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Aux origines du parti républicain dans le Jura
Un aspect de la crise finale de la Deuxième République : la sociabilité jurassienne dans la tourmente (mai 1849-décembre 1851)
p. 15-54
Texte intégral
1Le coup d’État bonapartiste du 2 décembre 1851 compte certainement parmi les événements les moins étudiés de l’histoire du Jura au xixe siècle1. Même les faits les plus marquants ont été mal établis et surtout mal reliés entre eux par les différents auteurs. C’est le cas, par exemple, de la prise d’armes républicaine à Poligny dans la nuit du 3 au 4 décembre, à la tête de laquelle se trouvaient le pharmacien Bergère, proclamé sous-préfet provisoire ; Lamy, maire ; et Dorrival, commandant de la Garde républicaine. C’est aussi le cas de la marche sur Lons-le-Saunier d’un groupe armé qui, conduit par Wladimir Gagneur et le journaliste Henry Barbier, fut dispersé par les forces de l’ordre près de la ferme Quinson, la Maison rouge, à l’entrée de la ville.
2D’une manière générale, la tension qui régnait depuis des mois dans tous les esprits n’a fait l’objet d’aucune étude. Pourtant elle avait atteint un degré presque insupportable dans le Vignoble : à Poligny, Arbois, Salins et dans les communes voisines du bas pays, moins forte cependant à Dole, dans les villages de bûcherons, de radeliers2 et d’agriculteurs des abords de la forêt de Chaux, des rives du Doubs et de la Loue ; plus atténuée à Lons-le-Saunier et quelques bourgs voisins comme Orgelet ou Bletterans ; sporadique enfin à Morez et Saint-Claude.
3D’autre part, la répression très dure qui suivit le coup d’État, les victimes, les exilés, son impact sur la société et la vie politique n’ont pas été étudiés. Pourtant cette courte période, qui correspond à la désagrégation de la Deuxième République, constitue un tournant dans la transformation des forces politiques en France au xixe siècle. C’est particulièrement vrai dans le Jura qui, de tous les départements de l’Est de la France, fut l’un des plus précoces à accueillir l’idée républicaine.
4Notre propos se limitera dans cette étude à l’ambition suivante : rechercher les origines, tenter une généalogie du « parti » républicain, donc du mouvement démocratique dans le Jura, à travers la crise que subit alors la sociabilité jurassienne.
5Le terme « sociabilité » est devenu familier aux historiens français depuis les travaux de Maurice Agulhon et Jean-Pierre Gutton. Nous retiendrons de ce dernier la définition suivante : « la sociabilité, c’est l’étude à l’intérieur d’un cadre donné, ville ou village, des liens entre les hommes et les groupes sociaux »3. Pour notre part, nous consacrerons notre enquête à l’éclatement de l’esprit public en deux camps dressés l’un contre l’autre : d’un côté le parti dit « de l’Ordre » et de l’autre celui dit « de la Démagogie » ou encore « de l’Anarchie », « du Désordre ».
6Nous étudierons en premier lieu des manifestations publiques, parfois privées, de haine politique, des menaces proférées par des individus isolés ou des groupes peu organisés mais aussi l’utilisation plus pacifique de symboles politiques. Il s’agira de comportements irrationnels et de fantasmes développés dans les deux camps, au sein d’une sociabilité souvent très ancienne et traditionnelle.
7Nous découvrirons ensuite que, malgré la répression, des rassemblements organisés et une esquisse d’un débat politique étaient encore possibles dans cette période de crise. Nous constaterons les effets de ce bouleversement sur les associations qui s’étaient multipliées. Certaines étaient fort anciennes comme les bons cousins charbonniers, les B… C… C…, d’autres plus récentes comme les mutuelles ; beaucoup furent qualifiées de « secrètes », donc interdites par l’arrêté préfectoral du 21 août 18514. Nous sommes ici dans ce monde des associations dont l’activité constitue le bruit de fond de la société du xixe siècle. En pleine mutation, c’est aussi celui de l’engagement, de l’adhésion individuelle, de l’organisation des forces. À ce titre, il peut être dangereux pour le pouvoir en place.
8Le caractère parfois arbitraire de ces distinctions ne nous échappe pas car la réalité est foisonnante. Du moins peut-on mieux saisir ainsi les caractéristiques de la répression qui a été notre principale source archivistique. Au fond, dans ce formidable effort de « compression » – le terme est d’époque – préfets, sous-préfets, procureurs, juges, policiers, gendarmes, jusqu’aux plus humbles gardes champêtres se trouvaient en face du même problème. Ils ont utilisé ces critères pour sévir, parfois plusieurs années après les faits, d’abord contre toute manifestation ouverte, puis pour démanteler la plupart des associations, contenir et souvent détruire les formes de sociabilité les plus traditionnelles.
I. Une guerre civile imaginée ?
1. Des réminiscences historiques au choc du présent
9La Deuxième République, née de la révolution de février, fut marquée, on le sait, par une succession de chocs politiques et par l’instabilité. Les commotions qui frappèrent le plus vivement les esprits eurent en général leur origine à Paris, parfois à Lyon pour notre région5. Après février, on retiendra surtout le déferlement de la vague des clubs qui atteignit même de petits villages jurassiens au printemps de 1848. L’insurrection ouvrière parisienne de juin 1848 et son écrasement firent semble-t-il moins forte impression mais les élections législatives du 13 mai 1849 qui avaient été relativement favorables à la Montagne eurent un écho favorable dans le Vignoble, car Sommier, de Lons-le-Saunier, et Richardet, de Salins avaient été élus.
10Les Salinois se souviendront longtemps, et les forces de répression aussi, des événements des 13 et 14 juin 1849 à Salins6. À l’appel de la Montagne de Paris, des jeunes gens avaient obtenu la grande salle de la mairie pour procéder à l’enrôlement des volontaires, comme en 1792 ! Montmayeur fut nommé chef du détachement par acclamation ; une pétition contre l’expédition de Rome fut diffusée par le maire Chavet avec le sceau de la mairie vers les communes environnantes (Champagne-sur-Loue, Aiglepierre, Marnoz) ; enfin une souscription fut lancée, à laquelle participèrent les membres du conseil municipal7. À la suite de cette affaire, la municipalité et la Garde nationale furent dissoutes, et la plupart des protagonistes s’enfuirent en Suisse ; Max Buchon, de Salins, et Louis Robert de Dole (qui se trouvait apparemment à Salins, en tournée pour le placement d’actions du journal La Réforme), furent incarcérés. Des rassemblements eurent lieu également au champ de Mars d’Arbois et au champ de foire de Dole. Cependant la cour d’assises du Jura déclara tous les inculpés non coupables en décembre de la même année8.
11À Arbois, on se souvenait aussi de l’insurrection de 1834 et de sa répression. Les survivants de cette époque, Carrey par exemple ou Médard Perrin, étaient toujours fichés sur les listes de « démagogues » établies bien avant le coup d’État : « ancien insurgé de 1834 », « démocrate vétéran de 1834 ». À Salins comme à Arbois, ces épisodes avaient laissé des traces, nous y reviendrons. Si l’on remonte dans le passé, Arbois avait gardé un mauvais souvenir de 1815. Plus loin encore, la république égalitaire de 1792-1793 était l’aube d’un monde nouveau que beaucoup de républicains voulaient promouvoir. Certains appellent même de leurs vœux la Terreur, « honorent et plaignent les condamnés du 9 thermidor », note le sous-préfet.
12La célébration des anniversaires républicains du 21 septembre, du 24 février, du 4 mai – mais pas du 14 juillet – était l’une des activités favorites du parti démocratique, de préférence sous forme de banquets. Elle provoquait souvent des regains de tension et d’alertes dans les deux camps.
13Il fallait ajouter les alarmes du présent : le vote d’urgence de la loi du 31 mai 1850, qui limitait le suffrage universel, et le mouvement de pétition qui suivit, le voyage du Prince-Président en août, le complot de Lyon, l’ouverture de la session de l’Assemblée nationale en novembre, les rumeurs du coup d’État. Même les fêtes de mai sont redoutées : au 1er mai 1851, par exemple, on s’attend à Poligny à des manifestations pour la Constitution et contre le Gouvernement9.
14Il ne faut pas croire cependant que les événements du Jura n’aient été qu’un écho de ceux de Paris : des élections municipales, une fête des ouvriers boulangers de Dole, une fête votive de la Sainte-Croix à Poligny, suffisaient, nous le verrons, à donner des sueurs froides aux autorités. Le parti de l’Ordre vit dans la hantise de l’insurrection tandis que dans l’autre camp les contacts de plus en plus clandestins se multiplient, que l’on fait des préparatifs plus ou moins poussés, au moins par précaution, et que certains vont jusqu’à fondre des balles, fabriquer de la poudre et aiguiser les sabres.
15Enfin, il y a la perspective des élections de 1852 qui effraient le parti de l’Ordre. L’autre bord en attend au contraire l’affermissement de la République, qui est aussi une république démocratique et sociale dont le contenu précis reste à définir.
2. La politique au village : une déchirure culturelle et sociale
16Bien qu’atténué au cours de notre période, le temps des clubs restait un souvenir de cauchemar pour le parti de l’Ordre, peut-être parce qu’il rappelait trop les sociétés populaires. De là dateraient la rupture, la désagrégation de la société tandis que le retour à la stabilité et à l’unité d’avant février, déjà mythifié, apparaît comme un idéal. Les exemples de ce qui est considéré comme un cataclysme, une « peste rouge » sont très nombreux dans les témoignages postérieurs au 2 décembre 1851 : « Monchauvier était très calme et très religieuse mais depuis quelque temps elle est devenue turbulente par la lecture des mauvais journaux » ; « Vadans avait bon esprit et une bonne pratique religieuse, maintenant cette commune est définitivement corrompue et marquée par l’impiété ».
17À Chamblay, pays de radeliers, Florence Bourriot note qu’une fâcheuse division s’est opérée entre la presque totalité des habitants. Chaque parti s’est désigné l’un comme celui du curé et l’autre comme celui du maire. Cette division n’a fait que s’accentuer depuis février. Un charivari est organisé contre le curé, l’Arbre de la Liberté est mutilé ; un camp accuse l’autre et c’est la rixe. […] Mesnay près d’Arbois était très calme au point qu’on l’appelait la Commune sans tache, elle a été pervertie et la corruption a fait d’immense progrès dans la lie de la commune du fait de M. Cuenin, marchand de papier10.Cet industriel papetier avait été en 1848 un enragé clubiste et l’instigateur de l’agitation, présidant un club qui ne comptait « pas moins de 100 membres ». Par ailleurs, il employait un grand nombre d’ouvrières – une centaine – dont la moitié était « étrangère », il faut entendre par là étrangère au village. Aussi la commune a-t-elle voté Ledru-Rollin en 1849. Le viol d’une société traditionnelle qui, au demeurant, n’était pas que symbolique11 par un représentant, pas tout à fait exceptionnel peut-être, du patronat industriel du temps ; le refus de la société issue de la fabrique, monde à part, et de la déliquescence morale qui l’accompagnait ; la peur de la femme prolétaire et déracinée, porteuse des germes conjugués de la maladie et de la politique : tels sont les fantasmes qui s’expriment à travers ces quelques annotations. Résultat, « depuis 1848 il y a à Mesnay deux partis bien tranchés. La nuit on fermait bien sa porte et on restait chez soi ». On ne se parle plus, les habitants du haut du village « ne saluent plus ceux de la rue Basse qui est le centre des démagogues ». Il est vrai que Mesnay pose un problème particulier, très circonscrit dans le Jura à l’époque, celui de l’attitude politique des travailleurs de la proto-industrialisation, déjà ancienne dans le village.
18Le village de Champagne-sur-Loue « serait imbu de très mauvais sentiments politiques ». Le responsable en serait Hippolyte Bourgeois, ex-ouvrier mécanicien chassé du Creusot pour raisons politiques12. Il y a eu à Champagne, en 1849 à l’occasion de l’anniversaire de février, une « guerre de Robespierre à laquelle a participé une bonne partie de la population ». Graby, capitaine de la Garde nationale, avait pris part aux manifestations et ordonné au tambour de marcher en tête ; une tribune avait été élevée d’où quelques démagogues haranguaient les habitants. Peut-être aussi était-on en période de carnaval13 !
19On notera que cette situation semblerait caractériser un nombre limité de communes, particulièrement turbulentes et fréquemment citées : Champagne, Aiglepierre, Mesnay. Il se pourrait bien cependant que, de même que l’autorité concentrait la répression sur certains individus, qui devenaient des mythes, et sur lesquels pleuvaient les dénonciations, certaines localités aient joui, si l’on peut dire, d’une surveillance renforcée. La proximité des villes de Salins et d’Arbois pourrait l’expliquer, ainsi que des circonstances particulières : le juge d’instruction d’Arbois, Pavans de Ceccatty, n’était-il pas propriétaire à Champagne ?
20Il est vraisemblable toutefois que de nombreuses communes du Jura aient connu les mêmes tensions, à des degrés divers. Elles se sont transformées en haines rentrées et inexpiables après le coup d’État, du fait des dénonciations. Le Vignoble n’avait pas l’exclusivité de cette situation.
21Ainsi à Cressia, au sud de Lons-le-Saunier, le curé dénonce au préfet du Jura, qu’il a rencontré chez le comte de Rotalier, le maire Janey avec lequel il est en très mauvais rapport :
[ce dernier] a épouvanté M. de Thoisy par ses doctrines révolutionnaires et triplé la cote mobilière du château. Un club se tient tous les soirs chez lui où on lit La Réforme et La Tribune du Jura. Il a prêché la nécessité de l’impôt progressif et autres utopies semblables […] ; il n’exerce aucune police : les auberges sont pleines toute la nuit du dimanche au lundi. On s’y bat jusqu’au sang. Il a défendu à la majorité de me faire un fromage, ce qui a mis la commune en révolution. Le garde forestier et le facteur sont rouges aussi. Quant au juge de paix il absout toutes les filles et les femmes dont la conduite est semblable à la sienne (il a plusieurs concubines). Il vient de tenir une audience scandaleuse qu’on a appelée l’audience des cochons. Je recommande l’instituteur et l’institutrice qui sont édifiants […] logés dans des conditions affreuses. Ils n’ont consenti à rester ici que par dévouement pour moi14.
3. Riches et pauvres : la peur au village
22Contrairement à ce qu’on pourrait penser, il y a beaucoup de nuances dans les considérations émises par les uns et les autres sur l’éternelle question de la répartition des richesses. Au surplus, elles sont peu nombreuses dans notre documentation. Un prolétaire comme Bourgeois a bien dit, un jour où il cultivait à la pioche sa maigre propriété, qu’il saurait aller « au gros tas » le moment venu ; tel autre, Bonjour dit « Mille gueules », pourtant chef des gardes-fruits de la ville de Salins, que « l’on va en Californie pour faire fort, mais nous avons une Californie autour de nous ». Jean-Louis Barbier dit « Cacouille », de Mesnay, a bien dit à sa femme : « Sois tranquille Victoire, si maintenant nous couchons sur la paille, bientôt nous aurons des matelas ». Même chez les plus misérables la contestation de vive voix du principe de propriété est pourtant fort rare.
23En revanche, le sentiment de l’inégalité du poids des charges est vif : les taxes sur les boissons, le sel, le tabac sont trop lourdes : « les croisées en papier huilé paient autant que les belles fenêtres des châteaux »15. Aussi crie-t-on : « à bas les persiennes ! ». On chante également :
Car les riches sachez
Vous regardent faire
Et vous feront marcher
Tout comme à l’ordinaire
24On espère se libérer des dettes dont les vignerons sont obérés en ce temps de crise viticole : « ça allait bien, si on avait réussi, nous n’aurions pas payé nos dettes ».
25À Salins, les ouvriers ont quitté le chantier du piqueur Buffe en disant :
Nous détruirons les châteaux
Non, nous sommes mal logés
Nous les habiterons
26Ou encore : « quand la cloche sonnera nous prendrons les bûches au chantier de la ville pour détendre la peau du ventre des blancs, ces gros pansus » ; ils ont traité en outre les entrepreneurs de fainéants et demandé la suppression du marchandage. Sur le plateau de Nozeroy, les paysans sans terre – les ouvriers – s’opposent aux plus riches éleveurs des villages qui contrôlent les communaux. Ce fait bien connu nous est rappelé par une étonnante correspondance entre le préfet du Jura et Fidèle Ardiet, un contrebandier de Cerniébaud devenu mouchard dans une affaire de poudre16.
27Quant aux chefs républicains les plus avancés, ils ne vont pas au-delà de la revendication d’une réforme fiscale et d’une nécessaire solidarité avec les pauvres dans la détresse, du moins après la crise de juin 1849.
