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Une voie régionale à la race ? Romagne et Romagnols entre la fin du xixe siècle et le fascisme1
p. 151-168
Texte intégral
I. Mythes et contre mythes de la Romagne
En Romagne, le panorama qui est le plus admirable est celui des hommes ; […] c’est-à-dire que ce qui frappe le plus est la race. Le sang romagnol n’est pas une expression rhétorique née de la vieille mégalomanie régionaliste, que le fascisme a justement renversé et fait disparaître, mais une réalité raciale visible, qui, en tant que réalité, n’a pas besoin de trop de données anthropométriques, ni de longues dissertations sur les développements conjugaux des chromosomes ou sur l’évolution du plasma héréditaire. Dans la pure famille ethnique, que de nombreuses raisons historiques nous invitent à appeler « italo-romaine », correspondant au processus ethnique de formation de la civilisation romaine et à son expansion de l’Urbe à l’Italie et de l’Italie aux trois continents du monde antique, […] le peuple romagnol se présente comme un noyau biologiquement homogène2.
1Année 1938, seizième de l’ère fasciste. L’auteur de ces lignes est Rino Alessi (1885-1970), un journaliste d’une certaine notoriété, romagnol de naissance, camarade de classe de Mussolini, directeur du journal Il Piccolo de Trieste après 1919 et pour de nombreuses années3. La Romagne – le territoire qui incluait à l’époque les provinces de Ravenne et de Forlì – était glorifiée par Alessi comme le laboratoire de l’homme nouveau fasciste. Cette lecture « raciale » de la Romagne et de ses habitants était évidemment influencée par les origines romagnoles de Mussolini, natif de Predappio, et elle trouvait sa place précisément au moment où le régime se dirigeait vers la promulgation des lois raciales. Nous reviendrons sur ce point plus avant.
2Construite dans la mouvance du culte de Mussolini et de la politique raciale de la fin des années trente, cette représentation était en réalité l’aboutissement d’une longue phase au cours de laquelle la Romagne avait été le centre d’un intérêt qui mêlait curiosité littéraire, préoccupations politiques, velléités pseudoscientifiques. Dans les dernières décennies du xixe siècle principalement, s’étaient multipliées les interventions sur la Romagne et sur les Romagnols, parmi lesquelles ressortent le fameux essai de Guglielmo Ferrero Les violents et les fraudeurs en Romagne et quelques œuvres romanesques ultérieures, en particulier celles d’Antonio Beltramelli.
3Quels étaient les motifs de cet intérêt ? Et pourquoi la Romagne, de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle, peut être également considérée comme un lieu d’observation intéressant pour ce qui concerne le discours sur la race et ses nombreuses implications, politiques, idéologiques, culturelles ? Qu’est-ce qui poussait les différents observateurs, parmi lesquels ceux de l’école de criminologie lombrosienne, à appréhender chez les Romagnols une sorte de prédisposition aux passions immodérées, une tendance à l’homicide politique, en somme une spécificité telle qu’elle justifie quasiment une théorie sur une base régionale et territoriale ?
4Ce phénomène est associé à certains épisodes historiques importants de la vie du jeune État italien. La naissance de la science positive et de l’anthropologie criminelle s’inscrivait dans un tournant culturel à l’échelle européenne, qui, en Italie, était confronté aux problèmes spécifiques d’un tissu social en lente transformation. C’était une Italie divisée et fragmentée, dans laquelle les explosions de violences – privée ou politique – pouvaient être comprises comme les signes des retards accumulés au cours des siècles précédents et, en même temps, comme les limites des choix soit de la politique nationale soit des notables qui œuvraient au niveau local4. Dans ce contexte traversé par de nombreuses fractures économiques et sociales, s’engagea une entreprise complexe de « nationalisation » des Italiens : sur ce terrain, se jouait le rapport de l’État avec les nombreuses identités locales et régionales, avec la revendication de la spécificité municipale, avec des traditions, des habitudes, des croyances, des comportements très différents d’un endroit à l’autre.
5Parmi les diverses identités régionales ou sous-régionales, la Romagne arriva à l’unité italienne avec une visibilité déjà bien définie. Le territoire fut marqué durant le Moyen Âge par des querelles et des conflits endémiques entre les différents seigneurs féodaux, rappelés par les vers de Dante (« Romagna tua non è, e non fu mai, sanza guerra ne’cuor de’suoi tiranni »). Longtemps possession de l’État et de l’Église, la Romagne fut traversée, durant la phase du Risorgimento, par des bouleversements, des troubles et par une intense activité patriotique, au sein de laquelle se mêlaient des orientations libérales et une forte adhésion aux idées mazziniennes et républicaines.
6En résumé, surtout dans les décennies qui vont du Risorgimento au fascisme, se succédèrent des événements qui contribuèrent à construire ou à consolider, à propos de la Romagne et des Romagnols, certains stéréotypes qui, au tournant du siècle, furent ensuite renforcés par la nouvelle réflexion criminologique et anthropologique. S’alterneront et parfois s’imbriqueront des conceptions opposées, toujours orientées par des objectifs politico-idéologiques précis. D’un côté, dans les premières décennies après l’Unité, prévalut le mythe négatif de la « Vendée rouge » : la Romagne était présentée comme la terre où proliféraient des idées et des mouvements anarchistes, républicains et ensuite socialistes, ainsi que des sentiments ardemment anticléricaux. Les habitants semblaient incarner une tendance à l’excès, à l’usage privé des armes et à la violence politique. Les derniers échos de cette lecture arrivèrent jusqu’en juin 1914, quand la Romagne fut traversée par la célèbre « Semaine rouge » : un mouvement insurrectionnel qui, pendant plusieurs jours, enflamma les villes et les villages des Marches et de la Romagne, avec des proclamations de la République, érections d’arbres de la Liberté, attaques d’églises, actes iconoclastes et profanations5.
