temporelles, ou seulement sur les diagrammes statiques qui résultent de la construction, auquel cas elles ne le sont pas…
14Selon Kant (1781, A162/B203, p. 209), il est dans la nature de toute quantité extensive qu’un tout ne puisse être présenté qu’à travers la présentation de ses parties et donc à travers une construction progressive (ibid., A714/B742, p. 604). Dès lors, de même que la présentation d’une somme arithmétique par addition progressive de points, la présentation des transformations réglées d’une figure géométrique ou d’une formule algébrique suppose la « synthèse successive » de l’imagination productive et repose donc sur la temporalité d’une telle synthèse.
15Mais est-ce vraiment le cas ? Le temps est-il constitutif – une « condition de possibilité » – de la démonstration ? Ou n’est-il, comme le prétend Frege, qu’une condition psychologique de l’élaboration, de l’expression ou de la compréhension subjectives de la démonstration, et pas une condition de la démonstration objective elle-même, laquelle tient seulement dans ce qui est élaboré, exprimé et compris ? Démontrer est un processus (temporel) fait d’une suite d’étapes. Mais la preuve elle-même réside-t-elle dans ce processus ou seulement dans son « résultat » ou « contenu » ?
16Bien sûr, la démonstration ne repose pas dans la seule dernière étape du processus, dans le Quod Erat Demonstrandum, c’est-à-dire dans la formule algébrique qui devait être prouvée et qui apparaît désormais sur la dernière ligne de la démonstration ; la démonstration repose dans la suite de transformations qui ont mené de la première à la dernière étape. Mais cette suite est-elle temporelle ? ou seulement logique ? Chaque étape « résulte » de la précédente d’après une transformation autorisée par les règles. Mais ce « résulte » a-t-il un sens temporel ? ou logique ? Frege a certainement raison d’affirmer que le temps n’a rien à faire dans la validité des liens inférentiels. Mais une preuve n’est-elle qu’un ensemble de liens de conséquence valides ? Ou est-elle un ensemble ordonné d’actes, inférentiels ou autres ?
Les preuves mathématiques comme ensembles ordonnés d’actes
17D’après l’antipsychologisme radical de Frege, les actes mentaux ne font pas partie de la preuve, seulement de la manière dont un sujet cognitif peut « saisir » la preuve. Cependant, après qu’il ait lui aussi défendu des thèses antipsychologistes, Ludwig Wittgenstein (1939, p. 250) s’en est détourné pour soutenir que les démonstrations ne doivent pas seulement être valides mais aussi convaincantes. La validité inférentielle est une condition nécessaire mais pas suffisante des démonstrations ; celles-ci doivent aussi être exposées de manière à convaincre des sujets3 (Wittgenstein 1937, § III.39).
18Cela veut dire que le processus entier de suivre le chemin de la preuve, d’aller d’étape en étape en contrôlant la validité de chaque transformation (c’est-à-dire sa conformité aux règles admises), est constitutif de la preuve. Et ceci suppose des actes épistémiques ancrés dans le temps.
19Comme cela a été pointé par différents philosophes de la logique et des mathématiques, les démonstrations ne sont pas seulement faites de relations déductives entre énoncés, lesquelles devraient seulement être « saisies » par des sujets cognitifs ; elles sont faites d’inférences déductives entendus comme « actions épistémiques qui peuvent mener un agent d’une étape épistémique à une autre, par exemple de l’état de savoir ou de croire les prémisses à celui de savoir ou de croire la conclusion » (Hamami et Morris 2023, p. 4-54). Or, prise comme suite d’actes épistémiques qui exécutent un plan spécifique, une démonstration répond sûrement à une organisation temporelle. Lorsqu’ils s’efforcent de rendre compte de la planification des démonstrations mathématiques, c’est-à-dire de la suite rationnelle – plutôt qu’arbitraire – de leurs étapes déductives, Yacin Hamami et Rebecca Lea Morris (2021, p. 5) la comparent à la planification d’un voyage.