28Pourtant le parti de l’Ordre vit dans la terreur du pillage qui s’alimente surtout de rumeurs. Il y aurait des listes de maisons à piller et à incendier, que les gendarmes, pourtant diligents, n’ont jamais pu saisir. Dole et Lons devaient être pillées ainsi que les greniers de M. de Germigney à Port-Lesney. Au bruit que Paris était « en vacarme » et qu’il y avait « du train », les gens de Poligny viendraient piller trente maisons de riches à Sellières. Plus intéressant à propos d’un état d’esprit : les habitants de Monay devaient démolir le fourneau de Baudin et piller les forges17. Vieilles terreurs qui rappellent la Grande Peur de 1789. Pourtant entre mai-juin 1849 et décembre 1851, il y eut peu d’atteinte aux biens liée à la tension politique : quelques pieds de vigne coupés en 1850 chez le maire de Mesnay, surtout des dévastations forestières : un hectare de forêt privée sur le mont Poupet est pillé en janvier 1850 (propriété de Mme de Blonay)18. D’autres forêts particulières le sont par des bandes de 200 à 300 vignerons. Les gardes n’ont pas bougé. Silence du sous-préfet Jarry-Paillet. Extrême indulgence du tribunal de Lons-le-Saunier qui inflige deux à six jours de prison à une dizaine de prévenus.
29À l’appel des chefs républicains, il n’y eut au moment décisif aucune violence, ni individuelle, ni collective. La peur était cependant si intense qu’on crut nécessaire d’instruire sur le « pillage » de la sous-préfecture de Poligny lorsqu’on constata la disparition de quatre bouteilles de vin vieux, de deux pots de confiture et du dé à coudre en argent de la sous-préfète. Que l’on retrouva d’ailleurs ! Le parti de l’Ordre en resta ébahi. Son soulagement fut immense.
4. Anticléricalisme
30Par rapport à 1830 ou même 1848, l’anticléricalisme semble au creux de la vague au cours de notre période. Les manifestations d’anticléricalisme ne sont qu’individuelles et en diminution : « À bas les curés ! À bas les hommes noirs ! ». Le vicaire du curé de Liesle est insulté à Champagne en mars 1850 ; en août 1850, des menaces contre le maire de Dole, de Boisdemetz, sont tracées au crayon rouge sur la porte cochère de la maison de la Société Saint-Vincent de Paul ; à Mesnay, un ivrogne se propose de guillotiner le curé au pied de l’autel, l’instituteur rouge Baudier, de Monay, est en mésentente avec le desservant ; une femme dénonce après le coup d’État le médecin Regnier, de Rochefort, pour « avoir parlé continuellement contre les prêtres ». Rien là de très remarquable.
31Parfois ces manifestations verbales sont plus explicites. À Arbois où l’anticléricalisme est plus virulent, Jouvenot « a clabaudé contre le clergé que les traitements des prêtres étaient trop élevés, qu’il fallait payer pour venir au monde, que cela ne pourrait durer longtemps ». Un autre Arboisien juge « qu’il vaudrait mieux mettre des journaux entre les mains des enfants que leur apprendre le catéchisme »19. Hyacinthe Graby, « un des plus mauvais sujets de Champagne, extraordinairement dangereux, dépourvu de moralité et de principes religieux, faisait les plaisanteries les plus déplacées sur les personnes allant à l’église » et avait proclamé, lors du jubilé de Champagne en 1851 : « Dieu n’est pas juste, il a créé l’homme libre et aujourd’hui la liberté est abolie ». Nous n’avons trouvé qu’une allusion au « complot jésuite », dans la bouche du jeune Guillot, surveillant de travaux à Salins, beau-frère de Sommier dont il approuve la conduite politique. Guillot est d’ailleurs considéré comme un homme d’ordre devant ses ouvriers.
32On observera surtout qu’aucun responsable républicain ne reprend à son compte les formules de l’anticléricalisme populaire. À Salins, par exemple, le 6 mai 1850, c’est-à-dire à un moment de grande tension, une procession avait été ordonnée par l’évêque. Apprenant que certains individus se proposaient d’insulter le cortège, les républicains Broye et Max Buchon y prennent place pour « des motifs qui ont été appréciés par la population entière ». Les républicains restent attachés à la consécration officielle de l’Église : en 1850, le maire rouge de Villette-les-Arbois, Auguste Guignard, avait demandé un Te Deum au curé, qui refusa ; le maire le fit chanter par la Garde nationale rassemblée dans l’église. À Salins, le programme du maire Babey pour la commémoration du troisième anniversaire de la République prévoyait aussi un Te Deum, ce qui était normal en régime concordataire.
33Nous ne nous risquerons pas à évaluer la place de la religion dans les esprits et la société ; elle était certainement variable de la Bresse à la Montagne en passant par le Vignoble, et même d’une commune à l’autre.
34On peut accorder quelque crédit au sous-préfet, lorsqu’il écrit en mai 1849 que, dans les faubourgs de Salins, l’influence du clergé est « nulle » que « quelques curés sont embarrassés pour prêcher : s’ils veulent parler de morale, on leur dit : vous parlez de politique. Religion, famille, propriété, tout cela est encore politique aux yeux de certains démocrates de village ».
35Même dans les milieux des vignerons et artisans, on restait cependant attaché au moins aux aspects sociologiques de la religion comme l’indiquent ces billets échangés entre Thomas, menuisier à Dole, qui cultive en Plumont les vignes de son ami Pointurier imprimeur à Arbois :
Je suis rentré d’Arbois à cinq heures et demie du matin trempé comme une soupe. À 9 heures, je faisais partie du cortège des vignerons mais au beau milieu de la messe j’ai failli me trouver mal, vu le peu d’habitude que j’en ai et aussi à cause de la fatigue.
36Dans un autre billet Thomas presse Pointurier de lui régler quelque dette, car l’hiver est rude, les temps sont difficiles et sa femme vient de « faire un gros garçon » dont il ne peut célébrer le baptême, faute d’argent pour « faire dîner parrain et marraine ». Nous retrouverons les deux compères, après le coup d’État, dans une filière qui donnait la « passade » vers la Suisse à des républicains fugitifs.
37Bien que presque tout entier dans le camp de l’Ordre, le clergé local fît aussi preuve de retenue. Nous n’avons rencontré que deux dénonciations venant de prêtres, celle du curé de Cressia, déjà citée, et celle du curé d’Oussières, qui désigne Pillet comme l’homme qui a « perdu sa paroisse ». En revanche, nous avons trouvé une demi-douzaine de lettres de curés intervenant auprès du préfet, en faveur de paroissiens condamnés ; rédigées en général à la demande des épouses, elles sont évidemment très convenues et emploient un vocabulaire religieux et moralisateur à propos des « doctrines pernicieuses », du « funeste entraînement », faisant valoir le « repentir » du fautif ; elles appellent surtout à la pitié pour la mère, les enfants, les vieux parents dans la misère20.
38Il est à noter qu’avant le 2 décembre, les républicains utilisaient aussi très volontiers un vocabulaire religieux à leur propre endroit : les nouveaux militants étaient des « convertis », des « frères » dans la « foi démocratique »21. Sur un plan plus politique, on peut penser qu’un article du Salinois, d’avril 1850, reflétait assez bien l’opinion des responsables républicains : « Le catholicisme n’est pas à la hauteur des circonstances […] ; il ne faut pas être injuste avec le clergé ». Et, à l’adresse des prêtres : « Soyez des hommes de personne afin d’être les hommes de tous et n’intervenez pas dans les questions politiques ». Est-il besoin de préciser qu’il n’y eut aucune agression anticléricale, en particulier à Poligny, contrairement à ce qu’annonça la presse ? Le curé de Poligny exigea d’ailleurs la publication d’un démenti immédiat22.
5. Le poids des mots, des cris, des gestes
39Les cris répétés par des bandes de jeunes, la nuit surtout : « Vive les rouges, à bas les blancs ! Vive la guillotine ! », ont été pendant plusieurs mois l’expression stéréotypée, mais la plus perceptible, de cette guerre civile conduite à travers les mots et les slogans. En octobre 1850, à Menotey, dans le vignoble dolois, une bande de vendangeurs arboisiens avait chanté La Marseillaise et « lancé des cris scandaleux » :
Vive les rouges, à bas les blancs !
Vive Ledru-Rollin !
Bonaparte à la guillotine !
À bas les chouans !
40Les menaces et les cris évoquant le meurtre sont évidemment plus graves ; ils mettent en mouvement les fantasmes liés au sang, à l’idée de purification par le sang versé, de mise à mort rituelle. Les propos « horribles » tenus dans les cafés, souvent sous l’influence de l’alcool ne manquent pas dans notre documentation. Le modèle de la Terreur est constamment présent.
41À Arbois, on a menacé l’agent de police, François-Xavier Gauthier, au café Roy, de « lui couper la tête et de la promener au bout d’une pique ». À Arbois encore, Jean-François Moine, 27 ans en 1852, est « un chef démagogue fort dangereux qui n’a cessé de s’emparer des jeunes du faubourg de Larnay » ; cet individu, « qui répandait l’effroi dans la ville », avait fabriqué une guillotine en réduction avec laquelle il coupait des effigies en glaise, des « polichinelles » dont il jetait les têtes aux portes des gens. Nous le retrouvons en novembre 1853 ; revenu incognito de Suisse où il échappait à une condamnation à Afrique + (c’est-à-dire à la colonie pénitentiaire), il se fait pincer par les gendarmes lors d’une petite réunion festive à l’occasion du retour d’un déporté ; à son tour, il est expédié en Algérie. Deux ans plus tard, en mai 1855, il est de retour, en congé de convalescence sans secours de route. Le maire d’Arbois, le comte de Broissia, légitimiste rallié, ne voit pas d’inconvénient « au retour de ce simple cultivateur sans influence qui a fait par écrit à plusieurs reprises sa soumission » ; mais le sous-préfet est formellement opposé au retour définitif d’un individu aux « antécédents tellement déplorables » ; le commissaire de police de son côté fait une peinture noire de la « nature sauvage et féroce de cet individu orgueilleux et passionné, à la tête de la croisade socialiste, un des détracteurs les plus violents des grands propriétaires de la ville d’Arbois, de toutes les personnes qui possédaient de la fortune […], qui exécutait des chats avec une petite guillotine ». Jean-François Moine est devenu un croque-mitaine, un mythe terroriste23.
42Pourtant, il n’était pas le seul à avoir commis ces sinistres plaisanteries. Vers la même époque, les jeunes des faubourgs avaient « coupé la tête d’un poulet qu’ils portaient en disant qu’ils porteraient à leur retour la tête de M. de Vincent, le préfet, et de M. le Curé ».
43Parfois la Terreur est vue sous un angle plus politique, comme en témoigne cette conversation dans les vignes, en octobre 1850. Joseph Mathey, dit « le Général », dépose :
Le dénommé Boudot m’a dit que pour avoir un bon gouvernement [autre mythe inusable !], il faut absolument faire rouler des têtes sur la guillotine. Je lui répondis qu’il ne serait pas plus avancé que ceux qui en avaient fait couper en 1793. Il me répondit : votre fils a gagné la croix d’honneur en assassinant les braves républicains de Paris en juin 1848. Indigné, je lui proposai de descendre au bas de la vigne et de nous battre avec nos serpes24.
44Même dans les lieux plus urbanisés, chez le perruquier par exemple, où se sont toujours échangées, on le sait, de « hautes considérations sociologiques » : conversation en novembre 1851 au sujet de la grange Geillon que le marquis de Froissard venait de vendre au comte de Broissia ; les fermiers sont obligés de quitter la ferme parce qu’ils doivent sept à huit mille francs. Jacquemard, en fuite après le 2 décembre, aurait dit : « c’est malheureux d’être mis à la porte quand on a bien travaillé », puis s’est lancé au sujet des propriétaires dans des propos horribles : « je leur chapèlerai la tête avec mon hachon sur mon billot ». Boisson, de Sellières, fendait du bois, deux demoiselles viennent à passer et s’exclament : « Vous touchez bien fort ! » ; il répondit : « Je toucherais bien plus fort si c’était sur des têtes ! »25. À Mesnay, un témoin tient pour assuré que « que si le coup d’État avait échoué, cinquante personnes y auraient passé ». On a même planté « un tremble avec des phantômes pendus aux branches et des écritaux les plus menaçants » devant la maison de Carrey, pourtant vieux républicain de 1834, quelque peu déboussolé, il est vrai, et bon cousin. Dans la plupart des cas cependant on s’en tient au cri de colère populaire : « On va les rogner, on va les raser ! ».
45Propos encore plus inexcusables s’ils viennent d’une femme. À Sellières, la femme Rozet aurait dit « qu’elle aimerait voir égorger ». Au passage, on remarquera que les femmes sont tenues totalement en dehors de cette tourmente politique, ce qui ne veut pas dire que les épouses et les enfants des exilés n’aient pas eu à en souffrir cruellement. À Lemuy, près de Salins, par exemple, lorsqu’un messager coiffé d’une casquette bordée de rouge vient de la ville pour tenir un conciliabule avec Albert Lambert, les deux hommes passent à l’écurie afin que sa femme n’entende pas. Trois femmes seulement subirent une peine (d’internement) parmi environ 800 individus touchés par la répression : Célestine Brodey, épouse du cafetier Roy à Arbois ; la veuve Prost, tenancière du café de la Démocratie à Salins et sa fille Maria, 15 ans. Peu de femmes furent amenées à témoigner, moins de 2 % de l’ensemble des interrogatoires. Leur témoignage est en outre généralement court, de fort peu d’intérêt. Pourtant le bruit courait que des femmes transportaient des publications sous leurs jupes. Le consensus est total : les deux camps excluent les femmes, c’est-à-dire le privé, de la politique qui est le domaine du public. D’ailleurs, elles ne votent pas et sortent, semble-t-il, très peu de leur village. Une femme de Montchauvier, âgée de 60 ans, n’indique-t-elle pas qu’elle n’est pas venue à Lons-le-Saunier, à 20 km, depuis trente ans !
46Les étrangers, les misérables sont souvent soupçonnés des projets les plus sanglants. À Champagne, en mars 1850, un couple d’ouvriers parisiens avec un enfant, le couple Rémy-Desplat, retiré au village natal de la femme où il vit dans « la misère, la paresse, l’inconduite », s’est vanté d’avoir mangé le déjeuner de Louis-Philippe aux Tuileries et combattu en juin. Toujours ce « babil » des ouvriers parisiens ! Les rapports notent que « la femme et le mari, mais principalement la femme, égorgeraient dans des catastrophes politiques ». Francisque Daclin de Salins, cinq enfants, journalier, est « un Jacques, un homme de carnage, de pillage et d’incendie. Grande influence dans une émeute ». À Arbois, Brozin aurait, au moment du coup d’État « parcouru les rues en conseillant aux démagogues d’ôter leurs sabots et de les remplacer par des souliers, d’aiguiser leurs serpes, de se munir de toutes sortes d’armes et que l’on massacrerait impitoyablement ».
47Quelquefois, le déluge de sang fait place à des visions d’enfer. Ganneval, de La Vieille-Loye, ex-employé des douanes à Dunkerque, « a fait bien du mal sur les têtes faibles. Il voulait traîner les blancs avec une corde, les rôtir ». Paul Bernard, dit « le Bronze », aurait crié dans un café du faubourg à Salins : « Allons ! allons ! Il faut marcher ! Brûler les Trois Rois ! »26. Damelet, cultivateur à Villers-Farlay avait acheté des clous pour clouer les blancs de la commune aux portes de sa grange comme des chouettes27.
48De ces explosions verbales, les partisans de l’Ordre retiennent du peuple, surtout de celui des campagnes, l’image d’une masse barbare, violente, à l’état de nature, irrationnelle, panique au sens antique du terme, adonnée aux pratiques magiques, aux passions, à l’envie pathologique, hors de la civilisation. Il serait donc normal que cette « vile multitude », selon l’expression fameuse de Monsieur Thiers, soit exclue du suffrage universel. On retrouve là des lieux communs de la pensée conservatrice du xixe siècle, mais aussi la trace des mythes les plus anciens de l’humanité.
49Le temps est-il si violent que cela ? D’après l’étude, déjà citée, de Florence Bourriot, la répression des délits de toutes sortes avait atteint à cette époque un sommet dans le canton d’Arbois, une multiplication par trois entre 1840 et 1850. Encore faudrait-il considérer les dates de plus près et surtout distinguer les délits de nature politique ; on sait aussi que les relations statistiques entre répression et délinquance ne sont jamais simples.
50Une constatation essentielle vient infirmer ce mythe de la criminalité, du moins parmi les rouges : le 25 février 1852, la commission mixte du Jura recense les antécédents judiciaires de 417 inculpés politiques sous les verrous, pour la plupart. On peut être assuré qu’elle fit preuve sur ce point d’une redoutable vigilance. Or, elle ne relève que sept condamnations pour coups et blessures, neuf pour vols et bris de clôture, six pour violences et outrages à gardes forestiers et délits de chasse, dix pour cris séditieux, menaces et tapage nocturne. Encore les condamnations pour coups et blessures sont-elles anciennes, l’une d’elles remontant à 1835 ; celles pour cris séditieux sont récentes et s’expliquent par la situation politique.
51Il nous a semblé que les agressions verbales relevées ici, souvent répétées à satiété par les témoins, n’ont été le fait que d’un petit nombre d’individus, moins d’une vingtaine au total, certes caractériels et (ou) alcooliques28, toujours qualifiés de « soldats » et de « Jacques » : Guy Delphin est « un fou qui a des instincts d’une bête féroce ». Tel autre est « bilieux, fou, épileptique » ; Saillard, de Mesnay, a seulement « un caractère jaloux, haineux, crie et parle fort »29. Elles ont été essentiellement circonscrites aux vignerons, un milieu rude, il est vrai, où l’on manie avec dextérité la hache, la serpe et le fessou. « La peur des vignerons est une maladie de la classe bourgeoise de Poligny », observe le sous-préfet de Poligny.