7D’un autre côté, cette connotation de la région « rouge » fut contrebalancée vers la fin du siècle par une autre représentation, qui réhabilitait les lieux et les habitants avec le but de les intégrer dans le tissu national. On insistait pour cela sur l’esprit pragmatique et sur les preuves du patriotisme des Romagnols, sur la politique comme élément anthropologique vital. Après la phase de l’« altérité », se faisait jour une « envie de normalité » grâce à quelques intellectuels soutenant le régionalisme culturel et dont une manifestation emblématique fut l’Exposition de Ravenne en 1904. Cette double image de la Romagne trouva avec le fascisme une élaboration syncrétique, soutenue par le besoin du régime d’exploiter politiquement les origines romagnoles de Mussolini : durant la double décennie fasciste, la Romagne fut donc présentée comme une synthèse de toutes les valeurs positives d’une « italianité » à laquelle le fascisme voulût donner un caractère martial et aussi, au fil du temps, une physionomie de « pureté » raciale.
II. Sang romagnol et les hommes rouges. Primitifs et sauvages mais non pas des criminels nés
8Dans les années comprises entre les batailles du Risorgimento et les premières décennies postérieures à l’unité italienne, l’image d’une terre belliqueuse, à la fois rebelle et subversive, entra avec force dans le circuit de la vie politique nationale. Il en résulta une défiance prolongée de la part de la classe dirigeante libérale envers les issues radicales potentielles inhérentes aux situations de rébellion larvée. Les précédents, constitués par un banditisme légendaire – la geste du Passatore, le « brigand terrible et courtois » qu’évoque même le poète Giovanni Pascoli – et par des homicides sur fond politique (la secte des accoltellatori6 dans la région de Ravenne) se prêtaient presque naturellement à la réflexion de l’école lombrosienne.
9Si nous évaluons le phénomène sur le plan historique, cette image est assez facilement démentie par les statistiques de la délinquance et de la criminalité dans l’Italie de la fin du xixe siècle, ainsi que par les rapports des préfets et de ceux qui étaient chargés du maintien de l’ordre. Le mythe de la Romagne, terre violente par excellence, fut critiqué par nombre de ceux qui ne pouvaient se reconnaître dans ce tableau politiquement suspect. Avant tout par les Romagnols eux-mêmes, en commençant par les républicains, dont ces terres constituaient le bastion politique et électoral, mais aussi par les poètes et les hommes de lettres, expression d’une « autre » Romagne, érudite, intimiste et mélancolique, toute contenue dans une inquiète élaboration intellectuelle. Renato Serra écrivait que l’image de la Romagne « demi-sauvage, adoratrice de la force brutale, du couteau et du pistolet » était composée à partir de « données tirées du réel » : mais elles étaient « exagérées, surchargées dans les teintes et altérées dans les proportions », avec pour résultat que cette description « ressemblait à la véritable Romagne comme une caricature criarde peut ressembler à son original »7. Le même Serra pourtant, après l’entrée en guerre de l’Italie, montra qu’il n’était pas totalement imperméable à la force du stéréotype. Dans son journal, à la date du 13 juillet 1915 (il mourra une semaine plus tard, le 20 juillet), il revenait en effet sur ces « données tirées du réel » avec des commentaires cinglants :
Si tu les regardes, si tu les écoutes, ils te dégoûtent : barbus, sales, agités, les Romagnols typiques, excessifs et bruyants, esprits étroits, visages aux traits grossiers ; les préjugés, le mécontentement, la mesquinerie ; ils n’ont rien perdu. Et la peur, la peur suspicieuse de ces paysans lents, au regard vague : déboutonnés et débraillés8.
10Pour saisir la portée et les retombées de ces stéréotypes, leur rapport avec le discours sur la race, l’évolution et les écarts qu’ils connurent dans les années entre la fin du xixe siècle et le fascisme, il est opportun ici se s’arrêter sur les voix qui laissèrent une trace durable. La première est celle de Guglielmo Ferrero et de son essai Les violents et les fraudeurs en Romagne, publié en deux parties entre 1893 et 1894 au sein de la série Mondo criminale italiano. Le jeune chercheur s’appuyait sur deux procès pour homicide politique dans lesquels étaient impliqués des représentants du parti républicain et du parti socialiste, qui en Romagne se disputaient l’hégémonie dans un rapport controversé qui devait se prolonger dans les années à venir. Dans ces deux procès, Ferrero retrouvait une similitude entre les personnages, les passions, les idées, mais il s’agissait de « deux types de délits parfaitement opposés : l’un est un délit primitif de violence, l’autre le délit très moderne de fraude », expressions respectivement – dans la vision de Ferrero – de la société primitive et de la société moderne :
La Romagne est l’un des derniers et moins imparfaits exemplaires du type de violence qui restent en Europe […]. Les sentiments, les passions, les coutumes sont encore ceux d’un âge lointain […]. Car la violence est la phase initiale d’une civilisation, il est naturel qu’en Romagne la société et l’homme aient encore beaucoup de traits primitifs. Un bon « Romagnol » a peu de ces besoins fictifs et artificiels que la société moderne et raffinée invente pour augmenter les plaisirs et les tourments de l’homme : mais par contre il donne une libre et puissante expression aux besoins naturels. Une espèce d’animalité saine et forte est encore le fond des habitudes en Romagne9.