20En se focalisant sur l’« activité » démonstrative, c’est-à-dire sur les « déplacements » inférentiels et la manière dont ils sont « planifiés », la philosophie contemporaine des mathématiques impose une conception dynamique des démonstrations (ibid., p. 4). Ceci souligne clairement la structure temporelle des démonstrations (ibid., p. 6), laquelle doit être reflétée dans les diagrammes exprimant ces démonstrations.
21Bien plus, comme le font remarquer d’autres philosophes des mathématiques contemporains (Ruffino et al. 2020 ; Ruffino et al. 2021 ; Schmidt, Venturi 2023 ; Tanswell 2021), les démonstrations mathématiques ne sont pas seulement faites d’inférences et d’assertions – qui, comme le savait Frege, sont déjà des « actes »5 ; elles incluent aussi de nombreux autres actes de langage tels que des définitions, qui sont des actes déclaratifs, ou des instructions pour la construction, qui sont des actes directifs.
22Si les diagrammes doivent être des démonstrations, et si les démonstrations sont des suites d’actes de langage, cela veut donc dire, d’un point de vue sémiotique, que des diagrammes doivent pouvoir présenter un ordre temporel ainsi que divers actes de langage.
23En ce qui concerne l’ordre temporel, il ne paraît, à première vue, pas simple pour un diagramme unique de montrer un chemin d’étapes successives. Comme l’indique le Groupe µ (1992, p. 316), les figures spatiales ne se prêtent pas naturellement à une lecture linéaire, contrairement aux textes linguistiques. Cela semble constituer un problème majeur si les démonstrations sont tout à la fois censées être des diagrammes et supposer un ordre temporel d’actes. C’est là la remarque qu’adressent précisément Doyle et al. (2014) à l’égard d’une démonstration prétendument purement visuelle du théorème de Viviani fournie par Samuel Wolf :
24Toutefois, le Traité du signe visuel du Groupe µ montre aussi comment les figures spatiales peuvent être organisées de telle manière qu’elles en viennent à favoriser une certaine lecture linéaire et dès lors à permettre un chemin temporellement ordonné reliant différentes étapes. Un simple alignement de figures qui montrent des similarités sur plusieurs aspects (taille, forme générale, couleur, etc.) et seulement quelques variations tend à être lu comme une suite de transformations successives d’une seule et même figure (Groupe µ, 1992, p. 328) :
25En raison d’une certaine influence de la sémiotique linguistique sur la sémiotique visuelle, l’alignement de figures qui sont proches en taille et en forme et qui sont vues selon la même perspective tend ici à être lu comme une transformation progressive qui va de gauche à droite. De la même manière, la démonstration bolzanienne (figure 2 ci-dessus) tend à être lue comme une transformation progressive qui va de haut en bas. Comme le font remarquer Fontanille et Dondero (2012, p. 166), varier le point de vue sur les figures plutôt que de présenter une « séquence homéo-sémiotique » permet de mettre le focus sur certaines transformations spécifiques.
26Un autre moyen de doter une figure spatiale d’un ordre temporel, et dès lors de forcer une lecture dynamique d’une image statique, tient dans l’usage de signes conventionnels tels que des flèches. C’est par exemple le cas dans les preuves diagrammatiques peirciennes de la validité de raisonnements de logique propositionnelle :
27Que les démonstrations soient des diagrammes n’implique pas qu’elles soient statiques. En ordonnant ses parties, un diagramme peut présenter des processus dynamiques de transformations. Comme on le voit dans la preuve de Peirce (voir figure 5), mais aussi dans la preuve de Bolzano (voir figure 2), la division ordonnée d’un diagramme en sous-diagrammes permet de faire apparaître tout à la fois les relations idéales (logiques ou mathématiques) sur lesquelles porte la preuve et leurs transformations successives (dans la juxtaposition de formes légèrement différentes).