52Les jeunes gens tiennent une place importante dans ces manifestations, lorsqu’ils sont en bandes naturellement, au jeu de quilles, lorsqu’il « tombe de l’eau » et qu’on est désœuvré. Ganneval haranguait un groupe de jeunes à vingt mètres de l’église pendant l’office. Le garde champêtre s’approche pour écouter mais tout le monde se tait aussitôt. À Poligny, en mars 1851, treize externes du collège et d’un cours privé manifestent avec une cravate rouge au bout d’une canne : quelques ecclésiastiques, s’étant trouvés au passage de cette « turbulente cohorte », sont insultés ; le recteur, venu sur la place, a prononcé l’expulsion de quatre élèves.
53Comme il est bien naturel, les enfants ne sont pas insensibles à la tension qui règne chez les adultes. À Montrond, en mai 1850, les bons démocrates sont invités par le maire à un pique-nique au château. On y a entendu le cri : « Vive la République démocratique et sociale ! ». On a chanté et joué de la clarinette. Les enfants ont défilé avec un drapeau rouge (un foulard) au bout d’une perche : « Charivari pour la mousarderie ! Rantanplan ! Vive les rouges, à bas les blancs ! ».
54En décembre 1849, le sous-préfet informe le préfet qu’à Arbois « les enfants fument et boivent lorsque leurs pères sont au cabaret, ils placent des écriteaux portant ces mots : « Mort aux blancs ! ». Ils organisent des combats, des blancs contre les rouges ; après juin, des gardes nationaux contre les insurgés ». Chez les plus âgés, on ne déteste pas défier les gendarmes : Pierre Berger, 12 ans, de Chevigny près de Dole « malgré son jeune âge est un témoin éhonté, artificieux et menteur, preuve d’une perversité précoce, du cynisme de son cœur ».
55Le 27 décembre 1851, le capitaine de gendarmerie Alix accompagnant un prisonnier de Villers-les-Bois passe à Oussières. Il engage la conversation avec le jeune Pierre Vanney, 20 ans, et le prie de prévenir un inculpé du village qu’il doit se rendre. Pierre Vanney répond qu’il ne le connaît pas, se met à parler en patois, à prendre un air narquois. Le capitaine : « Je l’engageai à se rendre intelligible, à parler français ». Il me dit : « Vous ne savez que le français ? » Le capitaine : « Je ne connais que le français parce que je suis français ». Le jeune : « Vous français, je ne le crois pas ! »30.
56Tout cela est bien bénin comparé aux menaces de mort ou même à des altercations plus ordinaires. Au café à Mesnay, Denis Brenans aurait dit à Claude Papillard : « quant à toi, tu peux cirer tes bottes ! » et fait l’apologie de Marat. Un autre rouge aurait menacé : « on vous fera monter les côtes ! » ou bien « on se tirera les cheveux en 1852 ! ». Il est cependant certain que les menaces graves relevées n’ont pas été très nombreuses, surtout après le moment de tension du printemps de 1849. Faut-il attribuer cette retenue à nos sources d’information ou à une surveillance accrue31 ? On remarquera que ces menaces n’ont jamais été suivies de passage à l’acte. Il n’y eut jamais d’agressions physiques caractérisées, même dans la nuit dramatique du 3 au 4 décembre 1851.
57Il n’y eut de violence que symbolique, par la parole et par le geste. M. Agulhon note au même moment dans le Var une « tension entre la ligne légaliste des cadres et des militants et la révolte brutale des masses populaires », toujours sur le point de déborder les dirigeants bourgeois.
58Nous n’avons rien observé de tel dans le Jura. On peut certainement en attribuer le mérite aux « chefs » républicains qui, bien que divisés, soumis parfois à des pressions, ont évité de faire de la surenchère et se sont tous posés en défenseurs très légalistes de la Constitution, telle qu’elle était. Au moment décisif, ils décidèrent avec calme, en toute autonomie, de la prise d’armes ou au contraire de ne pas « remuer » ou de se disperser. Grâce vraisemblablement à leurs efforts d’organisation et d’éducation, ils ne furent jamais débordés. Il n’y eut dans le Jura aucun pillage, aucun sang versé.
59La hantise de la guerre civile, de l’explosion sociale, ressort du parti de l’Ordre, atteignait l’hystérie au moment même où les républicains établissaient le calme et la résolution dans leurs rangs, au moment même où ils choisissaient le bulletin de vote plutôt que le fusil. Certainement était-ce là un signe de la maturité des républicains du Jura et un effet de l’évolution globale de la société, dont les fruits ont été cueillis bien plus tard.
6. Les symboles : la couleur rouge, les drapeaux, le bonnet phrygien, l’arbre de la Liberté
60Aussi est-ce à travers la manifestation pacifique des symboles que s’expriment pour une grande part les luttes politiques. Sur ce plan comme sur d’autres, le parti de l’Ordre se refuse à tout dialogue, même humoristique.
61Il est à peine besoin d’insister sur le caractère symbolique de la couleur rouge : du rouge revendiqué, symbole de l’impatience populaire, de l’urgence, de la soif de justice, de l’affirmation de soi, comme du rouge sang abhorré qui terrorise le parti de l’Ordre. Le rouge, c’est aussi « l’ancestrale lettre écarlate qui permet de marquer l’accusé du sceau de l’infamie »32. Le sang purifie et souille, réunit et exclut à la fois, on le sait. Le symbolisme des couleurs n’est d’ailleurs pas toujours clair dans les esprits. Ainsi après le 2 décembre, lors de l’interrogatoire du jeune Athanase Dalon, 18 ans, de Montholier :
Vous êtes jeune, vous ne devez pas être perverti. Donnez-nous les noms des personnes qui ont abusé de votre inexpérience, vous ont poussé à la révolte contre les lois de votre pays et principalement contre la société.
62Dalon se lance dans un exposé confus :
Il était question de mettre quelqu’un sur le trône pour avoir un bon gouvernement. Les uns voulaient Barbès, les autres Ledru-Rollin […]. La commune avait commencé à se diviser lors de la plantation des chênes de la Liberté. Il y en avait un planté par les rouges qui s’appelaient les noirs. D’autres qu’on appelait les chouans en plantèrent à leur tour […]. D’autres également qu’on appela les blancs en firent autant33.
63Les qualificatifs « rouge », « rouge écarlate », « fin rouge » sont attribués aux républicains les plus « avancés », les plus « exaltés », aux « socialistes », à ceux surtout qui appartiennent au monde des artisans. Il n’est pas dans notre intention d’aborder ici la question des nuances et des programmes politiques. Retenons cette formule du préfet du Jura qui écrit en 1852 qu’à Lons-le-Saunier « beaucoup de personnes se disent rouges mais pas socialistes »34. Le rouge est un signe de reconnaissance que nombre de républicains exhibent hautement.
64Ecureux, qui ne pratique plus son activité de transport de bois au port de Villers-Farlay, circule beaucoup pour des liaisons politiques avec sa carriole peinte en rouge qui le mène à Mont-sous-Vaudrey, où il est assez mal accueilli par la famille Grévy, à Salins… Gallois, ex-maire de Mathenay, a aussi une carriole rouge. En mai 1851, à Salins, des militaires du 65e de ligne, en partance pour l’Algérie, ont crié : « Vive les rouges, à bas les blancs ! », chanté La Marseillaise et porté des bonnets rouges, ce qui fut considéré comme une mutinerie.
65On ne peut prétendre cependant qu’à cette époque le drapeau rouge ait été le drapeau des républicains jurassiens. Leur emblème est bien le drapeau tricolore comme le montre un fait divers. Le 1er août 1850, un drapeau tricolore mutilé avait été découvert à Dole devant la maison d’un restaurateur35. Les rouges crient, disant qu’on traîne le drapeau national dans la boue. On apprend rapidement que quatre jeunes gens, dont trois nobles – M. de Toulongeon (futur sous-préfet et député du Second Empire), Jules de Valdahon et M. de Reculot – ainsi que deux officiers du 10e régiment de cuirassiers, ayant beaucoup bu, s’étaient battus avec des queues de billard et avaient déchiré l’emblème qu’ils avaient jeté dans la rue. L’affaire fut vite classée, les auteurs s’étant « vivement repentis quand ils sont revenus à la raison ». « Méchanceté des rouges, maladresse des blancs », conclut l’administration36.
66Évoquons a contrario une jolie anecdote qui illustrera l’attitude des autorités en matière de symboles. Le 13 mai 1850, jour d’élections municipales partielles à Dole, et donc jour de tension, les ouvriers boulangers tiennent leur fête traditionnelle37. Comme ils l’avaient fait l’année précédente, ils avaient placé une petite fille de 3 ou 4 ans – l’âge n’est peut-être pas indifférent, c’est celui de la République – qui marchait en tête du cortège, habillée en Liberté, coiffée du bonnet phrygien. Suivant l’usage, ils étaient allés en corps à la messe, puis avaient entrepris de visiter les autorités, dont le sous-préfet, qui n’aurait pas fait attention à l’enfant, bien qu’il ait affirmé par la suite avoir intimé l’ordre de faire disparaître immédiatement cet « emblème séditieux ». Les boulangers se seraient exécutés mais le soir, après les élections (les deux tiers des voix de la Bédugue étaient allées aux rouges), et le repas ayant échauffé les esprits, « ils ont recommencé avec cet enfant, ce qui devenait une bravade ». Le symbole est arraché par le lieutenant de gendarmerie. L’affaire monte jusqu’au ministre de l’Intérieur, qui ordonne des poursuites, regrette « qu’une surveillance plus active et plus soutenue n’ait pu prévenir ce désordre » et demande qu’une « leçon sévère soit donnée aux agitateurs ». Le 31 mai, huit garçons boulangers sont mis en accusation pour « exposition publique de signes séditieux et délit de rébellion »38. Pauvre petite République de trois printemps !
67Une polémique s’est greffée sur cette affaire au sein des autorités, dénotant leur nervosité extrême. Le lieutenant de gendarmerie a expédié en effet le 3 août un rapport direct au ministre de l’Intérieur, comme l’y autorise une circulaire, où il met en cause le sous-préfet. Ce dernier se défend d’accusations fournies en dehors de la hiérarchie, reconnaît que le lieutenant « est un bon officier, mais lui demander de rapporter sur la situation générale, c’est lui demander plus qu’il ne peut raisonnablement donner ». Nous avons rencontré d’autres exemples de ces frictions entre l’administration, la justice et la gendarmerie, qui n’avaient pas toujours les mêmes conceptions quant à la répression.
68Le symbolisme de l’arbre de la Liberté, que nous avons déjà évoqué, ne mérite pas un long développement. On notera l’acharnement de l’Administration à le faire disparaître. À Champagne encore, lors de la « Guerre de Robespierre des arbres secs ont été arrachés et remplacés par de jeunes arbres verts […], un drapeau presque entièrement rouge (sic) a été promené dans le village ». Réponse du préfet : « prévoir l’enlèvement de ces arbres si on ne rencontre pas de résistance trop vive ». Le 5 décembre 1851, Brozin d’Arbois disait encore : « C’est ce soir qu’on rendra à celui-là (l’Arbre) les honneurs qui lui sont dus ».
69Dans cette lutte autour des symboles, le parti de l’Ordre, quant à lui, est étrangement muet et ambigu dans ses rares manifestations : un drapeau tricolore lacéré à Dole par quelques jeunes gens en ribote, un drapeau blanc en mai 1850 sur un arbre appartenant à un sieur Bulabois à Pupillin, « connu pour ses opinions antidémocratiques ». C’est tout.
II. De la sociabilité traditionnelle à l’engagement politique
1. Meetings champêtres dans le Vignoble
70De nombreux auteurs l’ont souligné : le résultat des élections législatives du 13 mai 1849 épouvanta le parti de l’Ordre. Malgré la « compression », des rouges avaient été élus par un électorat en grande partie paysan. Une victoire électorale républicaine était donc possible sur la base du suffrage universel, dont les Français faisaient alors apprentissage.
71Nous éviterons, pour le moment, toute analyse des positions politiques et constaterons d’abord l’étonnante capacité de mobilisation des « masses » dont les républicains faisaient preuve à cette époque. En avril 1849, des réunions préparatoires aux élections avaient eu lieu à Poligny, à l’Ermitage d’Arbois avant la constitution d’un « conclave démocratique » à Lons qui devait choisir les candidats nationaux. Selon le sous-préfet le « choix des noms était déjà le symptôme de la décomposition du parti », c’est-à-dire de son évolution populaire et socialisante. Après le succès de Richardet, une grande réunion eut lieu le 20 mai aux Angoulérons sur le plateau dominant Arbois39. Le maire de Montigny avait fait battre la caisse pour inviter les habitants à s’y rendre. Il y eut « une affluence énorme de toutes conditions, particulièrement des campagnards. On vint d’Arbois et de Salins. On portait des branches d’arbres et des cravates rouges ». La foule était si considérable qu’un témoin n’entendit même pas la harangue de Richardet, monté sur une voiture. Il est vraisemblable que c’est au cours de ce banquet qu’il se serait exclamé : « Mes amis regardez ces champs et ces vignes, bientôt tout cela sera à vous »40. C’est la seule affirmation partageuse que nous ayons rencontrée. Le 20 août, donc après la crise de juin, lors d’une nouvelle réunion aux Angoulérons, Richardet fit ses adieux et conseilla la modération. « On assure que 4 000 personnes de tous âges et de tous sexes y participèrent ». On chanta la chanson des ouvriers41. Clément et Frison, l’ex-commissaire de police d’Arbois, ont harangué, demandant que les prisonniers politiques soient libérés et les charges supportées par les riches. Il n’y eut « aucun scandale, seulement quelques ivrognes ». Richardet fut accompagné triomphalement, à son départ pour Paris, jusqu’à Villers-Farlay, où les pompiers l’accueillirent en grand uniforme. Le 23 février 1850, un banquet de 150 personnes est organisé au mont de Vaux dominant Poligny, avec Wladimir Gagneur arrivé la veille à l’auberge. Un très grand nombre d’individus étaient dans la forêt voisine qui n’avaient pu trouver place à l’auberge. La réunion fut dispersée sans résistance par la gendarmerie et le maire de Vaux ; aucun procès-verbal ne fut dressé, car il n’y eut pas de discours.
72Les funérailles d’un démocrate étaient, dans le Jura, comme ailleurs, une occasion de manifester. En avril 1851, 110 démocrates de Poligny dont Gagneur, Dorrival, Gouillaud, Bellaigue ont « assisté à la messe et en ordre aux obsèques du frère de Faulque. Ils ne se sont pas mis à genoux pendant l’élévation et ne sont pas allés à l’offrande ». Le temps des enterrements civils n’est plus très loin.
73Un dimanche d’août 1851 encore, le garde champêtre de Poligny avait été envoyé par le maire surveiller des jeunes gens qui avaient reçu l’autorisation de s’exercer au tir à la cible au lieu-dit Le Trou de la Lune. Il tombe sur un rassemblement de 400 individus qu’il peut observer à loisir avec sa lunette d’approche. Certains portaient des hottes et des cordes : « J’en ai vu venir de tous les côtés. Je les ferai bien pincer ». Cet étonnant meeting au milieu des vignes – alors que les bons cousins se réunissaient dans les bois – semble avoir été le dernier. Il ressemblait à une assemblée du désert, mais prouvait aussi que les républicains étaient capables de mobiliser, rapidement et en secret, d’importants rassemblements ruraux.
74On comprend que certains républicains du Vignoble aient pu en concevoir un sentiment de puissance. En septembre 1851, Guy dit « Trapet » aurait dit :
Soyez tranquilles, n’ayez pas peur, les blancs n’auront pas toujours le dessus, ils auront beau faire, le même jour, à la même heure, ça éclatera dans toute la France et ça ne sera pas du badinage, les sociétés secrètes sont là, ça éclatera dans toute l’Europe au même moment.
75Le mythe du grand soir répond ici à celui du prolétaire assoiffé de sang.
76Dorrival, « chef militaire » comme il se devait en sa qualité d’armurier, aurait dit à Miéry qu’il pouvait lever 2 000 hommes. Henri Clerc, d’une famille républicaine de Poligny, annonçait dans la matinée du 3 décembre 1851 : « c’est pour ce soir minuit ! », ce qui fut bien le cas.