11Malgré quelques fluctuations, Ferrero ne traçait pas le profil d’un Romagnol « destiné » à la violence par atavisme ou, pis, par conformation physionomique ou raciale. En somme, aucune reprise du profil que Lombroso avait fait dans l’Homme criminel d’un sujet romagnol, inséré parmi d’autres exemples de déviance : un homme d’une vingtaine d’années « violeur trococéphale », les « oreilles longues, en forme d’anse, avec le front écrasé, les yeux obliques et strabiques, le nez camus, les mâchoires énormes », un « type en somme aussi monstrueux que ceux que l’on observe souvent dans les hôpitaux psychiatriques »10.
12Ferrero ne retrouvait jamais le prototype du « criminel né », ni n’adoptait le « paradigme anthropologique au sens biologico-naturaliste » pour expliquer les particularités de la région et de ses habitants11. Il s’agissait plutôt d’hommes qui, ayant grandi dans une société encore primitive et de nature violente, pouvaient voir dans l’assassinat « un moyen normal pour abattre les adversaires politiques », et même un geste naturel de reconnaissance sociale. Ce qui à Milan aurait fait horreur – écrit Ferrero – était en Romagne partie intégrante de la physionomie du combat politique au sein d’une société dans laquelle les questions personnelles et les questions politiques se chevauchaient et se superposaient sans se distinguer clairement. Les causes de cette « étrange contradiction » étaient attribuées par Ferrero à la loi psychosociologique selon laquelle « la morale politique est dans son évolution toujours en retard sur la morale individuelle ». Un homme pouvait commettre pour des raisons politiques des actions qu’il n’aurait jamais commises pour des raisons privées : « et ce qui est un délit pour une personne privée ne l’est pas pour un homme politique »12. Selon Ferrero, tout cela confirmait l’observation de Lombroso « que l’état sauvage (période de violence) d’une société favorise les crimes passionnels (reati di passione), transformant la vengeance en devoir »13.
13La violence politique des Romagnols était rattachée de préférence à une série d’éléments historiques et sociaux : les Romagnols n’étaient pas différents des autres Italiens, ils étaient simplement « en retard » parce qu’ils étaient encore insérés dans une société prémoderne, peu développée sur le plan de la division en classes et de l’urbanisation14. Par ailleurs, dans plusieurs passages de son discours, Ferrero semblait éprouver une certaine admiration, presque une attraction pour l’impulsivité des Romagnols, pour leur manière d’être exempts des inhibitions et des hypocrisies de la société moderne « fraudeuse ». Que l’on lise le passage dans lequel les hommes romagnols sont décrits dans le cadre du rituel du bal et dans leurs rapports avec l’autre sexe :
Galant à l’extérieur, mais à l’intérieur romagnol […]. Les danseurs prenaient dans leurs bras les danseuses comme s’ils avaient voulu les enlever de force ; les serrant fort sur la poitrine, les embrassant, les culbutant de droite et de gauche avec rudesse, avec le visage en flamme : ce n’étaient pas ces piquets vêtus de noir ou de blanc, qui dansent dans nos salons, froids et insensibles dans le contact des corps – triste spectacle de notre hypocrisie sexuelle ! – mais des mâles sains et robustes, excités par le contact de ces chairs florissantes et solides de femme. Des barriques de vin, des montagnes de poulets et de pain disparaissaient ; danseurs et danseuses, le visage tout rouge et les yeux brillants dévoraient avidement des moitiés de poulets, vidaient les bouteilles en s’enivrant ; une conversation orageuse, dont les tumultes résonnaient de partout, pleine d’éclats de rire, de cris, de franches gaillardises lancées à haute voix au passage des femmes, qui se retournaient, rougissant, pour répondre avec des rires francs […]. On sentait la sève de la vie animale remonter et se réchauffer par les corps de tous ces hommes et ces femmes, dont les habits devaient brûler sur les membres15.
14Selon Ferrero, il fallait en premier lieu partir des « conditions morales de la Romagne, pour éviter de confondre avec d’affreux assassins des hommes généreux, mais encore sauvagement passionnés ; ou confondre avec un repaire d’assassins une région où la rude énergie primitive résistait encore à l’invasion du raffinement hypocrite moderne »16. Une modernité bourgeoise qui, d’ailleurs, ainsi que Ferrero l’indiquait immédiatement après, était déjà en train de pénétrer « le beau corps de la forte et sauvage Romagne » sous la forme d’une « gangrène affairiste » ayant pour effet de ne produire rien d’autre que « des caricatures et des monstruosités grotesques »17.
15Si, globalement, l’analyse de Ferrero paraît moins schématique qu’elle n’est habituellement considérée, des enquêtes plus explicitement orientées dans un sens déterministe ne manquèrent pas dans les mêmes années. C’est le cas de Vitale Vitali. Dans un essai de 1896, intitulé Studi antropologici in servizio della pedagogia. I romagnoli, le caractère romagnol était ramené à des « caractères psychiques acquis ». Travaillant sur des relevés statistiques d’anthropométrie et de craniométrie concernant la population scolaire de 11 à 20 ans (un échantillon de 202 élèves des provinces de Forlì et de Ravenne), Vitali concluait que « le caractère particulier des Romagnols était le résultat de l’hérédité de deux races, la gauloise et la romaine ». La combinaison entre les deux race – « toutes deux ardentes, toutes deux impavides devant la mort » – était reconnaissable chez les Romagnols, dont les caractéristiques ethniques se transformaient plus lentement en raison des conditions du sol et du climat. Les jeunes Romagnols, concluait Vitali, « sont violents, impétueux, colériques », ont la main leste et sont habitués « à porter les armes et à s’en servir avec une facilité surprenante : poinçon, couteau, et il n’est pas rare de trouver, dans certains cas, des stylets, des pistolets et des revolvers ». Les « tendances romagnoles excessives » étaient aussi relevées dans la population féminine, dont les délits étaient également provoqués par la colère et l’impulsivité18.