28Cette dimension narrative et rhétorique du diagramme est ce qui semble manquer dans la démonstration visuelle du théorème de Viviani par Wolf. Le diagramme montre la dernière forme mais ne montre pas clairement par quelles transformations celle-ci a été obtenue. Bien sûr, les étapes précédentes de la construction sont encore apparentes dans le diagramme final, mais elles sont en quelque sorte « cachées » par manque de présentation claire de la genèse de ce diagramme final, c’est-à-dire des transformations successives qui y ont mené. En principe, dans un contexte pédagogique, le diagramme final est construit progressivement devant les étudiants pour qu’ils puissent voir chaque étape ainsi que chaque transformation menant à l’étape suivante. Ici la simple présentation du diagramme final est censée résumer le processus entier, mais il faut un récepteur doué pour « extraire » la genèse de l’image (statique) finale et trouver la preuve qu’elle recèle. La même chose est vraie de la preuve visuelle liée à la somme des angles d’un triangle (figure 1), même s’il est là plus facile de voir comment l’image a été construite et de se convaincre en la reconstruisant.
Diagrammes animés versus sous-diagrammes juxtaposés
29Pour compenser ce problème, plusieurs solutions ont été explorées. Une première solution consiste à juxtaposer les étapes de la démonstration les unes à côté (ou en dessous) des autres comme c’est le cas dans les démonstrations de Peirce ou de Bolzano. La preuve est alors un supra-diagramme fait de sous-diagrammes montrant différentes étapes de la transformation de la figure. L’ordre chronologique est spatialisé.
30Une seconde solution est de fournir des démonstrations animées, comme c’est désormais le cas dans de nombreux tutoriels (par exemple pour le théorème de Viviani : https://www.geogebra.org/m/nhn6u7mv). La dynamique de la démonstration est alors prise en charge par la suite chronologique effective des images ; les transformations sont littéralement montrées en étant exécutées dans le temps. La démonstration est explicitement temporelle ; plutôt qu’en un diagramme unique, elle consiste en une suite temporelle de diagrammes.
31Les deux solutions peuvent être comparées du point de vue de leur force démonstrative. C’est ce que mesurent Daniel Archambault et Helen Purchase (2016) pour ce qui est de la saisie cognitive de l’évolution de graphes par des sujets. Des résultats de leurs expériences, il ressort que les graphes animés ne sont plus « efficaces cognitivement » que les suites de graphes variant les uns des autres par « petits multiples » (différentes étapes d’un processus de transformation) que lorsque la « stabilité picturale » est faible, c’est-à-dire lorsque de nombreux « nœuds » se déplacent au cours des transformations ; lorsque la stabilité picturale est forte, c’est-à-dire quand la suite est homéo-sémiotique, l’alignement de figures dans un seul et même diagramme est souvent plus efficace cognitivement qu’un graphe animé dans lequel ces figures apparaissent successivement.
32L’explication de ces résultats est facile à trouver ; s’il peut être utile que des transformations complexes avec changements de perspective soient effectivement exécutées sous les yeux du sujet, ce type de changement dynamique a par contre le désavantage que l’état initial a disparu quand apparaît l’état final. Or, pour qu’on puisse contrôler la régularité des transformations, les états initial et final doivent pouvoir être comparés attentivement, ce qui suppose qu’ils soient tous deux simultanément présents à la vue pour que l’œil puisse aller de l’un à l’autre pour repérer similarités et modifications, comme c’est le cas dans les démonstrations de Bolzano (figure 2) ou Peirce (figure 5).
33Dans le cas des démonstrations géométriques par construction de figures, telles que celle liée à la somme des angles d’un triangle (figure 1) ou celle liée au théorème de Viviani (figure 3), des graphes animés pourraient être plus efficaces dans la mesure où chaque étape de la construction reste « présente » dans les suivantes et où l’animation révèle précisément comment ces étapes résultent les unes des autres. Pour d’autres démonstrations géométriques, cependant, l’alignement d’étapes dans une seule et même image sera vraisemblablement plus efficace qu’un graphe animé. Par exemple, la démonstration suivante du théorème de Pythagore est très efficace :
34Des versions animées de cette démonstration existent6, mais il n’est pas évident qu’elles la rendent plus convaincante. Une fois encore, la raison en est que la force de conviction repose partiellement sur la capacité à passer visuellement d’une figure à l’autre pour vérifier la régularité des transformations.
35De même, la force probante de la démonstration animée du théorème de Viviani n’est pas manifestement plus grande que le diagramme suivant, dû à Ken-Ichiroh Kawasaki, où des flèches mettent en évidence les transformations entre sous-diagrammes :
36Des images statiques n’empêchent pas qu’on en fasse une lecture dynamique. Et c’est pourquoi des démonstrations peuvent être à la fois diagrammatiques et ancrées dans le temps.