2. Trois petites villes du Vignoble
77Les progrès de l’organisation républicaine dans les petites villes de Poligny, Arbois et Salins, nichées au milieu des vignes, étaient certainement pour quelque chose dans cette assurance. Dans son premier rapport semestriel de 1852, le préfet expose ainsi la situation, dans l’atmosphère détendue de la victoire. Il s’élève même à quelques considérations historiques :
Ces trois petites villes étaient depuis toujours opposées par des rivalités et presqu’une animosité qu’on a été étonné de les voir, depuis 1848, s’entendre dans un but d’opposition et de désordre et adopter à l’égard de la bourgeoisie une attitude d’intimidation42
78À Arbois, le préfet fait remonter loin l’origine de cette situation : « avant 1815, le peuple d’Arbois était bonapartiste », mais subit fort malles vexations des légitimistes, engloba dans sa haine le gouvernement, les nobles et les prêtres et accueillit avec joie le Roi-citoyen. Mais quelques jeunes ambitieux […] commencèrent à dénigrer le roi Louis-Philippe puis son gouvernement et inoculèrent les principes républicains de la société communiste. « C’est presque avec émotion que le préfet rappelle que les Arboisiens avaient proclamé la République en 1834 et lancé la fameuse réponse : « Nous sommes tous chefs ! ». Depuis, ajoute-t-il « les affiliations avec Lyon et les correspondances n’ont pas cessé ». En octobre 1850, le procureur général Loiseau note qu’Arbois est un poste difficile : « Il y faut un substitut ferme qui ait fait ses preuves et qui n’est pas du Jura ». La crise viticole pèse sur les plus pauvres. Les bonnes années sont plus rares que les mauvaises […] ; les vignerons, classe la plus misérable des agriculteurs [sont) toujours gênés et endettés auprès de leurs propriétaires […]. On a exploité cette position malheureuse pour s’en servir de marche-pied à des ambitieux, qui eussent été désolés de voir réaliser le projet au nom duquel ils soulevaient les masses.
79Dans le même rapport, le préfet présente Salins comme « encore plus mauvaise » que Poligny ou Arbois. « Autrefois, même sous Louis-Philippe la ville passait pour sage ». Il insiste sur le fait que « la ville ne possède pas de nobles […], qu’au collège quelques familles riches envoyaient leurs enfants avec ceux des ouvriers […] ; le peuple et surtout les ouvriers ont une certaine instruction ». Même si ces affirmations méritaient au moins quelques nuances, il est certain qu’une circulation culturelle, des camaraderies transcendant les classes sociales, caractérisaient ces petites villes riches en collèges où « les opinions de chacun sont parfaitement connues », où la société est diversifiée : propriétaires plus ou moins considérables, rentiers, artisans de différents états, vignerons des faubourgs. Bien que la révolution industrielle ne les eût pas encore touchées, l’idée que l’on n’arrête pas le progrès, même en politique, y était déjà largement répandue.
80À Poligny, la précocité du développement de l’idée républicaine n’avait pas été moindre. La petite ville avait été, selon le préfet, autrefois « très religieuse et légitimiste », mais « un curé avare et cupide, entier, absolu et sans tolérance, avait commencé à créer des ennemis aux prêteurs » c’est-à-dire aux rentiers. Un médecin, le docteur Bonguyot, d’une « conduite peu morale […], avait entonné l’attaque avec des chansons de Béranger et engagé les jeunes gens à secouer ce qu’il appelait le joug de la prêtraille. En 1830 il prêcha la République et forma des élèves qui ont fait de si belles choses en 1851 »
81L’intensité des luttes politiques a été vraisemblablement exacerbée par la présence des autorités : si Arbois est le siège du tribunal d’instance, si Salins a des troupes dans ses forts, Poligny est sous-préfecture. Le sous-préfet Jarry-Paillet, bien que très sûr dans ses jugements mais fort conservateur (il déplore le suffrage universel et l’élection des conseils municipaux), oscille dans ses rapports entre l’extrême vigilance et le réalisme détendu. En mai 1850, lors du vote de la nouvelle loi électorale, il passa une bien rude semaine, une semaine folle : c’est la Sainte-Croix, la fête patronale de Poligny43. Le 4 mai, il y a grande affluence et échanges en ville. Le sous-préfet est sur les dents : « j’ai bien lieu de croire que les sociétés secrètes sont convoquées à la foire demain ». Effectivement, les contacts entre les chefs républicains et les militants des villages se tenaient les jours de foire chez Dorrival. Pour accroître encore la nervosité, un incendie éclate dans la forêt de Vaivres. Tous les chefs républicains des environs sont là : Bergère, Gagneur, le docteur Noir, de Voiteur, Jourd’hui, de Plainoiseau. Le 5 mai l’agitation est à son comble. L’orphéon et La Marseillaise44, tel est l’enjeu. Des manifestants la réclament au chef de musique qui refuse car le programme a été fixé par le maire. On insulte le chef et on chante quand même l’hymne révolutionnaire, avec le Ça ira !, pour faire bonne mesure ! Pas de Garde nationale pour rétablir l’ordre ! La bacchanale continue le 6 avec des bandes de jeunes : toujours cette satanée Marseillaise ! Le sous-préfet tient le préfet au courant plusieurs fois par jour. Heureusement un bataillon de chasseurs à pied couchera à Poligny, mais il n’y a pas de casernement. Qu’à cela ne tienne, ils seront casernés à la sous-préfecture. Premier servi. Mais les soldats sont-ils sûrs ? « J’ai prévenu le chef des troupes contre l’embauchage des soldats par les vignerons ! ». C’est facile, le vin de Poligny aidant ! Les soldats ont chanté La Marseillaise en dehors de la ville avec Dorrival et Jourd’hui, ces « hurleurs de Marseillaise ». Le 7 mai : « encore deux jours de fête à traverser ! ». Le programme de musique est encore l’enjeu. Le maire Lambert a cru bon d’autoriser le Chant des Girondins. Cette fois-ci Wladimir Gagneur, qui était resté jusqu’alors à la fenêtre de la maison Bergère, descend dans la rue et l’entonne. La Marseillaise n’est plus demandée. On baisse d’un cran. Des dissensions éclatent entre les républicains : Vuillame classé comme « bleu » a souffleté le « démagogue » Clément ; il est condamné aux frais par le juge de paix45. Le 9 mai la tension n’est pas encore tombée. L’arrivée du procureur d’Arbois provoque la démission du maire. Mais le calme revient : « enfin les blancs osent se montrer ! Les soldats étaient en juin à Paris. Ils sont inaccessibles à l’embauchage ». Dorrival proclame « qu’il faut imiter le peuple de Paris et ne plus faire la guerre que par les idées ».
82L’épilogue a eu lieu devant le tribunal de simple police le 19 juillet, remis au 26 juillet : quatorze individus des plus mal famés de Poligny sont condamnés à 5 F d’amende en présence du « ban et de l’arrière-ban des démagogues ». L’avocat Jousserandot de Lons-le-Saunier fut le héros de la fête. Un banquet était prévu, mais le nouveau maire Outhier, beaucoup plus conservateur que Lambert, l’interdit.
83En octobre 1850, en revanche, tout est tranquille. « Si les démagogues de Genève ou de Paris tentaient de soulever les populations, ils échoueraient. Les vignerons s’occupent de leurs vignes ».
84Mais dans le rapport du 2 juillet 1851, c’est à nouveau l’alarme très sérieuse :
Tout est calme, le parti démocratique est partout discipliné […] à la réquisition des chefs, mais l’agent secret a déjà produit quelques révélations. Une vente secrète de première classe fonctionne à Poligny sous le nom de société d’assistance. Elle se réunit dans les bois tous les trente à quarante jours. Il est difficile d’en faire partie […] ; la société a un chef militaire qui est Dorrival, armurier. Les statuts sont imprimés dans un petit livre dont Proudhon est l’auteur.
85On comprend après un tel rapport que l’arrêté sur les sociétés secrètes ait été pris quelques semaines plus tard.
86Le débat politique dans ces trois petites villes était donc intense et en évolution rapide malgré la compression.
87Évoquons quelques personnalités pour mieux l’illustrer.
88Babey, pharmacien à Salins, « homme poli, bien élevé et en bonne position affichait des opinions républicaines mais modérées et parfaitement avouables. La Révolution arrivée, il s’opéra dans son esprit une espèce de perturbation. Ses opinions de modérées devinrent démagogiques »46. Autre portrait du même : « Démagogue de cœur et d’affection, homme froid, prudent, calculateur, fourbe, capable d’exciter les excès les plus graves s’il peut se placer derrière le rideau ». Annotation du même ordre à Poligny : « En 1847 et 1848, beaucoup de bourgeois de la ville, tel M. Charles Gagneur, le receveur, le frère conservateur de Wladimir, se retrouvaient dans la boutique de Dorrival, mais cela cessa. La maison n’avait alors plus été fréquentée que par les démocrates les plus exaltés de la ville et de la campagne ».
89L’analyse de l’évolution politique d’Altin Vercel d’Arbois, 31 ans en 1851, célibataire issu d’une famille aisée de propriétaires – il a fréquenté les collèges d’Arbois et de Poligny – est significative des clivages qui divisent les républicains d’Arbois. Elle est d’autant plus intéressante qu’elle permet de rencontrer Jean-Joseph Pasteur, 61 ans, marchand-tanneur, ancien militaire, chevalier de la Légion d’honneur, le père du savant47. L’interrogatoire d’Altin Vercel du 29 janvier 1852, rappelle que ce jeune homme avait été, en 1848, l’un des républicains « exaltés » d’Arbois, qu’il avait alors hissé le drapeau rouge au clocher et excité les démagogues à fondre sur la cure pour en chasser le curé Lison. Lors de la préparation des élections de 1849, il avait prononcé des paroles incendiaires au champ de Mars : « À bas les châteaux, à bas les prêtres et les nobles ! ». Le teinturier Clément avait immédiatement rectifié : « Non, Messieurs ! guerre à personne et vive tout le monde ! ». À une autre occasion, Altin Vercel avait déclaré : « Messieurs, faisons des vœux pour que la République démocratique triomphe. Nous serons maîtres malgré que les prêtres et la noblesse ne veulent pas marcher avec nous ». On se croirait en 1792. La famille du jeune homme avait été tellement effrayée par cette dérive qu’elle avait demandé à J.-J. Pasteur d’user de son influence modératrice. En vain. Pasteur avait même été condamné à 16 F d’amende pour injure à l’adresse de Vercel. Selon le témoin Pasteur, celui-ci avait « la tête en l’air » ; il l’abandonna donc à ses « dangereuses inclinations ». Mais revenons à l’interrogatoire d’Altin Vercel qui se défend : il n’avait voulu que « jeter un hochet au peuple […], il avait empêché l’envahissement du presbytère ». Les désillusions lui étaient vite venues. On apprend qu’à la réunion démocratique du plateau de l’Ermitage en avril 1849, le peuple avait crié : « À bas les redingotes ! » à l’adresse du notaire Belzévrie, Eugène Vuillame, l’épicier Klingler, l’avocat Brun. Des rixes s’engagèrent. Vercel avait cependant été nommé délégué avec Clément, bien qu’il portât la redingote et qu’on eût entendu dans l’assemblée « qu’un riche ne pouvait être républicain ! ». Notre politicien en herbe attribue cette popularité au fait que sa famille avait livré pendant la disette de 1847, 250 doubles décalitres de blé à 5 F alors que le prix était de 7,5 F ! Mais les « mauvais sentiments », une vive altercation au café avec le Dr Bousson lorsqu’il avait annoncé qu’il voterait Cavaignac en 1852, le spectacle de la « chasse aux places »48 avaient précipité la rupture : « presque tous les républicains d’Arbois sont de la canaille, des ambitieux, des pillards, des incapables ». Altin Vercel se proposait d’établir en 1852 une liste de républicains modérés et aurait même dit au cours d’une partie de chasse : « s’il le faut nous saurons nous servir de nos fusils et mourir en chrétiens ! »49.
90Plus significatives peut-être, d’autres indications révèlent la modération des « chefs » républicains d’Arbois, Klingler, Bousson et même ce personnage remuant et instable qu’était le capitaine Barbier. En 1850, Richardet et Sommier avaient été bien accueillis ; ils ne l’étaient plus en 1851. Le Dr Bousson « qui n’est pas socialiste, n’a que mépris pour ces deux parlementaires ». Klingler, Bousson et Javel auraient formé le projet de se présenter à leur place. Dans les cafés Roy et Bolifrand, cafés des vignerons et gens du peuple, il y avait eu, nous le savons, disputes. En octobre 1851, Sommier était venu à Arbois mais n’avait été reconduit à la diligence que par Raguin et Petetin : « un bien pauvre homme en aussi mauvaise compagnie ! ». Ces deux individus étaient en effet des « ouvriers », c’est-à-dire des vignerons-journaliers du faubourg de Pharamand, aujourd’hui « déçus par les promesses non tenues ». Cependant, il semble que ces dissensions se soient atténuées à la veille du coup d’État. Il est certain que la priorité donnée à la défense de la Constitution faisait passer au second plan les revendications sociales et commandait de cesser les manifestations anticléricales. Un rapport au procureur indique que Klingler et Bousson « firent tout pour retenir après le 2 décembre. Ils ont rendu un grand service à la ville dont on doit leur tenir compte ». Le souvenir de 1834 a joué aussi un rôle : « Nous ne voulons pas faire comme nos pères en 1834 »50. Le Dr Bergeret formulait ainsi la situation après le 2 décembre :
Arbois est le centre de la démagogie […]. W. Gagneur, Barbier, Bergère, Robert, de Dole accouraient à Arbois pour conférer. Depuis longtemps les votes d’Arbois sont plus mauvais qu’ailleurs, si l’explosion n’a pas eu lieu, cela n’a tenu qu’à un fil, à la multiplicité des chefs. Il en eût été tout autrement si comme à Poligny il n’y eût eu qu’un chef unique51.
3. Un enjeu : les associations
91La répression croissante obligeait les républicains à s’organiser dans les associations, celles qui existaient déjà de préférence, fût-ce dans la clandestinité. Tout naturellement, ils retrouvaient le vieux fonds de sociabilité des bons cousins charbonniers. Mais de la petite ville à la campagne, des rentiers aux vignerons, les associations avaient une histoire, des traditions, des pratiques et un public bien différents.
a. Le cercle de Poligny
92C’est à Poligny que nous avons pu suivre sur une longue période la lutte autour des associations. Nous le devons à la présence vigilante du sous-préfet qui retrace lui-même cette histoire52.
93Selon son rapport du 3 mars 1849, il y avait déjà un cercle à Poligny en 1778. Depuis nivôse an IX, il existait une société au local de la Rotonde qui avait pris en 1800 le nom de Société littéraire. Il semble que l’autorité ne s’en soit pas soucié pendant des décennies. En 1837, un propriétaire et négociant aisé, Lambert, qui était installé depuis 18 ans à Poligny mais qui avait été repoussé par cette société, avait provoqué sa transformation en un cercle de commerce, en fait un casino53. Au prix d’une souscription de 25 F l’an, on pouvait y lire des journaux et s’y délasser mais les discussions religieuses ou politiques, les jeux de hasard, boire et fumer y étaient interdits. Le Dr Bonguyot, « le seul républicain avéré de Poligny » à cette époque, et également Bergère et Chavanton, le fréquentaient, ainsi surtout que des jeunes gens, des employés, des propriétaires, des marchands, à l’exclusion, semble – t-il, des vignerons et des artisans. Devenu maire, Lambert, avait pris à son sujet un arrêté approbatif, car le droit de réunion qui était reconnu, exigeait l’autorisation municipale.
94Mais en mars 1849, un conflit éclate dans ce cercle à propos du choix des journaux : un petit groupe (huit sur vingt-trois) ultrarépublicain parmi lesquels W. Gagneur, Bergère et Chavanton, protégés par le maire (selon le sous-préfet), propose l’abonnement à La Réforme, à La Voix du peuple, ainsi que l’abaissement du droit d’entrée à 15 F. En s’appuyant sur l’absence de statuts (rien sur le nombre de membres ni sur l’interdiction des discussions politiques, ni sur la notification des nouveaux membres à l’autorité ou l’admission des visiteurs), le sous-préfet décide de briser l’influence que les républicains pourraient y acquérir. Un statut très restrictif est rédigé, immédiatement adopté par la majorité des membres.
95Un nouveau cercle, démocratique et républicain (président : W. Gagneur, vice-président : Bergère) est alors formé, avec droit d’entrée de 15 F plus 5 F d’admission. Mais sur le pied d’égalité avec le précédent, il doit s’interdire toute discussion politique. Ainsi, au prix de l’éclatement du cercle du commerce, le sous-préfet avait obtenu l’essentiel ; isoler les républicains et imposer au cercle démocratique des conditions telles qu’il pourrait à tout instant le dissoudre, ce qui fut le cas, après le 2 décembre. Ce cercle ne fut certainement que l’une des pièces de l’organisation républicaine qui se mit en place dans le canton de Poligny. On peut penser que W. Gagneur le fréquenta plus rarement, lorsqu’à partir de 1850, il s’installa à Bréry, à mi-chemin de Poligny et Lons-le-Saunier, se bornant apparemment à servir de relais entre les comités occultes de Lons-le-Saunier, Voiteur et Poligny. On notera également que W. Gagneur était en 1851 président d’une Société d’agriculture de Poligny54, à propos de laquelle nous n’avons rien trouvé de précis.
96Des sociétés semblables ont existé dans d’autres villes du département mais nous ne les avons pas vu apparaître dans le débat des partis. Était-ce l’effet d’une surveillance moins étroite ? Il est probable que la politisation y était moindre. À Lons-le-Saunier, par exemple, il existait un cercle « bourgeois » qui ne posait pas de problèmes aux autorités, que fréquentaient pourtant le Dr Poux et l’avocat Jousserandot, tous deux chefs républicains. La Société d’émulation du Jura qui traversait alors une grave crise n’est jamais apparue dans notre documentation.
b. Fruitières et mutuelles
97Il existait à cette époque dans le Jura une foule d’associations, des plus anciennes comme les fruitières, aux plus récentes, inspirées parfois par les théories socialistes.