Figure 1. « Photographie de trois assassins de Ravenne ». Source : Illustration de l’Homme criminel de Cesare Lombroso in Lombroso Cesare, 1884, L'uomo deliquente in rapporto all'antropologia, giurisprudenza ed alle discipline carcerarie, Turin, Bocca, pl. xv © Photographie Gilles Abegg.

Figure 2. Sculpture en terre cuite des assassins de Ravenne. Cette sculpture en terre cuite fut probablement commandée par Lombroso à un détenu. Elle fut réalisée à partir d’une photographie des « assassins de Ravenne » illustrant l’Homme criminel de Lombroso. Source : © Museo di Antropogia criminale « Cesare Lombroso », Turin (Italie).

16Dans la réalité, les choses étaient autrement complexes. Les statistiques disponibles sur les taux de délinquance redimensionnent notablement la supposée tendance à la violence des Romagnols, comme on le disait, et nuancent considérablement le lien entre délit politique et organisation sociale. Il n’est pas surprenant que les Romagnols, en premier lieu les républicains, dénoncèrent les objectifs politiques et idéologiques de la campagne en cours et réagirent avec mépris à cette image qui leur était appliqué : une image qui ressort aussi de l’épisode figurant dans Cuore (1886) de Edmondo De Amicis et qui n’est pas intitulé par hasard Sang romagnol.
17Grâce à de nombreuses études sur la sociabilité et sur l’apprentissage de la politique, nous savons aujourd’hui que, dans l’inquiète et subversive Romagne, étaient en réalité en train de s’expérimenter les premières formes de mobilisation politique de masse dans l’Italie unifiée. Le parti républicain d'abord et le parti socialiste ensuite, s'étaient engagés dans une minutieuse entreprise d’éducation politique qui prenait corps dans l’épais tissu associatif. Un tel processus était destiné à se traduire dans l’imposante organisation de ligues, de syndicats, de chambres des métiers et de coopératives19.
18Toutefois, les stéréotypes résistaient. Ils furent relancés par les œuvres romanesques d’un auteur qui, sur plus d’un point, faisait écho aux descriptions de l’anthropologie criminelle de la fin du siècle. Je me réfère à deux romans d’Antonio Beltramelli, poète, homme de lettres, puis membre de l’Accademia d’Italia pendant le fascisme : Gli uomini rossi (1904) et Il cavalier Mostardo (1922), unis dans un cycle romanesque intitulé Il carnevale della democrazia. Beltramelli publiera ensuite en 1923, L’uomo nuovo, une biographie de Mussolini qui apparaît exemplaire de la trajectoire politique et intellectuelle de l’auteur. Les « hommes rouges » de Beltramelli sont encore les républicains, qui contrôlaient en Romagne au début du siècle nombre d’administrations locales. Beltramelli traite avec ironie, le plus souvent avec sarcasme et sur le ton de la « parodie héroï-comique »20 les dynamiques qui animent la vie politique de la province romagnole : la politique est ici évoquée comme un élément premier de la vie sociale, passion qui absorbe tous les aspects de la vie et qui est vécue avec la même tendance à la radicalité qu’on pouvait déceler chez les Romagnols décrits par Ferrero. Quelques passages célèbres du livre cristallisent cette représentation :
Si vous mettez un banquet et dix hommes « romagnols », la politique sera le troisième élément d’équilibre […]
Il y a seulement un Dieu, la Politique ; celui-ci est le mot qui guide les « hommes rouges » dans leur vie impétueuse […]
Il n’y a pas un homme imposable qui ne soit pas membre d’un parti quel qu’il soit ; qui ne se proclame, en criant, être un courageux défenseur d’une quelconque tendance politique, ne jouira pas d’une pleine estime en Romagne, il sera ainsi considéré avec le même regard soupçonneux que celui avec lequel les antiquaires examinent la marchandise lorsqu’ils craignent qu’il s’agisse d’une contrefaçon21.
19De fait, comme l’a noté Roberto Balzani, privée de son impulsion subversive et réduite à être une caricature, la politique vit dans les livres de Beltramelli « dans le vague antiparlementarisme, dans les forts préjugés antidémocratiques dont le roman est rempli (élections manipulées, foules 'bovines', etc.) dans les rappels quasi littéraux des théories de la psychologie des foules » et souvent dans un pesant déterminisme social. Prévaut le souffle nostalgique d’une Romagne archaïque, mythique, quasi primitive, composée de simplicité élémentaire, de bons sentiments ingénus, quasiment infantiles, « alors que les campagnes étaient aux prises avec une modernisation naissante »22.
20Il n’est pas surprenant qu’en 1920, passé l’orage de la guerre, un des protagonistes du roman de Beltramelli, le chevalier Mostardo, jette la vieille casaque de la république et endosse celle du fascisme, reconnaissant en Mussolini l’unique alternative patriotique au bolchevisme. C’est une trajectoire exemplaire qui conduit le chevalier Mostardo à se rendre compte que « l’humanité était une faiblesse », l’État libéral une Italietta in gonnella23, plongée dans une attitude velléitaire, rhétorique et populacière, proie des appétits et de la cupidité des grandes puissances européennes. Nous sommes donc face à une reconfiguration de la lutte politique dans le périmètre d’une place qui, de rouge, s’est désormais transfigurée en place « tricolore » : le fascisme est accueilli et accepté comme l’authentique interprète de l’âme patriotique et nationale, la seule en mesure de relever le défi mortel dont le bolchevisme est porteur.