Diagrammes et gestes de démonstration
37Maintenant, si la temporalité n’est pas le problème, les diagrammes peuvent-ils vraiment exprimer tous les actes de langage – assertions, déclarations, directives, etc. – dont sont faites les démonstrations ?
38C’est évidemment là une question de sémiotique visuelle difficile et fortement débattue. Certains voudraient soutenir que les diagrammes ne peuvent pas exécuter « seuls » de tels actes de langage. Par eux-mêmes, les diagrammes peuvent présenter des relations et transformations formelles, mais pas asserter la vérité de ces relations ou valider ces transformations, et encore moins fixer leurs propres règles de fonctionnement ou imposer leur propre interprétation active.
39Pas « par eux-mêmes », pas « seuls ». Que cela veut-il dire ? Qu’ils ont besoin de s’accompagner d’expressions linguistiques qui leur permettent d’exécuter ces actes de langage ?
40Pas nécessairement. De même que pour la temporalité, ce qui rend les diagrammes capables d’exécuter de tels actes est essentiellement une question d’usage. Certaines habitudes de lire des images, installées par l’éducation et la pratique, nous font les lire comme des conséquences temporelles. Et certaines habitudes font que nous les lisons – ou que les mathématiciens entraînés les lisent – comme assertant certaines thèses ou validant certaines transformations.
41Comme le souligne Peirce (CP, vol. 4, § 246, § 368), décoder des démonstrations visuelles exige certainement une certaine « familiarisation ». Mais si la familiarisation est tout ce qui est exigé, cela veut dire que les diagrammes peuvent faire le boulot « seuls » pour des gens qui ont été entraînés à les utiliser dans un but démonstratif.
42Lorsque John Austin (1962) a fait remarquer que les phrases linguistiques peuvent être utilisées pour exécuter divers actes de langage, il était conscient qu’elles ne le font pas « par elles-mêmes », mais seulement moyennant un certain entraînement social. Pourquoi serait-ce différent pour les diagrammes ?
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Cela suppose évidemment que les relations formelles puissent être rendues saillantes – comme l’indique effectivement la psychologie de la Gestalt – et que les transformations réglées puissent être rendues saillantes – ce dont témoigne en effet la psychologie cognitive expérimentale (Kirshner, Awtry 2004, p. 224-257). Le choix de la notation peut toutefois influencer la saillance visuelle, et dès lors l’évidence, des formes et des transformations.
2 Une telle affirmation contraste avec la déclaration antérieure de Hilbert selon laquelle « un théorème n’est prouvé que lorsque la démonstration est complètement indépendante du diagramme » (Hilbert 1893, p. 75).
3 Une telle conception selon laquelle validité inférentielle et force persuasive sont toutes deux condition nécessaire, et aucune des deux condition suffisante de la preuve est une sorte de moyen terme raisonnable entre les positions opposées radicales distinguées par Doyle et al.: selon la perspective « baroque », le statut de preuve est garanti par la correction formelle des inférences, tandis que selon la perspective « romantique », il est garanti par leur force probante apparente (Doyle et al., 2014).
4 Dans le même sens, Hamami et Morris citent Prawitz 2012, Sundholm 2012, Boghossian 2014, Broome 2014.
5 Que Frege en était bien conscient est montré par le fait qu’il utilise des signes spécifiques pour les exprimer, comme le tiret vertical pour l’assertion ou une longue barre horizontale pour l’inférence. Traducteur anglais du travail de Frege, John Langshaw Austin s’en souviendra au moment de théoriser les actes de langage, y compris l’assertion.
6 Voir par exemple : http://www.davis-inc.com/pythagor/.
https://en.wikipedia.org/wiki/File:Pythagoras-2a.gif.
https://giphy.com/gifs/mathematics-proof-pythagorean-theorem-RbOUwWPBinvFe.
https://giphy.com/gifs/wolfram-research-pythagorean-theorem-l41JGHqVSThnCbSOA
Auteur
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