98À propos des fruitières, le sous-préfet expose, dans un rapport de mars 1849, qu’elles peuvent être considérées comme le terreau d’un socialisme franc-comtois dont il évoque les figures célèbres ; Proudhon, Fourier, Considerant55. Raison de plus d’être vigilant. Le sous-préfet s’inquiète. En octobre 1850, Joigneaux, représentant de la Côte-d’Or, spécialiste en agriculture, s’est en effet rendu à la fruitière de Barretaine-Champvaux56 : « le parti démagogique se servirait-il des fruitières et fromagers pour sa propagande ? ». Mais bien vite le sous-préfet se rassure :
Les fruitières ne sont pas à craindre ; il n’y a de réunion et de délibération qu’entre cinq individus […] ; les fruitiers ne sont engagés que pour un an et cherchent à conserver leur emploi. Ils sont directement intéressés à l’ordre, et savent mieux que tout autre ce que les deux dernières années ont fait perdre au commerce.
99Le mythe d’un socialisme comtois s’effondre.
100Les associations mutualistes, dont on peut repérer la trace ici ou là, étaient bien différentes et très pourchassées par la police dès que l’on constatait une orientation socialisante ou une origine étrangère au pays. À Lons-le-Saunier, un sieur Girin tient le magasin d’épicerie par souscription de « l’Association des travailleurs réunis du Jura » et professe des opinions démagogiques57. Un dénommé Ferréol Mondragon, de Montaigu, qui a été commis de commerce à Lyon, où il a acquis des principes socialistes qu’il est venu répandre dans le Jura, y est également très actif. Ce personnage « dangereux politiquement et moralement parcourt les campagnes en faisant de la médecine Raspail ». À Dole, une perquisition a eu lieu le 20 janvier 1852, chez Antoine Cattet (ou Cattod), serrurier, secrétaire d’une société des ouvriers, pour saisir papiers et registres. Cattet produit les registres, délibérations, demandes d’admission et cachet d’association. La gendarmerie n’y trouve rien de politique : « Nous n’avons pas jugé à propos de nous emparer de ces documents ». Mais c’est là l’exception qui confirme la règle, en matière de répression des associations. L’association fut néanmoins dissoute après le coup d’État.
c. Garde nationale et pompiers
101Ces institutions officielles, liées par leur organisation mais aux vocations différentes, ont joué un rôle important dans la sociabilité et la conception même de la citoyenneté pendant la première moitié du xixe siècle. Certes, il ne s’agit pas d’associations, mais leurs membres, volontaires et bénévoles, élisaient leurs chefs, ce qui leur assurait un certain espace de liberté. À ce titre donc, leur sociabilité nous intéresse58.
102La Garde nationale apparaît au cours de cette période comme une coquille vide : il y a des officiers élus, mais pas de troupes et pas d’activité, depuis longtemps, semble-t-il. Il existe un fonds cantonal pour la Garde nationale, alimenté par les communes, mais ces crédits ne sont plus utilisés « car depuis plus de quinze ans l’organisation cantonale n’existe plus ». Les officiers, qui semblent jouir d’un certain prestige, sont souvent notés comme républicains avancés : le docteur Poux, colonel à Lons-le-Saunier ; Fournier, lieutenant à Saint-Claude ; Pillet, capitaine à Aumont ; Jourd’hui, à Plainoiseau ; Clerc, à Moirans ; David, à Dole… et beaucoup d’autres dont les noms apparaissent, par exemple, dans les pétitions contre la loi du 31 mai. Le sous-préfet de Poligny indique qu’on recevait jadis à la Garde nationale des hommes appartenant aux corps d’état. Depuis février un grand nombre de cultivateurs et vignerons ont été admis […] les réunions sont des occasions d’orgies, les officiers sont élus grâce à quelques suffrages seulement, c’est une poignée de factieux.Il y a, en outre, le problème des fusils dispersés, en grand nombre et en mauvais état, parmi les gardes nationaux et les pompiers. Aussi, à chaque occasion, l’autorité sévit-elle par la dissolution, bien que la Garde nationale ne se manifestât pas et, peut-être précisément pour cette raison. C’est le cas notamment à Salins, à Arbois, Dole et Poligny après les événements de juin 1849 et mai 1850.
103Les pompiers sont souvent inclus dans ces dissolutions, puis réorganisés après épuration, mais cela crée des problèmes car l’esprit reste souvent le même. À Salins, par exemple, les pompiers refusent de marcher à un incendie, sous prétexte qu’ils sont dissous. Les pompiers, hommes jeunes issus des milieux populaires, bénéficient du prestige des soldats du feu. Leur turbulence n’est donc pas facile à contrôler. Lorsque les sapeurs-pompiers font des demandes d’autorisation au préfet pour organiser un banquet à la Saint-Laurent, fête de leur saint patron, celles-ci ne sont accordées qu’avec beaucoup de précautions et parfois refusées, sous des motifs souvent hypocrites59. Lors du voyage présidentiel en août 1850 dans le Jura, les pompiers de Saint-Amour se sont illustrés, à l’entrée de Lons-le-Saunier, en criant : « Vive la République ! » devant le président, avec ceux de Clairvaux et de Champagnole. Le maire de Saint-Amour, Victor de Guelle, ancien légitimiste passé à la République, les « encourageait du regard pour les tenir en haleine ». Après le coup d’État, la vengeance du parti de l’Ordre ne se fit pas attendre : dès le 6 décembre, ces compagnies sont dissoutes, Victor de Guelle condamné à un dur exil et le capitaine des pompiers, François André dit « Comtois », arrêté. L’agitation persista même après le 2 décembre. À Villers-Farlay, François Guillot dit « Désiré », ex-lieutenant des pompiers, est décrit comme un individu « d’un orgueil démesuré, un sot égaré par Broye et Richardet […], heureusement sans capacité ». Son activité aurait pu lui valoir l’Afrique + mais curieusement, il est grâcié au bout de deux mois de prison avec la « commisération » de la commission départementale. Or François Guillot étant au jeu de quilles se répand dans les propos suivants :
Maintenant les officiers sont nommés par le préfet. Il convenait mieux qu’ils fussent nommés par les pompiers parce que ceux-ci se soucieront peu d’obéir à des chefs qui leur sont imposés […]. Il faut faire comme les pompiers d’Ounans, ne pas vouloir marcher sans notre ancien lieutenant […]. Tous ceux qui refusent, nous boirons quelques fois ensemble.
d. Bons cousins charbonniers
104Les sociétés de bons cousins sont au centre des questions que nous nous sommes posées sur la sociabilité jurassienne. Leur ancienneté est certaine : Théodore Vernier, constituant de 1789, n’était-il pas déjà bon cousin ? Elles ont certainement constitué pendant la première moitié du xixe siècle une structure essentielle de la sociabilité populaire traditionnelle, au moins dans la moitié nord du département. Or, après quelques hésitations, semble-t-il, les autorités ont décidé d’interdire totalement les ventes, désormais incluses dans les sociétés secrètes à but politique. La répression après le coup d’État s’acharna sur elles avec une telle violence qu’elles ne s’en remirent jamais et disparurent de l’histoire.
105Mais que fallait-il entendre par société secrète ? Quel était l’état réel des sociétés de bons cousins lors de cette crise finale de la République ? Le tableau qui est donné des sociétés secrètes par le parti de l’Ordre est celui d’une hydre énorme, d’autant plus menaçante qu’elle est secrète. Le nombre d’adhérents qui leur est attribué est souvent gigantesque, très au-dessus, nous le verrons, de la vérité. Ainsi pour J. Collin, curé d’Aumont, dans une lettre au préfet en faveur de François Nicot dit « Fanfan » déporté en Algérie, l’organisation des sociétés secrètes était « formidable » et aurait compté 30 000 membres dans le Jura. À Oussières, le cinquième des habitants et tout le conseil municipal auraient été affiliés. L’historien Raoul Girardet a bien montré la place que tenait le mythe des sociétés secrètes et du complot dans la vie politique française au xixe siècle. Les bons cousins sont d’autant plus inquiétants que leurs ventes se réunissent de nuit, dans les bois, voire dans les grottes, à Dole dans des carrières. La peur de la nature sauvage dionysiaque rejoint la peur sociale, celle de la subversion secrète.
106Les rapports des gendarmes et les interrogatoires nous donnent de nombreuses indications sur les bons cousins, leur symbolique et leurs activités. « On choisissait les bois les plus fournis et les plus impénétrables, renfermant quelques vides pour les réunions », explique un bon cousin de Poligny. Pour y parvenir, il fallait, comme dans un jeu de piste, suivre une ligne de « faux-fuyants », des « piquets », c’est-à-dire des jalons faits de petits rubans rouges attachés aux arbres, de bois cassé ou de petites branches plantées en terre. Un garde forestier de M. Jobez à Mathenay a dû intimer l’ordre à des hommes porteurs de carniers de ne pas passer dans les bois et de suivre les chemins ; tel autre a repéré au moins cinq réunions au cours desquelles 120 plantes ont été coupées, le dommage étant évalué de 200 à 300 F. Des « abris-ventes », vedettes ou sentinelles protégeaient les réunions des « guêpiers », c’est-à-dire des profanes, en langage charbonnique. Celles-ci se tenaient autour du feu dont les gardes forestiers retrouvaient souvent les traces : des pierres rangées en forme de sièges, des croix plantées, des bouteilles brisées et des restes de repas. Manger et boire y tenaient certainement une grande place : la tradition des repas rituels se perpétuait lors de banquets appelés « ventes de table ».
107À Arbois, peu avant les vendanges de 1851, on a vu vers une heure du matin des individus qui « jallaient » en direction de l’Ermitage avec un baril et un carnier bien rempli. Les employés de l’octroi les ont poursuivis pour leur faire payer les droits. L’un d’eux, Médard Perrin, a été arrêté : il portait dans sa hotte à pain, des comestibles et des fourchettes. La hotte et le carnier étaient, dans cette population où presque tout le monde était vigneron et chasseur, le mode de transport favori qui permettait de tout cacher, en particulier les journaux et les brochures interdits. La blouse du prolétaire était aussi très commode car elle permettait de reconnaître les étrangers à leur « accoutrement ». Klinger, l’épicier d’Arbois revenait de ces réunions « en blouse, les yeux fatigués […], les souliers crottés ». « Quand nous apercevions Bergère avec sa blouse bleue, nous disions qu’il allait en réunion ». Quant aux lettres, on les cachait dans le revers des casquettes.
108La chasse, qui jouait un grand rôle de convivialité – nous sommes au pays de Courbet – pouvait aussi masquer des réunions. Le curé Gagneur de Rochefort a remarqué que « des hommes qui n’étaient pas chasseurs parcouraient la campagne avec des fusils et des chiens pour y faire la propagande en ayant l’air de chasser ». De même pour la pêche : des républicains de Salins – Max Buchon, Chavet, Broye et d’autres – sont soupçonnés de masquer des réunions politiques sous le prétexte de parties de pêche aux écrevisses, rouges évidemment60 !
4. Des bons cousins à l’organisation républicaine dans le Vignoble et la Bresse jurassienne
109« Lorsque ces réunions avaient lieu, on voyait se vider les cafés des démagogues », remarquait un témoin d’Arbois ; mais le commissaire de police veillait, ainsi celui de Poligny :
D’après les ordres du ministre de l’Intérieur et du préfet, et mieux, avant de les avoir reçus, ces sociétés étaient l’objet de ma surveillance […] ; mes agents et moi nous nous sommes souvent embusqués pendant la nuit pour observer leurs démarches. On ne les voyait jamais partir ensemble, seulement l’un après l’autre et de distance en distance. Ils portaient des carniers et des blouses bleues. Je n’ai pu trouver qu’une seule fois leur réunion. C’était un lieu appelé Ste Bilbarbe, une caverne à 5 ou 6 km entre Poligny et Montrond sur le mont de Vaux61.
110Société à initiation, les bons cousins exigeaient de l’apprenti un serment de non-divulgation ; le nouveau membre le prononçait après avoir répondu à quelques questions du Vénérable. Nous pouvons trouver l’écho de cette initiation, semble-t-il assez sommaire, dans une chanson en patois saisie chez Carrey, lui-même bon cousin62. Ils étaient censés rester fidèles à leur serment : selon P. Raclet d’Oussières, « on tuerait quelqu’un devant eux qu’ils ne relèveraient rien ». Traditionnellement les bons cousins étaient, on le sait, des sociétés d’entraide, de sociabilité populaire63, d’agrément, non publiques. Le droit d’entrée était de 0,25 F par mois. Leurs membres se recrutaient parmi les artisans des « corps d’État ». À Salins, après le coup d’État, le respectable J.-F. Bollard, 68 ans, menuisier, donne apparemment sans réticence, la liste des bons cousins de la ville. Parmi 19 noms64, il n’y a que des artisans, un ouvrier des salines, pas un seul vigneron ou cultivateur. Les plus anciens affiliés insistent sur l’obligation de rejeter toute discussion politique au sein des ventes. Là comme ailleurs, l’irruption de la politique est donc la grande question. Les anciens considèrent que « les buts positifs ne sont plus respectés ». En revanche, à la question : « Est-ce que les bons cousins sont politiques ? » un témoin répond : « non, mais la franc-maçonnerie l’est ».
111C’est l’une des rares allusions à la franc-maçonnerie que nous ayons trouvées. Pourtant, celle-ci existait dans le Jura, mais recrutait dans d’autres milieux et ne causait pas de difficultés au pouvoir. Néanmoins un rapport de police sur l’esprit public à Lons-le-Saunier indique : « tous les francs-maçons de la ville, dont l’avocat Jousserandot est le Vénérable sont rouges »65.
112Mais revenons aux bons cousins. Dans le Vignoble, il est vraisemblable que la sociabilité traditionnelle des bons cousins ait été depuis des années en déclin. 1848 avait certainement accéléré un processus qui affectait aussi d’autres sociétés, comme les compagnonnages. Avec les générations, une sociabilité s’éloigne dans le passé, comme le laisse entrevoir l’anecdote suivante. La femme d’un cordonnier avait trouvé sur la route venant de Sellières, un nœud de rubans noir, rouge et bleu.
Il s’agit de faux bons cousins – observe son mari – les bons cousins d’autrefois n’avaient rien de commun avec ceux d’aujourd’hui. Ces nouveaux bons cousins auraient dû d’abord s’entendre avec les anciens66.
113On peut penser que, soumis à une répression croissante, les républicains du Vignoble se soient réfugiés parmi les ventes, du moins ce qu’il en restait. Ce faisant, ils rencontraient, retrouvaient et réemployaient des pratiques initiatrices mais aussi le secret, les relations de vente à vente, ce qui était bien utile en de telles circonstances67. Comme c’est souvent le cas dans l’histoire, la répression a même pu provoquer un renforcement des tendances symboliques. Ainsi, en 1850, les bons cousins de Salins firent-ils imprimer chez le lithographe Pointurier à Dole, des bulletins de convocation symboliques qui semblent d’ailleurs n’avoir jamais servi. Les vieux gestes, les vieux symboles reprennent vie encore une fois68.
114C’est dans ces conditions que la société des bons cousins d’Arbois avait été « régénérée », selon l’expression d’un témoin, dix-huit mois avant le coup d’État. Amédée Klinger avait été reçu dans la clairière du bois de Perrey un an seulement auparavant et était devenu immédiatement Vénérable. Le Dr Bousson s’était affilié depuis peu. Auguste Javel en faisait partie depuis plus longtemps puisque le préfet lui avait donné à choisir entre son brevet d’imprimeur et ses fonctions chez les bons cousins.
115À Poligny, Dorrival était le chef vénérable de la nouvelle société – dite des Signes – il s’agit de la vente de 1re classe que le sous-préfet a détectée. L’un de ses ouvriers fabriquait même des hachettes charbonniques de cérémonie dont la forme nous est donnée par un dessin. Bergère qui est chef orateur prétendait que « la nouvelle société est très sérieuse tandis que l’ancienne était une mômerie ».
116En revanche, W. Gagneur avait résisté longtemps avant de se laisser initier. Les républicains de Poligny étaient en effet partagés à propos de la sociabilité charbonnique. Un témoin remarque que Bergère, Dorrival, le menuisier Faulque se réunissaient chez Clerc, coutelier, « mais uniquement pour causer car Clerc était ennemi des sociétés secrètes. Il disait qu’elles perdraient tout et s’en moquait en contrefaisant les signes de Bergère et Dorrival ». Certains républicains, parmi les plus jeunes surtout, Clerc par exemple, se « moquaient de l’ancienne société comme de la nouvelle […] et disant qu’un bon républicain ne doit pas se cacher, qu’il fallait émettre ses principes partout, même sur la place publique ». Les Clerc et Henri Gouillaud traitaient les bons cousins de « coterie électorale » et étaient en « dissentiment à ce propos avec Bergère ». Bellaigue, le menuisier, « n’aimait pas ces sociétés, il les méprisait ».