21Cette conversion politique et idéologique du chevalier Mostardo – et je dirai même quasiment la reconnaissance de la part de l’ancien républicain irréductible d’avoir toujours été un fasciste dans l’âme, sans le savoir – introduit la dernière étape du parcours que j’ai voulu ici retracer sommairement. Durant la double décennie fasciste, la Romagne connut un nouveau chapitre crucial de sa présence dans le discours public. Il s’agit cette fois d’un renversement du stéréotype dans un sens intégralement positif, qui aboutit dans les années trente en proclamations ouvertement racistes.
III. Un visage, une race
22La référence à l’attitude belliciste des Romagnols, qui, dans la deuxième moitié du xixe siècle, avait été déclinée négativement, fut relancée avec force par le régime, qui voulait édifier le profil d’un homme nouveau sur les vertus martiales du peuple. Était enfin venue « l’heure de la Romagne » : c’est le titre d’un livre de l’homme de lettres nationaliste Vittorio Cian, publié en 1928. Il ne s’agissait pas seulement d’un hommage à Mussolini et aux gloires de la région : c’était aussi un hymne à l’esprit indomptable, courageux et guerrier de ses habitants, qui était identifié comme le facteur constitutif de la nouvelle identité nationale forgée par le fascisme. Dans les pages de Cian, se trouvait codifiée la vision providentielle d’un destin préparé par quelques « précurseurs » (et avant tout, l’écrivain romagnol Alfredo Oriani) et réalisé pleinement par la politique de Mussolini : avec l’avènement du Duce, « sur le cadran de l’histoire, l’heure méridienne de la Romagne coïncide avec l’heure méridienne de la Patrie, encore une fois ressuscitée »24.
23Déjà Guglielmo Ferrero avait retrouvé chez les Romagnols de la fin du siècle une inclination manifeste à la personnalisation de la politique et à une adoration de la force, qu’il voyait comme une autre caractéristique des sociétés primitives de type violent. Les Romagnols se passionnaient pour les idées « à travers les hommes », subissant la fascination et la séduction des hommes charismatiques : de là le culte pour Mazzini, mais aussi pour Aurelio Saffi ou pour Andrea Costa. Les partis en Romagne étaient essentiellement des « phénomènes de suggestion », et Ferrero refermait ainsi radicalement le cercle de son propre raisonnement25.
24Avec Mussolini, la personnalisation de la politique trouva sa complète incarnation, devenait idolâtrie et se soldait par la célébration de la terre d’origine. Le village natal de Mussolini, Predappio, se transforma au cours de la double décennie fasciste en un lieu de culte et de pèlerinage et fut élevé au rang de « Bethléem » de la nouvelle religion politique fasciste et des nouveaux croyants. En ce sens, l’image de Predappio était complémentaire des efforts de ceux qui, au cours des mêmes années, idéalisaient la Romagne qui aurait forgé les protagonistes de l’histoire nationale : cette représentation présupposait la « soudure » organique entre les spécificités caractéristiques (et raciales) de ses habitants et la prise de conscience d’être appelé à jouer un rôle national.
25Cette exaltation de la Romagne comme terre du destin connut une accélération décisive dans les années au cours desquelles le fascisme intensifia la militarisation de la société italienne, en soutien d’une politique extérieure désormais ouvertement impérialiste. En effet, la manifestation la plus éclatante en termes de race se trouve dans l’article de Rino Alessi cité en ouverture du présent article. Le texte faisait partie d’un fascicule spécial de l’Illustrazione Italiana dédié à la « terre du Duce » et publié en septembre 1938. La date n’est évidemment pas un hasard : à cette même période, le régime s’apprêtait à promulguer les lois sur la race et à orchestrer une campagne dans cette voie. L’intervention d’Alessi avait d’ailleurs un titre explicite : L’interprétation raciale de la Romagne. Il y apparaissait la théorie du Romagnolo sputato (un terme idiomatique qui pourrait être traduit par « authentique » mais aussi par « immuable » ou encore par « en tant que tel ») : là Alessi retrouvait l’expression la plus complète du type racial italo-romain qui, conjointement au type nordique, composait « la grande famille aryenne, envoyée par Dieu pour peupler l’Europe – unique et authentique siège historique du genre humain ».
26Le saut interprétatif au regard des analyses précédentes est évident, reflet de la rupture que le fascisme entendait marquer vis-à-vis de la culture libérale et aussi du discours racialiste de cette période (bien qu’il fût en lui-même plein d’ambiguïté). Du point de vue fasciste, s’imposait maintenant la nécessité d’exalter l’unité de la race (stirpe) italienne et de mettre en œuvre une politique d’exclusion, là où, dans les réflexions de la fin du xixe siècle, l’interprétation s’appuyait également sur de fréquents rappels des diverses Italies. Dans la perspective d’Alessi, ce n’était plus cependant une question d’ordre scientifique et d’enquête historique : puisque dans la question de la race « l’œil veut sa part » et « la vérité élémentaire [était] à la portée de tous », le peuple romagnol se donnait à voir comme un « noyau biologiquement homogène », partie de la « pure famille ethnique » italo-romaine. Le caractère racial du Romagnol était avant tout visible, écrivait Alessi, dans la corporéité, qui soudait le fait biologique et le fait spirituel.