117Présentons quelques initiations de bons cousins de la Bresse et du Val d’Amour recueillies à travers les dossiers de la commission mixte. Claude-François Canty, aubergiste, ancien maire de Champrougier, est initié en octobre 1851 à l’issue de la foire de Poligny : il est emmené de nuit dans une forêt inconnue, laissé seul de longues heures ; puis, les yeux bandés, on l’approche d’un feu, on lui enlève son bandeau et on lui demande ce qu’est un démocrate, un républicain, un socialiste ; il apprend un signe pour se toucher la main ; il entend parler de politique, de Victor Hugo, qu’il faut défendre la république démocratique et sociale. Canty ne se considère pas encore comme initié, mais il semble bien qu’on en soit resté là. L’entrée en politique a supplanté l’initiation charbonnique.
118La réception, en 1851, de François Tary, 26 ans, perruquier à Mont-sous-Vaudrey, n’a duré qu’un quart d’heure. Lorsqu’on lui enlève son bandeau, il voit les hachettes des frères levées sur sa tête. On lui remet une couronne, des rubans et un petit morceau de bois appelé échantillon. Il doit rendre tout cela à la réunion suivante pour être brûlé :
On but, on mangea, on chanta et lorsque tout fut terminé on nous recommanda de ne rien laisser en place. Quelqu’un remarqua qu’il vaudrait mieux laisser là des journaux blancs, tels l’Union franc-comtoise.
119Les interrogatoires de Claude-Antoine Jouquey dit « Ledru-Rollin », 30 ans, domestique à Vaudrey, affilié par Gallois et surtout celui de Joseph Bavilley, dit « le Curé manqué », 32 ans de Mont-sous-Vaudrey, sont très révélateurs. Bavilley est un cultivateur qui s’exprime avec élégance et précision, car il a été étudiant ecclésiastique puis maître d’études aux collèges de Poligny et de Dole. Il a donné des leçons dans la famille Grévy. Dans une lettre au juge, Bavilley tente de limiter l’évocation de son activité chez les bons cousins à la période précédant leur interdiction :
C’était le temps où parmi les membres des noms assez importants venaient à nos oreilles : le vieux père Grévy, Deslandes, de Boisdenemetz, le curé Gardot […] ; probité, discrétion et surtout moralité étaient des conditions sine qua non d’admission. On pouvait expulser les membres qui s’en trouvaient indignes […]. Etevenon qui avait déblatéré contre une société dont il n’a connu ni l’esprit, ni les membres fut rejeté à l’unanimité ; l’aubergiste Racine [le fut] pour concubinage.
120Bavilley insiste sur le caractère populaire des bons cousins :
Nous n’étions pas des hommes de fortune et d’intelligence et conséquemment d’influence mais nous étions généralement d’honnêtes gens quoique tous plus ou moins entachés [souligné par lui] de démocratie.
121Pour sa part, il n’y voyait qu’une société de secours et se déclare peu intéressé par les cérémonies charbonniques « assommantes, fort peu spiritualistes, auxquelles la plupart des bons cousins tenaient comme à des fétiches ». Il prétend que sur les places à charbon de la forêt on ne traitait jamais de matière politique, ni philosophique, ni humanitaire, vu l’absence de tout homme instruit […]. D’ailleurs le temps des réunions était si court que, par les nuits d’été, il ne nous restait que quelques heures de chemin pour arriver avant le jour.
122Mais ce tableau bucolique n’abuse pas le juge qui détient des renseignements précis : Bavilley est un initié récent (fin juillet 1851), donc très suspect ; de plus, il est dignitaire (orateur) depuis le 1er octobre seulement et diffuseur de journaux. Le juge se fâche et observe « ce caractère hypocrite et dissimulé qu’on lui a toujours reproché ». Bavilley reconnaît alors que sa vente fut scindée après le décret d’interdiction en trois sections strictement cloisonnées, « en attendant des jours meilleurs », en fait parce qu’elle était devenue trop nombreuse et par mesure de sécurité. Les ventes ne communiquaient que par les dignitaires et des délégués visiteurs réunis une fois par mois en Grand Conseil, ce qui était d’ailleurs habituel dans le carbonarisme. Pour une bonne part, c’est l’organisation républicaine de la Bresse jurassienne, qui joua un si grand rôle dans « l’insurrection de Poligny » qui apparaît ici.
123À Lons-le-Saunier, le seul document que nous ayons rencontré est un formulaire imprimé daté d’août 1847. Le Dr Marmorat, directeur de la prison, se disait certain que « plusieurs personnes appartenant au parti dit démocratique se sont opposées à ce qu’on reformât des sociétés secrètes inutiles et compromettantes. Je pense qu’il n’y a point eu de sociétés parce que l’organisation est naturelle et spontanée ».
124On peut admettre qu’à travers de nombreux témoignages sur « l’innocente charbonnerie », sur « les bons cousins qui avaient rendu bien des services mais qui avaient été changés, qui n’étaient plus les mêmes », s’exprime le regret d’une sociabilité moribonde, peut-être d’une désacralisation, d’un désenchantement du monde, en tout cas d’un refus de la politisation. Ainsi, détaché des liens corporatistes et charitables traditionnels, voire de la nature, un autre modèle prend forme, celui de l’engagement partisan et de la didactique politique en direction des « masses ».
125Les réunions de plusieurs centaines de personnes qui se tiennent en février 1850 à la clairière de la Grange Perrey étaient encore qualifiées de réunions de bons cousins. Elles ne l’étaient certainement plus guère mais s’étaient transformées en meetings politiques. Selon un témoin, « les chefs auraient cherché à restreindre le nombre plutôt qu’à l’étendre ». En septembre-octobre 1851, une réunion des chefs eut lieu chez Gallois dit « le Gaytré », ex-maire de Mathenay. L’organisation républicaine se structurait et s’adaptait donc à la répression. Dans une déposition du 29 décembre 1851, le maire Outhier en fait une description très plausible :
Selon moi les principaux chefs du Jura étaient à Lons : Jousserandot, Barbier le rédacteur de La Tribune de l’Est, Jourd’hui de Plainoiseau ; à Arbois Klinger, Javel, Bousson ; à Salins : Broye, l’ancien maire Chavet, dans les campagnes : Pillet, de Montholier [le « capitaine » Pillet] ; à Champagnole : l’avocat Maubert marchand de bois69.
126On remarquera l’absence de cette liste – dont on peut deviner certaines raisons – des chefs les plus socialisants comme Sommier, Richardet ; des Dolois comme Robert ; de W. Gagneur en réserve, semble-t-il ; de Grévy enfin.
127Bergère est le « chef suprême » à Poligny. Avec Paris, il avait été difficile d’établir des relations suivies, mais Poligny se trouve sur la route de Paris à Genève où il y a déjà des exilés. À Lons, en mai 1849, Jean-Baptiste Perrin, négociant, et Antoine Sommier avaient été prévenus d’affiliation à la Solidarité républicaine de Paris, « association pour le développement des droits et des intérêts de la démocratie » qui est interdite70. À Poligny, parallèlement au Cercle démocratique, trop exposé, avait été créée en janvier 1849 une association de la Solidarité républicaine, filiale de celle de Paris. Wladimir Gagneur en était président, le maire Lambert l’avait autorisée. Interdite en mai 1849, elle s’était reconstituée clandestinement. Il existait aussi une Société de secours mutuel, présidée par Bergère, dont l’huissier Chavanton était le trésorier – soutenue également par le maire – qui n’était vraisemblablement que la forme officielle de la vente des bons cousins « régénérée ». Selon Outhier, les mots d’ordre passaient par Bergère et les chefs de Poligny « étaient mieux informés que nous et surtout avant nous de Paris et de Lyon ». Dorrival se posait, on le sait, en chef militaire. Le « capitaine » Pillet disposait de porteurs de nouvelles vers la Bresse, qui furent très poursuivis lors de la répression ; les faubourgs de Poligny avaient leurs « dizainiers » ; Bellaigue « exploitait » Aumont et Villers-les-Bois ; Bergère et Bousson « exploitaient » Grozon. En attendant l’affrontement, ce réseau assurait l’acheminement de la presse, la collecte des pétitions et souscriptions. Selon Marcel Monnier, propriétaire rentier à Poligny, Just Clerc recevait des paquets énormes de Besançon et de Salins par Richardet son cousin, lui-même en relation avec son oncle Bonvalot (le père de l’explorateur), le « républicain de l’avant-veille » proche de Considerant, l’ancien professeur au lycée Charlemagne. En août 1851, 200 journaux adressés à Bergère arrivent par erreur (?) à la sous-préfecture. Bergère est poursuivi comme distributeur71. Un point nous paraît assuré : c’est à Poligny et dans les villages voisins de la Bresse que s’est constituée une première structure du parti républicain dans le Jura, à la fois urbaine et rurale, diversifiée du point de vue social et autonome. Elle disposait de relais vers Paris qui restait très lointain par Mont-sous-Vaudrey et Dole ; vers la Suisse – et ce sera très utile – par Montrond et Champagnole ; vers Lons-le-Saunier enfin. On comprend que Poligny ait été le centre des événements au lendemain du 2 décembre 1851.
128Le chef-lieu du département n’avait, semble-t-il, qu’un petit état-major autour du journal La Tribune, avec des antennes à Orgelet, Pont-de-Poitte, Clairvaux, Villevieux et Bletterans. Arbois, pourtant si remuante – on y repérait au moins sept sociétés dites secrètes, en fait des clubs non autorisés de lecteurs de journaux – ne faisait pas preuve de telles capacités. Il y aurait eu une association républicaine dès 1831, note le sous-préfet, « berceau de celle qui triompha en 1834 et dont les traces se retrouvent encore aujourd’hui ». En mars 1849, une Société des amis de la Constitution, « en liaison avec le National et quelques adhérents de la classe élevée », s’était réunie avec la Solidarité républicaine, mais « on ne s’est pas entendu dès les premiers mots ». La division semble l’emporter.
129À Salins, l’atonie prédomine. C’est la seule localité où il paraît y avoir eu une agitation que l’on pourrait qualifier aujourd’hui d’ouvrière. Le chantier de bois de la ville, situé dans un endroit écarté, était un lieu de « réunions fréquentes de démagogues la plupart en blouses ». Le responsable, Hugues, proteste qu’il « n’aime point les clubs, qu’on veut lui arracher sa place ». Les chantiers de la route nationale n° 72 ont été aussi le théâtre d’une agitation souvent conduite par les agents voyers et piqueurs des Ponts-et-Chaussées. Il est vraisemblable qu’à Salins, comme à Arbois, le souvenir des répressions anciennes ait incité à la prudence.
a. Républicains, bons cousins et mutuelles dans la région doloise
130À Dole et dans la région fertile qui l’entoure, la société était bien différente de celle du Vignoble ou de la Montagne. Dans le rapport de 1852, déjà cité, le préfet insiste sur la prédominance de riches propriétaires aristocrates qui possèdent « une certaine influence par leurs fermes » et aussi sur « la position malheureuse du colon des terres à blé qui avait attiré l’attention des anarchistes qui avaient exploité leur misère en les leurrant de l’espoir du partage des terres ». Il rappelle que l’arrondissement de Dole a été « exploité » par Joigneaux, « que l’agriculture pourrait donner plus de crainte que l’industrie parce qu’elle représente plus de suffrages et aussi parce que c’est sur elle que se sont portés les efforts des anarchistes ». Le vignoble autour de Montmirey est un cas particulier : les habitants y sont « plus remuants et plus difficiles à contenir, leur gêne est aussi réelle bien que plus riches dans une propriété plus divisée que dans la Plaine ». Les ventes des bons cousins ont été nombreuses et actives à Dole, ainsi que dans les villages des lisières de la forêt de Chaux et de la forêt de la Serre. Elles étaient plus souvent fréquentées par des agriculteurs et des bûcherons que celles du Vignoble, ce qui peut expliquer une évolution différente72.
131Phocin Falguière, charcutier à Dole, a fait partie des bons cousins ; Morez, menuisier, l’était depuis 20 ans ; Jacquot, cafetier, depuis 18 ans. Claude Robert, cultivateur, 57 ans, membre du conseil municipal de Chevigny, déclare le 15 décembre 1851 appartenir aux bons cousins mais sans s’occuper de politique. Il serait même dévoué à la cause de Napoléon et en précise la raison :
J’ai été heureux d’avoir logé le 26 juin 1819 dans ma baraque de la forêt de la Crochère […] la princesse Caroline Bonaparte veuve du Roi de Naples voyageant en proscrite qui vint me demander l’hospitalité à la pointe du jour. Elle passa chez moi la journée et après le coucher du soleil, je la conduisis à la route de Flammerans à Gray où je la quittai sur ses ordres […] ; elle me dit qu’elle se rendait à Gray chez M. Nourrisson ancien procureur impérial […] ; je lui avais inspiré toute sécurité parce qu’en comparant le gouvernement de Napoléon à celui d’alors je m’étais prononcé pour celui de son frère dont je déplorais la captivité à Sainte-Hélène73.
132La princesse et le bûcheron, beau sujet d’opérette ! C’est aussi le seul cas de « bonapartisme populaire » que nous ayons relevé avant le coup d’État, bien circonstanciel, on en conviendra74 !
133Nous avons déjà noté une société des ouvriers à Dole. Pierre Compagnon, 71 ans, ancien ébéniste avait fondé aussi une société de secours mutuel en 1847 :
Certains individus qui sont des êtres brutaux l’ont transformée en une société purement politique. Les plus rouges des sociétaires se réunissaient pour former des projets qu’ils apportaient arrêtés d’avance.
134Pillot père (souvent orthographié Billot), imprimeur à Dole, vice-président, et Bujard, affilié aux bons cousins, ont été, selon Compagnon, les désorganisateurs de cette société […]. Pillot Jean-Baptiste, le fils, capable de tous les excès est à l’origine de la conversion de cette société en réunion anarchique […] ; ces derniers ont même fait entrer Simon, l’ex-agent voyer connu comme socialiste et affilié aux sociétés secrètes bien qu’il n’ait eu que cinq boules blanches sur seize75.
135Le curé de Rochefort, Gagneur, refuse de répondre aux enquêteurs sans avoir consulté son évêque. Il dépose quelques jours plus tard mais les renseignements qu’il apporte sont minces. Il ne donne aucun nom mais a « entendu parler d’une société de mutualité qui comporterait beaucoup d’affiliés à Rochefort et embrasserait une grande partie du département ». S’agit-il des bons cousins, peut-être régénérés ? Toujours est-il que Jean-Baptiste Roussillon à Rochefort, qui s’affirme républicain, n’en a jamais entendu parler ; ce mécanicien qui emploie quinze à vingt ouvriers « n’irait pas se vautrer avec des fainéants qui ont perdu leur place et qui ne veulent de changement de gouvernement que pour en avoir de meilleures ». Des réunions ont cependant eu lieu sur une île du Doubs en avril 1850, une trentaine de personnes avec libations et chants ; également au cours de l’été de 1851 en forêt de Chaux, en vue de désigner Louis Robert, l’ex-avoué, comme candidat en 1852.
136Plus significative, quoique restée sans suite, une tentative nous retiendra davantage, c’est celle de Robert précisément qui forma une société mutualiste dite de Solidarité charbonnique au sein de la Vente dite du Bois des Ruppes ou de la Sincérité76. En septembre 1850, donc un an avant l’interdiction des bons cousins, des bons imprimés de valeur modeste (1 F, 0,50 F, 0,20 F) circulent dans Dole.
137Ils ont été signés du responsable-chef de la Vente des Ruppes, le Vénérable Octave Michon, avocat, suppléant de la justice de paix, personnage très respecté mais souvent retenu par ses propriétés agricoles en Bourgogne77. Il y a aussi les signatures de Robert qui n’est pas dignitaire et de Chaffin, trésorier. Louis Robert a payé une bouteille de bière chez le cafetier Schemeberg en disant à ce dernier qu’il pourrait acheter avec ces bons du pain chez le boulanger Mathieu. Mme Mathieu possède plusieurs de ces bons. Robert lui a dit de ne rien craindre, qu’il les lui rembourserait. Enquête du juge d’instruction chez Robert, dépositaire des statuts, mais qui est absent, puis chez Chaffin qui détient des bons et un registre qu’il présente aussitôt. On se transporte à la chambre d’honneur de la Solidarité charbonnique, c’est-à-dire à la salle de réunion urbaine de cette société. Les documents nous en donnent une description : « par sa tapisserie, par quatre quartels portant des lettres symboliques [elle] contient les attributs ordinaires de celles destinées à des réunions de cette nature ». À gauche, un tableau donne le nom de onze officiers : responsable-chef Michon, 1er et 2e assistant, orateur, servant, trésorier, censeur, expéditeur, maître de cérémonie, deux gardiens. Tous sont artisans, négociants à Dole. Molle, l’un des gardes est… agent de police ! Un deuxième tableau indique les membres actifs, au nombre de 14 seulement dont Louis Robert et un certain Michel Jacquemin, plâtrier, né à Rive (Piémont) donc dans les vallées vaudoises, qui sait lire et écrire en italien, mais pas en français. Un carbonaro pure souche ? Aucun objet, sinon un petit registre in-folio intitulé : « Délibérations de la V… succursale de la forêt de la Serre ».