La manière de parler dans les vastes provinces de Ravenne et de Forlì fait venir à l’esprit l’image de la bouche de celui qui parle. Dans aucun autre pays, il n’existe entre la parole, la manière de prononcer et l’organe qui l’émet phonétiquement une espèce d’identité psychophysiologique. Le Romagnol parle par images : il néglige le particulier et court à la synthèse ; commençant avec difficulté mais finissant avec assurance. Il sait que c’est surtout le dernier mot qui compte ; le premier, d’habitude, est une promesse ; le dernier est une volonté ; et la volonté, cette fameuse volonté, dont on parlait tant au siècle dernier pour l’attribuer aux Nordiques, est proprement une vertu native des Romagnols26.
27Quand Alessi passait à la description des caractères somatiques des Romagnols, incarnation du type italo-romain, le profil qui se détachait à l’arrière-plan était facilement identifiable.
Stature moyenne, jambes et cheville fines, mais nerveuses et musculeuses, cuisses d’acier, hanche légère et thorax athlétique particulièrement développé au niveau des muscles pectoraux, cou plutôt court, […] Les bras sont plutôt fins ; le poignet très fin. La main, ensuite, est le signe inimitable du type ; paume large, les doigts courts et carrés, grosse mais jamais molle même chez les personnes qui ont tendance à grossir.
Une des positions que le Romagnol préfère est celle dans laquelle tu le vois avec les mains sur les hanches, la tête haute, les jambes plantées dans la terre comme faisait le légionnaire romain, le regard fixé sur une chose lointaine. Cela pourrait sembler être une pose ; c’est au contraire une des attitudes qui lui sont des plus naturelles. Tu peux l’observer spécialement dans les campagnes et tu peux aussi l’observer chez les femmes qui ne perdent rien de leur plantureuse féminité même lorsqu’elles sont fortement viriles.
28Alessi théorisait donc une « cohérence raciale » des Italiens, et pour la justifier il invitait à confronter certains exemplaires romagnols choisis au hasard avec la statuaire romaine présente dans les musées. Cet examen comparatif mettait en lumière :
Les mêmes figures, les mêmes têtes, les mêmes épaules. La mandibule forte et la bouche charnue sont des caractères typiques italo-romains, comme aussi l’arc frontal qui, à mon avis, est l’élément premier de noblesse d’une race27.
29Certaines photographies de paysans romagnols et de légionnaires romains étaient la « preuve » visible de cette ressemblance physique, qui exprimait la commune « noblesse de la race ». La recherche de comparaison poussait à mettre côte à côte un Romagnol et un Anglais : bien entendu, précisait Alessi, l’Anglais pris en considération était celui qui se retrouvait dans les positions de « Chamberlain le raciste », et certainement pas le « métissé démocratique ». En ce sens, la différence raciale projetait ses effets sur le développement du corps, avec la claire intention de souligner la force et la virilité de la race romagnole, ergo italienne. En Angleterre, « tout se resserre et s’allonge », là où en Romagne les cinq centimètres en moins des bras étaient compensés par des épaules plus larges de dix centimètres, le cou « taurin » défiait le cou de « cigogne » d’outre-manche28.
30En quelques années, la débâcle de l’armée italienne sur plusieurs fronts entraînera aussi avec elle les théories velléitaires du racisme fasciste.
IV. Échos, résidus. Un regard en avant
31À la lumière de ce qui a été dit précédemment, il n’est pas surprenant que la Romagne ait été aussi définie comme le « lieu des lieux »29. On a ainsi voulu faire apparaître le court-circuit qui s’est produit entre l’espace territorial et les représentations à très forte valeur politique et symbolique qui se sont déchargées dans les processus de formation de l’identité, qu’il s’agisse de l’identité nationale ou régionale.
32Parmi les nombreuses images italiennes construites sur des stéréotypes régionaux, celle de la Romagne et des Romagnols apparaît probablement comme l’une des plus résistantes, ou du moins comme l’une des plus immédiatement reconnaissables. Bien sûr, il est superflu de spécifier que de nombreuses et profondes transformations sont intervenues et que cette représentation a perdu beaucoup de ses connotations les plus explicites de nature politico-idéologique, dès lors que les nuances et l’arrière-plan raciste de l’époque fasciste ont été définitivement enterrés.
33Les années de la Seconde Guerre mondiale ont laissé une trace profonde. L’enracinement de la lutte des partisans, les effets de la guerre totale et la longue présence des armées sur le territoire entre l’automne 1944 et l’été 1945 marquent un point de basculement. Après avoir été un lieu symbolique, où s’est forgée la vision belliciste et raciale du fascisme, la Romagne visa à renouer sa propre histoire avec la tradition démocratique, confiant son identité civique à la défense des valeurs de la Constitution républicaine. Ce fut surtout le Parti communiste qui recueillit cet héritage, se constituant comme la synthèse de tous les éléments positifs des romagnols ; notamment leur civisme et leur participation à la vie politique. Pour quelques décennies, parler de la Romagne en termes politiques signifiait quasi automatiquement renvoyer à la force électorale du PCI, à son enracinement social, aux fêtes de l’Unité.
34Dans les décennies de la « grande transformation », les images de la Romagne et des Romagnols se sont associées de plus en plus au développement de l’industrie balnéaire et du divertissement, aux icônes gastronomiques de la piadina et du sangiovese, au son du dialecte relancé par certaines séquences cinématographiques immortelles (le Fellini d’Amarcord) ou de certains personnages comiques du petit écran. Ces dernières relancent aujourd’hui encore le profil du Romagnol bon vivant et la caricature de la politique comme élément constitutif de l’anthropologie romagnole, qu’elle soit liée à la mémoire républicaine, fasciste ou communiste. Le « type » romagnol est présenté avec sa cadence dialectale, son goût pour la vie, sa générosité impulsive, son engagement politique qui, pendant longtemps, s’est élevé aux limites de la religion. Stéréotypes, précisément, qui mériteraient une investigation plus poussée jusqu’à nos jours, en entremêlant des sources différentes. En les observant, quoi qu’il en soit, on reste avec le sentiment que survit en eux un certain écho des constructions littéraires, pseudoscientifiques et politiques diffuses entre la fin du xixe siècle et le début du xxe siècle.
351970. Sort dans les salles italiennes Il presidente del Borgorosso football club, un film réalisé par Luigi Filippo D’Amico dont le rôle principal est interprété par Alberto Sordi. Il ne s’agit pas d’une des œuvres les plus mémorables de l’extraordinaire carrière de l’acteur romain. Je veux le citer ici parce que, affrontant le thème de la Romagne, des Romagnols et des stéréotypes qui les ont accompagnés à l’époque contemporaine, ce film comporte une scène qui s’avère, par bien des aspects, exemplaire de la longue persistance de ces images, quoique dans un contexte complètement différent et dans le genre de la « comédie à l’italienne ».
36Sordi interprète Benito (un nom choisi ad hoc évidemment), un professeur romain qui vit au Vatican, entouré par les attentions d’une mère bigote dans le respect le plus zélé des valeurs catholiques. La mère et le fils sont convoqués d’urgence en Romagne au chevet de Libero, le père de Benito. Celui-ci, en hommage à son propre nom, a abandonné sa famille depuis bien longtemps pour suivre son instinct de coureur de jupons et de mangeur de curés : la passion immodérée pour l’équipe locale de football dont il est le président à tout faire, lui a provoqué une énième attaque cardiaque, qui cette fois se révélera fatale. Mère et fils se rendent donc à Borgorosso (un nom de fiction qui n’est pas dû non plus au hasard) et perçoivent l’importance du football dans la vie de la communauté locale, dont la contagion n’épargne personne, curé inclus.
37Le père meurt et Benito se retrouve à devoir en gérer l’héritage, entre l’exploitation vinicole et l’équipe de football. Inexpérimenté en sport, mal à l’aise dans un contexte politique, social et moral à des années-lumière du cocon protecteur du Vatican, Benito n’hésite pas à vendre les meilleurs éléments de l’équipe, en se préparant à rentrer à Rome avec la conviction d’avoir fait une très bonne affaire. C’est à ce moment précis qu’éclate la révolte du village : déguisé en habits de femme, Benito est contraint de se réfugier dans la villa, pendant que la foule « révolutionnaire » fait irruption, menaçante, renversant tous les obstacles, indifférente aux appels au calme. Terrorisé par le comportement de ces « fauves », déjà décrits lors d’un précédent coup de téléphone à sa mère comme « sauvages » et « barbares », Benito est à ce moment interpellé par la voix irritée provenant du portrait du père qui réprouve le comportement vil de son fils et l’invite à se rappeler le nom qu’il porte. C’est alors qu’a lieu la scène la plus divertissante du film, qui mérite d’être citée :
— Tu as peur hein ? Tu mériterais vraiment que je te donne une bonne raclée. Non pour ces quatre tocards que tu as vendus mais parce que tu es un lâche. Mais c’est de ma faute. Je n’aurais pas dû te laisser grandir au milieu de ces curetons.
— Papa, mais qu’est-ce que je dois faire ?
— Souviens-toi du nom que tu portes. Penche-toi au balcon ! La foule est femme ! Elle aime se faire baiser ! [Benito se penche au balcon, la foule s’arrête de lancer des pierres et se met à écouter] Hommes et femmes de Borgorosso, généreux et fidèles, écoutez-moi, écoutez-moi ! Je vous parle au nom de mon père. Un groupe de traîtres cachés dans l’ombre veut s’approprier la glorieuse équipe qui fut celle de mon grand, illustre et inoubliable père, jetant les germes de la discorde et provoquant votre féroce mais légitime réaction. On m’accuse d’avoir cédé les points forts de l’équipe. Permettez-moi de rire…, mais quels points forts ! Des tocards, des incapables, qui ont montré leur couardise sur le terrain. De quoi m’accuse-t-on ? J’ai seulement cherché à interpréter vos aspirations, qui furent aussi celles de mon illustre père : préparer pour vous tifosi un nouveau Borgorosso, puissant, invincible ! Et voilà le point important : pourquoi ai-je vendu ? Parce que je veux acheter, je veux tout rénover, entraîneur et joueurs, tout. Je veux que les noirs et blancs (bianconeri) de Borgorosso puissent un jour devenir une équipe d’authentiques champions. Voilà ce que j’ai fait. Si je me suis trompé, je suis là, punissez-moi. Mais si vous êtes d’accord, répondez par un « Oui »30 !
38La foule « féminine », hypnotisée par les paroles de Benito, passe soudainement de la haine à l’enthousiasme. À ce moment, Sordi-Benito, surmontant la peur et mettant de côté ses inhibitions, assume entièrement la posture du personnage dont il porte le nom. Tête inclinée en arrière, le menton en avant, les yeux enflammés, les mains sur les flancs, la voix de Stentor : il peut ainsi engager le dialogue classique avec la foule, sur la base de questions rhétoriques qui appellent une réponse attendue.
Est-ce que je peux compter sur votre collaboration ? — Oui
Sur votre confiance ? — Oui
Hommes et femmes de Borgorosso, sur votre abnégation ? — Oui
Sur votre enthousiasme ? — Oui
Et alors mon cœur et le vôtre devront battre fort à l’unisson pour la grandeur et pour les toujours plus hauts objectifs de notre Football Club de Borgorosso31 !