138Suit une longue mais intéressante discussion. Le juge avance que cette société ne fait pas partie de la Vente du Bois des Ruppes, qu’elle est donc en infraction avec la loi du 28 juillet 1848 qui exige une autorisation municipale. Il constate qu’il y a une nouvelle adhésion, que le nombre des membres de la Vente des Ruppes est d’ailleurs beaucoup plus important (60 à 80), qu’il y a deux bureaux différents, un nom nouveau. L. Robert répond que s’il avait voulu fonder une nouvelle société, « cela lui aurait été plus facile parce qu’un grand nombre de personnes qui ont de la répugnance à entrer dans la Société des bons cousins […] se seraient jointes s’il les avait dispensées de cette épreuve ». Par ailleurs, la Solidarité charbonnique émet des bons qui circulent dans le public. Elle a pour « but de procurer à ses membres du travail, des prêts sans intérêt et des secours de maladie, toutes choses qui ne peuvent se pratiquer en secret ». Il s’agit selon lui d’une société de bienfaisance qui entre dans les cas de l’art. 14 de la loi. Un témoin Sébastien Martinet, 52 ans, négociant, soutient que Robert lui a dit « ne pas avoir eu l’intention ni l’idée de fonder une nouvelle société, qu’il s’agissait d’une convention entre bons cousins signée par nos anciens et notre Vénérable Michon ».
139Un point est assuré, en octobre 1850, aussi bien pour le juge d’instruction que pour les bons cousins de tous niveaux, la Charbonnerie n’est pas considérée, dans le Jura, comme une société secrète. C’est une société de bienfaisance et de sociabilité autorisée. « La Société des bons cousins existe dans notre pays depuis un grand nombre d’années sous les yeux de l’autorité qui elle-même en fait partie » : allusion à l’agent de police ou au maire de Dole, de Boisdenemetz, qui en était membre ?
140Une autre réalité apparaît aussi au détour de quelques dépositions : c’est le déclin de la Charbonnerie. Le boulanger Massiard, bon cousin depuis 1833, n’a plus participé à des réunions depuis cinq ans ; l’agent de police s’étonne de voir son nom sur les registres, car il n’est plus convoqué (intentionnellement ?)78Le cordonnier Gadriot observe que « que les assemblées sont peu nombreuses et que la plus grande partie des membres n’y assiste presque jamais », que certaines ne sont que des occasions de parties de chasse, bref que la « Vente des Ruppes n’avait plus les buts positifs au témoignage des anciens. Les bons cousins s’en sont écartés par suite du relâchement des mœurs et de l’oubli de leurs devoirs ». La signification d’une convivialité archaïque s’est perdue mais il reste le sens d’une communauté d’égaux solidaires. Même observation de Chaffin, bon cousin depuis 1844 : « la Charbonnerie paraissait s’écarter de son but puisque nous n’avions plus que des réunions mangeantes où l’on dépensait son argent ».
141On peut raisonnablement attribuer à Louis Robert et à Pagnoz, secrétaire de la Vente des Ruppes un projet, d’ailleurs affiché de « retrouver le but véritable de la Charbonnerie qui est la bienfaisance et la fraternité ». Robert observe « que la Charbonnerie a été à l’abri des cérémonies emblématiques […] une association de chrétiens ou de conspirateurs persécutés […] mais qu’elle ne pouvait plus avoir le même but aujourd’hui que chacun est libre de professer le culte qui lui convient et que les doctrines raisonnables se propagent sous la protection des lois ». On ne pouvait mieux résumer la situation du temps. Par ailleurs, Robert aurait confié à Pierre Mathieu, cafetier à l’Abergement-la-Ronce, qu’il ne s’occupait plus de politique, qu’il « allait avoir une place et qu’il n’avait d’autre pensée que d’élever sa famille, mais que la Charbonnerie était établie pour se secourir mutuellement ». Effectivement, Robert fait peu parler de lui par la suite, mais ne fut pas moins inclus dans la répression après le 2 décembre.
142Nous n’étudierons pas le projet de statuts proposé par Louis Robert. Cela sortirait de notre thème mais pourrait intéresser des historiens spécialisés. Exposé dans un petit registre intitulé « Travail au valide – Prêt à celui qui est dans la gêne – Secours au malade », ce projet assez complexe, qui eut un écho jusqu’à Salins, nous a semblé fortement inspiré par le projet de banque du peuple de Proudhon. Les critiques plurent de tous côtés : les statuts sont « positifs » et ne peuvent être modifiés ; le charcutier Falguière avait besoin d’argent et non de papier pour acheter des cochons ; le jardinier Chemenot avait refusé malgré les « obsessions » de Robert et de Pagnoz de n’employer que des bons cousins, ce qui restreint la liberté du travail. D’ailleurs, il a employé des bons cousins qui lui ont demandé plus cher que les autres !
143Le 7 novembre 1850, quatorze membres de la Solidarité, dont Robert, Chaffin, Pagnoz, Michon, sont déférés à la cour d’appel de Dijon. Ils sont acquittés le 16 avril 1851 en correctionnelle mais le jugement est cassé le 11 septembre 1851. En février 1852, l’affaire revient devant la commission mixte du Jura79. Michon reconnaît avoir fait partie de la Vente des Ruppes que « la plupart des personnes notables de Dole et qui aiment la chasse en faisaient aussi partie », que l’entrée de la Société était fixée à 45 F puis à 6 F par an avec pour « objet de distribuer des secours aux membres qui en avaient besoin ou à des malheureux étrangers à l’association ». Il fallait ajouter deux banquets à la Saint-Éloi et à la Saint-Thiébaud. Michon n’a pas de mots assez durs pour stigmatiser le coup de force de Robert, effectué en son absence, et la « sotte émission de billets dans le public ».
Avant 1850, conclut le Vénérable, les sociétés charbonniques étaient pour moitié au moins composées de personnes qui n’y cherchaient qu’un but de plaisir, de réunions agréables et d’assistance mutuelle ; que l’autre moitié aurait pu y chercher un but politique. Depuis 1850 il en a été je crois autrement et sans que je puisse exprimer rien de précis, je crois que l’on tout fait pour les convertir en associations politiques.
144Dans le cas de Robert, c’était peut-être inexact, si l’on s’en tient à la filiation proudhonienne. Ainsi se transforme la sociabilité des hommes. On peut penser aussi que la plupart des républicains étaient partagés intérieurement entre ces deux identités.
145Nous n’avons pas retrouvé dans la région de Dole l’intensité des luttes politiques qui caractérisait le Vignoble, ni cette structure d’alerte et de mobilisation que nous pensons avoir repérée à Poligny. C’est à peine si nous avons discerné un groupe proche de Jules Grévy à Mont-sous-Vaudrey avec le Dr Monnot, son beau-frère, et Etevenon, un agriculteur propriétaire. Une société constituée de strates plus imperméables les unes aux autres, une circulation des idées plus difficile, des chefs plus isolés, une plus longue persistance des pratiques traditionnelles parmi les bons cousins peuvent expliquer une mobilisation plus faible lors du coup d’État et en conséquence une répression plus limitée80.
146Après avoir étudié ces aspects de la sociabilité jurassienne de cette époque, nous remarquerons seulement que les associations inspirées par le parti de l’Ordre qui se donnaient ouvertement pour but de combattre le parti du Désordre furent rares et fantomatiques.
147À Salins, existait depuis 1849, une société fraternelle des Amis de l’Ordre, dont nous savons peu de chose81 sinon qu’elle a participé en juillet 1851 au pétitionnement bonapartiste en faveur de la révision de la Constitution qui resta presque honteux de lui-même et peu productif. À Arbois, ce n’est que le dimanche 7 décembre que les partisans de l’Ordre se réunirent en armes à l’hôtel de ville, la victoire du coup d’État étant assurée. Préfet et sous-préfet se plaignaient assez de la timidité, de la paralysie, voire de la veulerie du parti de l’Ordre. Les autorités ne firent d’ailleurs rien pour susciter une réaction après le coup d’État.
148Faudrait-il inclure dans les associations antirépublicaines cette « société religieuse des vignerons de Poligny » à propos de laquelle le sous-préfet constatait, sans autre précision, qu’elle avait permis de « combattre efficacement le parti de la Démagogie » ? Le sous-préfet rappelle que « cette association a été fondée bien avant 1848 sur les principes de la véritable fraternité. Lorsque l’un des membres tombe malade, ses camarades consacrent la matinée du dimanche aux travaux nécessaires pour mettre en état sa vigne […] cela s’appelle la corvée de Saint-Crépin »82. Voilà qui nous ramène à la sociabilité traditionnelle.
149À Arbois, un sieur Mayet ayant été arrêté en 1849 pour propos séditieux, l’association avait refusé sa solidarité. Le sous-préfet s’en était bien sûr félicité : « Tels sont nos vignerons qui inspirent quelque terreur par leurs manières rudes et sauvages ! ». Il ne sera pas toujours de cet avis car, après le coup d’État, la coutume jouera en faveur des nombreux fugitifs et condamnés. Elle lui donnera même du fil à retordre parce qu’elle devint une forme de résistance et de protestation à laquelle participèrent des vignerons appartenant à « diverses nuances de l’opinion ». On vit, en effet, les gendarmes courir les vignes dès l’aube, chaque dimanche, aux quatre coins du terroir, afin de comptabiliser et disperser les groupes de travailleurs qui effectuaient la corvée de Saint-Crépin. Les vignerons rentraient ensuite à Poligny, en file deux par deux, au pas et en silence, le fessou sur l’épaule, dans une attitude de défi. Le sous-préfet fut vite obligé de fermer les yeux sur une coutume qui avait son intérêt économique et social83.
III. Conclusion
150Nous abordons ici une sociabilité plus profonde, implicite, aux évolutions lentes, que nous avons souvent eu l’occasion d’évoquer : la famille, la parentèle, les loisirs, le café, la fête, la communauté professionnelle, voire religieuse, les femmes et les jeunes qui restent exclus des formes organisées de la sociabilité politique84.
151Il n’entrait pas dans notre propos d’étudier un domaine aussi vaste ; notre documentation ne le permettait d’ailleurs pas. Nous avons seulement tenté de décrire l’impact d’une crise politique sur les relations entre les hommes en tant qu’êtres sociables.
152Un « parti » républicain est bien né entre juin 1849 et le 2 décembre 1851 dans le Jura, en particulier dans la région de Poligny. À ce titre, on pouvait le qualifier de « rouge mais pas socialiste ». L’élection des députés au suffrage universel direct lui ouvrait la voie, tandis que par ses attaches avec la sociabilité populaire, il restait ouvert aux principes de solidarité.
153Maurice Agulhon envisage une « descente de la politique vers les masses ». Ne peut-on évoquer tout aussi bien une montée vers la politique des « couches nouvelles », accession qui se manifesta par une mutation de la sociabilité populaire ? Au cours de cette lutte, le républicanisme se construisit grâce au réemploi d’éléments anciens, voire archaïque de cette sociabilité que, mieux que tout autre mouvement politique, il parvint à éduquer et à orienter. Soulignons la transformation de nombreuses associations en organisations républicaines, en particulier des ventes de bons cousins fondées sur le serment initiatique. Nous estimons que parmi les 496 dossiers d’inculpés constitués par la commission mixte du Jura, les deux tiers au moins concernent des membres ou d’anciens membres de la Charbonnerie. Les ventes furent le creuset du parti républicain. C’est principalement grâce à ce réseau que l’acculturation politique et l’organisation des forces républicaines ont progressé parmi les classes populaires : artisans, paysans et vignerons de la partie nord du département. La presse joua aussi un très grand rôle, mais cela sort de notre sujet85.
154Dans cette société jurassienne peu urbanisée mais diversifiée, en avance sur le reste de la France quant à la scolarisation, habituée aux pratiques de solidarité86, s’esquissent, dès cette époque, selon nous, des traits politiques et idéologiques essentiels du républicanisme au temps de la Troisième République triomphante. Il faudrait ajouter cette retenue dans les affrontements entre cléricaux et anticléricaux qui caractérisa généralement les départements francs-comtois. Pour les républicains jurassiens, la République n’est pas une rupture mais une conséquence de l’histoire nationale depuis 1789, cela sans nationalisme87. Elle est conçue désormais comme le résultat d’une évolution progressive, dans la légalité, le refus du complot, de la révolution violente, de la guerre civile et de la guerre aux châteaux88. Il ne s’agit plus d’une répétition du passé, mais d’un projet d’avenir, hors de toute utopie. Mais que de luttes difficiles, d’épreuves et de patience étaient encore nécessaires !
155La répression menée par le parti de l’Ordre à partir du printemps 1849 inaugure l’une des périodes les plus policières de l’histoire de France. Elle contraint les républicains à un dur combat en retraite, au cours duquel ils précisent leurs objectifs, définissent leur méthode, mettent en place une organisation. Les républicains du Jura restent minoritaires mais ne sont ni écrasés, ni isolés. C’est ce qui effraie le parti de l’Ordre qui, d’accord avec la masse des citoyens apolitiques, reste attaché au principe traditionnel : une opposition politique issue d’un libre débat au sein d’une société civile était tout simplement inadmissible. Il restait aux républicains à faire admettre le contrat démocratique et à conquérir les électeurs. Vaste programme que le coup d’État brisa pour longtemps.
Notes de bas de page
1 Les contributions au volume publié par la Société d’émulation du Jura pour le centenaire de la révolution de 1848 s’arrêtent, comme il est normal, au début de 1849. Broutet Félix, 1949, « L’insurrection de Poligny », Le Pays jurassien, p. 106-110. Quelques indications dans Wartelle Jean-Claude, 1982, « Autour de W. Gagneur, une famille de républicains et de fouriéristes », Travaux 1981-1982 de la Société d’émulation du Jura, p. 470.
2 Les travailleurs de la forêt et du fleuve constituaient des populations isolées de la vie économique, religieuse, culturelle, scolaire des villages et de ce fait difficiles à contrôler.
3 Pour une étude théorique de cette notion : Agulhon Maurice, 1977, Le cercle dans la France bourgeoise (1840-1848), étude d’une mutation de la sociabilité, Paris, A. Colin ; Gutton Jean-Pierre, 1979, La sociabilité villageoise dans l’ancienne France, Paris, Hachette.
4 ADJ, M 4055, Affiche de l’arrêté. Nous adopterons dans tout l’ouvrage la notation ADJ pour archives départementales du Jura.
5 Agulhon Maurice, 1848 ou l’apprentissage de la République, op. cit. Pour notre sujet, voir en particulier p. 103-125.
6 ADJ, M 31, Complot de Salins.
7 ADJ, M 32 et M 47. On notera l’existence à Salins d’un groupe religieux séparé du catholicisme qui se réunissait chez Jean-Justin David, 31 ans, cordonnier, pour y lire la Bible. Un ouvrier-cloutier, François Lucot, membre de ce groupe, aurait dit en juin 1849 que si « si le parti rouge avait le dessous, il se retirait dans la forêt de Chaux et les baraques viendraient à Salins », le mot « baraque » désigne ici les ventes de la Charbonnerie. Après le 2 décembre, David est arrêté. Il obtint que sa bible lui soit remise en prison. L’autorité le considère comme quelque peu « dérangé » et inoffensif.
8 Vernus Pierre, 1984, Aspects des révoltes populaires dans le vignoble jurassien (1830-1851), mémoire de maîtrise, Lyon, Université de Lyon 2.
9 ADJ, M 69.
10 Bourriot Florence, s. d., Aspects judiciaires de la délinquance dans l’arrondissement de Poligny (1840-1861), mémoire de maîtrise, Lyon, s. n.. Également ADJ, M 41, M 44.
11 ADJ, M 43, M 420, M 43. Émile Cuenin avait, en effet, violé l’une de ses ouvrières, viol qui avait été constaté par le Dr Bousson, membre du conseil municipal d’Arbois et l’un des principaux « chefs » républicains. Selon un témoin, le maire de Mesnay, Papillard, du parti de l’Ordre, « aurait pu faire condamner Cuenin à cinq ans de bagne ». Cependant l’affaire fut étouffée, Cuenin vivant, semble-t-il, avec la malheureuse, bien qu’il fût marié et père de deux enfants. Le Dr Bousson était aussi entré en conflit avec Cuenin à propos d’une pollution de la Cuisance. En mars 1849, le sous-préfet Jarry-Paillet met le maire Jouvenot « dépourvu d’intelligence et à la merci de ce meneur » en demeure d’agir pour la « question de police relative à la papeterie ». Cuenin ne fait plus parler de lui par la suite. Cependant il est arrêté après le 2 décembre et soumis en février 1852 à l’internement, peine aussitôt remise. On signale encore en juin 1852 qu’il « a visité tous les anciens frères et amis pour leur donner un peu de courage ». En octobre 1852, un rapport préfectoral voit en lui un industriel efficace, « un homme d’opinions un peu avancées mais fermement attaché aux principes de l’Ordre ». Sa fortune se montait à 600 000 F. Émile Cuenin mourut le 10 décembre 1852 à Belfort où il était assigné à résidence (ADJ, M 43).
12 À propos d’Hippolyte Bourgeois, voir ADJ, M 38-39.
13 Une mascarade jugée « scandaleuse » dont nous n’avons malheureusement pas trouvé le récit, qui a lieu le 17 février 1850 à Morez (ADJ, M 68). Le docteur Regad, maire républicain avancé, refuse de sanctionner les auteurs. Appuyé sur sa popularité considérable de médecin des pauvres, il se permet une partie de bras de fer avec l’Administration qui dure toute l’année 1850 : démission, suspension, réélection par le conseil municipal… Une chanson circule dans le public sur l’air du Grenier de Béranger : « Docteur Rega(r)d reste pour la souffrance ! Honneur à toi, toi que nous aimons tant ». En janvier 1850, le commissaire de police de Lons-le-Saunier propose au préfet de « prendre les rouges d’un seul coup de filet », à l’occasion de la fête des Rois car « même les rouges sont esclaves de cette habitude ». Et pourtant, ils se réunissent pour boire à la mort de tous les rois ! (ADJ, M 67).