39L’effet grotesque est rendu par le réalisateur grâce au zoom sur l’habillement féminin de Benito : la prise de vue par-derrière et les mouvements de jambes de Benito en jupe, visibles seulement par le spectateur (et non par la foule qui se tient en contrebas), servent de contraste comique à la rude virilité de l’appel.
40Il serait intéressant de développer une analyse – entre littérature, cinéma et télévision – qui restitue les modalités de la persistance d’une certaine image de la Romagne. Bien sûr, comme le montre le film de Sordi, il s’agit d’une représentation tournée sur le mode de la comédie et donc dépourvue de ses connotations les plus violemment idéologiques, et d’autant plus des connotations raciales et pseudo-raciales de l’époque fasciste. La passion intégrale pour le football est clairement le substitut de la passion pour la compétition politique et de l’idéologie intégrale. Mais même ce petit exemple témoigne de la résistance d’un cliché, de la force des stéréotypes qui renvoient à la tendance à identifier la lutte politique en Romagne selon des gradations chromatiques (les verts républicains, les noirs fascistes, les rouges, d’abord républicains puis socialistes et communistes), en grande partie héritées des constructions scientifiques et romanesques rappelées dans le présent article.
Notes de bas de page
1 Traduit de l’italien par Aurélien Aramini.
2 Alessi Rino, 1938, « L’interpretazione razziale della Romagna », L’Illustrazione Italiana, n° 37, p. 360.
3 Agnelli Arduino, 1988, « Alessi Rino » [En ligne], in Dizionario biografico degli italiani, Roma, Istituto dell’Enciclopedia italiana, vol. 34, URL : <http://www.treccani.it/enciclopedia/rino-alessi_(Dizionario-Biografico)/>.
4 Pezzino Paolo, 1993, Il paradiso abitato dai diavoli. Società, élite, istituzioni nel Mezzogiorno, Milano, Franco Angeli ; Petrusewicz Marta, 1998, Come il Meridione divenne una Questione. Rappresentazioni del Sud prima e dopo il Quarantotto, Soveria Mannelli, Rubbettino.
5 Martini Manuela, 1989, « Giugno 1914. Folle romagnole in azione », Rivista di storia contemporanea, n° 4, p. 517-559.
6 [N.D.T.] « Ceux qui tuent au couteau ».
7 Serra Renato, 1923, Scritti inediti, Florence, La Voce, p. 153-154.
8 Serra Renato, 2005, Diario di trincea [édité par Ciro Pedrelli], Cesena, Stilgraf, p. 43.
9 Ferrero Guglielmo, 1893, « I violenti e i frodolenti in Romagna », in Bianchi Augusto Guido, Ferrero Guglielmo, Sighele Scipio (dir.), Il Mondo criminale italiano (1889-1892), Milan, Omodei Zorini, p. 280-281.
10 Lombroso Cesare 1889, L’uomo delinquente, vol. i, Turin, Bocca, p. 226.
11 Balzani Roberto, 2001, La Romagna, Bologne, Il Mulino.
12 Ferrero Guglielmo, 1894, « I violenti e i frodolenti in Romagna », in Bianchi Augusto Guido, Ferrero Guglielmo, Sighele Scipio (dir.), Il Mondo criminale italiano, seconde série (1893-1894), Milan, Omodei Zorini, p. 210-211.
13 Ferrero Guglielmo, 1893, « I violenti e i frodolenti in Romagna », art. cit., p. 314.
14 Balzani Roberto, La Romagna, op. cit.
15 Ferrero Guglielmo, « I violenti e i frodolenti in Romagna », art. cit., p. 321.
16 Ibid., p. 278.
17 Ibid., p. 320.
18 Vitali Vitale, 1896, Studi antropologici in servizio della pedagogia. I romagnoli, Forlì, Bordandini ; 1898, Studi antropologici in servizio della pedagogia, vol. ii, Le romagnole, Turin, Bocca, cité dans Pivato Stefano, 2000, L’isola dei sentimenti. Tipi stereotipi e immagini in Romagna tra ’800 e ’900, Cesena, Il Ponte Vecchio, p. 29-30.
19 Ridolfi Maurizio, 1989, Il partito della repubblica. I repubblicani in Romagna e le origini del Pri nell’Italia liberale 1872-1895, Milan, Franco Angeli.
20 Isnenghi Mario, 1994, L’Italia in piazza. I luoghi della vita pubblica dal 1848 ai giorni nostri, Milan, A. Mondadori, p. 163.
21 Beltramelli Antonio, 1928 [1904], Gli uomini rossi in Romagna, Milan, Treves, p. 145 et p. 216.
22 Balzani Roberto, La Romagna, op. cit., p. 104-105.
23 [N.D.T.] « Une petite Italie en jupons ».
24 Cian Vittorio, 1928, L’ora della Romagna, Bologne, Zanichelli, p. 125.
25 Ferrero Guglielmo, « I violenti e i frodolenti in Romagna », art. cit., p. 303.
26 Alessi Rino, « L’interpretazione razziale della Romagna », art. cit., p. 361.
27 Ibid.
28 Ibid.
29 Isnenghi Mario, L’Italia in piazza, op. cit., p. 163.
30 D'Amico Filippo Luigi (réal.), 1970, Il presidente del Borgorosso Football Club.
31 Ibid.
Auteur
Massimo Baioni est professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Sienne (site d’Arezzo). Il a été professeur invité à l’École pratique des hautes études et à l’université Paris 8. Il est membre du comité de rédaction de la revue Memoria e Ricerca.
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