14 ADJ, M 38/39
15 ADJ, M 40 et M 56, dossier Ethevenon.
16 ADJ, M 38/39 et M 65.
17 ADJ, M 45. Voir également : Brelot Clause-Isabelle, 1976, « Terreur et contre-Terreur dans le département du Jura de 1816 à 1818 », Travaux 1975-1976 de la Société d’émulation du Jura, p. 203-229.
18 ADJ, M 74 et M 64.
19 À Arbois, des démagogues voyant des ouvriers monter une statue de la Vierge sur la façade d’un couvent ont dit : « On descendra cette garce-là en 1852 », ADJ, M 67. En septembre 1851, à Salins, trois curés de Haute-Saône se sont fait remarquer à un repas de table d’hôte par leurs allures démagogiques. Ils disaient : « Richardet commence comme Robespierre, Danton et Marat, il deviendra illustre comme eux, il sera l’Ami du peuple… il ne faut pas que la bourgeoisie espère l’emporter. Chacun de nous a dans sa paroisse 1 000 hommes qui marcheraient au premier signal contre les bourgeois », ADJ, M 67.
20 Ainsi le curé de Villevieux qui intervient en faveur de Larfeuillet, à la demande de ses vieux parents dont l’un est aveugle, l’autre paralysé (ADJ, M 48).
21 En octobre 1851, à Poligny, écrit le sous-préfet, « au cours d’une réunion en petit comité, il y eut des invocations aux mânes de Robespierre et de Marat. À ce nom, les participants se sont levés et ont ôté leur coiffure ». Un individu propose d’instituer une Saint-Robespierre et une Saint-Marat.
22 Tenot Eugène, 1876, La Province en décembre 1851, Paris, Le Siècle.
23 ADJ, M 43, Complot d’Arbois.
24 ADJ, M 43. C’est l’une des rares allusions à l’écrasement de l’insurrection ouvrière de juin 1848 à Paris que nous ayons rencontrées.
25 ADJ, M 45.
26 ADJ, M 45. Le maire Babey, pourtant républicain, le commandant de la place et le juge de paix.
27 ADJ, M 83. Fantasmes de manducation et de crucifixion de l’ennemi qui furent réellement mis en œuvre dans des guerres civiles, par exemple, pendant les guerres de religion au xvie siècle. « Dans cette guerre civile imaginée à travers les mots et les gestes, la matière première du symbolique est le corps », Héritier Françoise, 1996, Masculin, féminin, Paris, Odile Jacob, p. 233-235.
28 L’emprise de l’alcool – dont la consommation atteignait, semble-t-il, un niveau considérable dans le Vignoble – était souvent invoquée et dans quelques cas, reconnue comme une excuse. Ce n’est qu’après 1870 (loi du 23 janvier 1873), que l’ivresse publique fut considérée comme un délit. La surveillance des cafés n’avait qu’une visée politique, tout au plus d’ordre public. Cette mansuétude de l’autorité à l’égard des ivrognes peut être mise en relation avec le distinguo traditionnel des clercs : l’ignorance vaut absolution, seule la connaissance sereine signale le véritable converti. La tension perturbe les personnes au psychisme fragile. À Arbois, une femme que l’on emmène de force à l’asile, crie dans les rues : « au revoir mes amis, à 1852, il n’y a plus que six mois à attendre, ce ne sera pas long ». Les « meneurs » prétendent qu’on l’enferme pour républicanisme.
29 ADJ, M 101, Rapports du procureur d’Arbois et du sous-préfet de Poligny.
30 ADJ, M 45.
31 Farge Arlette, 1992, Dire et mal dire. L’opinion publique au xviiie siècle, Paris, Le Seuil. On remarquera, comme au xviiie siècle, l’immense intérêt des autorités pour la parole populaire, ce qui suscite la répression et augmente la résistance. La Politique, c’est le Désordre, la Division des citoyens.
32 Laprévotte Gilles, Luciani Michel et Mangin Anne-Marie, 1990, La grande menace, Amiens, Trois cailloux.
33 ADJ, M 45
34 ADJ, M 101. Encore faudrait-il préciser le contenu du terme socialiste à cette époque, mais ce n’est pas notre sujet.
35 ADJ, M 38-39.
36 Ibid.
37 Marquiset Armand, 1841, Statistique historique de l’arrondissement de Dole, t. i, Besançon, Charles Deis, p. 323, décrit les fêtes patronales des différents métiers.
38 ADJ, M 64. Cinq jours de prison à huit mitrons.
39 ADJ, M 101.
40 ADJ, M 44.
41 Quelques chansons : « Porc à l’engrais, paillard de l’Élysée / Va chercher ailleurs un troupeau de sujets / Des Jurassiens tu n’es que la risée / Porte bien loin tes stupides projets », ou encore : « J’ai quatre bœufs dans mon étable / Deux bœufs rouges et deux bœufs blancs / Les uns tirent comme des diables / Les autres sont des fainéants ».
42 ADJ, M 101 et M 67. Nous avons rencontré, en effet, des traces de ces rivalités : « Arbois s’était permis, il y a quelques années, de jeter la moquerie sur Salins. Salins a cru pouvoir user de représailles. Après le coup d’État les Arboisiens tentent d’obtenir la sous-préfecture installée à Poligny. Le sous-préfet s’y oppose 'car la bourgeoisie s’expatrierait. Il serait impossible de résister à l’envahissement du prolétariat. Tous les liens de subordination sont rompus entre les vignerons et les propriétaires. L’insurrection du 4 décembre a fait éclater cette scission profonde' ». En revanche, le sous-préfet propose de déplacer l’École normale de Salins à Poligny pour mieux la surveiller ; de plus, elle resterait dans l’arrondissement. En fait, l’école fut transférée à Lons-le-Saunier, près de la préfecture. En mai 1852, une pièce de théâtre est proposée à Arbois, intitulée : Le Chemin de fer ou Salins en 1860. Le préfet l’interdit parce qu’on s’y moque de Salins.
43 ADJ, M 38-39.
44 La Marseillaise est à cette époque un chant toujours séditieux. En avril 1850, en sortant de Beaufort, un détachement de jeunes soldats qui se rendait d’Avignon à Auxonne, se mit à chanter des chansons patriotiques entre autres La Marseillaise et en poussant le cri : « Vive la Montagne ! ». Quelques-uns ont aussi arboré au bout de leur bâton le mouchoir rouge. Le sous-officier qui était à l’arrière et ne pouvait ni voir ni entendre est vivement réprimandé (ADJ, M 38-39).
45 Bleu, c’est-à-dire « modéré ». nous n’avons rencontré le qualificatif « bleu » que trois fois, plus fréquemment « républicain parlementaire ». Le bleu est la couleur de la modération, du calme, de l’union.
46 ADJ, M 47.
47 ADJ, M 43 et M 52. On retrouve J.-J. Pasteur comme témoin à décharge en faveur d’Amédée Klingler et de l’un de ses voisins du faubourg Courcelles, François-Xavier Lornet propriétaire-cultivateur à Arbois. « Lornet est très rangé, très religieux, il communie tous les mois, remplit ses devoirs religieux de manière à se faire remarquer ; il est très bête, s’exprime mal et comprend mal les choses ». L’argument est dur mais efficace !
48 Étant à Paris, A. Vercel avait rencontré Jules Grévy qui lui avait assuré que : « tous ces exaltés s’adressaient à lui pour qu’il sollicitât des places et qu’il n’y avait que lui [Vercel] qui n’en avait pas demandé ». Lors de cette « curée des places », un poste d’ambassadeur avait été promis à un individu qui désormais était affublé du sobriquet « L’Embassadeur ».
49 ADJ, M 36.
50 ADJ, M 43.
51 Le Dr Bergeret était ce médecin conservateur, conseiller général d’Arbois qui, visitant une patiente, ordonna comme traitement… une grossesse ! Il fut l’auteur de plusieurs opuscules sur des sujets médicaux, politiques et sociaux connus sur le plan national.
52 ADJ, M 4045 et M 110.
53 Lavigny, « l’une des communes les plus agitées du canton de Voiteur […] où il y a une bande rouge » avait aussi un casino. « Rousselet-Payet, jeune des garçons (chef des jeunes) est le propriétaire de cet établissement depuis 1844 », fermé après le 2 décembre.
54 Une Société d’agriculture, sciences et arts de Poligny, fut fondée en décembre 1859. Sous la Troisième République, cette société fut l’un des piliers du républicanisme jurassien, avec Bousson, Tamisier, W. Gagneur, Sauria qui aimaient rappeler dans le bulletin leur résistance au bonapartisme. Voir à ce sujet, le chapitre sur la fondation des syndicats agricoles dans le Jura (1884-1914).
55 ADJ, M 101.
56 ADJ, M 38-39. C’est dans cette fruitière que le Dr Bousson fonda une école de laiterie en 1878.
57 Le président en est Pigean, débitant de tabac, qui tiendrait son emploi des « relations intimes de sa tante avec un procureur impérial ». De même que certains cafés, les débits de tabac passaient pour être des lieux de réunion de démagogues (ADJ, M 51). Pierre-Léandre Motte, agent d’assurances contre l’incendie à Montchauvier, président de l’association philanthropique de secours mutuel et de la société de fromagerie du village, est inquiété après le 2 décembre. Un certificat de bonnes mœurs signé du maire et des conseillers municipaux fait aussitôt cesser toute poursuite (ADJ, M 42).
58 Bourquin Jacques, 1990, « La Garde nationale de Lons-le-Saunier : conflits sociaux et administratifs (1830-1840) », Travaux 1990 de la Société d’émulation du Jura, p. 345-367.
59 ADJ, MP 110.
60 ADJ, M 64, Lettres du procureur général Loiseau au préfet.
61 ADJ, M 45.
62 ADJ, M 35 et M 36. Sur les bon cousins charbonniers, voir Merlin Pierre, 2005, Bons cousins charbonniers, autour d’un catéchisme de la société secrète, 1835, Nancray, Éditions de Folklore comtois.
63 ADJ, M 4051.
64 Pourquoi 19 ? Il est possible que la vente ait été plus nombreuse, mais on ne déclarait que 19 membres pour être conforme à la loi (limite à 20 par le Code civil napoléonien).
65 ADJ, M 51, Rapport (sans date) sur l’esprit public à Lons-le-Saunier. Quelques bons cousins étaient aussi francs-maçons, comme Louis Robert et Pierre-Joseph Commiaux, ex-greffier de justice. Antoine Faraguet, ancien officier de marine, républicain avancé, responsable des francs-maçons de Dole, mais qui n’est pas bon cousin indique que le Grand Orient a suspendu ses activités dès l’annonce du coup d’État (ADJ, M 48).
66 ADJ, M 45.
67 ADJ, M 41. Il existait une vente à Bletterans, établie en 1830, dont Larfeuillet fit partie pendant 10 ans. Sa devise : « Humanité, Bienfaisance ». Autorisée par le maire.
68 Antoine Guignet, fabricant d’ouate, ancien secrétaire des bons cousins de Salins rappelle lors de son interrogatoire que ceux-ci sont autorisés par arrêté préfectoral depuis 1819.
69 ADJ, M 45. Outhier décrit par ailleurs : « Bergère avec sa bouche tordue, Javel avec ses lunettes bleues ».
70 ADJ, M 41 et M 4053. Le comité directeur de la Solidarité républicaine comprenait des noms célèbres : Nadaud, Delescluze, Lamennais, Ledru-Rollin, Perdiguier, Félix Pyat, Hours, docteur en médecine.
71 Article de Bergère dans La Tribune de l’Est, n° 25 du 22 octobre 1851.
72 La bibliothèque de Dole possède plusieurs catéchismes des bons cousins.
73 ADJ, M 40.
74 Ménager Bernard, 1988, Les Napoléon du peuple, Paris, Aubier.
75 ADJ, M 40 et M 420, M 67. L’interrogatoire de J.-B. Pillot (ADJ, M 52) confirme que celui-ci fut, par son entreprise d’imprimerie et son activité de noyautage systématique des associations, un des militants les plus actifs de la région doloise. Pillot était devenu bon cousin en octobre 1850, et rapidement secrétaire de la Vente des Ruppes. Les procès-verbaux saisis chez lui révèlent qu’il y eut un grand nombre de réceptions. Un billet préparatoire du 1er avril 1851 à une réunion nous apprend la démission du Vénérable Michon, une convocation des bons cousins des Ruppes et de ceux de Roland, à l’exclusion de ceux de la Chaux, enfin une assignation de deux frères à venir « se défendre d’un manque de respect à la vente ». Il y a donc des résistances et des dissensions parmi les bons cousins dolois. Le même billet annonce « un tir à la cognée d’un superbe couteau, d’une belle pipe offerte par un B. C. ». On peut imaginer une sorte de jeu avec lancer de hachettes charbonniques sur les troncs d’arbres.
76 ADJ, M 40 et M 54, dossier de J.-B. Charlot dit « Charmant ».
77 Octave Michon, avocat, né à Dole le 11 octobre 1804, fut l’auteur de La coalition et le siège du ministère (1839), cité dans Marquiset Armand, Statistique historique de l’arrondissement de Dole, op. cit., notice p. 458.
78 Renaud, confiseur à Dole, est un républicain décidé qui « combat de la manière la plus énergique les sociétés secrètes. Ne savez-vous pas que lorsqu’un homme veut être agent de police on le fait affilier ? ».
79 ADJ, M 4055, Sociétés secrètes.
80 ADJ, M 101, Rapport du préfet au ministre : « Dole est le centre des sociétés des bons cousins. Elles ne s’écartèrent pas du statut jusqu’à ce que le Sieur Robert condamné et expulsé parvînt à la maîtrise de la société. Cet homme, ex-avoué ruiné espérait au moyen de l’anarchie se refaire une position. Il employa tous les moyens et un de ceux les plus efficaces fut d’introduire dans les ventes du département le carbonarisme de 1820. Son idée soumise au comité central de Paris avec lequel il correspondait fut appliquée à toute la France, c’est ce qu’on a vu dans le Midi et dans les départements du Centre ». Le préfet voit en Robert le stratège de la transformation des ventes en associations politiques, ce qui est certainement exagéré.
81 ADJ, MP 110, Société des amis de l’Ordre.
82 Vraisemblablement s’agissait-il de la Congrégation de la Vierge des vignerons de Poligny, sous la gouvernance du curé doyen, qui se réunissait dans la belle chapelle encore visible aujourd’hui. Il y avait aussi à Arbois une société des vignerons. La corvée de Saint-Crépin (ou Saint-Vernier) était aussi en usage à Arbois et Salins.
83 ADJ, M 420.
84 Le mariage d’un jeune homme est considéré comme une promesse de se ranger : « Baudier a été démagogue mais depuis son mariage avec une demoiselle Gillard d’une famille honorable de Mouchard il a dû renoncer aux frères ». Fonder un foyer, c’est d’abord une discipline (ADJ, M 46). Les domestiques sont très rares, une demi-douzaine parmi les inculpés du coup d’État alors qu’ils étaient très nombreux dans la population. Encore doit-on signaler que deux d’entre eux, Chapuis et Jandot étaient respectivement domestique et homme d’affaires de W. Gagneur. Un troisième était l’ancien cuisinier du sous-préfet de Poligny qu’on soupçonnait d’avoir servi de guide aux insurgés. Tous furent durement condamnés. On mesure ainsi la dépendance des domestiques. Lorsque Emmanuel de Siffrédy mandait le Dr Morel, médecin républicain à Vers-en-Montagne, pour soigner les domestiques de sa ferme, il le suivait auprès des malades afin « qu’il ne lâchât pas de mauvais propos ». Le fossé entre la politique et la vie domestique doit rester infranchissable.
85 Vogne Marcel, 1977, La presse périodique en Franche-Comté des origines à 1870, Vanves, M. Vogne.
86 Chevalier Jacques et al., 1992, La solidarité : un sentiment républicain ?, Paris, PUF. Voir, à ce sujet, l’opuscule de Javel Auguste, 1849, La guerre au socialisme c’est la guerre à la fraternité, Arbois, s. n., 16 p. (ADJ, Br 2565).
87 Les républicains sont internationalistes avant la lettre : en mai 1851, une quête est organisée en faveur d’un officier garibaldien de passage, une autre en faveur d’un ouvrier qui… s’est jeté à la mer pour serrer la main de Kossuth de passage à Marseille. Cependant, plusieurs fugitifs allemands ne semblent pas avoir bénéficié d’une telle solidarité. En exil à Genève, après le 2 décembre, Clerc de Poligny eut l’occasion d’apprécier la solidarité, au moins morale, des nombreux exilés italiens et allemands qui s’y trouvaient.
88 Brelot Claude-Isabelle, 1991, La noblesse réinventée. Nobles de Franche-Comté de 1814 à 1870, Paris, Les Belles Lettres. L’auteur relève « le reflux du sentiment antinobiliaire dans la vie politique légale », c’est-à-dire le caractère symbolique des conflits à partir de 1834-1848 (p. 562 à 566).
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